Adolphe-Louis Chouippe. Dissertation sur le sommeil. Thèse présentée et soutenue à la Faculté de Médecine de Paris le 29 avril 1829, pour obtenir le grade de Docteur en médecine. A paris, de l’imprimerie de Didot le jeune, 1829. 1 vol. in-4°, 31 p.
Adolphe-Louis Chouippe(1804-1876). Docteur en médecine, collaborateur régulier des revues comme Le Progrès, la Feuille du peuple, La Revue philosophique. Inventeur du procédé de fumigation par la bougie pulmonaire (brevet déposer en 1840).
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr
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DISSERTATION
SUR
LE SOMMEIL.
AUCUN être organisé ne jouit d’une activité perpétuelle. Ils sont tous soumis à l’alternative inévitable d’exercice et de repos : il semblerait qu’en se livrant à l’un ils contractent l’obligation de se livrer à l’autre. L’homme et la plante subissent également cette loi de la nature, et les périodes successives de repos et d’exercice partagent leur existence.
S’il est superflu de dire-que le repos consiste dans l’absence du mouvement, et que l’exercice est caractérisé par un état contraire, il est utile de voir dans ces deux états deux modifications importantes. L’un et l’autre, en effet, sont soumis à la volonté, ou bien, ils se dérobent à son influence. La suspension d’action qui s’établit forcément d’intervalles en intervalles constitue le sommeil, et son retour, la veille d’un organe. Je ne veux point comprendre les altérations pathologiques qui pourraient militer contre cette définition exclusivement applicable à l’exécution des phénomènes physiologiques.
S’il est facile d’assigner au sommeil d’un seul organe, qu’on peut appeler sommeil local, des limites précises, il n’en est point ainsi du sommeil proprement dit, que l’on pourrait appeler général, si tous [p. 6] les organes concouraient ensemble à son accomplissement. Les choses sont loin de se passer de la sorte, cela même est impossible ; il existe des appareils tellement essentiels à l’entretien de la vie, que la suspension de l’un d’eux, prolongée au-delà d’un temps assez court encore, entraînerait une mort inévitable. Le cerveau, les poumons et le cœur sont de cette nature, et c’est sans doute sous ce point de vue que les envisageait Bordeu, lorsqu’il qualifiait ces trois organes du nom de trépied vital, expression au moins inexacte s’il eût voulu faire entendre que la cessation de leur exercice avait seule le triste privilège d’anéantir la vie.
Il est donc des organes qui semblent se dérober à l’influence du sommeil ; mais il en est d’autres qui sont presque constamment soumis à ses lois, ce sont ceux auxquels sont confiées les fonctions de relation. Je dis presque constamment, car leur manière d’être, à cet égard, n’est point encore invariable, uniforme. Que de différence, en effet, entre le sommeil d’un individu et celui d’un autre ! et, dans le même homme, entre le sommeil d’hier et celui d’aujourd’hui ! En cela comme en tout ce qui se rattache intimement à la vie, les variétés sans nombre dont la nature se fait un jeu rendent impuissante l’observation la plus attentive, et font le désespoir de celui qui veut donner du sommeil une bonne définition.
Toutefois, malgré l’aveu de notre faiblesse, disons que le sommeil consiste dans le repos involontaire des organe, chargés d’exécuter un certain nombre de fonctions de relation. Cette définition sera vicieuse, sans doute ; nulle, peut-être, puisque ce nombre de fonctions n’étant point et ne pouvant être déterminé, l’idée qu’elle en donne n’est point circonscrite, définie ; et si l’on voulait oublier un instant les exceptions nombreuses auxquelles ces fonctions sont assujéties, pour ne considérer le sommeil que dans la plénitude, mieux serait alors de le faire consister dans le repos involontaire de organes charges d’exécuter les fonctions de relation.
Comme tous ces organes sont sous la dépendance immédiate de l’encéphale, c’est de lui que procèdent tous les phénomènes auxquel, [p. 7] le sommeil donne naissance ; aussi quelques auteurs ont-ils défini celui-ci le repos du cerveau. C’est encore chez lui qu’on a cherché et qu’on a cru rencontrer la cause prochaine de cet état singulier. Reproduirons-nous ici les diverses explications qu’on a imaginées pour s’en rendre raison ? Dirons-nous, avec quelques-uns, que le sommeil est dû à l’affaissement des lames du cervelet ? avec quelques-autres, qu’on doit le rapporter à l’afflux du sang vers le cerveau, à l’épuisement des esprits animaux, à l’accumulation des forces vers le centre épigastrique, à une modification du fluide nerveux ? etc., etc. Laissons ces gratuites hypothèses pour avouer franchement notre ignorance, et n’oublions jamais que s’il est un grand nombre de faits dont la science peut se rendre compte, il en est une foule d’autres qui se montrent et se montreront probablement toujours rebelles aux interprétations les plus ingénieuses ; qu’il est toujours inutile, et souvent dangereux, de faire ployer la nature pour s’adapter au vague des idées préconçues. Une observation rigoureuse vient tôt ou tard ébranler cet édifice peu durable, qui ne laisse bientôt que des ruines pour attester l’égarement et l’impuissance de son auteur.
La cause prochaine du sommeil nous est donc entièrement inconnue. Mais pour mieux faire ressortir encore l’aridité des hypothèses précédentes, supposons qu’elle le soit, et qu’elle consiste, par exemple, dans l’affaissement des lamelles cérébelleuses ; il resterait à déterminer encore la cause de cet affaissement, et la question n’en serait pas moins indécise.
Si cette cause première du sommeil se soustrait à notre investigation, ses causes secondaires sont moins fugitives. Les excitations multipliées auxquelles nos organes sont soumis pendant l’état de veille, apportent dans leur action une augmentation progressive. Les mouvemens inspiratoires, les battemens du cœur sont plus fréquens le soir que le matin, et cet accroissement accéléré ne tarderait pas à atteindre une intensité incompatible avec la vie, si le sommeil ne réprimait chaque jour cette augmentation dangereuse. D’un autre côté, le premier effet de l’exercice est de déterminer dans l’organe même [p. 8] qui en est le siège, une excitation qui appelle les fluides destinés à sa nutrition ; alors, au lieu de se les approprier sans réserve, il les dépense en grande partie pour subvenir aux frais d’une action prolongée. Cette perte exige réparation, et c’est dans le sommeil que l’organe appauvri la trouve ; il y goûte un repos nécessaire à une action nouvelle ; les fonctions assimilatrices s’exécutent alors avec d’autant plus de perfection qu’elles ne sont plus distraites par l’action d’une cause étrangère, et qu’aucune perte nouvelle ne détourne les sucs réparateurs de leur véritable destination.
J’ai dit que certains organes paraissaient se soustraire à l’empire du sommeil : cette apparence n’est qu’illusoire. En effet, le cœur, dont l’action semble être non interrompue, jouit d’un repos au moins égal à celui des autres organes, si l’on calcule les intervalles qui séparent la systole et la diastole des ventricules et des oreillettes. Les organes respiratoires, qui paraissent agir incessamment, ont cependant-des momens d’intermittence dont la somme totale constitue le relâche qui leur est dévolu. Ce repos, bien que réel, diffère de celui des autres organes par son intermittence ; mais il était nécessaire qu’il en fût ainsi ; puisque, comme nous l’avons déjà dit, la suspension prolongée de leur action est incompatible avec la vie.
Le cerveau nous offre une particularité qui suggère une réflexion étrange : cet organe dort-il pendant le sommeil ? Non, sans doute, puisque, dans ce cas, il aurait cessé complètement son action, et la vie serait éteinte. Veille- t-il ? Non encore, puisque la portion qui préside à l’intelligence est entièrement ou presque entièrement inactive. Chercherons-nous donc à expliquer ce fait en disant qu’il subit une modification particulière, intermédiaire entre ces deux états, et qui constitue pour lui une nouvelle espèce de repos ? Si j’ajoute à cela que cette partie qui préside à l’intelligence peut, en quelques circonstances, exécuter ses fonctions pendant le sommeil, je trouverai dans ces deux réflexions des raisons suffisantes pour m’avoir détourné de définir le sommeil de repos du cerveau. ,
L’ensemble de tous ces phénomènes, ou l’apparition de quelques-uns [p.9] d’entr’eux, était un sujet bien capable de fixer l’attention des observateurs ; aussi voyons-nous que de tout temps le sommeil fut l’objet de leurs méditations : les peintres, les poètes et les philosophes nous en donnent tour à tour des descriptions aussi brillantes que vraies. Ce serait m’écarter de mon but que de les rapporter ; toutefois je ne résisterai point au plaisir de transcrire les Vers suivans :
Nox erat, et placidum carpebant fessa soporem
Corpora per terras ; silvœque et sœva quiérant
Æquora : cùm medio volvuntur sidera tapsu ;
Cùm lacet omnis ager ; pecudes pictœque volucres
Quœque tacus latè liquidos , quœque aspera dumis
Rura tenent, somno postœ sub nocte silenti
Lenibant curas, et corda oblita laborum.
Eneid. lib. 4.
mais, au milieu de ces tableaux, inspirés par un génie observateur, qu’il nous soit permis de signaler une erreur qui les dépare. En assimilant le sommeil à la mort, ne s’écartent-ils pas, en effet, de cette nature qu’ils nous représentent ailleurs avec des couleurs si vives ? Nous les voyons jumeaux dans Homère ; et Diogène, au lit de mort, voulant, malgré son médecin, s’abandonner au sommeil : Laissez donc, repartit le cynique, le frère venir au devant de la sœur.
Nihit videmus mortis tàm simile quam somnum.
Cicero
… Quid est somnus geledae nisi mortis imago.
Ovid.
Et pourtant que de différences ! Croira-t-on jamais que le génie du Titien enfantant la Vénus endormie fut agité par des idées de destruction ? Certes, cette attitude ne réveille nullement l’idée d’un cadavre, j’en appelle à ceux qui n’ont point le robur et æs triplex circa pectus. Un sentiment intérieur nous assure qu’elle se réveillera, et si nous quittons cette idée consolante, c’est pour nous demander comment l’art peut à ce point surprendre la nature. [p. 10]
Mais, laissons les douces rêveries de l’imagination, pour répondre aux physiologistes qui ont partagé l’opinion des poètes. Dirons-nous que le sommeil commence notre existence ? Le fœtus dort, pour ainsi dire, continuellement dans le sein de sa mère, et quand il est né, le besoin du sommeil se fait sentir chez lui d’autant plus impérieuse ment qu’il est moins éloigné de cette époque première. La mort, au contraire, est le terme de cette existence ; c’est l’anéantissement complet et irrévocable de toutes les fonctions dont l’ensemble constitue la vie, tandis que le sommeil n’est que la suspension plus ou moins parfaite de quelques-unes d’entre elles, de celles qui nous mettent en rapport avec les objets environnans. L’être qui a vécu n’est plus rien qu’une masse inerte, que la décomposition se hâte de reporter dans le torrent de l’univers. Celui qui sommeille, à la vérité, ne vit plus au dehors pour ce qui l’entoure, mais il vit encore au dedans pour lui même ; je dis plus, cette vie intérieure n’en devient, en général, que plus active. Somnus labor visceribus. HIPP. —Motus in sommo intro vergunt, Id. Ne dirait-on pas, à voir d’un côté l’activité des viscères, et de l’autre l’inertie des organes de relation, que le surcroît d’énergie des uns dépend de la soustraction qu’ont éprouvée les autres ?
Quoi qu’il en soit, cette concentration des forces à l’intérieur, qui n’avait point échappé au génie d’Hippocrate, est un fait constant, mais réparti d’une manière inégale sur chacune des fonctions assimilatrices. Quelques-unes même sont manifestement ralenties, la circulation, la respiration sont dans ce cas i mais d’autres, telles que la nutrition et l’absorption, s’exécutent avec plus d’énergie. Les grands dormeurs acquièrent, pour l’ordinaire, un embonpoint considérable ; .et personne n’ignore le danger que l’on court en s’endormant au milieu d’une atmosphère insalubre. On n’a pas encore déterminé avec exactitude l’influence qu’exerce le sommeil sur la transpiration insensible ; pourtant, s’il faut en croire Sanctorius, qui passa dans une balance la moitié de sa vie pour étudier cette fonction, elle acquiert pendant cet état une énergie deux fois plus grande que pendant la veille ; mais cette opinion n’est point partagée par tous les physiologistes [p. 11] modernes. Il en est de même de la sécrétion de la bile, de l’urine, etc. On ne sait ai chacune d’elles reçoit du sommeil une fluence directe ; celle, au contraire, qu’il exerce parfois sur l’appareil générateur est incontestable, et portée fréquemment à un degré d’excitation inaccessible à l’état de veille.
La température du corps éprouve un changement remarquable pendant le sommeil. Ubi somnus invaserit , corpus frigescit. HIPP. Ce phénomène, contesté par plusieurs médecins recommandables, appuyé de l’autorité de Haller, parait aujourd’hui confirmé. Il est certain, en effet, que nous sommes, pendant le sommeil, plus sensibles à l’impression du froid, et que nous éprouvons le besoin impérieux de nous y soustraire. Si ce besoin n’est point satisfait, et que le froid soit rigoureux, les suites en sont terribles. L’état de veille, au contraire, nous fournit des armes pour le combattre avec avantage. Boërhaave, surpris par un froid excessif, éprouvait de dormir une nécessité qu’il ne pouvait surmonter ; et, quoiqu’il connût le danger de se livrer à un sommeil perfide, ce ne fut qu’avec une peine extrême qu’il parvint à s’y dérober par l’exercice. Le mouvement, en appelant à la circonférence le sang accumulé vers le cerveau, met cet organe à l’abri d’une congestion, que suivrait bientôt une apoplexie mortelle. Le repos, par un effet contraire, dispose notre organisation à l’atteinte du froid et aux accidens effrayans qui en sont la suite, si l’on a la témérité de s’y livrer ou le malheur de ne pouvoir s’y soustraire.
Lorsque l’invasion du sommeil est prochaine, elle s’annonce par une série de phénomènes, à l’ensemble desquels on a donné le nom de somnolence. Un sentiment général de lassitude et de faiblesse s’empare de tout le corps, appesantit les membres, amollit la force des pensées. Bientôt le cerveau ne perçoit plus que des sensations obtuses, que les sens, émoussés, transmettent à peine avec infidélité ; il en résulte des images faibles, irrégulières et faussés, qui, se prolongeant parfois dans le sommeil, après avoir subi des modifications bizarres, constituent les songes ; les yeux, devenus inutiles, se ferment par le [p. 12] rapprochement spontané des paupières, mais ne cessent pas encore d’être sensibles à leur excitant ; aussi savons-nous qu’il est difficile de s’endormir dans un lieu qu’une lumière trop vive éclaire. L’épaisseur des paupières, et la nature des membranes qui les constituent, n’est point telle, en effet, qu’elles ne soient assez transparentes pour permettre l’accès des rayons lumineux ; et comme la vue y est encore sensible après leur occlusion complète, cette excitation importune devient une cause d’insomnie.
L’odorat, et le goût, probablement par l’absence de leurs excitans, sont disposés à s’endormir promptement ; aussi sont-ils les premiers à cesser leur action. Déjà ces deux sens sont anéantis, lorsque les autres transmettent encore de faibles impressions. Mais le sommeil poursuit son ouvrage ; les muscles tombent dans le relâchement, les fléchisseurs font sentir leur prédominance ; la tête, si elle n’est soutenue, se penche pour trouver un appui ; les sensations tactiles se perdent peu à peu ; l’ouïe ne répond plus aux sons, ni l’œil à la lumière : tout s’efface, tout disparaît ; et si alors l’homme a perdu le sentiment de son existence, le sommeil est complet. Boileau a merveilleusement décrit cc passage de la veille au sommeil :
… La mollesse oppressée
Dans sa bouche, à ces mots, sent glacer sa pensée :
Et lasse de parler, succombant sous l’effort,
Soupire, étend les bras, ferme l’œil et s’endort.
Lutrin.
C’est ici que commence la seconde période du sommeil : l’homme ne correspond plus avec les objets qui l’environnent ; il dort, tout dort pour lui. Mais si le sommeil a subjugué ses sens, ce n’est pas avec une égale intensité : la vue dort profondément, le goût et l’odorat plus profondément encore : l’ouïe, au contraire, est réveillée par une excitation légère, si l’habitude des fortes impressions n’a point émoussé sa sensibilité ; le guerrier dort au bruit du canon, le meunier à celui du moulin, et l’absence de cette excitation accoutumée peut même retarder chez eux l’invasion du sommeil. [p. 13]
Mais, de tous les sens, celui dont le sommeil est le plus fugitif est assurément le toucher : sage précaution de la nature, qui nous ré serve en quelque sorte un sens capable de nous avertir d’un danger quand il est imminent ! Les autres, au contraire, ne peuvent nous en prévenir que quand il est éloigné ; jusque-là l’homme peut dormir encore, et, s’ils sont impuissans, il possède une dernière ressource.
Ce sens n’est pas même entièrement suspendu pendant le sommeil : il est rare que l’on s’éveille dans la position qu’on a choisie pour s’endormir, ce qui suppose que l’on en a changé. Ce changement est déterminé par des sensations tactiles assez obscures, à la vérité, pour que nous en perdions la conscience, mais assez fortes encore pour nous transmettre le malaise causé par une même position trop longtemps prolongée, et nous porter machinalement à lui en substituer une autre, qui bientôt est remplacée par une troisième.
L’action des muscles chargés d’exécuter les mouvemens volontaires n’est donc pas non plus complètement éteinte ; et quoique le repos de ces organes constitue en partie la définition que nous avons donnée, du sommeil, il n’arrive jamais, ou du moins il arrive très-rarement , que celui-ci atteigne ce degré de perfection. Dana l’état le plus voisin de ce type imaginaire, if en est encore que Je sommeil ne peut envahir, et, tandis que tous les autres sont dans un relâchement par fait, les sphincters restent contractés. Comment expliquer ces exceptions nombreuses et variées ? Dirons-nous qu’il était nécessaire qu’il en fût ainsi, et que le génie qui présida à notre organisation eût empoisonné les douceurs et les bienfaits du sommeil, s’il eût permis que nous ayons à déplorer les infirmités dégoûtantes, résultat d’une disposition contraire ?
Mais à combien de différences les autres organes de relation ne sont ils pas assujétis ? Chez celui-ci, la voix et la parole s’exercent dans toute leur plénitude ; celui-là semble diriger des mouvemens voulus et combinés ; un autre enfin est capable d’une attention soutenue, d’un raisonnement plein de force et de justesse ; le réveil le trouve tout étonné de l’élan qu’a pris son intelligence. Un mathématicien, [p. 14] un poète, a pins d’une fois atteint, pendant le sommeil, un ordre, d’idées auxquelles la contention de la veille n’avait pu le porter. Où donc trouverons-nous un caractère distinctif et inséparable du sommeil ?
Toutefois hâtons-nous de dire que si de semblables exceptions sont réelles elles sont peu fréquentes, si on Ies compare à l’immensité des cas où l’inaction des organes des sens constitue le sommeil. Celui-ci n’en est pas moins un état de repos d’autant plus complet, d’autant plus réparateur, qu’il est partagé par un plus grand nombre d’entr’eux. Tous alors sont appelés à jouir de ses bienfaits ; celui qui s’y dérobe est seul déchu d’un droit qu’il peut faire perdre aux autres, s’il exerce sur eux une certaine influence. C’est ainsi que le cerveau, après avoir enfanté des êtres d’une création monstrueuse, fatigante , partage au réveil, avec les autres organes, l’affaiblissement et la pesanteur qui résultent de son action prolongée : les sensations sont pénibles, l’attention difficile, la comparaison peu soutenue, le jugement imparfait, le raisonnement faux, incomplet, impossible, les idées confuses et embarrassées ; les mouvement, paresseux, cherchent dans l’inaction un remède à leur fatigue ; c’est aussi là qu’ils le trouvent si de nouvelles insomnies n’ont rendu imminentes les affections cérébrales.
De tous les organes de relation, celui qui préside à l’intelligence exige donc un repos aussi parfait que possible ; c’est lui pourtant que nous voyons le plus souvent s’y soustraire, et présenter, sous ce rapport, des phénomènes bien remarquables ; je veux parler des songes. Leur formation a long-temps exercé les métaphysiciens et les physiologistes, dont les savantes discussions n’ont encore pu jeter de lumières sur cet acte surprenant. II nous paraît aussi difficile, en effet, d’en préciser la cause prochaine que celle du sommeil lui-même. Quoi qu’il en soit, l’opération du cerveau qui leur donne naissance, ayant pour but de retracer des objets connus, de les agrandir, de les transformer de mille manières, semble devoir être rapprochée de celle qui produit la mémoire et l’imagination ; comme ces deux facultés de [p. 15] l’âme, elle subit des changemens dont les principaux peuvent être rapportés à l’état de santé ou de maladie, à l’enfance, à l’âge mûr ou à la vieillesse. Dans l’état sain, les rêves sont légers, fugitifs, peu fatigans ; dans l’état morbide, au contraire, ils prennent parfois un caractère alarmant ; c’est souvent à leur suite que le délire se manifeste. Souvent aussi ils sont d’accord avec le genre d’affection dont le malade est atteint : l’hydropique ne voit qu’eaux et rivières ; un homme rêvait que sa jambe était de pierre, il s’éveilla paralysé.
L’enfant semble peu rêver ; le sommeil profond auquel il se livre, et sa mémoire peu riche encore, paraissent être l’obstacle à la formation des songes. L’adolescent rêve aux plaisirs de son âge ; celui-ci poursuit le chevreuil au milieu des bois, dompte un coursier superbe , ou s’abandonne aux jeux, aux divertissemens ; celui-là , plus patient et plus tranquille, attaque dans le silence l’habitant de l’onde, et voit avec satisfaction sa ruse couronnée de succès ; il goûte les délices d’une promenade solitaire ou les douceurs de l’amitié. Plus tard, l’ambition fait le caractère des songes : l’âge mûr rêve aux honneurs, aux richesses ; il les poursuit et les atteint. Le vieillard pense à son or, et conçoit pour lui de sollicitudes sans cesse renaissantes.
Ces dispositions diverses apportées dans le sommeil donnent aux songes un caractère bien différent ; mais s’il est incontestable qu’elles leur impriment parfois des modifications réelles, il ne l’est pas moins aussi que, dans une-foule de circonstances, elles ne jouent aucun rôle dans leur production. Il arrive souvent que le sommeil est agité par des passions nombreuses, sans qu’on puisse les rattacher à cette cause : la joie ou la douleur, l’espérance ou la crainte, l’amitié ou la haine suivie de la vengeance, peuvent se succéder avec une rapidité et une opposition telles, qu’il est difficile d’en assigner l’origine. Une condition pathologique particulière , indéterminée encore , semblerait rendre raison de tous ces phénomènes ; mais cette explication devient insuffisante, dès qu’on pense qu’ils se sont manifestés chez ceux qui jouissaient d’une santé florissante.
Est-ce ici le lieu de parler d’un songe dont les effets sont si singulier ? [p. 16] c’est le cauchemar, connu aussi sous le nom d’incube. Il n’est point de notre objet de nous étendre sur l’opinion des anciens au sujet de ce phénomène, qu’ils attribuaient à des génies malfaisans, dont le plaisir était de tourmenter les mortels. Disons que sa cause la plus commune se rencontre dans des excès de table à des heures voisines du coucher, dans des alimens d’une digestion laborieuse pour un estomac déjà mal disposé. L’homme qui en est atteint se sent tout à coup suffoqué par un objet qu’il croit être fixé sur sa poitrine, et que tous ses efforts ne peuvent en détacher ; tantôt c’est une énorme pierre, une enclume ; tantôt c’est un géant, un cheval ; d’autres fois, c’est un animal furieux armé de griffes et de dents que son imagination lui représente. Le désir de se réveiller est ardent, la parole difficile ou impossible, des gémissemens confus expriment sa douleur et sa détresse ; le front se couvre de sueurs, le pouls est accéléré, le mal de tête très-grand. Quelques mouvemens enfin s’exécutent, et le réveil vient subitement terminer cette scène d’anxiété, à laquelle succèdent une impression de terreur et une fatigue considérable qui se prolongent assez loin dans la veille. Dans quelques circonstances, notre imagination nous porte sur les bords d’un abîme sans fond, dans lequel une main puissante nous précipite ; nous pirouettons dans l’espace ; mais heureusement le réveil vient interrompre la chute, et nous trouve étonnés de n’avoir pas succombé à un péril si grand ; nous nous assurons avec plaisir d’une existence sur laquelle nous ne comptions déjà plus, et, si la nuit le permet encore, nous nous promettons de chercher dans un sommeil plus paisible une consolation à nos frayeurs. Souvent enfin nous sommes poursuivis par un ennemi redoutable, un loup, un chien enragé, un serpent venimeux : le danger est encore éloigné, nous voulons l’éviter, mais la fuite est impossible malgré les plus grands efforts ; une puissance plus qu’humaine attache nos pieds à la terre, paralyse nos mouvemens et accélère le péril ; nous succombons enfin si le réveil ne devient notre libérateur.
De tels songes sont loin de remplir le vœu de la nature : les organes [p. 17] alors, au lieu de trouver dans le sommeil la réparation que les pertes de la veille avaient nécessitée, n’en recueillent qu’un surcroît d’affaiblissement et de lassitude, dont leur pesanteur devient l’expression naturelle. Le besoin d’un repos plus complet se montre plus impérieux que jamais ; et, s’il n’est bientôt satisfait, on a tout à redouter de ses résultats. Il est peu d’affections, en effet, dans le cadre nosographique, auxquelles on ne puisse assigner pour cause des veilles ou des insomnies prolongées.
Les anciens attachaient aux songes une grande importance : au lieu d’y chercher un rapport avec les événemens passés, ils croyaient devoir y trouver l’indication de l’avenir ; et, séduits par le merveilleux qui semblait environner la cause de leur production, les applications qu’ils en firent devinrent de plus en plus fréquentes ; ils conçurent un moment le vain espoir de pénétrer par eux les secrets des événemens futurs, et cet espoir, auquel, plus tard, l’astrologie dut naissance, leur avait fait adopter déjà quelques principes généraux, dont l’ensemble constituait l’art de la divination. Il a fallu toute la raison de plusieurs siècles pour faire justice de ces croyances mensongères, accréditées long-temps par l’audace et la cupidité, mais qui ne sont plus aujourd’hui que le partage de l’ignorance. Ils donnaient à leur interprétation une aveugle confiance, et de cette persuasion a pu dépendre souvent le destin d’un empire : Brutus, avant la bataille, voit apparaitre son mauvais génie, qui lui prédit sa défaite ; la consternation et le découragement que cette idée fit naitre exercèrent sans doute une grande influence sur l’issue du combat ; et Brutus, plus philosophe, en ne voyant dans ce rêve qu’un jeu de son imagination, qui lui présentait ce qu’il avait à craindre, eût pu voir encore dans le succès de ses armes ce qu’il avait à désirer.
Mais, indépendamment des songes, il est un phénomène bien plus surprenant encore, bien plus inexplicable, c’est le somnambulisme ; cet état, caractérisé, comme son nom l’indique, par l’action des agens locomoteurs pendant le sommeil, a été l’objet d’une foule d’observations aussi curieuses qu’extraordinaires ; quelques-unes [p. 18] peut-être manquent du degré d’authenticité convenable pour qu’on doive les admettre sans hésitation ; mais un grand nombre encore sont attestées par des autorités si recommandables qu’on ne peut le révoquer en doute malgré leur singularité : ici c’est un homme qui grimpe, aidé d’une corde, au sommet d’une tour très-élévée (HORSTIUS) ; là, c’est un autre qui marche avec aisance et sécurité sur un toit fort incliné ; un troisième enfin exerce avec succès son intelligence (Tissot). Quoi qu’il en soit, la cause de ce phénomène nous échappe, aussi bien que celle du sommeil et des songes, malgré les tentatives que l’on a faites pour la déterminer. Du temps d’Horstius, on l’attribuait à l’omission de quelques paroles sacramentales pendant le baptême ; plus tard, à l’influence de la lune ; aussi ceux qui le présentaient ont-ils été nommés tour à tour mal baptisés, lunatiques. De semblables absurdités sont portées depuis long-tempe à leur juste valeur.
Puisque les effets du somnambulisme se manifestent par une expression fonctionnelle différente de celle qui doit exister, c’est sans contredit dans les organes chargés d’exécuter ces fonctions qu’il faut en rechercher la cause. Un changement pareil ne peut survenir dans leur exercice sans qu’une altération organique y corresponde d’une manière plus ou moins immédiate ; et comme c’est dans la locomotion et dans l’intelligence que ce changement a lieu, il semble rigoureux de faire siéger cette, altération dans les organes appelés à remplir ces fonctions. Mais de quelle nature sera cette lésion organique ?… Bornons-nous à dire que ses effets ordinairement apparaissent dans les premières heures du sommeil ; je ne doute pas toutefois qu’il n’existe à cet égard quelques variétés : et si j’osais, pour venir à l’appui des exceptions, invoquer ici mon propre témoignage, je dirais qu’ayant été somnambule dans mon enfance, c’était assez souvent à l’approche du réveil que les accès s’accomplissaient.
L’homme en santé qui veille voit ses organes de relation exécuter leurs fonctions conformément aux lois physiologiques ; ils sont en repos chez l’homme en santé qui dort ; chez le somnambule, ils [p19] occupent l’intermédiaire entre le sommeil et la veille : il en résulte un état mixte, dans lequel une partie des sens et des facultés intellectuelles repose, tandis que l’autre est assez éveillée pour mettre en action les organes locomoteurs. Le toucher est, de tous les sens, celui dont l’activité est le plus prononcée ; c’est le meilleur guide du somnambule ; la vue, au contraire, est celui qui paraît le plus souvent et le plus complètement inactif ; le goût, l’odorat et l’ouïe participent de ces deux états. Au reste, l’assoupissement plus ou moins grand des organes sensoriaux constitue l’intensité plus ou moins grande du somnambulisme.
Parmi les facultés intellectuelles, la mémoire et l’imagination sont celles dont l’exercice est incontestable : dirigés par leurs souvenirs, quelques somnambules marchent avec hardiesse au milieu de l’obscurité la plus profonde, d’autres, se défiant des erreurs de leur mémoire, cherchent à les rectifier par le toucher, et ne s’avancent qu’en tâtonnant. Si les souvenirs sont impuissans ou trompeurs, le réveil est imminent : je connais une somnambule qui avait coutume de se promener chaque nuit dans l’allée d’un jardin, et qui fut réveillée une fois en heurtant une grosse pierre qui s’y trouvait à son insu. L’imagination est en général beaucoup moins active ; toutefois on ne manque pas d’exemples pour attester qu’elle est susceptible d’un travail énergique, capable de surpasser même celui de l’état de veille.
Après avoir indiqué comme phénomène appartenant au sommeil le somnambulisme naturel, il n’est peut-être pas hors de propos d’en rapprocher celui que produisent certains gestes, certains attouchemens chez, les personnes délicates et nerveuses ; il a été nommé somnambulisme artificiel, somnambulisme magnétique, magnétisme animal, ou simplement magnétisme. A Dieu ne plaise que je veuille reproduire ici la foule innombrable des discussions dont Il est l’objet depuis cinquante ans ! Après tant de mots et tant décrits, il est temps enfin de restreindre ce qu’on doit en dire, et de lasser l’observation le soin de décider ce qu’on doit en penser. Accueilli, dès sa naissance, avec l’enthousiasme de la nouveauté ou le sourire du mépris, tour à tour [p. 20] admis comme une vérité ou rejeté comme une imposture, il résiste encore au ridicule et aux sarcasmes déversés sur lui pendant un demi siècle. Certes, si le magnétisme n’était qu’une erreur ou un mensonge, tans d’efforts réunis et constans en auraient obtenu pour jamais une justice éclatante ; on le voit, au contraire, se relever de ses chutes, et trouver sans cesse de nouveaux défenseurs ; il en est parmi ceux-ci dont le caractère moral et les lumières ne permettent pas de suspecter la véracité et la bonne foi, mais semblent commander une réserve extrême. Cela ne doit-il pas nous engager, selon le précepte de Descartes, à n’approcher du sanctuaire de la vérité qu’avec le doute philosophique, et à ne commettre plus désormais qu’à l’expérience le jugement qu’il faut en porter ? Je ne suis point appelé à décider la question, et je me sens d’ailleurs au-dessous des données nécessaires pour la résoudre d’une manière complète ; mais je dois à ma con science, je dois à l’équité, de dire que les faits vus et produits par moi-même ont substitué la conviction à l’incrédulité. Je suis loin de prétendre imposer à qui que ce soit ma croyance ; ce qui suffit pour moi n’est point assez sans doute pour les autres, et je ne dois me proposer d’autre but que celui d’inspirer le désir de voir et d’expérimenter soi-même avec un esprit dépouillé de prévention et d’animosité.
Ce serait m’écarter de mon sujet que d’énumérer ici les phénomènes singuliers du magnétisme animal. J’ai dû me borner à en indiquer l’existence, et l’analogie qu’il présente avec le somnambulisme naturel. Qu’il me suffise donc, pour satisfaire à ce dernier point de vue, d’ajouter encore que ses effets les plus ordinaires sont de produire le sommeil chez des personnes souvent peu disposées à son approche, et de donner naissance, pendant cet état, à une série d’actions tout à fait insolites et peu soumises aux explications physiologiques. Mais de ce que ces faits extraordinaires ne se prêtent point facilement aux interprétations, de ce qu’ils semblent se soustraire aux lois générales de la nature, faut-il pour cela conclure à leur non-existence, à leur impossibilité ? Ecoutons à ce sujet, un homme recommandable : « Nous sommes si éloignés de connaître les agens de la[p. 21] nature, et leurs divers modes d’action, qu’il serait peu philosophique de nier l’existence des phénomènes uniquement parce qu’ils sont inexplicables dans l’état actuel de nos connaissances. » (DELAPLACE, Théor. analyt. des Probab., page 358.) L’on pourrait, à l’appui de cette opinion, invoquer de grands noms, de grandes autorités, si l’on ne savait que les grandes autorités et les grands noms sont moins imposans que les faits eux-mêmes, et que d’ailleurs on pourrait en opposer de semblables. On doit donc se retrancher derrière l’observation, c’est là l’unique refuge de la vérité contestée.
Mais déjà j’en ai trop dit peut-être sur un sujet qui depuis longtemps fatigue la presse et les oreilles. Que si j’avais dépassé les bornes, oserai-je réclamer excuse, auprès de mes juges, en faveur d’une conviction intime, et du plaisir que toujours on éprouve en appuyant de tous ses efforts ce que l’on croit être la vérité. Je reviens au sommeil.
Nous avons vu qu’il était nécessaire, inhérent à l’organisation, et qu’il nous ravissait une portion de la vie de relation ; aussi, mécontens de ce partage, quelques hommes ont-ils essayé de reconquérir en partie le trésor qu’il avait envahi. Cette témérité a toujours coûté cher aux rebelles, que l’on a vus expier, par une mort prématurée, cet attentat aux lois de la nature. Ce n’est jamais impunément qu’on cherche à s’y soustraire quand l’organisation commande de s’y soumettre ; et c’est avoir bien mal interprété le but du sommeil que de nourrir à son préjudice une semblable résolution. L’état de veille est un état de pertes et de fatigues dont la prolongation est incompatible avec la santé. Le cerveau, appesanti ou irrité, devient peu propre à remplir ses fonctions ; les mouvemens sont pénibles ; les idées peu suivies. Toute l’économie ressent bientôt l’influence de cette altération première, et si les organes languissans poursuivent leur exercice, ils ont bientôt usé la somme d’existence qui leur fut départie. C’est pour réprimer chez eux cet exercice immodéré, c’est pour ramener à l’équilibre de la santé les organes disposés sans cesse à s’en écarter, que le sommeil devient d’un prix inestimable. Quelle vérité dans la [p. 22] fable qui nous le présente comme un dieu ! Il suspend les douleurs du corps, adoucit celles de l’âme ; fait oublier à l’infortuné ses peines, et rappelle à l’homme heureux ses plaisirs ; le soldat épuisé de fatigue retrouve en lui sa vigueur et son courage ; l’homme de cabinet la justesse de son jugement et la force de ses pensées.
Mais si vouloir se dérober au sommeil est une résolution infructueuse et téméraire, que doit-on penser de ceux qui, charmés des douceurs qu’il procure, tombent journellement dans un excès contraire ? Il en est, il est vrai, qui, par leur organisation, se trouvent naturellement portés à s’y livrer avec trop d’abandon, et qui éprouvent une peine extrême à lui arracher les heures qui ne lui sont pas dues. C’est un penchant qu’il faut réprimer de bonne heure avec énergie, si l’on veut éviter les suites qu’il entraîne quand on le favorise. Le cerveau, comme engourdi, perd bientôt son aptitude d’action ; l’attention est moins soutenue, la mémoire moins fidèle ; l’imagination n’a plus sa vivacité, le raisonnement sa force, le jugement sa précision ; l’intelligence, en un mot, est frappée d’une débilité remarquable, qui rend l’individu peu propre aux travaux de l’esprit. Les grands dormeurs, en effet, sont rarement de grands génies. Tout se ralentit chez eux, tout s’éteint : les muscles et les fonctions qui leur sont confiées partagent cette mollesse générale. Est-ce dans un embonpoint excessif qu’on peut trouver le dédommagement de tant d’effets funestes ? Mais cette obésité elle-même, que peu de pertes et une nutrition active développent et entretiennent, peut devenir fatale. Le seul avantage sera donc de prolonger assez loin, dans la paresse et dans l’ombre, une existence devenue honteuse dès qu’elle est inutile.
Puis donc que ces deux inconvéniens sont également à craindre somus, vigilia, utraque modum excedentia , malum, HIPP.), quelle doit être l’étendue du sommeil ? Il est bien difficile, pour ne pas dire impossible, d’en tracer les limites d’une manière invariable et absolue. L’habitude et la diversité naturelle ont toujours triomphé des efforts qui avaient pour but d’en préciser la durée. Toutefois on peut dire, d’une manière générale, qu’elle doit être comprise entre six et [p. 23] neuf heures, et qu’elle ne peut sans danger être moindre que la première ou excéder la seconde. Entre ces deux extrêmes apparaissent un nombre infini de variétés intermédiaires que l’on peut rapporter à l’âge, au sexe, à la constitution, aux habitudes et à l’influence des agens hygiéniques.
L’enfant dort souvent et beaucoup, et il le doit ainsi destiné à s’accroître, ses organes assimilateurs jouissent d’une activité considérable, et trouvent dans le sommeil un état favorable au développe ment de leur exercice. A cet âge encore, I’irritabilité est portée à un degré très-haut ; la vie, douée d’une grande énergie, est toute entière en sensations, dont la fatigue et le repos sont les conséquences rigoureuses. Le vieillard, au contraire, ne doit plus rien attendre de la vie nutritive ; à cette époque, elle a fait pour lui tout ce qu’elle avait à faire ; elle n’a plus alors que le soin d’entretenir l’équilibre nécessaire à la santé. Heureux quand son action de reste pas au-dessous des besoins de l’économie ! Les sens émoussés par un long exercice, se refusent aux impressions extérieures, ou ne les transmettent qu’avec imperfection à un cerveau peu disposé, à réagir sur elles : delà peu de pertes, peu de fatigues, et partant peu de sommeil. Ne dirait-on pas, à voir les enfans dormir si profondément, et les vieillards si peu, qu’ils pressentissent (pour rendre l’idée de Stahld’après l’expression heureuse de M. Richerand), « les premiers, que dans la longue carrière qu’ils ont à parcourir, ils ont assez de temps pour développer librement les actes de la vie ; et les seconds, que, près de leur fin, il était nécessaire de précipiter la jouissance d’un bien qui leur échappe ». L’adulte se trouvant dans des conditions organiques intermédiaires, chez lui la durée du sommeil doit être intermédiaire aussi.
Les femmes paraissent en général plus portées au sommeil que les hommes : leur complexion humide et molle serait-elle la cause qui, chez elles, en favorise la prolongation ? Ce qui confirme dans cette idée, c’est que l’enfant, dont la constitution se rapproche de la leur, et que l’homme, dont le tempérament lymphatique présente la même analogie, partagent avec elles cette propension ; tandis que ceux [p. 24] dont l’organisation s’en éloigne secouent avec facilité le joug que subissent les autres. Les tissus de la femme, riches en principes aqueux, au préjudice des solides, ne sont pas doués d’une aussi grande énergie que les tissus de l’homme. Est-il donc surprenant de les voir prolonger un état qui s’accorde avec leur délicatesse naturelle ?
On ne peut révoquer en doute l’empire de l’habitude sur la durée du sommeil ; mais cet empire est toujours fort limité, et ce n’est pas sans étonnement que l’on apprend que certains hommes ont pu n’accorder au repos que deux ou trois heures, sans que leur santé s’en trouvât altérée. Ce fait est de nature à inspirer des soupçons sur sa réalité, et des questions sur le temps qu’a duré cette conduite. Quoi qu’il en soit, l’entreprise est toujours téméraire, et ce q lie nous en savons ne peut que nous porter à confirmer ici ce que nous en avons dit ailleurs.
Quelle influence exerce la nature du climat sur la durée du sommeil ? S’il faut en croire des traditions antiques, certains peuples dorment pendant plusieurs mois; mais de semblables faits doivent inspirer la plus grande défiance, surtout quand ils sont révoqués en doute par le seul historien qui les rapporte. Les Lapons et les Groënlandais, que la rigueur du froid relègue une partie de l’année sous des huttes enfumées, se livrent beaucoup au sommeil ; mais ce qui les y convie est moins la nature du climat que cet état de séquestration, qui, en diminuant leurs rapports, agit dans le même sens que le sommeil lui-même ; et d’ailleurs, ils ne portent jamais cet acte jusqu’à une aussi grande continuité. Toutefois, en apportant à ces faits une réserve judicieuse, on ne peut se dissimuler qu’ils sont rendus probables par les phénomènes que présentent les animaux hibernans. Chez eux, en effet, l’influence d’une certaine température est incontestable. Ne pourrait-il donc pas en être de l’homme, en quelques circonstances, ainsi que des chauves-souris, des taupes et des marmottes ?
Ce qu’il y a de certain, c’est que l’hiver, en restreignant nos [p. 25] rapports, par la rigueur du froid et la longueur des nuits, semble nous inviter à consacrer au sommeil quelques heures de plus que dans les saisons douces et tempérées ; c’est que l’été, en multipliant nos pertes par des transpirations abondantes, nous engage à les suspendre et à les réparer : aussi voit-on les habitans des pays brûlans chercher dans le sommeil un abri momentané contre l’ardeur énervante du milieu de la journée. Sous le nom de siestaen Espagne, de méridienneen France, on prélève sur la fraîcheur des nuits un impôt en quelque sorte légitimé par les chaleurs du jour. Doit-on regarder comme contraire au but de la nature ce repos dérobé ? Si l’on consulte ceux qui s’y sont livrés, et si l’on observe les effets qu’ils en ont ressentis, nul doute qu’il ne soit salutaire, quand il est goûté dans un lieu convenable. L’homme, baigné de sueurs et courbé de fatigues, y retrouve un esprit plus dispos, des mouvemens plus agiles ; il sent renaître en lui un nouveau courage à poursuivre ses occupations journalières. Puisque l’organisation le commande aussi impérieusement, il ne saurait donc être dangereux quand un refroidissement trop subit n’a point assisté à son accomplissement.
La durée pendant laquelle il s’exécute, le calme qui l’accompagne, et la réparation qu’il amène, sont soumis encore à une foule de modifications importantes de la part des agens qui nous environnent. Ce serait ici le lieu d’exposer l’action de l’air froid et de l’air chaud, si nous n’avions eu déjà l’occasion de parler de l’un et de l’autre. Pour celui qui sert de véhicule aux émanations délétères, il est des plus dangereux pour l’homme qui se livre au sommeil ; l’absorption, devenue plus active en cette circonstance, a bientôt porté dans les canaux de la nutrition ces poisons invisibles qui peuvent y annoncer leur présence par les symptômes les plus alarmans.
L’idée de la nuit se trouve liée presque inévitablement à celle du sommeil : c’est ce moment, en effet, qui parait désigné par la nature entière pour en goûter les douceurs ; tout alors l’appelle et le favorise ; on dirait qu’il n’est que la conséquence des ténèbres. Il n’y a pourtant entre le sommeil et la nuit aucune liaison, nécessaire, et [p. 26]
sans compter ici quelques animaux, auxquels le privilège de violer le silence et l’obscurité par leurs cris sinistres semblait exclusivement réservé, on peut citer, à l’appui des exceptions, la coutume, des grandes villes, les hahitans semblent y avoir pris à tâche de contrarier le vœu de la nature, comme pour se venger de ne pouvoir s’y sous traire ; ou les voit prolonger leurs veilles jusque dans la profondeur, je dirai même jusqu’à la terminaison des nuits, jusqu’au moment enfin où le villageois s’apprête à quitter sa cabane pour reprendre ses travaux champêtres. C’est alors qu’ils déposent dans la mollesse le poids d’un corps sur lequel se réfléchit la fatigue causée par des excitans que l’art leur suggère au moment où la nature a jugé à propos de les leur refuser. Soumis à des excitations plus nombreuses et plus fortes, est-il donc étonnant de les voir dormir beaucoup et perdre, dans un repos mal entendu, les plus belles heures de la journée ? Combien il est peu de parisiens qui aient contemplé le soleil levant une seule fois en leur vie s à moins que des occupations extraordinaires ne les aient, pour ainsi dire, contraints d’assister à cet imposant phénomène !
Quoique l’art nous fournisse les moyens de tromper l’obscurité, et quoique, l’organisation puisse s’accommoder encore à cette supercherie, c’est pourtant pendant qu’elle règne que l’on doit s’abandonner au sommeil. L’on ne doit point, sans doute, lui consacrer sans retenue toutes les nuits d’hiver, cette prolongation dépasserait les bornes : aussi, c’est pour en corriger les longueurs que les lumières artificielles semblent avoir été mises en notre puissance ; mais qu’il y a loin de là à l’usage immodéré que l’on en fait tous les jours !
On choisira donc la nuit et le silence. Des excitations importunes sont un obstacle au repos, ou du moins en retardent l’invasion. Ce n’est pas tout ; les impressions obscures qu’elles laissent après elles se prolongent parfois assez avant dans le sommeil, y reparaissent, s’y agrandissent en songes, et communiquent à ceux-ci un caractère de travail et d’agitation incompatible avec le bienfait que l’on se croyait appelé à partager avec toute la nature. Il est portant quelques [p. 27] excitations qui produisent un effet contraire : certains bruits monotones, ceux d’un moulin, du tambour, d’une cloche, d’une cascade, provoquent le sommeil, au lieu de le retarder : un livre, un orateur a souvent eu le même privilège. On a cherché à expliquer, par la monotonie ou par l’habitude, la cause de ce résultat singulier ; mais les interprétations diverses n’ont servi qu’à prouver la difficulté d’atteindre ce but, d’ailleurs d’une médiocre importance.
L’agitation imprimée au berceau de l’enfant, pour le disposer à l’approche du sommeil, est une coutume efficace sans doute, mais dangereuse, parce qu’elle ne peut être contenue dans de justes bornes ; légère, elle détermine un balancement ondulatoire dont on peut retirer quelque avantage ; mais l’enfant bientôt y devient insensible, et, pour produire l’effet qu’on est en droit d’en attendre, on est contraint de le porter progressivement à un degré d’énergie qui seul en constitue tout le danger. Le sommeil, appelé par ces mouvemens, résulte d’un étourdissement que provoque l’afflux du sang vers l’organe cérébral, et l’on sait les périls de déterminer ainsi des congestions sanguines, auxquelles l’enfant ne se trouve déjà que trop disposé pendant le travail de la dentition.
Une alimentation riche et abondante, en appelant vers le centre épigastrique les forces nécessaires au travail de la digestion, diminue d’autant l’activité des organes des sens, et provoque leur inaction. Somnus maximè post cibum fibri solet(ARIST.) Prises en petite quantité, les boissons aromatiques et spiritueuses ont un effet contraire ; elles portent leur action sur l’organe cérébral, qu’elles stimulent avec une vivacité variable chez les différens individus. Personne n’ignore ce que produisent le café, l’eau-de-vie et les liqueurs, lorsque l’usage n’en est point porté jusqu’à l’excès. Dans ce cas des résultats opposés se manifestent ; ils constituent l’ivresse : face rouge et gonflée, étourdissemens, céphalalgie, perception lente, difficile ou impossible ; voix rauque, parole embarrassée, abattement général, sommeil. Mais cet état doit-il être confondu avec le sommeil naturel, le sommeil [p. 28] physiologique ? La cause qui le produit, les phénomènes qui l’accompagnent, les résultats qu’il entraîne, et peut-être le mécanisme de son invasion, indiquent le contraire ; la lassitude générale et l’altération profonde qu’il laisse après lui ne permettent pas de douter de son opposition avec le but que la nature se propose.
Déterminé par les narcotiques sagement administrés, le sommeil alors se rapproche du repos physiologique ; mais ce n’est pas encore lui, et quoique cette médication soit souvent indiquée, on doit apporter dans son emploi une réserve extrême. Ce n’est point impunément que l’art abuse de la nature, qui, pour se plaindre des violences, emprunte quelquefois une expression terrible.
La voie des excrétions, sortes d’émonctoires qui servent à transmettre au dehors les matériaux superflus de la nutrition, est une cause fréquente de pertes el d’affaiblissement ; aussi les émissions séminales, les évacuations alvines, les transpirations abondantes, réclament impérieusement le sommeil, dont on ne peut, dans ces cas, méconnaître la direction salutaire.
Ce but est invariable, la réparation, toutes les causes qui lui portent atteinte sollicitent le sommeil ; au nombre de celles-ci, l’exercice est aux premiers rangs : poussé jusqu’à la fatigue, il peut reculer considérablement les limites d’un repos accoutumé. Le voyageur épuisé par une course lointaine sous un ciel sec et brillant, a retrouvé les forces qui l’abandonnent dans un sommeil de quelques momens ; mais elles sont prêtes à lui échapper à chaque instant, et c’est quand il aura proportionné à la multiplicité de ses pertes la durée de son repos qu’il pourra seulement les recouvrer tout entières.
Les premiers peuples, peu versés dans l’industrie et dans les arts, étaient réduits à coucher sur la dure. La mollesse, inconnue alors, et honorée aujourd’hui d’un culte presque religieux, n’avait point encore mis à contribution les diverses parties du globe. Il serait peu raisonnable, il serait dangereux peut-être de revenir à cette antique simplicité, devenue incompatible avec les progrès de notre civilisation ; car, si l’on compare leurs mœurs avec celles d’aujourd’hui, [p. 29] on serait tenté de croire que nous n’en sommes plus qu’une espèce dégénérée.
Ætas parentum pejor avis tulit
Nos nequiores, mox daturos
Progeniem vitiosiorem.
Mais, sans rechercher ici ce qu’a de vrai cette pensée d’Horace, est-il utile à l’homme de dormir sur la plume et l’édredon ? Ces couches molles et chaudes, qui semblent faire une partie de son bonheur, ne sont-elles pas plutôt nuisibles que favorables à sa santé ? Assurément ce raffinement de luxe et de mollesse est peu propre à reposer nos fatigues. La chaleur du lit, concentrée à la surface du corps, accélère la circulation, détermine des sueurs, et partant une déperdition plus ou moins abondante. C’est pour parer à ces inconvéniens que l’on doit choisir un lit d’une chaleur et d’une consistance médiocres : la laine ou le crin remplissent â la fois l’une et l’autre de ces indications.
Les passions dont la mélancolie fait le caractère sont amies du sommeil ; l’effusion des larmes, qui n’en est que la conséquence, dispose singulièrement à son approche : mais je ne pense pas que personne ait recours à cet expédient pour en favoriser l’invasion. Les passions, au contraire, nées d’une, vive réaction, la colère, la haine, la vengeance, amènent des résultats opposés.
Nous avons vu les organes des sens s’endormir successivement ; nous avons suivi les modifications que cet état leur imprime, suivant les agens qui peuvent exercer sur eux quelque influence ; nous avons assigné des bornes au sommeil, mais nous n’avons rien dit encore de la manière dont il se termine. L’ensemble des phénomènes par lesquels cette terminaison s’annonce constitue le réveil. Les besoins des évacuations long-temps suspendues, le retour du bruit et de la lumière, paraissent tenir les premiers rangs parmi les causes qu’on lui assigne ; disons toutefois qu’elles ne sont pas toutes bien connues. L’homme qui dort encore et qui va s’éveiller exécute quelques mouvemens incertains, mais plus prononcés que de coutume ; on les désigne sous le nom de pandiculations : les mains se portent machinalement aux yeux, [p. 30] comme pour favoriser la désunion des paupières ; bientôt le son est perçu, ainsi que la lumière ; les sens sont éveillés, les facultés intellectuelles sorties de la torpeur qui les ensevelissait, l’homme se reconnaît lui-même : quel bonheur s’il assiste au lever de la nature ! C’est alors surtout qu’elle est belle !… les fleurs exhalent leurs parfums les plus suaves, et son odorat les reçoit avec délice ; l’oiseau redit au créateur son hymne de reconnaissance, et son oreille écoute avec ravissement le premier murmure d’un être qui s’éveille ; la clarté faible encore du soleil naissant frappe agréablement sa vue ; ses muscles, riches de force et de, réparation , sont disposés à lui obéir ; son intelligence, vierge de lassitude, est prête à s’élancer dans le monde des esprits, pour y enfanter des conceptions énergiques ; lui-même en a ressenti le sublime essor, il la guide dans la carrière… C’est en effet le moment favorable aux travaux de l’esprit, quoique l’habitude de l’exercer à une autre heure établisse à cet égard de nombreuses exceptions.
L’invasion, ainsi que la cessation du sommeil, s’est étendue successivement d’un sens à l’autre ; mais, dans l’accomplissement progressif de ces phénomènes, il est bien remarquable que la vue et l’ouïe succombent les dernières, et se dérobent les premières à l’influence du repos. Leur somme d’action, dans tout le, cours de la vie, est ainsi proportionnellement plus grande que celles des autres sens ; trouverait-on dans ce fait la cause de leur altération fréquente dans un âge avancé ?
Quoi qu’il en soit, je termine ici la tâche qu’un devoir m’a fait entreprendre. Je n’ose me flatter de l’avoir bien remplie. Les opinions, diverses, les hypothèses sans nombre dont le sujet est hérissé, m’avertissent trop tard de ma témérité, mais assez tôt encore de la futilité des gratuites explications. Sous ce rapport, en voyant de versatiles hypothèses renversées tour à tour par des faits toujours constans, mon travail m’aura produit quelque utilité, s’il m’a bien convaincu que l’observation rigoureuse est l’écueil éternel qui attend, pour le briser, l’orgueil de tous les vains systèmes.
FIN
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