Achille Foville Fils. Folie. Extrait du « Nouveau dictionnaire de médecine et de chirurgie pratique, s. l. d., du Dr JACCOUD », tome 15, FŒ-GÉNÉR, 1882, pp. 208-276.
Achille Louis François Foville (fils) (1832-1887). Médecin aliéniste, fils d’Achille Louis Foville. Il fut directeur de l’asile des Quatre-mares, puis inspecteur général des établissements de bienfaisance et des services des aliénés de Paris. Il dirigea les Annales médico-psychologiques. Vice-président de l’Académie de Rouen
Quelques publications:
— Des aliénés (1870).
— Etude clinique de la folie avec prédominance du délire des grandeurs. 1871.
— Les Aliénés aux Etats-Unis (1873).
— La Législation relative aux aliénés en Angleterre et en Ecosse (1885).
— Les nouvelles institutions de bienfaisance, les dispensaires pour enfants malades, l’hospice rural. 1888.
[p. 208]
FOLIE. — Ce mot vient du latin follis, soufflet, ballon plein de vent, pris dans le sens figuré de tête vide. Il a, en médecine, deux acceptions qui diffèrent l’une de l’autre comme le tout diffère de la partie. Dans le sens le plus entendu, il sert à désigner l’état de toutes les personnes qui ne jouissent pas de l’intégrité de leurs facultés intellectuelles, morales ou affectives, soit que ces facultés n’aient jamais acquis un développement suffisant : soit que, après leur épanouissement, elles aient subi une perturbation, un dérangement plus ou moins profond ; soit, enfin, que, sans perversion proprement dite, elles se soient purement et simplement affaiblies par l’effet du grand âge ou d’une sénilité anticipée. Le mot folie été employé dans ce sens dans les premiers âges de la langue française : ainsi compris, il est synonyme des expressions vésanie et aliénation mentale. Cette synonymie est indiquée jusqu’à nos jours dans tous les dictionnaires français ; elle l’est également dans les dictionnaires de médecine de Littré et Robin, Raige-Delorme et Daremberg, comme elle l’était dans les écrits de Pinel, d’Esquirol, de Georget. Enfin elle a été consacrée dans ce dictionnaire même, puisque le mot aliénation mentale n’a pas été l’objet d’un article spécial, mais seulement d’un renvoi à l’article FOLIE. {Voy. t. I, p. 689.)
Et, cependant, plusieurs des auteurs modernes les plus autorisés, Ferrus, Parcbappe, Baillarger, Tardieu, etc., donnent au mot folie une signification plus restreinte. Par le mot aliénation, ils désignent l’ensemble des affections mentales ; puis ils partagent celles-ci en trois catégories caractérisées par : 1° le développement nul ou incomplet des facultés, qui comprend l’idiotie et l’imbécillité, auxquelles se rattache à tant d’égards le crétinisme (voy. t. X, p. 205) ; 2° l’affaiblissement pur et simple de ces facultés, pouvant aller jusqu’à leur abolition complète, ce qui constitue la démence (voy. t. XI, p. 95) ; 3° leur perturbation après leur complet épanouissement, et c’est aux cas rentrant dans cette dernière catégorie seule qu’ils réservent le nom de folie. Pour eux, aliénation et folie cessent [p. 209] d’être deux expressions synonymes : la seconde désigne une fraction de la première. Tous les fous sont des aliénés, mais tous les aliénés ne sont pas des fous ; ils peuvent être aussi des idiots, des imbéciles ou des déments.
Cette distinction a l’inconvénient, toujours regrettable, d’ajouter un élément de confusion à tous ceux qui encombrent déjà la nomenclature médicale, en donnant une signification restreinte à un mot qui, avant cela, était usité dans un sens général ; mais, d’autre part, elle répond à une différence bien réelle dans les conditions morbides, et, à ce point de vue, elle est parfaitement légitime. Il est cependant essentiel de remarquer qu’entre la folie et l’idiotie, la démarcation est beaucoup plus rigoureuse qu’entre la folie et la démence.
La première, en effet, consiste en un défaut de développement, toujours primitif, des facultés : celles-ci n’existent pas et n’ont jamais existé ; elles ne peuvent, par conséquent, ni se troubler, ni se pervertir. La démence est loin d’être un état aussi simple ; son élément essentiel consiste bien, toujours, dans un affaiblissement plus ou moins considérable des facultés ; mais cet affaiblissement est rarement simple et indépendant de toute perversion intellectuelle. Le plus souvent, il est précédé par une période de vésanie plus ou moins longue ; la démence alors n’est qu’une phase avancée de l’évolution d’une folie proprement dite. Dans d’autres cas, l’affaiblissement des facultés peut bien être primitif ou dépendre d’une affection cérébrale indépendante de la folie ; mais, lorsqu’une partie des facultés a disparu, il arrive le plus souvent que ce qui subsiste se dérange et s’altère, en sorte que la folie se mêle et s’ajoute à la démence. Il est rare, au contraire, que l’affaiblissement intellectuel soit primitif et reste simple jusqu’à la fin. Il y a donc des rapports intimes, une alliance presque constante entre la folie et la démence, et la séparation n’existe réellement entre elles, d’une manière nette et persistante, que dans des circonstances assez rares. Aussi croyons-nous que le mieux est d’indiquer la possibilité de cette séparation, dans quelques circonstances exceptionnelles, et ceci fait, de comprendre, d’une manière générale, la démence au nombre des affections réunies sous la dénomination collective de folie.
Ainsi limitée, celle-ci s’applique donc à l’ensemble des maladies mentales, sauf l’idiotie, et l’imbécillité qui est un diminutif de cette dernière ; et c’est là le sens que nous lui donnerons dans le cours de cet article.
Nous venons de voir qu’il y a une certaine difficulté à déterminer la ligne de démarcation entre la folie et certaines autres maladies ; il est également bien difficile d’établir la limite précise entre la folie et la raison. Nous avons déjà insisté sur cette difficulté en parlant du délire (voy. vol. XI, p. 2), et nous avons montré, à cette occasion, qu’entre des extrêmes nettement reconnaissables, il existe des états intermédiaires, sans caractère précis, participant à la fois de l’état normal et de l’état pathologique, et pouvant donner lieu à beaucoup de divergences d’appréciation. Aussi, Alfred Maury a-t-il dit avec beaucoup de vérité à notre avis : « Nul n’est, à proprement parler, parfaitement sain d’esprit et de corps ; il n’est personne qui ne soit sujet aux maladies comme à l’erreur. Mais, quand le [p. 210] trouble de l’intelligence devient assez considérable pour que la somme d’erreurs auxquelles il donne lieu soit beaucoup plus grande que cela n’arrive pour le commun des hommes, alors seulement on regarde l’intelligence comme lésée ; de même que, lorsque le trouble de l’économie devient assez grave pour altérer notablement une ou plusieurs fonctions physiques, on déclare qu’il y a maladie. » Ce n’est pas là, à coup sûr, une formule de diagnostic infaillible ; mais ce qu’elle a de vague ne fait que répondre à l’incertitude même des limites qui séparent la folie, dans ses formes les moins accusées, de la bizarrerie du caractère, de l’excentricité dans les idées et les penchants, de la tendance aux préoccupations excessives, aux soupçons déraisonnables, travers que l’on rencontre si fréquemment dans tous les rangs de la société. Faute de mieux, il faut donc nous en contenter, et renoncer à introduire une rigueur mathématique dans des matières qui ne sauraient s’y prêter.
Atteignant l’homme dans ce qu’il a de plus noble et de plus élevé, le privant des attributs qui sont le côté le plus personnel de son individualité, lui ôtant cette supériorité par laquelle il domine tout ce qui l’entoure, l’attaquant en un mot dans son intelligence et sa raison , la folie a tenu, de tout temps, une large place dans les préoccupations de ceux qui étudient la nature de l’homme et les maladies auxquelles il est sujet. Elle a été un objet d’étude à la fois pour Hippocrate et pour Platon, et, depuis eux, philosophes et médecins n’ont cessé de travailler à la solution des problèmes qu’elle soulève. Les controverses sur la nature de l’intelligence humaine, sur l’âme et la matière, ont toutes eu leur contre-coup dans la manière de comprendre et d’envisager la folie. La métaphysique la plus abstraite, le matérialisme le plus exclusif ont également cherché à la faire rentrer dans leur système.
Pour nous, nous pensons qu’il est possible d’en faire une étude fructueuse, sans avoir la prétention de trancher des questions qui sont toujours restées au-dessus de toutes les tentatives d’explications, et qui, nous le croyons, y resteront toujours. Nous admettons, dans l’homme, l’existence d’un principe supérieur, dont il ne nous est pas donné de connaître l’essence ; mais nous sommes convaincu que, pendant la vie, ce principe, quel qu’il soit, ne peut manifester son action et ses propriétés que par l’entremise des organes de notre corps ; aussi croyons-nous sage de borner nos recherches à l’étude des phénomènes que nous pouvons observer et aborder, et de laisser à des esprits plus hardis les spéculations purement théoriques. Sans méconnaître l’importance de la psychologie transcendante, nous croyons qu’elle n’est pas de nature à éclaircir les questions pratiques relatives à la folie, et nous pensons que c’est par la clinique et la physiologie que l’on a le plus de moyens de faire progresser la connaissance des maladies mentales, et d’être utile à ceux qui en sont atteints. Nous n’entrerons donc dans aucune discussion sur les écoles psychiques, somatiques, psychico-somatiques, que la plupart des aliénistes français contemporains ont, du reste, abandonnées, et nous nous efforcerons de suivre les sages préceptes, si bien formulés par Marcé : « Laissons de côté, [p. 211] dit-il, l’âme immatérielle qui ne saurait être malade, et ne doit pas être mêlée à toutes les défaillances de l’organisme ; ne nous préoccupons que fort peu des propriétés qui servent, sans doute, à masquer notre ignorance des phénomènes intimes de la vie, mais sur lesquelles on peut disserter à plaisir sans qu’il en résulte pour la science un seul progrès sérieux…. Le seul moyen d’arriver à un résultat vraiment utile, c’est d’envisager la folie comme une maladie et d’appliquer à son étude les méthodes purement médicales, c’est-à-dire l’observation complète et rigoureuse, combinée avec une généralisation prudente et permettant de remonter par une induction logique des faits particuliers à la classification des maladies, à leur siège, à leur nature. »
Définition. — Nous avons dit ailleurs (art. Délire) que le délire constitue le symptôme essentiel, le caractère pathognomonique de la folie. Tout ce que nous avons exposé alors sur les difficultés de définir le délire, et d’en déterminer la nature exacte, est donc applicable à la folie, et nous pourrions répéter ici les explications que nous avons déjà données. Mais il nous suffit d’avoir eu à constater une fois le défaut de précision des termes que nous sommes obligés d’employer ; aussi considérerons-nous ici le mot délire, sinon comme nettement défini, du moins comme généralement compris ; nous ne reviendrons pas davantage sur ce que nous avons dit pour démontrer que le siège du délire est toujours dans le cerveau. Si, ceci étant posé, nous devons néanmoins chercher à donner une définition de la folie, nous dirons que, par cette dénomination collective, on entend la réunion de différentes affections cérébrales, ayant toutes un caractère essentiel commun, celui de produire un dérangement mental ou délire qui existe à titre d’état morbide indépendant, prédominant, et non à titre de complication accidentelle d’une maladie préexistante. C’est, on se le rappelle, la distinction que nous avons établie entre le délire vésanique et le délire non vésanique.
Il est vrai que l’on parle quelquefois de folie sans délire, mais c’est qu’alors on attribue à ce dernier mot le sens restreint de trouble des facultés purement intellectuelles, tandis que nous le comprenons ici dans son acception la plus étendue, celle de perturbation des facultés mentales prises dans leur ensemble, pouvant affecter par conséquent, non-seulement l’intelligence proprement dite, mais aussi les facultés morales et affectives.
Après avoir défini la folie, comme nous venons de le faire, il nous paraît utile de passer en revue quelques-unes des définitions qui ont cours dans la science, afin de montrer, par les critiques auxquelles toutes donnent prise, ou par les réserves qu’elles s’imposent elles-mêmes, combien il est difficile de trouver une formule qui indique convenablement l’ensemble des caractères pathognomoniques de la folie ; nous justifierons ainsi celle que nous avons adoptée.
Depuis Cullen on range la folie dans la classe des névroses, et pendant longtemps il n’y a eu aucune objection à faire à ce mode de répartition. Aujourd’hui il ne peut être admis que moyennant réserves, et suivant le [p. 212] sens exact que l’on donne au mot névrose. Si Ton entend encore, comme Cullen, par névroses, des affections qui, en dehors des symptômes divers qu’elles peuvent offrir, ont toutes un caractère commun, celui de ne pas présenter d’altération locale, de lésion anatomo-pathologique fixe, il faut bien reconnaître que certaines formes de folies peuvent seules y rentrer, et que d’autres, des plus fréquentes, la paralysie générale et la démence, s’en séparent par l’existence aujourd’hui reconnue de lésions organiques constantes. Si, au contraire, afin de ne pas démembrer la folie entre plusieurs classes nosologiques, on la maintient tout entière dans celle des névroses, il faut modifier la notion que l’on se faisait primitivement de celles-ci, et dire qu’elles peuvent exister avec ou sans lésion appréciable des solides ou des liquides (Tardieu). Du reste, le compromis que nous indiquons ici, comme nécessaire, à propos de la jolie, ne l’est pas moins pour un grand nombre d’autres maladies, telles que l’atrophie musculaire progressive, l’ataxie locomotrice, la paralysie agitante, et chaque jour de nouvelles découvertes dans le domaine de l’anatomie pathologique viennent réduire le nombre des maladies dites sine materiez et dénaturer le sens primitif du mot névrose. Peut-être en sera-t-il de même, un jour, pour celles des maladies mentales auxquelles on ne connaît pas encore de lésion organique propre ?
Esquirol définit la folie : « Une affection cérébrale, ordinairement chronique, sans fièvre, caractérisée par des désordres de la sensibilité, de l’intelligence et de la volonté. » Cette définition a l’inconvénient, l’auteur le reconnaît lui-même, de faire mention de deux caractères qui ne sont nullement constants. Il y a, en effet, des accès de folie très-aigus et d’une durée très-limitée, et il y en a aussi qui s’accompagnent d’une fièvre bien marquée. D’autre part, si l’on supprime de la définition ces deux éléments, il n’est plus possible de distinguer la folie du délire qui se développe à titre de complication dans le cours d’une autre maladie, de celui que l’on appelle d’ordinaire délire fébrile ou nerveux, et que nous avons décrit sous le nom de délire non vésanique (t. XI, p. 19).
Georget s’exprime ainsi : « L’aliénation mentale est une maladie apyrétique du cerveau, ordinairement de longue durée, presque toujours avec lésion incomplète des facultés intellectuelles et affectives, sans trouble notable dans les sensations et les mouvements volontaires, et sans désordres graves ou même sans désordres marqués dans les fonctions nutritives et génératrices. » Cette définition a tous les inconvénients de celle d’Esquirol, et elle en a d’autres qui lui sont propres ; elle attribue aux sensations, aux mouvements, aux fonctions organiques, une intégrité dont elles sont loin de jouir dans tous les cas de folie.
Foville a évité la plupart de ces inconvénients en disant : « L’aliénation mentale ou folie est un terme générique qui comprend plusieurs états particuliers dont les symptômes principaux sont des dérangements dans l’exercice des facultés intellectuelles, morales et affectives. A ces symptômes se joint, dans un grand nombre de cas, une altération variable des sensations, des perceptions et des mouvements volontaires. » Le seul [p. 213] reproche à faire à cette définition, c’est de pouvoir s’appliquer au délire non vésanique, complication d’une autre maladie, aussi bien qu’a la folie.
La définition de Lélut, quoique entièrement approuvée par les auteurs du Compendium, prête à de nombreuses objections. Pour cet auteur, la folie « est un trouble des passions et de la volonté, sans conscience et sans cause extérieure actuelle, accompagné d’un vice dans l’association des sentiments et des idées, et de transformation de ces manifestations intellectuelles en sensations. » Mais le trouble des passions entre-t-il donc nécessairement dans la caractéristique de la folie ? Mais les aliénés n’ont- ils donc pas souvent conscience de leur état, comme vient de le rappeler tout récemment Jules Falret ? Mais n’y a-t-il pas fréquemment une relation directe et évidente entre une cause extérieure actuelle et l’explosion de la folie ? Mais la transformation des idées en sensations, c’est-à-dire les hallucinations interprétées selon la théorie propre de l’auteur, quelque fréquentes qu’elles soient dans la folie, ne manquent-elles pas trop souvent pour que l’on puisse les mettre au nombre des caractères essentiels faisant partie d’une définition ?
Baillarger a proposé la définition suivante qui a été adoptée par Marcé : « La folie, dit-il, est une affection cérébrale apyrétiqne, ordinairement de longue durée, et dont le caractère principal est un désordre de l’entendement dont le malade n’a pas conscience ou qui l’entraîne à des actes que sa volonté est impuissante à réprimer. » Cette définition est une modification avantageuse de celle d’Esquirol, mais elle n’est pas affranchie des inconvénients que nous avons relevés dans celle-ci.
Enfin nous terminerons cette énumération, qui indique les difficultés du problème, en rapportant la définition donnée par Dagonet. « Sous le nom générique de folie, ou aliénation mentale, » dit-il, « on comprend des états pathologiques de nature essentiellement variable, mais qui tous ont pour caractère commun une manière d’être anormale des facultés morales et intellectuelles, et qui se caractérisent principalement par ce qu’on appelle le délire. » Cette définition, on le voit, a beaucoup de rapports avec celle que nous avons nous-même donnée, mais elle a l’inconvénient de s’appliquer aussi bien au délire fébrile et au délire nerveux qu’à la folie proprement dite, inconvénient qu’elle partage avec toutes celles qui précèdent et que nous nous sommes efforcé d’éviter.
Étiologie. — On a beaucoup écrit sur l’étiologie de la folie ; on trouve dans les livres de longues énumérations des causes qui peuvent la produire, et des listes très-développées du nombre des cas qui correspondent à chacune de ces causes. Mais, il faut bien le dire, les notions positives et admises d’une manière générale, sur cette question, ne sont pas en rapport avec la masse des matériaux ainsi amoncelés.
C’est que, si, dans les différentes branches de la pathologie, quelles qu’elles soient, il est souvent difficile de mettre scientifiquement hors de doute la cause de telle ou telle affection, cette difficulté augmente encore lorsqu’il s’agit des maladies mentales. Le plus ordinairement les malades ne peuvent pas donner, par eux-mêmes, de renseignements dignes de foi ; [p. 214] il faut donc s’adresser aux familles, aux amis, et l’on est loin de les avoir toujours sous la main. Lors même qu’on peut les interroger, combien de sources d’erreur dues au défaut de compétence ou de bonne foi de ceux que l’on interroge, ou aux difficultés même du sujet ! Souvent on indique entre deux phénomènes une relation de cause à effet, alors qu’il n’y a eu que simple coïncidence ; plus souvent, on signale comme cause ce qui n’était qu’une première manifestation de la maladie. En outre, il est très-rare qu’une seule cause produise la folie ; celle-ci est plus ordinairement la résultante d’un ensemble d’influences, et il est bien difficile de discerner la part qui revient à chacun des facteurs dans la production de ce résultat complexe. Pour mettre de l’ordre dans cette élude, on a l’habitude de diviser ces causes en prédisposantes et en déterminantes ; mais là encore les sources d’erreurs sont fréquentes. Telle cause sera prédisposante dans un cas, déterminante dans un autre; telle circonstance tout à fait accidentelle déterminera l’explosion d’un accès de folie qui se préparait de longue date, et imprimera à l’étiologie un cachet trompeur.
Ces remarques nous ont paru indispensables pour montrer que ce que nous allons dire sur l’étiologie de la folie a une valeur relative plutôt qu’absolue ; c’est sous cette réserve que nous aborderons successivement l’étude des causes prédisposantes de la folie et celle des causes déterminantes.
CAUSES PRÉDISPOSANTES. — Nous étudierons d’abord les causes prédisposantes qui s’exercent d’une manière collective et générale; puis celles qui agissent d’une manière individuelle.
Causes prédisposantes générales. — Depuis le commencement de ce siècle l’on se demande s’il y a une augmentation réelle dans le nombre des aliénés, et si les progrès de la civilisation exercent une influence sur le développement de la folie ; mais, en dépit des recherches et des travaux, l’on n’est pas parvenu à une entente générale sur ces importantes questions. La statistique, qui seule pourrait fournir une démonstration péremptoire, fait défaut, et les seules forces du raisonnement et de l’induction sont insuffisantes pour résoudre le problème d’une manière décisive.
Sans doute, on a fait et l’on continue à faire beaucoup de statistiques relatives à l’aliénation mentale, mais elles sont toutes assez récentes, et toutes se rapportent à des pays à peu près égaux en civdisation. Aucun document numérique sur ces matières ne peut remonter bien loin ; il n’y a qu’une trentaine d’années que, chez nous, par exemple, les documents sont recueillis dans la totalité du pays et d’après un pian à peu près uniforme. Aucune des nations voisines ne poursuit ces recherches depuis plus longtemps, d’une manière absolument identique, et ne nous fournit par conséquent des éléments rigoureusement comparables. Lors même que l’entente s’établirait prochainement à cet égard, il nous faudrait encore attendre longtemps avant d’avoir obtenu des résultats absolument démonstratifs.
Sans doute aussi, on a constaté partout que, depuis l’amélioration du régime des aliénés, et depuis la multiplication des asiles, le nombre des [p. 215] malades qui y sont recueillis n’a cessé de s’accroître ; mais cela démontre les progrès de l’assistance publique bien plus sûrement que ceux de la maladie elle-même. En effet, à mesure que, dans une localité, un asile a été fondé, il s’est trouvé promptement rempli de malades qui déjà antérieurement, étaient atteints d’aliénation, mais qui jusque-là avaient échappé à toute constatation officielle ; à mesure que les progrès du traitement et de l’hygiène ont été appliqués à ces malades, leur existence moyenne s’est trouvée prolongée dans des proportions de plus en plus considérables ; le nombre des admissions annuelles, celui des journées de présence a donc pu suivre une progression constante, sans que la proportion des malades nouvellement atteints fut réellement plus considérable. Sans doute, si cette progression se continuait indéfiniment, il faudrait bien admettre qu’il y a une augmentation absolue dans la fréquence de la maladie ; mais à cet égard, l’on peut déjà reconnaître que, là où l’organisation actuelle de l’assistance remonte à une date assez ancienne, la progression des admissions est beaucoup plus lente, et que l’équilibre tend à s’établir.
Cette question de chiffre étant encore douteuse, est-il possible de savoir, d’une manière précise, si les progrès delà civilisation exercent une influence sur la pathogénie de la folie ? Faut-il dire que le nombre des aliénés croît en proportion directe des progrès accomplis par l’ensemble de la nation ? Faut-il croire, au contraire, que chaque progrès dans la civilisation diminue le nombre des cas de folie ?
Remarquons d’abord qu’aucune de ces opinions extrêmes n’a, en réalité, été professée d’une manière absolue.
Si la première se trouve presque formulée par Brierre de Boismont, dans un premier travail (1857), cet auteur en a depuis singulièrement atténué l’expression et a protesté contre l’accusation d’être un ennemi du progrès social.
Si la seconde semble ressortir des recherches de Parchappe, celui-ci a reconnu qu’elle ne pouvait s’appliquer rigoureusement qu’à une civilisation parvenue au degré de perfection absolue, c’est-à-dire à un idéal qui n’a jamais été atteint, et qui, sans doute, déjouera encore bien longtemps tous les efforts tentés pour y parvenir.
C’est qu’en effet, il y a là une distinction des plus importantes à établir.
La civilisation, but excellent à poursuivre, mais difficile à atteindre, ne peut s’acquérir qu’au prix de bien des souffrances. Chaque progrès exige des victimes ; chaque victoire s’achète par de pénibles sacrifices.
Ce n’est pas seulement dans les populations primitives, encore incultes, soumises à toutes les causes de destruction d’une enfance imbécile, que la lutte pour l’existence impose à chacun la nécessité d’une compétition où les faibles succombent et où les forts seuls survivent ; la même lutte inexorable doit encore être soutenue par beaucoup de membres des sociétés les plus avancées, par nombre d’habitants dans les villes les plus populeuses et les plus florissantes.
Mais, en outre, dans les nations les plus civilisées, là où de nouvelles ressources ont fait naître de nouveaux besoins, ne se développe-t-il pas [p. 216] une sorte rie lutte pour la jouissance, aussi redoutable pour les faibles, aussi implacable pour les vaincus ?
Dans les classes élevées, a-t-on vu les richesses augmenter, le luxe s’étendre, les fortunes s’improviser, puis s’évanouir avec une égale rapidité, les relations commerciales s’accroître, les questions d’intérêts se multiplier sous toutes les formes, sans qu’il en soit résulté une tension physique et intellectuelle, un surchauffement des esprits et des corps, une sorte d’existence à haute pression, qui met bientôt hors de service tous ceux qui entrent dans la lice sans être de trempe à subir impunément de pareilles épreuves ?
Dans les villes industrielles, les nécessités de la production, les concurrences de l’industrie, n’ont-elles pas forcément multiplié les grandes fabriques, provoqué les grandes agglomérations d’ouvriers et d’ouvrières, c’est-à-dire battu en brèche le foyer domestique, rompu les liens de famille, facilité la démoralisation précoce, favorisé l’inconduite sous toutes les formes ?
Dans les campagnes mêmes, de l’élévation des salaires d’une part, de l’abaissement de prix des alcools, et de la multiplication des cabarets et cafés de l’autre, n’est-il pas résulté une plus grande fréquence des habitudes d’ivrognerie, et toutes ces causes n’ont-elles pas déterminé bien des cas de folie ?
Mais, en même temps, n’est-il pas juste de reconnaître que, de nos jours, la misère et la disette, qui jadis décimaient les populations sans défense et se montraient funestes à l’esprit aussi bien qu’au corps, ont beaucoup
perdu de leur fréquence et de leur intensité; que les superstitions démoniaques, les croyances à la magie et à la sorcellerie, qui égaraient tant de raisons, ont en grande partie disparu ?
C’est la civilisation qui a produit et ces fléaux et ces bienfaits; partout jusqu’ici le bien et le mal ont marché de conserve, partout l’abus a côtoyé le progrès.
Aussi, Parchappe nous paraît-il avoir touché au vif le fond même de là question, lorsqu’il a dit : « Les progrès de la civilisation ont une influence complexe sur le nombre des aliénés qu’ils tendent à accroître par certains de leurs éléments et à diminuer par d’autres. » Entre ces deux influences opposées, laquelle est actuellement la plus considérable ? Il ne nous paraît pas possible de le déterminer. Laquelle doit finir par triompher ? Il nous semble tout aussi difficile de le prévoir. Mais quelle que puisse être la solution définitive, elle ne saurait avoir pour résultat d’enrayer la marche de la civilisation ; la chute de quelques-uns ne saurait retarder les progrès du plus grand nombre, et la société, sans pour cela s’arrêter, aurait seulement le devoir d’assurer une assistance plus généreuse et plus générale aux vaincus du grand combat de la vie, tombés en victimes à chacune de ses nouvelles conquêtes.
L’on a accusé les idées religieuses et les événements politiques d’être des causes prédisposantes de la folie.
Les premières peuvent jouer ce rôle, surtout dans les pays où les [p. 217] superstitions de l’idolâtrie règnent sans contrôle, et parmi celles des sectes de tous les cultes, qui sont dominées par un fanatisme exalté ou livrées aux arguties d’une discussion sans limites. C’est dire que, sans méconnaître leur action dans certains cas exceptionnels, nous ne leur attribuons pas une influence bien fréquente dans l’état actuel de notre société française.
Quant à l’influence des événements politiques, elle nous paraît avoir été exagérée. Sans doute, de grandes secousses comme celles que la France a traversées à la fin du siècle dernier, et celles qu’elle vient de subir tout récemment, sont pour tant de familles une occasion de deuil, de ruine, de perturbations de toutes sortes, qu’il n’est pas étonnant que plus d’une intelligence se soit troublée sous l’influence de pareilles épreuves. Mais on a été plus loin, et l’on a dit que chacun des événements journaliers de la politique faisait éclore un certain nombre de cas d’aliénation.
Ainsi formulé, le fait nous paraît inexact. Ces événements n’exercent pas d’influence marquée sur la production de la folie. Marcé l’a prouvé en montrant que les chiffres d’admission dans les asiles de la Seine, pendant les années s’étendant de 1848 à 1852, n’ont suivi qu’une progression normale, Mais, ce qui est très-vrai, c’est que les faits du jour, donnent un reflet particulier à un certain nombre de délires qui éclatent sans être provoqués par eux. C’est ce qui s’observe en particulier dans les formes expansives du début delà paralysie générale, dans lesquelles le malade s’affuble de titres pompeux empruntés aux bommes célèbres du moment. Les hallucinés, à délire de persécutions, ont aussi une grande tendance à comprendre les événements publics qui ont le plus d’actualité au nombre des péripéties du roman imaginaire dont ils se constituent les victimes et les héros.
Il est évident que, dans tous ces cas, la politique n’est pas la cause réelle de la maladie ; elle n’agit que comme cause occasionnelle de la forme, et non du fond même de l’affection ; elle ne détermine pas la folie, elle ne fait que la colorer.
Causes prédisposantes individuelles. — Hérédité. — La principale de ces prédispositions individuelles est sans contredit la prédisposition héréditaire ; mais nous abordons ici une question si vaste, et qui a donné lieu à tant de travaux intéressants, que des développements considérables seraient nécessaires pour exposer d’une manière complète tout ce qui s’y rapporte. Forcé d’être bref, nous nous bornerons à parler en peu de mots des points principaux.
La folie est très-souvent héréditaire ; tout le monde le proclame. Dans quelle proportion numérique celte influence s’exerce-t.-elle ? Les réponses à cette question sont des plus contradictoires. Pour ne prendre que les extrêmes, Parchappe l’estime à 15 pour 100, et Marcé à 90 pour 100. Bien que le premier de ces chiffres soit manifestement trop faible, une pareille divergence ne peut s’expliquer que par de grandes différences dans la manière de comprendre la question ; c’est en effet ce qui a lieu. Le cas le plus simple, le plus incontestable est celui dans lequel un père ou [p. 218] une mère, atteints de folie, ont des enfants aliénés ; il y a là une hérédité directe et évidente, qui, d’après la statistique générale des aliénés de France, ne s’élèverait pas à moins de 25 pour 100 des cas d’aliénation sur lesquels on a pu obtenir des renseignements. La transmission est encore manifeste lorsque, le père et la mère étant sains, il y a eu des cas de folie chez l’un des grands-pères ou l’une des grand’-mères; ces exemples d’hérédité alternante, ou d’atavisme, comme on dit aujourd’hui, sont assez fréquents et sont admis par tout le monde.
L’influence de l’hérédité collatérale est moins généralement reconnue. Si un aliéné a un oncle, une tante, un cousin, atteints de folie, doit-on pour cela considérer la maladie comme héréditaire ? La solution de cette question dans un sens ou un autre, entraîne nécessairement de grandes différences dans le nombre des cas où l’on admet l’action de ce mode d’influence.
Nous n’avons encore parlé que des cas de folie observés dans la famille des aliénés ; mais certaines maladies, et spécialement les maladies nerveuses, peuvent se transmettre d’une génération à une autre, sans conserver exactement les mêmes caractères. Le fond maladif, provenant toujours du même germe, peut se modifier dans sa forme. Ainsi, par exemple, il est hors de doute que souvent des épileptiques ont des enfants atteints d’aliénation, et réciproquement. Si donc l’on considère les névroses, épilepsie, hystérie, chorée, folie, comme appartenant à une même famille morbide, si l’on admet que toutes ces maladies peuvent s’engendrer réciproquement et qu’un germe unique peut donner naissance à toutes ces manifestations variables, l’on accroîtra encore, dans une proportion considérable, le nombre des circonstances où la folie a le cachet héréditaire.
Enfin les bizarreries de caractère, les inégalités d’humeur, les excentricités de toutes sortes, lorsqu’elles sont durables et poussées très-loin, doivent être considérées comme ayant un caractère morbide qui les rattache à la grande famille des névroses ; c’est ce que l’on a appelé diathèse nerveuse, névrose protéiforme, état nerveux, nervosisme. Comme il est incontestable que ces dispositions existent très-souvent, à un haut degré, chez des parents dont les enfants deviennent aliénés, la maladie de ces derniers peut encore être considérée comme le simple développement de celle des parents, comme ayant par conséquent une origine héréditaire. C’est en recherchant ainsi « autour du malade, non-seulement les cas d’aliénation mentale, mais encore les faits de chorée, d’hystérie, d’épilepsie, d’affections névropathiques, » que Marcé est arrivé à attribuer à l’influence héréditaire une grande part dans l’étiologie de la folie, et l’expérience de chaque jour montre combien cette appréciation est conforme aux faits bien observés.
Mais peut-on aller encore plus loin et admettre que les maladies chroniques et constitutionnelles non cérébrales, dont sont atteints les parents, peuvent se transmettre aux enfants, en se transformant chez eux en folie ?
Suffira-t-il qu’un père ou une mère aient été affectés de cancer, de [p. 219] phthisie, de scrofule, de rhumatisme, de goutte ou de syphilis, pour que, dans le cas où quelqu’un de leurs enfants deviendrait fou, il fut légitime de dire que la diathèse cancéreuse, tuberculeuse, etc., s’est transformée en diathèse vésanique, et que, par conséquent, dans ces cas aussi, l’affection mentale est héréditaire ? Nous n’hésitons pas à considérer cette interprétation comme exagérée : ainsi que nous l’avons déjà dit à l’occasion des convulsions (t. IX, p. 565), nous pensons que des affections de ce genre peuvent bien avoir une influence indirecte, en affaiblissant la constitution des enfants et en atténuant leurs moyens de défense contre les actions pathogéniques auxquelles ils pourront être exposés ; mais il y a loin de là à l’influence directement héréditaire que l’on a voulu leur attribuer. Du reste, ainsi étendue, la recherche de l’hérédité morbide deviendrait illusoire, car il n’est pas un seul individu au monde, dans la famille duquel, en comprenant les ascendants et les collatéraux de plusieurs générations, il ne se soit rencontré plusieurs affections graves, à l’évolution progressive desquelles il serait loisible de rattacher le développement de toutes les maladies dont il pourrait être lui-même atteint.
Nous ne pouvons quitter ce sujet sans dire un mot de l’opinion de Moreau (de Tours), sur la parenté qui existerait presque constamment entre les maladies mentales et le développement excessif des facultés intellectuelles. Sans doute, prise à la lettre, la formule « le génie est une névrose, » prête facilement à l’accusation de paradoxe ; mais il n’en est pas moins vrai que les exemples si nombreux réunis par Moreau, joints à quelques faits que chacun doit à son expérience personnelle, ne permettent guère de méconnaître qu’il y ait bien souvent, dans une même famille, une étroite alliance entre les écarts les plus déplorables de la raison, et les productions les plus distinguées dans les sciences, les lettres ou les arts.
L’hérédité morbide s’exerce-t-elle, dans la transmission des maladies mentales, d’une manière indistincte de l’un ou l’autre des parents aux différents enfants, ou bien y-a-t-il quelque prédominance de courant dans un sens plutôt que dans un autre ? Esquirol pensait que la folie de la mère était celle qui se transmettait le plus souvent. Baiilarger a confirmé l’exactitude de cette opinion, par une statistique qui lui a montré l’influence de la mère s’exerçant 60 fois sur 100, et celle du père 40 fois seulement. La statistique générale des asiles d’aliénés de France tendrait, en outre, à faire admettre que la transmission est plus fréquente entre individus du même sexe qu’entre individus de sexe différent, c’est-à-dire que le passage se ferait, plus souvent, de la mère aux filles et du père aux garçons, qu’en sens contraire. Ce sont là, jusqu’à présent, des notions sans grande précision, et surtout sans grande application pratique.
Il n’en serait pas de même de l’antagonisme qui, d’après Moreau (de Tours) existerait entre les qualités physiques et les qualités mentales transmises par chacun des deux parents. Cet observateur pense que lorsqu’un enfant ressemble par ses traits et sa constitution plfysique à son père, par exemple, c’est à sa mère qu’il a emprunté ses prédispositions intellectuelles [p. 220] et morales. Il en résulterait que, si, dans un couple, l’un des conjoints a été aliéné, ceux des enfants qui lui ressemblent au point de vue physique auraient beaucoup de chances d’échapper au développement delà folie, puisque ce serait à l’époux sain qu’ils devraient les tendances de leur esprit. Mais pour être généralement admise, cette théorie aurait besoin d’être confirmée par d’autres observateurs, sanction qui jusqu’à présent lui fait défaut.
Vice congénital. — En dehors môme des circonstances où la folie est à proprement parler héréditaire, il est un certain nombre de cas où sa production tient, bien manifestement, au développement d’un germe apporté en naissant. Pinel employait, pour ces cas, les dénominations d’aliénation originaire, d’aliéné d’origine, qui ne sont pas restées dans le vocabulaire, et qui cependant y seraient utiles ; celles de folie congéniaie, connée, congénitale, ne sont pas justes parce que ce n’est pas la maladie elle-même qui date de la naissance, mais seulement la prédisposition qui ne se développe que plus tard. Les circonstances auxquelles doivent être rattachées ces dispositions originaires paraissent être : les habitudes d’ivrognerie des parents, leur ivresse même accidentelle au moment de la conception, les mariages consanguins, les unions entre époux présentant des écarts d’âge très-considérables, les émotions vives, les privations habituelles, les chagrins de la mère pendant la gestation. Ne pouvant entrer dans le détail de chacune de ces influences, nous dirons seulement que celle de l’ivrognerie habituelle paraît hors de doute; quant à celles que nous avons indiquées, elles sont, en dernier lieu, de nature à expliquer un l’ait que nulle constatation numérique ne nous permet d’établir d’une manière rigoureuse, mais que nous considérons néanmoins comme très-réel : le grand nombre relatif de cas de folie parmi les enfants naturels.
Il peut encore arriver que plusieurs frères et sœurs soient affectés de folie, sans que l’on puisse découvrir, dans leur ascendance, l’origine d’une prédisposition native, sur la réalité de laquelle une pareille conformité d’affection laisse cependant peu de doutes. Quelquefois aussi, en pareil cas, la folie se développe chez les parents eux-mêmes, à une époque postérieure à celle où elle a paru chez les enfants, et apporte ainsi une nouvelle preuve à l’appui de cette prédisposition latente.
Sexe. — L’on s’est demandé si l’un des sexes est plus que l’autre exposé à la folie, et sur cette question encore il y a eu des appréciations contradictoires qui tiennent surtout à l’interprétation inexacte des documents. Pour nous, voici deux faits qui nous paraissent hors de doute pour tous les pays où l’admission dans les asiles est également accessible aux aliénés des deux sexes ; c’est que, d’une part, en ce qui concerne la population générale de ces établissements, les femmes l’emportent, sur les hommes ; et que, d’autre part, en ce qui concerne le nombre des admissions annuelles, les hommes l’emportent sur les femmes, sauf de très-rares exceptions qui ne portent pas atteinte au résultat général. Les auteurs qui ont été surtout frappés par le premier fait ont été conduits à déclarer que le sexe féminin constitue une prédisposition [p. 221] à la folie. Mais si l’on tient compte du second, l’on constatera qu’il n’en est rien ; qu’au contraire les hommes sont atteints en plus grand nombre; mais que, soit que la mort les saisisse plus tôt, soit que leur guérison soit plus rapide, leur séjour dans les établissements est moins long, en sorte que les femmes, bien qu’elles entrent en moins grande quantité, se trouvent, au bout d’un certain temps, en majorité. Plus la population des asiles est nombreuse, plus cet écart tend à s’accuser.
Age. — La folie proprement dite est très-rare avant l’âge de dix ans ; on en observe encore un très-petit nombre de cas de 10 à 15 ans ; puis elle devient progressivement plus fréquente, pour atteindre son summum de 35 à 45 ans. Elle décline ensuite jusqu’aux extrêmes limites de la vie. Elle suit donc le développement du travail intellectuel et physique, sa plus grande fréquence coïncidant avec la période de la vie où les intérêts, les fatigues, les préoccupations de toute sorte agissent avec le plus d’intensité.
Climats, professions, saisons. — Il est difficile de déterminer exactement la part qu’exercent les climats et les professions sur la production de la folie. L’influence des premiers est peu connue, faute de statistiques, et celle des secondes varie d’un pays à un autre ; cependant, d’une manière générale, les états qui ne s’exercent que dans les villes, et dans les grandes agglomérations industrielles, sont plus dangereux pour la raison que ceux qui se rapportent à l’agriculture et comportent le séjour à la campagne. Quant aux saisons, il est reconnu que les admissions sont plus nombreuses, dans les asiles de nos pays, pendant les mois les plus chauds de l’année, notamment dans le mois de juillet. Il est également positif que, pendant les grandes chaleurs, les aliénés sont plus excités, plus bruyants et plus désordonnés qu’aux époques où la température est douce. Les vents violents sont signalés par plusieurs auteurs comme ayant une action semblable, et nous avons plus d’une fois vérifié l’exactitude de cette remarque.
Etat civil. — Les statistiques relatives à l’état civil des aliénés ont montré que, parmi eux, les célibataires sont en proportion relativement plus considérable que dans le reste de la population; c’est ce qui a lieu surtout pour les hommes, sans doute à cause des excès sensuels que le célibat favorise; par contre, le veuvage paraît être une cause de folie relativement plus fréquente chez les femmes, vraisemblablement à cause des chagrins et des privations qu’il entraîne si souvent.
Education. — L’éducation vicieuse doit aussi être citée comme une des causes qui prédisposent à la folie. Dans une société où beaucoup d’enfants sont soumis à une sorte de culture forcée, où la compétition acharnée commence dès le lycée, un certain nombre déjeunes esprits dépensent à leurs premières études tout ce qu’ils ont d’énergie et de valeur ; et quand ils devraient recueillir le prix de leurs efforts et devenir des hommes utiles, leur raison succombe épuisée ; ils expient par une démence précoce les fruits trop hâtifs qu’on les a forcés de porter. D’autres sont [p. 222] victimes d’une sévérité inflexible qui, réprimant toute initiative de leur part, les privant des douces émotions, des tendres épanchements si nécessaires au jeune âge, dépose dans leur intelligence un germe de dépression mélancolique que l’avenir se chargera trop tôt de développer. Par contre, parmi les enfants gâtés, qui n’ont jamais connu ni règle ni devoir, qui ont pris l’habitude de voir tous leurs caprices satisfaits, dont l’esprit, est resté étranger à tout travail, le caractère ennemi de toute contrainte, combien y en a-t-il qui ne peuvent se trouver aux prises avec les réalités de la vie sans succomber dans une lutte qu’ils ne sont pas de force à soutenir, et qui perdent l’usage de la raison ? C’est sous l’influence de ces vices d’éducation, ou de conditions héréditaires fâcheuses, que se produisent le plus souvent ces excentricités de caractère, ces singularités dans la conduite, ces susceptibilités nerveuses que l’on rencontre si souvent en étudiant les antécédents des aliénés, et qui n’étaient elles-mêmes qu’un indice précurseur, qu’une première manifestation du trouble intellectuel dont ils devaient être ultérieurement atteints.
CAUSES DÉTERINANTES. — C’est à ces causes que s’appliquent surtout les restrictions par lesquelles nous avons commencé l’étude de l’étiologie des maladies mentales. Ce sont elles, en effet, qui peuvent, le plus souvent, être confondues avec les premiers symptômes d’une aliénation, qui débute d’une manière insidieuse.
L’on a l’habitude de distinguer ces causes en deux grandes classes, les causes morales et les causes physiques, et l’on discute depuis longtemps pour savoir laquelle de ces deux causes exerce le plus souvent son action. La plupart des auteurs, notamment Pinel, Esquirol, Parchappe, Brierre de Boismont, Guislain, Marcé, sont d’accord pour considérer les causes morales comme beaucoup plus fréquentes.
Par contre, la statistique générale des aliénés de France, composée avec l’ensemble des documents authentiques fournis par chacun des établissements d’aliénés, n’a cessé d’indiquer, depuis 1857 jusqu’en 1860, une prédominance notable des causes physiques sur les causes morales.
Du reste, le débat n’a pas l’importance qu’on pourrait lui supposer. Il est évident que toutes les causes physiques agissent sur le cerveau, soit directement par leur action locale ou par les modifications qu’elles impriment au sang, soit indirectement par le retentissement qu’un organe lésé exerce sur un autre organe. (Voy. Délire, vol. XI, p. 8.) Mais les causes morales n’agissent-elles pas, jusqu’à un certain point, d’une manière analogue ? N’est-ce pas par l’excitation cérébrale, excitation qui se traduit physiquement par des altérations de circulation, n’est-ce pas bien souvent par l’insomnie, qui, elle aussi, trouble les conditions physiques de la circulation et de l’innervation, par le défaut d’appétit, la dyspepsie, les troubles de nutrition qui altèrent les qualités du sang, que la douleur morale amène le dérangement de la raison ? C’est donc toujours par l’intermédiaire de l’organe que les causes déterminantes de la folie, qu’elles soient primitivement de l’ordre physique ou de l’ordre moral, exercent leur action ; c’est donc toujours par [p. 223] l’usure, la fatigue, l’excitation, la perversion des fonctions cérébrales qu’est produit le désordre de l’intelligence et des actes.
Causes morales. — L’on prétend que l’on devient fou de joie ; cela est à coup sûr très-rare, tandis que rien n’est plus fréquent que de devenir fou de chagrin. La douleur morale, nous le disions il y a un instant, les passions tristes sont les agents qui, dans un grand nombre de cas, déterminent l’aliénation mentale, et les statistiques sont d’accord pour leur attribuer une action plus fréquente chez la femme que chez l’homme. Les principales formes sous lesquelles ces causes agissent sont les chagrins domestiques, les revers de fortune, les deuils de famille, les déceptions de l’amour, de l’ambition, les remords, la nostalgie, la jalousie, l’envie ; dans bien des circonstances, leur longue continuité finit par exercer sur l’esprit une influence dépressive qui aboutit au délire, et le plus souvent au délire mélancolique. Il peut en être de même de l’isolement prolongé.
Les émotions vives, subites, quoique moins dangereuses que l’action lente et progressive de la douleur morale, déterminent quelquefois la folie ; c’est ainsi qu’agissent la frayeur, la colère, la pudeur blessée, la nouvelle subite de la mort d’une personne aimée ou la perte de la fortune. Certaines impressions religieuses très-intenses, la crainte d’avoir commis un sacrilège, l’émotion causée par une prédication terrifiante peuvent amener le même résultat.
L’on ne saurait refuser non plus une action morale à certaines influences que nous retrouverons à l’occasion des causes physiques, telles que la misère et le dénûment qui inquiètent justement l’esprit en même temps qu’elles affaiblissent le corps ; le passage d’une vie active a l’oisiveté ; les excès alcooliques eux-mêmes qui compromettent si souvent les intérêts, altèrent la dignité, brisent la carrière de ceux qui ont la faiblesse de s’y abandonner.
C’est dans la même catégorie d’influences qu’il faut ranger l’imitation morbide. Longtemps, elle a sévi d’une manière contagieuse et épidémique. L’histoire de la folie, au moyen âge, Calmeil l’a démontré, est surtout l’histoire des grandes épidémies de délire qui, sous la forme de démonomanie, de théomanie, de lycanthropie, ont ravagé l’Europe pendant plusieurs siècles (voy. Démonomame, t. XI, p. 122), et dont les tristes victimes, accusées de magie et de sorcellerie, ont trop longtemps expié sur le bûcher et au milieu des tortures, la fausse idée que l’on se faisait de leur état. Aujourd’hui ces superstitions ont presque complètement disparu, et avec elles ont cessé les épidémies intellectuelles qui en étaient le résultat. Ce n’est plus que de loin en loin, dans les régions montagneuses les moins civilisées de l’Europe, que l’on peut en retrouver quelques traces ; ou bien s’il se manifeste quelque commencement d’épidémie de ce genre au milieu de populations plus éclairées, la durée en est’ fort courte. Ce n’est donc qu’à l’état sporadique que de nos jours et dans nos pays l’on peut constater des cas de folie dus à l’imitation ; encore cela est-il rare et ne s’observe-t-il guères qu’entre membres d’une même [p. 224] famille à intelligence bornée et à vie très-isolée. L’on prétend aussi que les personnes qui soignent des aliénés, et qui vivent ordinairement avec eux, sont très-sujettes à le devenir elles-mêmes; cela est excessivement rare, et Trélat a montré, par des exemples frappants, combien il faut être réservé avant d’admettre l’authenticité des histoires de ce genre.
L’emprisonnement simple, et surtout l’emprisonnement cellulaire, ont été accusés de produire assez souvent la folie, et l’on s’est fondé, pour cela, sur le nombre relativement grand de cas de folie que l’on observe dans les prisons, à quelque système qu’elles appartiennent ; de là le nom spécial de folie pénitentiaire. Mais, Lélut, Baillarger, Sauze, ont démontré qu’il y avait encore là une confusion : les fous sont plus nombreux parmi les prisonniers que parmi les gens en liberté, parce que certains prévenus étaient déjà fous lorsqu’ils ont commis une faute, et qu’ils ont été condamnés sans que leur état de maladie ait été reconnu ; parce que la faute est commise quelquefois dans la période d’incubation d’un accès d’aliénation mentale qui ne se développe complètement qu’après la condamnation ; parce que, à bien des points de vue, crime et folie, appartenant à la même famille, il y a certaines catégories de criminels qui se confondent presque avec certaines classes d’aliénés ; parce qu’enfin, en dehors de toute punition, le remords du crime commis peut être une cause de délire. Cet ensemble de considérations doit donc faire exonérer l’emprisonnement, simple ou cellulaire, du reproche qui lui a été adressé d’une façon trop absolue.
Causes physiques. — La plus fréquente et la plus active de toutes est, à coup sûr, l’usage abusif des liqueurs alcooliques. (Voy. art. ALCOOLISME, t. I, p. 640 et DIPSOMANIE, t. XI. p. 641.) Malheureusement cet abus paraît prendre, dans nos pays, une influence sans cesse croissante et suivre d’un pas égal les progrès de l’industrie, l’extension de la vie de fabrique et la multiplication des grandes agglomérations d’ouvriers. Il est encore plus répandu dans les pays septentrionaux, où le climat excite davantage à boire, et où la rareté du vin est compensée par la consommation plus générale de l’eau-de-vie, du genièvre et autres liqueurs fortes. Il paraît, en effet, démontré que le vin est beaucoup moins nuisible que ces dernières boissons ; quant à celles-ci, doivent-elles leur action toxique à l’alcool seul, ou bien sont-elles surtout dangereuses, parce qu’elles contiennent des substances délétères, ou même certains poisons végétaux, comme cela a été dit tout récemment pour l’absinthe ? (Magnan et Bouchereau.) C’est une question depuis longtemps à l’étude, et qui ne nous paraît pas encore définitivement résolue.
L’action des excès alcooliques est beaucoup plus fréquente chez les hommes que chez les femmes. Parchappe lui assigne la proportion de 28 pour 100 pour les premiers et de 18 pour 100 chez les secondes. Les chiffres correspondants dans la statistique générale de 1854 à 1860 sont de 54 pour 100 pour les hommes et de 6 pour 100 seulement chez les femmes ; ce qui serait de nature à établir que, dans le département de la Seine-Inférieure, où Parchappe a recueilli toutes ses observations, les femmes [p. 225] auraient des habitudes d’intempérance beaucoup plus communes que dans le reste de la France.
L’usage du tabac aurait-il des inconvénients comparables à ceux de l’alcool, ainsi que le pensent certains auteurs, notamment Jolly ? Quelque violentes qu’aient été les attaques dirigées contre le tabac, il faut avouer que son action est très-rarement reconnaissable, parmi les circonstances qui produisent la folie, et que la pratique des grands asiles ne permet de lui attribuer qu’une bien minime influence, si tant est qu’on puisse lui en accorder une distincte. Mais ce qui est très-vrai, c’est que les grands fumeurs sont très-souvent de grands buveurs, et que la réunion de ces deux habitudes est fréquente chez les individus qui deviennent aliénés. Ajoutons qu’il n’y a pas un asile où l’on tolère l’usage ordinaire de l’eau- de-vie, et pas un où l’on n’autorise celui du tabac.
A la suite des abus alcooliques viennent se ranger, comme cause fréquente de maladies mentales, les excès vénériens. Ceux-ci aussi se combinent souvent avec les précédents, et il est très-naturel d’en former, dans les statistiques spéciales, une classe particulière sous la désignation d’excès sensuels.
Si, dans nos pays, l’action toxique de l’alcool est malheureusement très-fréquente, ce n’est que très-rarement que l’ouest à même d’observer des cas d’aliénation mentale dus à l’abus de l’opium, de la belladone, du haschisch. Ces cas sont, au contraire, très-communs dans certaines régions de l’Orient. L’empoisonnement saturnin est fréquent dans nos contrées, et parfois l’on observe des cas de folie qui paraissent causés par lui. Quant à l’intoxication mercurielle, qui était autrefois signalée comme déterminant souvent la folie, à la suite de traitements antisyphilitiques trop prolongés, les exemples en paraissent aujourd’hui bien rares.
Les blessures, les coups et les chocs sur la tête sont cités comme une cause assez fréquente de folie ; mais, dans la pratique, nous n’avons rencontré que bien peu d’exemples où leur influence nous ait paru nettement établie. Le plus souvent, une chute ancienne, un coup, sont invoqués, après un espace de temps souvent très-considérable, comme explication banale d’un accès de folie dont on ignore ou dont on ne veut pas avouer la véritable cause ; d’autres fois, les accidents auxquels on attribue la maladie n’ont eu lieu que lorsque celle-ci était déjà déclarée.
L’insolation est, à notre avis, une occasion plus réelle de maladie mentale, et plus particulièrement de paralysie générale. Nous avons observé plusieurs cas de ce genre, qui nous ont paru bien authentiques, presque tous chez des militaires qui avaient été soumis aux chaleurs intenses de l’Algérie, du Mexique ou de la Cochinchine. Sans même aller si loin, le camp de Châlons voit souvent se produire cet accident, chez les soldats qui y passent les moments les plus chauds de l’année, sur un sol blanc et aride. C’est une action très-analogue, sinon tout à fait semblable que, d’après Baillarger, l’érysipèle du cuir chevelu exercerait sur le développement, de la paralysie générale ; nous avons observé récemment un cas où cette maladie, fréquemment répétée, avait déterminé chez une [p. 226] femme de la campagne, un accès de manie simple dont la guérison fut rapide.
On peut encore rapprocher de ces cas, ceux où l’affection cérébrale, qui se traduit par la folie, est le résultat de la propagation à l’encéphale d’une dégénérescence organique, qui a affecté d’abord d’autres portions du système nerveux, les nerfs optiques par exemple, ou, ce qui est mieux démontré, la moelle épinière. C’est ainsi que la folie peut succéder à l’amaurose, à la paraplégie, à l’ataxie locomotrice ; ce dernier mode de pathogénie a été signalé pour la paralysie générale par Westphal et Magnan, et nous avons eu, plus d’une fois, l’occasion d’en constater la parfaite exactitude.
Les malades atteints de névroses convulsives graves ne sont pas seulement exposés à transmettre à leurs descendants un germe de folie héréditaire, ainsi que nous l’avons indiqué plus haut, à l’occasion des causes prédisposantes. Très-souvent ils sont eux-mêmes atteints de désordres intellectuels. L’épilepsie est celle de ces névroses qui produit le plus souvent l’aliénation mentale, et bien que celle-ci puisse affecter toutes les formes, elle a presque toujours, dans ses manifestations, un caractère de brutalité soudaine et imprévue qui lui donne un cachet particulier, et qui permet même parfois d’en reconnaître la nature avant l’explosion des attaques convulsives proprement dites (épilepsie larvée, de Morel). L’hystérie, la chorée, font naître aussi, dans certaines circonstances, des troubles intellectuels qui constituent une véritable vésanie.
Presque toutes les maladies aiguës ou chroniques sont susceptibles de déterminer, dans l’organisme, des modifications, sous l’influence desquelles la folie peut éclater. A cette catégorie appartient la folie dite sympathique particulièrement étudiée par Loiseau et Azam ; jusqu’à présent, il ne semble pas que l’on ail reconnu, dans ces cas, de rapports bien nets entre la nature delà lésion physique et celle du trouble intellectuel.
Plus qu’aucune autre maladie, la fièvre typhoïde es! souvent suivie de folie soit d’une manière immédiate, soit au bout d’un temps plus ou moins long ; une démence prématurée est une des formes sous lesquelles l’aliénation se manifeste le plus ordinairement.
Les fièvres intermittentes, selon Sydenham et Baillarger, le choléra, d’après Delasiauve, seraient quelquefois une cause occasionnelle de folie. Dans ces cas, cette affection doit être considérée comme le résultat de l’affaiblissement général que subit la constitution, et de l’état cachectique qui en est la suite. C’est une action du même genre qu’exerce, chez des individus prédisposés, la masturbation poussée à l’excès. Cette funeste habitude n’est pas moins redoutable chez les jeunes filles que chez les garçons, et on peut lui attribuer certains cas de démence chez les deux sexes.
Les anciens médecins attribuaient une très-grande part, dans la production de la folie, aux suppressions d’écoulements habituels, hémorrhoïdes, épistaxis, suppurations chroniques, transpirations locales, ou à la répercussion sur le cerveau d’une maladie de quelque autre organe, dartre, [p. 227] goutte, ulcère. L’on a rarement occasion, aujourd’hui, de constater l’action étiologique de ces sortes de phénomènes, et les théories humorales ont beaucoup perdu de leur vogue ; il est cependant certains cas qui semblent leur donner raison.
Enfin, il est un genre de causes qui agit uniquement chez la femme et qui détermine souvent la folie ; nous voulons parler des phénomènes se rattachant à la reproduction. Le début d’un accès de folie aiguë, les paroxysmes d’excitation dans le cours d’une maladie mentale chronique, coïncident fréquemment avec une époque menstruelle; on cite un certain nombre de cas où les premiers rapprochements sexuels ont déterminé un ébranlement fatal à la raison. Mais c’est surtout pendant la gestation, au moment de l’accouchement, pendant les suites immédiates, ou même dans le cours de la lactation, qu’éclatent des cas assez nombreux de folie puerpérale. Cette catégorie de faits a déjà été étudiée, à part, par Esquirol ; Marcé leur a consacré une intéressante monographie. Nous renvoyons le lecteur à l’article Puerpéral (État).
Symptomatologie. — Le cerveau est le siège des actes de la vie de relation, c’est-à-dire qu’il préside aux perceptions, aux opérations de l’entendement, aux mouvements volontaires; il exerce en outre une certaine influence sur les fonctions de la vie de nutrition, la circulation, la respiration, les sécrétions. Les diverses maladies cérébrales, réunies sous le nom collectif de folie, doivent donc se traduire par des troubles de chacune des fonctions que nous venons d’énumérer; mais toutes les fonctions ne sont pas également lésées, dans tous les cas. L’altération principale, caractéristique, est celle qui porte sur les fonctions mentales, c’est-à-dire sur l’ensemble des facultés intellectuelles, morales et affectives ; quelquefois elle existe seule, mais cela est plus rare qu’on ne le croit généralement, et presque toujours il s’y joint quelques troubles de la sensibilité ; souvent même ces derniers jouent un rôle très-considérable ou tout à fait dominant. Les mouvements sont aussi atteints dans beaucoup de cas, et il est une forme particulière et très-importante de folie où leur lésion est constante, et constitue un des éléments essentiels de la maladie (folie paralytique). Enfin la vie nutritive elle-même est presque toujours modifiée, d’une manière accessoire, il est vrai, mais qui mérite cependant d’être signalée.
Que les fonctions cérébrales soient troublées toutes à la fois, ou que certaines d’entre elles seulement soient atteintes, leur désordre, extrêmement varié dans ses nuances, se rattache presque toujours à deux types opposés, l’excitation et la dépression ; la perversion s’y joint le plus ordinairement, mais il est très-rare qu’elle existe seule, sans entraîner avec elle une certaine modification démesure. Aussi pouvons-nous, dès maintenant, indiquer, comme première distinction à établir parmi les nombreux aspects sous lesquels se présente la folie, les cas où c’est l’excitation qui domine et ceux où c’est la dépression, et dire, sans rien préjuger de la question de classification que nous aurons à étudier plus tard, que les premiers sont, d’une manière générale, désignés sous la dénomination [p. 228] de manie, et les seconds sous celles de mélancolie ou lypémanie. Nous apprécierons tout de suite l’utilité de cette distinction en passant rapidement en revue les diverses catégories de symptômes que nous venons de signaler.
TROUBLES DE LE SENSIBILITÉ. — Quelquefois la sensibilité est simplement exagérée ou amoindrie ; beaucoup plus souvent elle est pervertie.
Dans les formes de folie avec excitation, la sensibilité participe au trouble général ; les impressions de l’ouïe, de la vue, du tact, peuvent passer inaperçues, à cause de l’état d’exaltation qui distrait et absorbe les malades ; ou, au contraire, elles peuvent être perçues d’une manière exagérée et entraîner des réactions hors de proportion avec la cause. Il en est sans doute de même de celles du goût et de l’odorat ; mais ici, la constatation est beaucoup plus difficile, en dehors du témoignage des malades, et ceux-ci sont rarement capables de répondre aux questions.
L’hyperesthésie viscérale et tactile peut être le point de départ d’idées hypochondriaques qui précèdent, soit un accès de mélancolie simple, soit le début de la folie paralytique (Michéa) ; elle joue un rôle important dans la lypémanie hypochondriaque ; enfin elle est, on le sait, un symptôme très-commun dans l’hystérie simple, et, par conséquent, il est tout naturel qu’elle s’observe fréquemment, lorsqu’à celle-ci s’ajoutent des désordres de l’intelligence (folie hystérique).
L’anesthésie et l’analgésie, soit réunies, soit isolées, ont été plus étudiées, chez les aliénés, que l’hyperesthésie. Elles existaient, à coup sûr chez les folles condamnées, autrefois, pour crime de magie ou de sorcellerie, car les légions limitées du corps, sur lesquelles on pouvait les piquer et les brûler sans qu’elles donnassent aucun signe de douleur (stigmata diaboli), étaient évidemment des régions de la peau affectées d’analgésie. Les mêmes symptômes existaient chez les convulsionnaires du siècle dernier, et se retrouvent de nos jours chez les folles hystériques.
Dans l’étude de l’état de la sensibilité chez les aliénés, de grandes précautions sont indispensables pour arriver à l’appréciation exacte des phénomènes. Il ne suffit pas, en effet, que l’on puisse pincer, piquer, brûler même tel malade, sans qu’il donne des signes de douleur, pour que l’on soit en droit d’en conclure que, chez lui, les nerfs de la sensibilité n’exercent pas leurs fonctions ; il peut aussi se faire qu’il obéisse à une résolution délirante de tout supporter sans rien laisser paraître, ou bien qu’il soit absorbé ou distrait par la tumultueuse succession des idées qui assiègent son esprit, au point de ne pas faire attention à des sensations qui, en d’autres circonstances, auraient été parfaitement perçues. Cette sorte d’éclipsé de la sensibilité, par distraction, ne saurait nous étonner chez des aliénés exaltés, alors qu’on l’observe fréquemment chez des personnes saines d’esprit; qui ne sait notamment que, sur le champ de bataille, dans l’enivrement du combat, bien des blessures sont reçues sans être pour ainsi dire senties ? D’autre part, chez certains mélancoliques [p. 229] stupides, une sensation douloureuse peut être parfaitement perçue sans provoquer de réaction, uniquement à cause d’une sorte d’impuissance, d’incapacité absolue d’agir qui paralyse les malades, alors même qu’ils auraient le désir de manifester leur douleur.
Quoi qu’il en soit de ces différentes causes, et delà difficulté qu’il y a parfois à les distinguer les unes des autres, c’est en grande partie à l’anesthésie et à l’analgésie qu’il faut attribuer l’indifférence avec laquelle certains aliénés supportent, soit le chaud ou le froid; soit certaines affections douloureuses, clous, phlegmons, anthrax ; soit l’application de moyens thérapeutiques, vésicatoires, sétons, moxas; soit même des blessures ou des opérations graves. C’est également par elles que s’explique la fréquence des mutilations que ces malades exercent sur eux-mêmes, sans paraître en avoir conscience. Marcé pense, avec raison, qu’elle doit être pour quelque chose dans le peu de retentissement que des maladies viscérales graves, pneumonie, pleurésie, péritonite, ont, le plus souvent, sur l’ensemble de l’économie chez les aliénés. Foville et Michéa ont constaté qu’une anesthésie générale de l’enveloppe cutanée est parfois le point de départ du délire de quelques malades qui assurent qu’ils sont morts, qu’ils n’ont plus de corps, etc.
Enfin, nous avons eu plusieurs fois l’occasion de nous assurer que les membranes muqueuses elles-mêmes peuvent être frappées d’anesthésie, et qu’à cette cause tiennent, dans certaines circonstances, soit les difficultés de la déglutition, soit l’incontinence des urines ou des matières fécales.
La perversion de la sensibilité, ou délire des sensations, constitue un des symptômes les plus fréquents et les plus considérables de la folie ; elle se rattache à deux types principaux, soit l’appréciation erronée d’une impression réelle (illusion), soit la perception d’une sensation sans cause extérieure actuelle de nature à la déterminer (hallucination). Nous ne faisons que mentionner ici l’existence de ces lésions qui feront l’objet d’un article spécial. (Voy. HALLUCINATION.)
C’est encore aux troubles de la sensibilité qu’il convient de rapporter les douleurs névralgiques fréquentes chez les aliénés, et la céphalalgie qui s’observe, avec de grandes variétés de formes et d’intensité, dans beaucoup de cas de folie. Presque constante dans la période prodromique des aliénations aiguës, la céphalalgie subsiste souvent pendant leur durée, surtout lorsqu’elles s’accompagnent d’un état congestif de l’encéphale ; elle a d’ordinaire le caractère d’une douleur gravative dont le siège principal peut être à la région frontale, au vertex, à l’occiput. Dans leurs paroxysmes d’agitation, les malades sont trop troublés pour accuser l’existence de cette douleur, mais ils la révèlent souvent lorsqu’ils ont un éclair de rémission. Dans d’autres phases de la folie, notamment dans les exacerbations que présentent si fréquemment les folies de longue durée, à marche irrégulière, la céphalalgie se produit souvent sous forme lancinante et erratique, dans les diverses régions du crâne. Les expériences physiologiques s’accordant à démontrer que la substance même de [p. 230] l’encéphale est dénuée de sensibilité, plusieurs auteurs rapportent la céphalalgie aux filets nerveux de la dure-mère.
L’existence de points douloureux au siège de diverses émergences nerveuses et surtout, au niveau des plexus viscéraux, est un symptôme qui paraît fréquent dans la folie, mais que les autres manifestations de la maladie masquent souvent. Les médecins allemands, appartenant à l’école somatique, attachent beaucoup d’importance à la recherche de ces points, et lorsqu’ils en ont trouvé, ils dirigent contre eux les efforts du traitement.
Beaucoup d’aliénés se plaignent d’éprouver dans la téta des sensations insolites ; ils disent par exemple qu’ils se sentent la tête vide, ou que leur tête va éclater, ou qu’il leur semble qu’une boule d’eau roule à l’intérieur de leur cerveau. Il ne nous parait pas possible de donner, dans l’état actuel de nos connaissances, une explication satisfaisante de ces anomalies sensorielles.
TROUBLES DES FACULTÉS INTELLECTUELLES, MORALES ET AFFECTIVES. — Les désordres de l’intelligence et des sentiments constituant le symptôme essentiel delà folie, nous devrions en donner ici une description détaillée ; mais nous avons rempli cette tâche (t. XI) à l’article DÉLIRE, et ce que nous pourrions en dire constituerait une répétition pure et simple. Nous renvoyons donc le lecteur à cet article, et notamment aux deux sections relatives au délire en général et au délire vésanique, qui auraient tout entières leur place ici, et qui, malgré leur éloignement, doivent être considérées comme faisant partie intégrante de cette étude générale de la folie.
TROUBLES DE LA MOTILITÉ. — Parfois l’hystérie convulsive et la chorée s’accompagnent de désordres intellectuels constituant une véritable vésanie ; cela a lieu d’une manière beaucoup plus fréquente pour l’épilepsie. Dans tous ces cas, l’on ne peut pas dire que les troubles de la motilité soient, à proprement parler, un symptôme de la folie ; ils caractérisent la névrose convulsive qui est l’associée et souvent la cause de la folie, mais ils n’appartiennent pas en propre à celle-ci. Il en est de même de la perte du mouvement, consécutive à des lésions localisées du cerveau, lorsque ces lésions entraînent en même temps la perte ou la perversion des facilités intellectuelles. A la suite d’une hémorrhagie cérébrale, par exemple, on peut rester hémiplégique et dément, sans que pour cela la paralysie d’un côté du corps puisse être considérée comme un symptôme de la démence.
En dehors de ces circonstances, les aliénés peuvent présenter des désordres de la motilité, qui leur sont propres, et qui ont souvent une importance considérable pour la détermination de la forme de folie dont ils sont atteints.
Une des formes de folie les plus fréquentes, et celle de toutes qui, au point de vue de la classification, est le plus légitimement constituée en espèce distincte, est caractérisée par la réunion de troubles déterminés de l’intelligence et de la motilité. Les premiers consistent en un délire de forme variée, mais essentiellement mobile, diffus, incohérent, présentant presque toujours des phases de dépression mélancolique ou hvpochondriaque, [p. 231] et d’autres d’excitation optimiste ou ambitieuse, avec une tendance à la démence qui se manifeste souvent dès le début, mais qui, en tout cas, ne manque jamais de se montrer dans le cours de la maladie ; les seconds commencent par un désordre ataxique des mouvements, qui se reconnaît d’abord dans l’embarras de la prononciation, et qui, s’étendant progressivement à tous les muscles de la vie de relation, mais principalement à ceux des membres supérieurs et inférieurs, dégénère en une véritable paralysie, d’abord incomplète et enfin véritablement générale. A cela s’ajoutent très-souvent des mouvements convulsifs, soit isolés et limités dans un muscle ou un groupe de quelques muscles, soit généralisés et coordonnés sous forme d’accès épileptiformes. Cette affection a reçu beaucoup de noms, tels que paralysie générale, folie paralytique, démence paralytique, méningo-péri-encéphalite diffuse, etc. Nous nous bornons à mentionner ici son existence, renvoyant pour sa description à l’article spécial qui lui sera consacré sous la première de ces dénominations, qui est la plus généralement connue et employée. (Voy. art. PARALYSIE GÉNÉRALE.)
Même dans les espèces de folie que, par opposition à la paralysie générale, l’on réunit souvent sous le nom de folie simple, la motilité peut présenter certains désordres.
Dans celles où domine la dépression, les mouvements sont ordinairement lents et pénibles ; dans la forme où la dépression est portée à son plus haut degré, c’est-à-dire dans la stupeur ou stupidité, l’immobilité est absolue, et nous avons déjà indiqué cette sorte d’impuissance à agir qui met les malades dans l’impossibilité de faire un mouvement, même pour se soustraire à une sensation douloureuse, même pour satisfaire un des besoins essentiels au maintien de l’existence.
Par contre, dans la folie avec excitation générale, les mouvements sont violents, exaltés, souvent spasmodiques et comme automatiquement destructeurs. Les malades courent, sautent, cassent, brisent, mais surtout ils déchirent leurs vêtements, ou se déshabillent, en paraissant poussés par une exaltation spontanée de la motilité, plutôt que par une volonté consciente.
Nous croyons devoir comprendre aussi, parmi les troubles de la motilité propres à la folie, certains mouvements bizarres, toujours identiques à eux-mêmes, se réitérant presque sans cesse et ressemblait à des tics, que, sous l’influence d’hallucinations constamment répétées, quelques aliénés exécutent dans un but de défense et d’une manière qui paraît aussi, jusqu’à un certain point, automatique. Sans doute, entre la sensation fausse et le mouvement spasmodique par lequel le malade cherche à en conjurer les effets, il y a eu dans le principe, et il persiste toujours virtuellement, l’intermédiaire et le lien d’une conception délirante ; mais, à la longue, le rôle de celle-ci s’efface, et à l’hallucination succède le tic, comme certains ressorts partent lorsque l’on pousse un bouton.
TROUBLES DES FONCTIONS DE NUTRITION. — Comme transition entre les fonctions purement cérébrales et celles de la vie végétative, nous dirons quelques mots du sommeil qui est souvent troublé chez les aliénés. Nous [p. 232] avons déjà parlé de l’insomnie, qui est si fréquente dans la période prodromique de la folie, et qui nous paraît avoir, dans ces circonstances, une influence pathogénique à laquelle on n’accorde peut-être pas toujours une importance suffisante. Lorsque la folie est bien nettement déclarée, l’insomnie se continue très-souvent et persiste autant que la période d’acuité ; presque tous les malades, en proie à un accès aigu d’excitation ou de dépression, passent leurs nuits sans sommeil, ou ne dorment que d’une manière fugitive et insuffisamment réparatrice. Dans ces circonstances, le retour d’un sommeil franc et régulier est un symptôme excellent, qui indique une détente, signal fréquent de la convalescence. Même parmi les aliénés chroniques, il en est qui ne jouissent pour ainsi dire jamais d’un sommeil tranquille, et chez lesquels les troubles intellectuels et les hallucinations se manifestent la nuit avec plus d’intensité que pendant le jour.
Par contre, certains déments, épais et engourdis, dorment à peu près constamment, même pendant le jour, et ne se réveillent guère que pour prendre leur repas.
Les fonctions digestives sont presque toujours régulières chez les aliénés chroniques, mais il n’en est pas de même chez ceux dont la maladie est à l’état aigu. Beaucoup d’entre eux, soit sous l’influence d’idées d’empoisonnement, soit par suite d’une excessive surabondance d’idées qui absorbe toute leur attention, ou bien encore par suite de l’état saburral des premières voies, mangent d’une manière très-insuffisante ou refusent même complètement leur nourriture. A cette période d’alimentation difficile en succède souvent, dans les formes de folie avec excitation générale, une autre pendant laquelle les forces digestives sont surexcitées et l’appétit se montre réellement dévorant. Dans les phases extrêmes de la démence paralytique, on est souvent surpris de voir les facultés digestives rester seules intactes, et des malades, qui n’ont plus une idée et ne peuvent plus exécuter un mouvement volontaire, continuer à jouir d’un appétit régulier et digérer d’une manière parfaite tout ce qu’on leur donne à manger. L’appétit présente encore, dans la folie, des perversions fréquentes ; certains aliénés, même parfaitement nourris, mangent avidement des feuilles, de la paille, des bouts de cigares, des ordures, qu’ils ramassent dans les coins, des cailloux, du verre pilé, voire même des matières fécales. D’autres boivent de l’urine, de l’eau de vaisselle, ou bien recherchent avec une avidité maladive les liqueurs alcooliques et tout ce qui y ressemble.
La diarrhée est rare, comme manifestation propre à la folie; la constipation est au contraire très-fréquente; elle s’observe surtout dans les différentes formes de Iypémanie, notamment dans celle qui est liée à la paralysie générale, et elle tient à la diminution des sécrétions et de la contractilité intestinale. Souvent aussi, en dehors de toute constipation, certains aliénés résistent volontairement au besoin de la miction et de la défécation, sous l’influence de conceptions hypochondriaques ou de troubles sensoriels. Il y en a beaucoup plus chez lesquels les évacuations sont involontaires, que cela soit dû, comme nous l’avons déjà indiqué, à l’anesthésie des muqueuses rectale et vésicale, ou bien à la paralysie de la [p. 233] couche musculaire de ces réservoirs ; cet accident peut encore tenir au simple défaut d’attention.
Les fonctions génitales peuvent, comme toutes les autres, être exaltées, diminuées ou perverties.
Leur exaltation s’observe surtout dans la folie avec excitation et dans les périodes expansives de la paralysie générale, sans avoir cependant dans ce cas rien de pathognomonique. Souvent le délire des hallucinés est provoqué par des sensations imaginaires des organes génitaux, et s’exerce de préférence sur des sujets érotiques ou obscènes ; la même chose s’observe fréquemment chez les femmes dont l’intelligence se trouble à l’époque où elles cessent d’être réglées, et chez celles qui, parvenues à un âge plus ou moins avancé, sont atteintes de démence sénile. Presque toujours ces dernières s’occupent beaucoup de plaire, parlent de se marier, recherchent, pour leur compte, la société des hommes, et, par opposition, accusent toutes les autres femmes de mal se conduire ; quelques-unes poussent les choses plus loin, et soit par la lasciveté de leurs actes, soit par leur jalousie maladive, deviennent des fléaux pour leur entourage.
L’activité génitale est abolie chez beaucoup de déments, et d’une manière à peu près constante dans la paralysie générale, en dehors de la période de début.
Beaucoup d’aliénés se livrent à la masturbation, et s’il en est certains chez lesquels cette pratique a simplement le caractère d’une mauvaise habitude, entretenue par la privation de relations sexuelles normales, il en est d’autres chez lesquels elle résulte évidemment d’une impulsion délirante, irrésistible et inconsciente. Sous ce rapport, les femmes ne le cèdent en rien aux hommes, et elles s’adonnent d’autant plus facilement à ce penchant que, chez elles, la surveillance est beaucoup plus difficile à exercer ; certains cas de démence prématurée paraissent dus à des excès de ce genre. A côté d’eux, nous devons signaler quelques faits de pédérastie, et même de bestialité, que l’on observe parfois chez les aliénés, et qu’il est plus juste, croyons-nous, d’attribuer à une impulsion maladive qu’à des tendances vicieuses volontairement suivies.
C’est encore par suite d’une perversion du sens génital, causée par des hallucinations viscérales, que certaines folles pensent se livrer à des rapports sexuels, croient être enceintes, ou même se figurent qu’elles accouchent, sans que rien, dans la réalité, justifie aucune de ces conceptions.
La menstruation est fréquemment troublée dans la folie ; très-souvent l’explosion première du délire, ou le retour d’un paroxysme d’agitation coïncident avec une période menstruelle ; d’autres fois cette fonction reste suspendue pendant toute la durée d’un accès de lypémanie, et son rétablissement est le signal de la convalescence. Mais ces rapports sont loin d’être constants et absolus ; beaucoup de folles continuent à être exactement réglées, que leur maladie reste à l’état chronique ou subisse des paroxysmes d’acuité ; d’autres, par contre, chez lesquelles cette fonction est [p. 234] suspendue ou troublée, se rétablissent sans qu’elle reprenne sa régularité, et malgré cela, leur guérison peut être complète et durable.
L’état de la circulation et de la respiration ne paraît pas, chez le plus grand nombre des aliénés calmes et chroniques, s’écarter notamment de l’état normal, ou du moins les études faites jusqu’ici sur ce sujet n’ont abouti à aucun résultat bien significatif. Leuret et Mitivié disent bien que le pouls est accéléré et violent chez les maniaques et les monomaniaques, normal chez les déments, faible et ralenti chez les mélancoliques ; mais ces données sont loin d’être constantes et ne fournissent jusqu’à présent aucun élément de quelque importance au diagnostic, au pronostic, ni au traitement. Dans certaines phases congestives de la paralysie générale, le pouls est aussi ample et aussi rapide que dans les affections fébriles les plus intenses.
Quelques études sphygmographiques sur le pouls des aliénés ont été récemment entreprises en Allemagne, notamment par Wolff, médecin adjoint de l’asile de Sachsenberg (1865) ; Lorain a fait connaître en France ces recherches (1870) et reproduit plusieurs tracés qu’il lui emprunte ; elles n’ont pas amené jusqu’ici de résultat clinique d’une grande valeur. Cette méthode d’exploration présente, sur un grand nombre d’aliénés, de telles difficultés d’exécution, qu’elle ne nous paraît pas pouvoir être généralisée sans entraîner presque à coup sûr des erreurs.
La respiration est ordinairement accélérée ou ralentie, suivant que le malade est en proie à l’excitation maniaque ou à la dépression mélancolique. L’on pourrait se demander si ce n’est pas à un trouble spécial des fonctions respiratoires que l’on doit attribuer les cas assez fréquents de phthisie que l’on observe parmi les aliénés mélancoliques ; mais, comme en pareil cas, la tuberculisation est souvent généralisée, elle doit être plutôt rapportée à une lésion générale de la nutrition qu’à un trouble purement respiratoire.
Dans ces dernières années, les variations de la température intérieure du corps sont devenues un des symptômes auxquels on attache le plus d’importance dans l’étude d’un grand nombre de maladies. Des recherches sur ces variations ont été faites chez les aliénés par un certain nombre de médecins allemands et anglais ; les principaux sont : Wachsmuth, L.Meyer, Loewenhardt, Westphal, Saunders, Gibson, Clouston. Nous ne connaissons aucun travail français sur cette question.
Les résultats de ceux des mémoires étrangers que nous avons pu consulter ne nous paraissent pas devoir faire attacher un grand intérêt à ce nouvel ordre de symptômes dans l’étude des maladies mentales. Si plusieurs auteurs disent que la température est augmentée dans les formes avec excitation et diminuée dans les formes dépressives, ce résultat est loin d’être constant, et il est démenti par des faits contradictoires.
Il y aurait plus à compter sur les écarts considérables, soit au-dessus, soit au-dessous de la température normale, pour faire craindre une mort prochaine.
Le plus grand nombre des recherches ont porté sur la paralysie générale, [p. 235] et surtout sur les accidents épileptiformes si fréquents dans cette maladie ; c’est, en effet, dans cette espèce de folie que les troubles de la circulation sont le plus accusés, et pendant son cours, c’est à la suite des attaques convulsives que l’état congestif est le plus intense ; aussi, paraît-on d’accord pour signaler, à la suite de ces accès, une élévation marquée de la température.
L’état du sang, dans la folie, ne paraît pas présenter de caractère pathologique tranché : les études de Wittorf, d’Erlenmeyer, de Michéa, de Lindsay, sur ce sujet n’ont amené aucun résultat pratique important, De l’ensemble de leurs travaux, il paraît néanmoins ressortir que le sang des aliénés pèche plus souvent par l’insuffisance de globules que par leur trop grande abondance.
Les sécrétions, en général, sont abondantes chez les maniaques, rares et denses chez les mélancoliques. C’est pour l’urine principalement que ces différences ont été étudiées. En outre, Sutherland, Rigby et Michéa ont fait de nombreuses analyses de ce liquide, chez les aliénés, sans être arrivés à aucune conclusion positive. Cependant, le dernier a constaté, contrairement à l’opinion de Alvarez Reynoso, que le sucre et l’albumine ne se rencontraient que très-rarement chez les aliénés, même dans la paralysie générale et l’épilepsie ; ce qui étonne, quand on réfléchit à la part importante que, comme Claude Bernard l’a démontré, les altérations du cerveau jouent dans la pathogénie de la glycosurie et de l’albuminurie. Par contre, Lailler a publié tout récemment plusieurs cas de diabète sucré, observés d’une manière durable chez des aliénés, et qui n’auraient entraîné aucune modification appréciable, ni dans le délire, ni dans l’état de la santé générale.
Nous ne saurions quitter ce sujet sans dire un mot des fréquentes variations que l’on observe, chez les aliénés, au point de vue de l’embonpoint et de l’amaigrissement, et qui paraissent en relation avec le trouble général des fonctions nerveuses. Très-ordinairement, pendant les accès aigus d’excitation, les malades maigrissent et leur physionomie s’altère au plus haut degré ; un embonpoint rapide signale souvent le passage à l’état chronique, et est alors d’un mauvais augure en annonçant l’envahissement de la démence. Mais c’est surtout dans la paralysie générale que les modifications de ce genre sont fréquentes, rapides et hors de proportion avec les variations de l’alimentation. Dans les périodes de cette maladie où les fonctions de la circulation, et surtout de la circulation capillaire, sont le plus profondément altérées, et que l’on désigne d’ordinaire sous le nom de périodes congestives, on voit quelquefois les malades engraisser rapidement : leur lace devient lourde et épaisse, leurs traits s’émoussent, le volume même de leur tète paraît augmenter. A d’autres moments, sans qu’ils cessent de prendre leurs repas régulièrement, et sans que ce changement paraisse tenir à aucune cause appréciable, ils maigrissent très-promptement, et ce changement est si rapide que l’en pourrait dire qu’ils subissent une sorte de fonte paralytique. C’est en raison de la fréquence et de la valeur de ces changements successifs et souvent rapides que [p. 236] plusieurs aliénistes étrangers préconisent l’habitude de peser les malades à des époques régulières et rapprochées.
Très-souvent, dans la folie, la peau de la face et des mains devient brune et terreuse, sans que cette modification de couleur s’explique toujours par l’action du soleil ou de l’air extérieur. Il semble qu’il se fasse, sous l’influence de la lésion du système nerveux, un dépôt anormal de pigment sur les parties du corps exposées à l’air.
Enfin, l’on a signalé, chez les aliénés, des modifications dans l’état, la couleur, la chute ou la repousse des cheveux, sans qu’aucun rapport constant ait été déterminé entre ces phénomènes et la forme ou la marche de la folie. Il nous semble néanmoins que dans certains cas d’excitation cérébrale prolongée, la chevelure blanchit avec une rapidité plus grande que chez les personnes bien portantes.
A l’occasion des troubles (pic présentent les phénomènes de la vie de nutrition chez les aliénés, nous devons signaler les modifications qu’éprouve très-souvent, chez eux, la marche des maladies ordinaires, modifications auxquelles nous avons déjà fait allusion en parlant de la sensibilité. Elles ne sont pas constantes, et, malgré l’existence de la folie, une affection intercurrente peut suivre la même évolution et se manifester par les mêmes symptômes que chez les personnes saines d’esprit. Mais aussi, dans maintes circonstances, et surtout dans Je cours des affections mentales chroniques, des maladies très-graves de différents organes, telles que pneumonies, pleurésies, péricardites, péritonites, cancers, etc., peuvent se développer, et parcourir toutes leurs périodes, sans amener de réaction sensible dans les autres fonctions de l’économie, sans révéler leur existence par aucun indice. Elles restent à l’état latent jusqu’à ce qu’elles soient arrivées à leur développement le plus complet et le plus grave, quelquefois jusqu’à la mort, et l’autopsie seule révèle leur existence. L’on peut donc dire, dans beaucoup de cas, des aliénés, comme on l’a dit avec raison, des vieillards (Charcot), que chez eux les organes souffrent isolément, et souffrent en silence.
Anatomie pathologique. — Il n’est pas possible d’exposer, d’une manière générale, l’état de nos connaissances sur les lésions anatomiques propres à la folie. En effet, tandis que la folie paralytique est caractérisée par des lésions matérielles du cerveau constantes, et nettement reconnaissables tant à l’œil nu qu’au microscope ; tandis que la démence s’accompagne toujours d’une atrophie, plus ou moins marquée, de la substance corticale des hémisphères; tandis que l’idiotie, l’imbécillité, le crétinisme, s’accusent presque toujours par des défectuosités organiques des centres nerveux ou d’autres appareils, nous devons reconnaître que, jusqu’à présent, on n’est pas parvenu à découvrir d’altérations anatomiques spéciales, dans les autres espèces de maladies mentales. On trouve bien, le plus souvent, en examinant le cerveau des malades morts dans le cours d’une aliénation aiguë, des modifications vasculaires, indices d’un trouble important dans la circulation cérébrale, ou bien des lésions des méninges, et l’on sait le rapport intime qu’elles ont avec cette [p. 237] circulation ; mais ces altérations ne sont pas même constantes, et elles n’ont aucun caractère spécifique. Elles manquent très-fréquemment chez les aliénés chroniques, morts d’une cause étrangère à la folie proprement dite.
Les études microscopiques, entreprises dans ces dernières années, parviendront-elles à combler cette lacune ; nous feront-elles connaître, pour chacune des différentes formes de vésanie, des lésions constantes et nettement déterminées des éléments nerveux eux-mêmes? C’est ce qui constituerait un progrès énorme dans la science, mais il est encore douteux que cet important résultat soit sur le point d’être atteint.
Nous n’entrerons ici dans aucun développement sur cette question. L’étude détaillée de l’anatomie pathologique sera faite séparément à l’occasion de chacune des espèces différentes de folie pour lesquelles cela est possible, et on la trouvera aux articles qui leur seront consacrés ; pour les notions générales, nous renvoyons à ce que nous avons dit de l’anatomie pathologique du délire (t. XL p. 10).
Marche, évolution. — La marche des maladies mentales de courte durée, de celles qui peuvent jusqu’à un certain point être assimilées aux affections aiguës des principaux organes de l’économie, est assez facile à suivre et à constater. Cette tâche est plus difficile en ce qui concerne l’évolution de celles de ces maladies qui sont chroniques, et dont la durée s’étend à une portion importante, ou même «à la presque totalité de l’existence. Celles-ci, véritables affections invétérées, constitutionnelles, peuvent subir, pendant leur longue durée, des modifications qui, sans en changer l’essence, on modifient sensiblement le mode de manifestation. Cette étude de l’évolution des vésanies chroniques est cependant d’une haute importance, et l’on verra plus loin qu’elle peut fournir des caractères d’une certaine valeur pour leur classification. Nous indiquerons à grands traits les principales notions acquises sur ce sujet, dont Combes a fait une étude des plus intéressantes (thèse 1858).
Rien n’est plus rare, malgré l’opinion contraire répandue parmi les gens du monde et dans un si grand nombre d’œuvres de fantaisie, que l’explosion subite de la folie ; presque toujours, alors même que les apparences sont de nature à faire croire à ce brusque début, en étudiant avec attention les antécédents du malade, on constatera l’existence d’une période d’incubation plus ou moins longue, puis celle d’une période prodomique plus ou moins nettement accusée; on pourrait même faire remonter encore plus loin les premiers accidents, si l’on voulait y comprendre les phénomènes indicateurs des prédispositions héréditaires ou congénitales dont nous avons suffisamment parlé à propos de l’étiologie. Celles-ci, il est vrai, restent parfois latentes, mais souvent aussi elles se traduisent par des bizarreries et des inégalités de caractère, par une émotionabilité exagérée et des alternatives de joie et de tristesse non motivées, qui sont l’apanage ordinaire des tempéraments névropathiques.
Les prodromes qui, déjà, sont un commencement de maladie, consistent [p. 238] en troubles physiques et en troubles intellectuels, moraux et affectifs.
Les troubles physiques sont marqués surtout dans le domaine du système nerveux : ils peuvent consister en céphalalgie, douleurs névralgiques, éblouissements, vertiges; palpitations, anxiété précordiale, dyspepsie, pyrosis, douleurs gastralgiques, appétit désordonné, pica, boulimie ; désordres de la menstruation ou des fonctions génitales. Mais il est surtout un symptôme physique qui a une grande importance dans cette période ; c’est l’insomnie qui est souvent opiniâtre, et qui, effet au commencement delà maladie cérébrale, agita son tour comme cause contribuant à son aggravation.
Les troubles psychiques que l’on observe le plus souvent, dans la période prodromique de la folie, sont des modifications du caractère, une irritabilité inaccoutumée ou, par contre, une indifférence, une apathie qui contrastent avec les habitudes antérieures. Tel qui était régulier dans ses occupations, dans ses dépenses, devient négligent, prodigue ; tel autre, au contraire, croyant toujours qu’il va manquer de tout, devient parcimonieux et avare. Des modifications analogues peuvent se produire dans les affections : ceux que l’on aimait le plus deviennent à charge, et réciproquement. Toutes les facultés peuvent participer à ces anomalies ; toutes peuvent être exaltées à certains moments ou amoindries à d’autres. Les entraînements instinctifs tendent à secouer le joug de la raison ou de la volonté, et l’on observe alors, comme prélude de la folie, des excès alcooliques et vénériens qui jurent avec la régularité des habitudes antérieures. Souvent les malades ont une certaine conscience de leur état ; ils sentent que l’équilibre de leurs facultés se perd, et ils se demandent avec effroi s’ils ne vont pas devenir fous.
Cette période prodromique offre des différences très-grandes dans son intensité et dans la nature de ses manifestations ; elle peut être continue ou présenter des interruptions. Sa durée surtout peut varier beaucoup, être limitée à quelques jours, quelques semaines, ou s’étendre au contraire à des mois et même des années. Elle n’est pas forcément incompatible avec le retour à la raison : les symptômes peuvent s’atténuer, s’éloigner et le malade revenir à son état normal. Plus souvent, malheureusement, les accidents s’aggravent et dégénèrent en folie réelle.
La transition de la période prodromique à la période d’état des maladies mentales peut s’opérer de plusieurs manières : tantôt elle est rapide, se fait avec un certain éclat, et c’est alors que les personnes qui n’avaient pas observé les modifications antérieures de l’état général du malade, ou qui en avaient été témoins sans en comprendre la valeur, croient volontiers à l’éclosion instantanée de la folie; c’est ce qui arrive pour les accès aigus de manie, de mélancolie, pour les formes expansives de la paralysie générale. Tantôt, au contraire, cette transition s’effectue d’une manière lente, occulte, insidieuse, sans que l’on puisse limiter le moment précis où elle a lieu ; les symptômes propres de la folie, hallucinations, conceptions délirantes, idées de persécutions ou de grandeurs, se développent [p. 239]peu à peu, augmentent d’intensité sans que le malade l’avoue aux autres, ni quelquefois à lui-même, et, lorsque enfin le désordre de sa raison se révèle d’une manière non équivoque, par ses paroles ou surtout par ses actes, l’on se trouve en face d’une vésanie déjà ancienne et invétérée.
La folie, une fois déclarée, peut affecter le type aigu ou le type chronique : elle peut être continue, rémittente ou intermittente ; elle peut aboutir à la guérison, se perpétuer sous sa forme initiale ou se transformer en une autre forme. Même lorsqu’elle suit une marche rapide, la folie se juge très-rarement en un temps aussi court que la plupart des maladies aiguës des autres organes. Sans doute, elle est quelquefois très-courte et peut ne durer que quelques heures; mais cela est tout à fait exceptionnel, en dehors des cas d’intoxication. Presque constamment elle s’étend à plusieurs mois, ou au moins à plusieurs semaines , pendant ce temps, les symptômes n’ont pas, sans doute, toujours une acuité absolument égale, mais ils se maintiennent néanmoins à un degré assez uniforme pour que l’on puisse dire que la maladie est continue. Ce n’est que lorsque celle-ci arrive à son déclin qu’il se produit des éclaircies d’abord très-passagères, mais ensuite de plus en plus longues, et c’est ainsi que d’une manière lente et progressive le calme renaît, l’équilibre des facultés se rétablit et la guérison se confirme. Pour la terminaison favorable, comme pour le début, les changements subits, les coups de foudre, sont très-rares, quoi qu’en aient dit les romanciers. Toute disparition soudaine des accidents doit être suspecte, car elle n’indique presque jamais qu’une amélioration de peu de durée, suivie de rechute. Les vraies guérisons sont celles qui s’effectuent avec le concours du temps, par une série de modifications de plus en plus favorables, et par le retour progressif aux habitudes antérieures.
La guérison de la folie est-elle soumise à l’apparition de ce que l’on appelle en nosologie des crises, ou des phénomènes critiques ? C’est une question qui a été l’objet de nombreuses discussions. La plupart des médecins anciens croient à l’efficacité de ces crises ; Pinel, Fodéré, professent la même opinion. Esquirol va plus loin : « La guérison, dit-il, n’est certaine que lorsqu’elle a été signalée par quelque crise. » Récemment encore, Rousselin, Baume, Laffitte, ont cité de nouveaux faits conformes à cette théorie.
D’autre part, il n’a pas manqué d’écrivains modernes pour révoquer en doute la nécessité des crises, et sinon pour en nier la réalité, du moins pour en contester la fréquence ; Georget, Thore, Falret, se sont exprimés dans ce sens. Combes est plus affirmatif encore : « Sur 100 ou 120 guérisons, dit-il, nous n’avons rien vu qui pût ressembler à une crise. » Nous n’allons pas aussi loin que ce dernier auteur, mais nous croyons que la folie peut guérir, et guérir solidement, sans avoir présenté de phénomènes critiques. Nous devons dire néanmoins, pour l’avoir plusieurs fois constaté nous-même, que l’apparition d’un anthrax volumineux ou d’une éruption de furoncles, dans le cours d’un état de folie aiguë, semble exercer une influence favorable sur le désordre mental. Souvent des phénomènes de [p. 240] ce genre apparaissent dans la période expansive de la paralysie générale, et sont suivis d’une amélioration très-marquée ou même d’une rémission prolongée. Baillarger a insisté avec raison sur ces faits.
Une question qui se rattache de très-près à la théorie des crises est celle de l’influence des maladies incidentes sur la marche de la folie. Sans aucun doute, il est des cas exceptionnels où une maladie fébrile, un traumatisme grave, une opération chirurgicale, amènent dans l’état d’un aliéné une modification favorable qui aboutit à la guérison. Mais beaucoup plus souvent il se produit une amélioration qui n’est que passagère, et lorsque l’affection intercurrente a disparu, la vésanie reprend son cours ; enfin il ne manque pas de cas où les deux affections coexistent sans paraître avoir d’influence l’une sur l’autre, et où le délire persiste sans changement pendant toute la durée de la complication.
Les rechutes ont été de tout temps considérées comme fréquentes dans les maladies mentales, mais il existe bien des malentendus à cet égard, et les chiffres donnés par les statistiques officielles ne peuvent pas être considérés comme l’expression exacte du nombre de ces rechutes. Si un individu qui ne présente aucune prédisposition héréditaire, aucune tendance névropathique, se trouve, sous l’influence de puissantes causes accidentelles, atteint d’un accès aigu de folie, et s’il guérit, il y a beaucoup de chances pour que la guérison se maintienne sans rechute. Quand, au contraire, un homme est par sa naissance ou son tempérament fortement prédisposé à la folie, et quand, sous l’influence d’une cause occasionnelle même légère, il s’est produit chez lui un premier accès d’aliénation, suivi d’un rétablissement même complet, il y a tout lieu de craindre qu’à travers les épreuves inévitables de la vie, sa raison ne succombe de nouveau, tantôt pour un motif, tantôt pour un autre, et qu’il ne soit ainsi destiné à être atteint de plusieurs accès de folie, qui seront de véritables rechutes, et qui devraient seuls être comptés comme tels. Enfin il arrive aussi qu’un malade passe successivement par des phases différentes de délire, qui toutes constituent un véritable état d’aberration mentale, mais dont les unes lui permettent de rester libre dans sa famille ou dans la société, tandis que les autres nécessitent son placement dans une maison de santé. Chacune de ces rentrées sera comptée, dans les statistiques, comme une rechute, ce qui est une erreur. En effet, ce ne sont pas là autant de maladies différentes, mais seulement des phases successives d’une même maladie qui n’a jamais cessé d’exister, tout en revêtant des aspects différents. Nous connaissons une dame, atteinte de folie à double forme, qui passe chez elle, à la campagne, toutes les périodes de dépression, et qui, chaque fois qu’elle est agitée, doit être conduite dans un asile. Elle est actuellement à son dix-neuvième placement ; chacun d’eux ligure dans la statistique comme une rechute, et cependant cette dame n’a jamais cessé d’être aliénée.
La folie peut être chronique, soit parce que, après avoir eu au début et pendant un certain temps une marche aiguë, elle n’a pas abouti à la guérison et s’est prolongée en prenant les apparences de l’incurabilité, [p. 241] ou bien parce que, dès le principe, elle n’a présenté aucun caractère d’acuité et a pris les allures d’une affection constitutionnelle.
Il est très-difficile de déterminer le moment précis où une aliénation aiguë perd ce caractère pour passer à l’état chronique, surtout si l’on considère ce terme, ainsi que cela est presque constant dans la pratique, comme synonyme d’incurable. La prolongation de la maladie constitue, il est vrai, une forte présomption à cet égard, car presque toutes les guérisons se produisent dans la première ou dans la seconde année, et les chances favorables diminuent très-rapidement dans les suivantes ; mais il se présente aussi, de loin en loin, quelques cas de rétablissement après une durée de dix, de quinze ou même de vingt ans.
Il n’est pas plus aisé de préciser exactement le point de départ des folies à type positivement chronique : ainsi que nous l’avons déjà dit en parlant du début, celui-ci se produit d’une manière lente, insidieuse ; la perversion mentale peut prendre un développement intérieur assez étendu avant de se manifester extérieurement, et lorsque cette manifestation a lieu et met le délire au jour, il se trouve que celui-ci est déjà ancien et invétéré.
La folie chronique, quel qu’en soit le point de départ, est ordinairement moins violente, moins exagérée à tous égards que la folie aiguë ; mais cet apaisement relatif n’est pas constant, et, chez la plupart de ces aliénés, il se produit, à certaines époques, des recrudescences qui présentent le tableau d’un nouvel accès aigu venant faire saillie sur le fond habituel d’une vésanie moins intense.
Presque toutes les folies chroniques présentent, à un degré plus ou moins marqué, un caractère commun, qui est du reste l’un de ceux qui appartiennent le plus en propre à la classe entière des névroses : c’est l’irrégularité de leur cours, ou plutôt la fréquence des exacerbations ou paroxysmes, et l’alternance dans le mode d’expression et la nature des symptômes. Il est même certaines espèces de vésanies dans lesquelles cette alternance des phénomènes est assez marquée pour devenir un caractère essentiel et parfois spécifique : telles sont la folie à double forme, la folie des actes, ou instinctive, les folies épileptique et hystérique. Les aliénés atteints de délire partiel systématisé sont également sujets à des variations fréquentes dans leur état général, variations qui se réfléchissent dans la manifestation de leurs idées ou de leurs actes délirants. Il n’est pas jusqu’aux idiots et aux imbéciles qui n’aient, pour la plupart, leurs périodes de calme et d’agitation, leurs phases d’excitation et de dépression. En un mot, la mobilité, l’alternance des symptômes, leur retour par accès sont beaucoup plus marqués chez certaines catégories d’aliénés que chez d’autres, mais néanmoins ce sont des caractères communs à toutes et ils constituent l’un des traits les plus essentiels de la marche de la folie envisagée d’une manière générale.
Au nombre des modes d’expression les plus fréquents de ce caractère, il convient de ranger l’atténuation ou même la cessation momentanée des symptômes de perturbation mentale. Lorsque cette atténuation est générale, [p. 242] sans être complète, elle constitue une rémission ; beaucoup de variétés de folie présentent de ces sortes de rémissions, mais c’est surtout dans la paralysie générale qu’elles ont une grande importance clinique et médico-légale. Les améliorations plus complètes, mais n’ayant qu’une courte durée, et alternant d’une manière régulièrement périodique avec les phases délirantes constituent des intermittences. Les folies franchement, régulièrement intermittentes sont loin d’être communes ; elles nous ont paru, dans la pratique, moins fréquentes qu’on ne serait porté à le croire d’après les livres. Enfin, dans certains cas, l’amélioration, bien que temporaire, paraît complète et dure assez longtemps ; il ne lui manque que de persister pour constituer une véritable guérison. On en désigne alors la durée sous le nom d’intervalles lucides ; ceux-ci sont surtout importants au point de vue de la médecine légale.
Toutes les formes de folie peuvent subir une transformation commune et dégénérer en démence (voy ce mot, t. XI) ; mais cette transformation a lieu à des époques très-variables suivant les cas, et elle peut même manquer complètement. Il peut arriver qu’au bout de quelques mois seulement de maladie, tel aliéné soit déjà dans un état complet de démence ; il y a aussi des exemples de vésanies qui se continuent pendant toute une longue existence sans aboutir à cette décadence ultime. Nous en avons sous les yeux un exemple très-remarquable. Un vieillard, âgé de 78 ans, affecté de folie à double forme, a été placé pour la première fois dans un asile en 1816, et depuis cette époque il a passé une grande partie de sa vie dans divers établissements de ce genre. Aujourd’hui encore, dans ses périodes d’excitation, il montre une fécondité d’imagination, une verve délirante et surtout une mémoire d’une fidélité extraordinaire, s’appliquant aussi bien aux dates, aux lieux, aux choses et aux personnes. Après 55 ans de folie, il ne manifeste pas le moindre signe de démence.
Les chances de mortalité diffèrent beaucoup pour les différentes espèces de folie.
La paralysie générale entraîne presque fatalement la mort dans une période de temps qui peut varier entre quelques semaines et quelques années. Un certain nombre de cas de manie ou de mélancolie très-violente dégénère en un délire aigu dont la terminaison est promptement funeste,
(Voy. DÉLIRE AIGU, t. XI, p. 41.) La folie épileptique peut être, de plu- sieurs manières, la cause d’une mort accidentelle.
En dehors de ces cas particulièrement graves, la folie, surtout lorsqu’elle a revêtu un caractère franchement chronique, n’expose pas directement à la mort, et plusieurs de ceux qui en sont atteints parviennent à un âge avancé. C’est ce qui a lieu surtout dans les asiles d’aliénés, depuis que les améliorations de tout genre, que l’on a introduites dans ces établissements, ont assuré à ceux qui y sont traités des conditions d’hygiène physique et morale si supérieures à ce qu’elles étaient autrefois, et à celles auxquelles la plupart d’entre eux seraient soumis dans tout autre milieu.
Cependant, toutes choses égales d’ailleurs, la mortalité parmi les aliénés chroniques est plus considérable que parmi les personnes saines [p. 243] d’esprit, et l’on peut en trouver les raisons dans les considérations suivantes invoquées par Combes :
« Les aliénés succombent plus fréquemment à des accidents imprévus ou à des suicides.
« Ils s’exposent davantage à toutes les causes de maladies.
« Ils réagissent moins contre les diverses maladies, en raison précisément des lésions des centres nerveux.
« Enfin ils sont directement prédisposés à la méningo-encéphalite et à l’apoplexie, qui font parmi eux de nombreuses victimes »
Nomenclature et classification. — La folie, avons-nous dit, est la réunion de différentes affections cérébrales qui ont toutes un caractère commun, le délire. C’est dire implicitement que ces affections ont d’autres caractères qui les distinguent les unes des autres ; il faut donc leur donner des noms différents et établir entre elles un mode de classement. C’est là un des côtés les plus essentiels et les plus difficiles de l’étude des maladies mentales ; c’est un de ceux sur lesquels les médecins voués à cette spécialité se sont le plus exercés. « Lorsqu’ils croient avoir fini leurs études, a dit Bûchez dans une importante discussion de la Société médico- psychologique (années 1860-61), les rhétoriciens font une tragédie et les aliénistes une classification. » Mais cette multiplicité de tentatives est elle-même la meilleure preuve que la tâche n’a encore été jamais bien remplie, puisque aucune des classifications proposées n’est parvenue à se faire accepter de la généralité des praticiens.
À vrai dire, ces échecs successifs tiennent surtout à ce que nos connaissances sur la pathologie mentale sont encore bien incomplètes ; et s’il est aisé de montrer ce que toutes les classifications courantes ont d’artificiel et d’insuffisant, il est au contraire extrêmement difficile d’en trouver une qui soit entièrement à l’abri de ces reproches. Tâchons néanmoins d’indiquer la voie dans laquelle les efforts doivent, selon nous, se diriger, et de montrer le but que l’on doit chercher à atteindre.
Dans cette entreprise, nous aurons d’abord à lutter contre les imperfections du langage, contre les mots eux-mêmes. Malheureusement, presque tous ceux qui sont employés dans la nomenclature des maladies mentalesont reçu, depuis un temps très-ancien, des acceptions variables ou même opposées; d’autres ont, dans le langage usuel, une signification connue de tout le monde et qui n’est pas du tout la même que leur signification médicale. Au commencement même de cet article, nous avons dû expliquer comment l’expression générique de folie était loin d’avoir la même extension pour tous les auteurs, et il nous a fallu limiter exactement la signification précise qu’il nous paraissait convenable de lui assigner. La même nécessité s’impose pour chacune des formes principales de folie dont les noms sont généralement connus, manie, mélancolie, monomanie et démence. Pour cette dernière déjà, nous avons dû dire que sa signification, dans le langage de la jurisprudence et de la médecine légale, diffère complètement de celle qu’on lui donne dans la pathologie pure, et que dans le domaine de celle-ci même, il y a des états morbides, tels [p. 244] que la stupeur et l’imbécillité, qui ont été confondus à toit avec la démence, par des savants aussi distingués que Pinel et Parchappe. {Voy. art. DÉMENCE, t. XI, p. 95.) Quant au mot manie, s’il a été employé, par les médecins de la plus haute antiquité, dans le sens de fureur, de folie furieuse, il a continuellement cours, parmi les gens du monde, dans celui d’habitude bizarre, d’excentricité se manifestant surtout par une préoccupation exclusive pour une chose ou pour une autre. Le langage médical moderne s’est laissé aller à l’employer indifféremment dans ces deux sens ; c’est le premier qui domine lorsqu’on prononce le nom de manie tout seul ; c’est le second qui l’emporte dans certains mots composés, tels que nosomanie. Mais en outre, il y a de nombreux mots composés, monomanie, lypémanie, démonomanie par exemple, où il devient simplement synonyme de folie, ce qui est une nouvelle source de confusion. Le mot mélancolie a subi les mêmes vicissitudes : signifiant, d’après son étymologie, noirceur de la bile, il est pris par les gens du monde dans le sens de langueur, rêverie, méditation vague qui se complaît dans les idées attendrissantes. En pathologie, au contraire, il indique un état franchement maladif, mais celui-ci n’est pas le même d’après tous les auteurs. Suivant les uns, le mot mélancolie indique un délire dans lequel prédominent les idées de crainte et de tristesse ; suivant les autres, il signifie délire partiel, quelle que soit la nature des idées prédominantes, en sorte que, pour ces derniers, il y a une mélancolie gaie, melancolia moria de Sauvages et autres.
Esquirol, frappé à juste titre de la confusion qui régnait dans la nomenclature des maladies mentales, entreprit d’apporter, dans cette branche de la pathologie, la précision et la sévérité de langage qui faisaient complètement défaut. L’intention était excellente ; le résultat ne fut pas aussi bon. Pour atteindre son but, Esquirol inventa deux mots nouveaux, lypémanie et monomanie. Le premier a un sens précis dont il n’a jamais été écarté, celui de folie triste. Mais il n’en est pas de même du second. Son inventeur lui-même l’employa indistinctement, quelquefois à quelques lignes seulement de distance, pour désigner deux choses bien différentes, tantôt le délire partiel, quelle que soit sa nature, tantôt le délire partiel exclusivement gai et expansif. Depuis Esquirol, le mot monomanie a été l’objet des discussions les plus vives, causées en grande partie par le défaut d’entente sur la signification exacte qu’il convient de lui attribuer.
De 1820 à 1826 plusieurs auteurs signalèrent l’existence d’une nouvelle maladie jusque-là méconnue, qui a pris depuis une telle importance qu’elle tient aujourd’hui telle des principales places dans la pathologie mentale ; mais elle n’a pas échappé à l’inconvénient commun, et l’un des chapitres les plus remplis de son histoire est celui des divergences d’opinion sur le nom qu’il convient de lui donner. Méningite chronique, paralysie incomplète, paralysie générale, paralysie progressive, méningo-périencéphalite chronique diffuse, démence paralytique, folie paralytique, sont autant de dénominations différentes, proposées successivement pour cette maladie et toutes présentent de sérieux inconvénients. Le nom même [p. 245] de paralysie générale, qui est le plus ordinairement usité, est une source journalière de malentendus et de confusion ; car les mots qui le composent, pris dans leur sens précis, ne s’appliquent en aucune façon aux symptômes du début et de la plus grande partie de l’affection, et ils ne commencent à lui être appropriés, d’une manière encore incomplète, que lorsque celle-ci est arrivée à sa période ultime.
Nous sommes donc, encore aujourd’hui, en ce qui concerne la nomenclature des maladies mentales, dans une sorte de chaos, en dépit des tentatives les plus estimables faites pour y mettre ordre ; et bien que, dans les dernières pages qu’il a écrites, Parchappe ait dit : « Dès longtemps je me suis efforcé de faire cesser à ce sujet toute indétermination et toute confusion dans les idées et dans les mots, » cet auteur ne nous parait pas avoir atteint ce but plus efficacement qu’Esquirol ni que bien d’autres.
Que faire en présence d’une pareille situation ? Devrait-on, comme Guislain, mettre au rebut tous les anciens noms et inventer une série de dénominations entièrement nouvelles dont aucune ne serait compromise par une signification antérieure et à chacune desquelles on attribuerait un sens précis et nettement limité ? Ce serait là, à coup sûr, une solution radicale si elle pouvait être menée à bien ; mais une parcelle entreprise aurait peu de chances d’être accueillie favorablement dans l’état actuel de la science, car, comme nous allons le voir , les groupes morbides qu’il s’agirait de baptiser ainsi sont encore loin d’être nettement déterminés, et ce serait là une condition préalable indispensable pour le succès. On ne ferait donc qu’augmenter la confusion en ajoutant de nouveaux noms à tous ceux qui encombrent déjà la science. Mieux vaut encore se servir de ceux qui ont cours aujourd’hui, à condition de bien indiquer dans quelle acception on les emploie et de préciser les limites que l’on entend assigner à leur usage.
La classification tient une large place dans toutes les sciences naturelles. Parmi ces sciences, la botanique est celle qui est le plus avancée sous ce rapport, et cela tient, tout le monde le sait, à ce que, pour elle, le procédé des systèmes a fait place à la méthode naturelle. Par système on entend un mode de classement basé sur un caractère unique ou sur un petit nombre de caractères ; ce procédé est facile à appliquer et séduisant par sa simplicité, mais il a l’inconvénient très-grave de ne tenir compte que d’un détail plutôt que d’un ensemble. Il expose par conséquent à rapprocher ou à confondre des genres, espèces ou variétés qui tout en se ressemblant en un point, diffèrent beaucoup sous tous les autres rapports ; et, réciproquement, à établir des séparations là où, à côté d’une dissemblance unique, il y a un ensemble d’autres caractères qui sont communs.
La méthode naturelle, au contraire, prend pour base de classification la réunion de tous les caractères des objets à classer. Elle en forme un faisceau complexe, les coordonne et les subordonne les uns aux autres, et d’après la comparaison des groupes ainsi constitués et pris dans leur ensemble, elle assigne leur véritable place aux familles, aux genres, aux espèces, aux variétés. [p. 246]
Il serait hautement à désirer, pour le perfectionnement des sciences médicales, que cette méthode pût être appliquée à la nosologie en général, et à chacune de ses grandes branches en particulier. Pour ne parler que des maladies mentales, nous dirons avec Jules Falret, qui a insisté sur ce point avec beaucoup de force et de talent (Société médico-psychologique, même discussion), que le défaut commun à toutes les classifications, jusqu’à ce jour, c’est qu’elles ne sont toutes que des systèmes, et qu’aucune classification nouvelle ne pourra s’imposer définitivement que lors- qu’elle sera conforme à la méthode naturelle. Malheureusement, dans l’état actuel de la science, s’il est possible de tracer les principaux traits d’une bonne classification méthodique des maladies mentales, il n’est pas encore permis de lui donner la dernière touche.
Un coup d’œil rapide sur le passé fera mieux comprendre les difficultés de l’entreprise.
Les caractères qui, jusqu’à nos jours, ont été pris comme base de classification peuvent être rapportés à quatre chefs ; ce sont :
Le mode présumé d’altération des facultés mentales ;
Les manifestations extérieures de la maladie ;
Les causes et l’origine de son développement ;
Les lésions anatomiques qui lui sont propres.
D’où les noms de classifications psychologique, symptomatologique, étiologique ou pathogénique et anatomique.
Toutes les classifications anciennes appartiennent aux deux premières classes.
Les unes sont purement psychologiques ; nous citerons celles de Félix Plater (1625) qui considère l’intelligence comme constituée par la réunion de trois sens internes ; l’imagination, la raison, la mémoire et qui classe les maladies intellectuelles d’après la perversion, l’affaiblissement ou l’abolition de ces sens internes ; celle de Weickhard (1790) qui divise les maladies de l’âme en deux grandes classes, celles de l’intelligence et celles du sentiment, et subdivise chacune d’elles suivant l’augmentation et l’exaltation, la diminution et la dépression des diverses facultés intellectuelles ou des diverses passions.
D’autres sont purement symptomatologiques ; telles sont celles de Sauvages (1767) qui admet quatre ordres de vésanies et divise le troisième ordre, celui du délire en cinq genres, procédé que suivirent, tout en s’en écartant plus ou moins dans les détails, Ploucquet (1791), Erhardt (1794), Yalenzi (1796), et celle de Cullen (1782) qui divise la folie en trois genres, la manie, la mélancolie et la démence, division également adoptée par Chiarugi (1794).
D’autres enfin sont mixtes, psychologiques pour les divisions de premier ordre, symptomatologiques pour les divisions secondaires. Gallien admet trois facultés directrices, l’imagination, la raison, la mémoire, et les considère comme exposées chacune à trois ordres de lésions, abolition, affaiblissement, perversion ; les délires sont constitués par la perversion [p. 247] de l’imagination et de la raison, puis ils sont symptomatologiquement divisés en pyrétiques, phrénétiques et apyrétiques. Arnold (1782) fait reposer la première division qu’il introduit dans l’étude de la folie sur la distinction entre la sensation qui produit les idées et la réflexion qui engendre les notions. De là deux genres d’insanité, idéal insanity, notional insanity ; quant aux subdivisions, elles sont uniquement basées sur la symptomatologie.
L’école aliéniste moderne débute, en France, avec notre siècle. Après s’être illustré comme philanthrope et comme réformateur, Pinel publie son traité médico-philosophique de l’aliénation mentale (1800). Au point de vue de la classification, il innove peu ; aux trois genres établis par Cullen, la manie, la mélancolie, la démence, il ajoute l’idiotie, mais sans établir une distinction suffisamment nette entre elle et la démence.
Esquirol, au contraire, fait de nombreux changements ; il introduit deux genres nouveaux, la lypémanie et la monomanie, et divise toute la folie en cinq genres :
1° Lypémanie (mélancolie des anciens), délire sur un objet ou un petit nombre d’objets, avec prédominance d’une passion triste et dépressive.
2° Monomanie, dans laquelle le délire est borné à un seul objet, ou à un petit nombre d’objets avec excitation et prédominance d’une passion gaie et expansive.
5° La manie, dans laquelle le délire s’étend à toutes sortes d’objets et s’accompagne d’excitation.
4° La démence dans laquelle les insensés déraisonnent, parce que les organes de la pensée ont perdu leur énergie et la force nécessaire pour remplir leurs fonctions.
5° L’imbécillité ou l’idiotie, dans laquelle les organes n’ont jamais été assez bien conformés, pour que ceux qui en sont atteints puissent raisonner juste.
La classification d’Esquirol a été longtemps l’expression la plus achevée des classifications symptomatologiques de la folie. Elle fut de son temps, presque généralement admise et même aujourd’hui c’est elle qui domine dans la science et dans la littérature, dans la médecine légale et dans les statistiques officielles. Et cependant, à combien de difficultés pratiques son application ne vient-elle pas se heurter ? A combien d’objections sérieuses ne donne-t-elle pas prise ?
En Allemagne, vers la même époque, Heinroth (1818) bien qu’il eût vécu à Paris, près de Pinel et d’Esquirol, basait un nouveau système de psychiatrie uniquement sur la métaphysique. Pour lui, la folie est un trouble de l’âme prise dans son essence immatérielle. L’âme doit avoir pour idéal constant la poursuite du bien ; en s’en écartant volontairement, ou en s’en laissant distraire, elle tombe dans le péché; de là par deux voies presque parallèles, quoique distinctes, elle peut aboutir soit au vice et au crime, soit à la folie. Heinroth ne méconnaît aucune des lésions anatomiques ou fonctionnelles qui accompagnent la folie, mais il ne leur attribue qu’un développement et une importance secondaire ; [p. 248] pour lui ce sont les effets et non les causes de la maladie. L’oubli conscient du bien reste le fait initial et prédominant ; la perte de la liberté morale en est la conséquence ou plutôt le châtiment. Pour Ideler, qui est plus purement psychologiste, les formes de la folie ne sont que la reproduction, avec une intensité croissante, de celles de la passion qui n’était elle-même que l’exagération du penchant dominant.
Ces théories spiritualistes rencontrèrent, en Allemagne même, de nombreux adversaires, notamment Friedreich et Jacobi. Le dernier surtout, exclusivement partisan des doctrines somatiques, ne voit dans les troubles intellectuels qu’un symptôme d’une maladie corporelle, et le point de départ des différentes maladies mentales se trouverait, d’après lui, dans les lésions des différents viscères de l’organisme. C’est faire de toutes les folies, autant de folies sympathiques.
S’écartant, avec raison, de ces discussions scolastiques, les aliénistes français contemporains se sont appliqués, pour la plupart, à perfectionner l’étude clinique des diverses formes d’aliénation mentale et à poursuivre l’œuvre commencée par Esquirol ; mais ce travail même les a mis plus d’une fois en opposition avec les idées de leur maître.
La monomanie, qui, malheureusement, n’avait pas été rigoureusement maintenue dans les limites de sa définition, et que l’on avait eu le tort de représenter comme une folie basée sur une idée délirante unique, fut, la première, un sujet de discussion. Foville commença par faire remarquer qu’il n’y a, pour ainsi dire, aucun aliéné qui n’ait absolument qu’une seule idée délirante ; Falret ajouta que dans tous les cas de folie, quelque limitée que celle-ci paraisse, il existe un certain trouble général des facultés, qui toutes solidaires les unes des autres, ne peuvent pas plus être isolées à l’état morbide qu’à l’état normal.
Ferrus divisait simplement la folie en délire général et en délire partiel, mais cette distinction elle-même n’était pas à l’abri d’objections. En effet, disait-on, le délire partiel peut, à certains moments, s’étendre et devenir général, sans que la maladie change pour cela; d’autre part, même dans les délires généraux, il y a des moments où certaines facultés, certains sentiments, paraissent exempts de trouble. Pour remédier à cette difficulté, Delasiauve érigea l’intégrité ou la perte de la faculté syllogistique en critérium du désordre partiel ou général de l’entendement, et tout en conservant la monomanie et la manie, il interposa entre elles comme terrain intermédiaire, une nouvelle classe, celle des pseudo-monomanies ou monomanies diffuses.
Quant à la mélancolie ou lypémanie, Baillarger fit observer avec raison que la dépression constitue une lésion générale de l’entendement, et qu’il n’y a, par conséquent, pas lieu de la considérer comme une folie partielle; il proposa donc de la ranger dans la folie générale, à côté de la manie.
Jusque-là, les deux formes principales de la folie, la manie et la mélancolie continuaient à être acceptées comme des entités morbides distinctes et indépendantes. Mais on pouvait objecter que cette distinction théorique, très-nette dans les livres, l’est beaucoup moins dans la pratique ; [p. 249] que chez beaucoup d’aliénés, l’excitation et la dépression, au lieu de s’exclure l’une l’autre, sont au contraire alternées ou intimement mélangées, sans que l’on puisse dire cependant que ces malades sont alternativement, ni en même temps, en proie à deux affections différentes.
Cette difficulté se trouva en partie écartée, lorsque Baillarger proposa d’ériger en espèce distincte les cas de folie où les alternatives de dépression et d’exaltation sont d’une assez longue durée, et se succèdent avec une certaine régularité périodique, pendant une longue suite d’années; il leur donna le nom de folie à double forme, en même temps que Falret proposait celui de folie circulaire.
Mais ces cas étant ainsi classés à part, il en reste encore beaucoup d’autres dans lesquels l’excitation et la dépression se succèdent sans ordre, ou à bref délai, ou encore mélangent tellement leurs manifestations, qu’il est très-difficile de dire si tel malade est un maniaque ou un mélancolique ; d’autres fois, celle de ces deux dénominations qui paraît exacte à un moment donné, cesse de l’être dans le moment qui suit.
Ces faits étant incontestables et constituant une difficulté sérieuse à l’application delà classification d’Esquirol, plusieurs moyens furent proposés pour y remédier.
Les uns continuèrent à reconnaître l’existence de la manie et de la mélancolie, à titre d’entités pathologiques distinctes, mais ils admirent en même temps que, souvent, ces maladies peuvent se transformer l’une dans l’autre ou alterner ; de là, la trépomanie de Brierre de Boismont, et les formes mixtes de Marcé.
D’autres pensèrent que toute prétention à diviser la folie en des genres ou des espèces était en contradiction avec les faits envisagés dans leur ensemble, et réduisirent la valeur de la manie et de la mélancolie à celle de simples variétés se confondant toutes dans une maladie unique, la folie. C’est ainsi que Parchappe n’admet que la folie simple et la folie compliquée ; que les auteurs du Compendium et Griesinger ne voient, dans les différentes divisions de la folie ayant cours dans la science, que des formes d’une même affection et non des maladies distinctes.
D’autres enfin soutinrent que la manie, la mélancolie et la monomanie ne sont pas des entités morbides, mais seulement des éléments morbides, c’est-à-dire des symptômes qui peuvent se rencontrer, à différents titres, dans les diverses maladies mentales, sans en constituer le caractère essentiel, et qui n’ont qu’une valeur tout à fait secondaire au point de vue de la nomenclature.
Ces derniers auteurs furent naturellement amenés à abandonner la symptomatologie, comme base de classification, et à en chercher une autre ailleurs ; ils eurent recours, pour cela, à l’étiologie ou plutôt à la pathogénie.
Des tentatives en ce sens ont été faites en Angleterre par Skae, et tout récemment par Batty Tuke ; mais la plus importante est celle de Morel (1860) ; c’est elle qui personnifie le plus complètement le système étiologique de classification, et à cet égard, elle marque une date. Un cas de [p. 250] folie étant donné, pour en apprécier la nature, lui donner un nom, lui assigner une place dans la série, Morel ne se fonde pas sur l’appareil symptomatique avec lequel la maladie se présente au moment de son observation ; il recherche quelles sont ses origines, à quelle généalogie morbide elle se rapporte, en un mot quelle a été sa pathogénie.
D’après ces principes, il établit six groupes de maladies mentales .
1° Les aliénations héréditaires, divisées en quatre classes, depuis la simple prédominance du tempérament nerveux, jusqu’à l’idiotie.
2° Les aliénations par intoxication, alcoolisme, narcotisme, pellagre, etc.
3° Les aliénations par transformation de certaines névroses, ou folie hystérique, épileptique, hypochondriaque.
4° Les aliénations idiopathiques, comprenant l’affaiblissement des facultés, par suite de lésions organiques du cerveau, et la folie paralytique.
5° Les folies sympathiques.
6° La démence ou forme terminale commune.
D’après Morel, chacun de ces six groupes serait assez constant, dans son mode de production, son évolution, ses symptômes, pour que, le point de départ étant connu, on put en déduire toute la série ultérieure des manifestations, et que, réciproquement, celles-ci puissent permettre de remonter au point de départ.
On a dit, avec raison, de la tentative de Morel, qu’elle constituait, au point de vue scientifique, un pas en avant ; mais il n’est que juste de dire, en même temps, que la difficulté se trouve, par la, simplement changée de place, sans être résolue, car une classification des causes de la folie, quel-que bien faite qu’elle soit, ne saurait constituer une véritable classification des diverses espèces de folie.
Il est facile de prouver, en effet, que, dans la pathogénie des affections mentales, le rapport entre la cause et la forme de la maladie, est loin d’être constant ; les substances toxiques, par exemple, telles que l’alcool, les narcotiques, etc., produisent sur les facultés intellectuelles les effets les plus divers; le plus souvent, ce n’est qu’un trouble aigu, et de peu de durée, qui constitue un simple accès de délire accidentel ; d’autres fois, le trouble mental est au contraire d’assez longue durée et assez établi pour constituer une véritable folie, mais alors même, les symptômes, la marche, la terminaison de la vésanie n’ont rien de constant, ni de spécifique. C’est ainsi que les excès alcooliques peuvent donner naissance, soit à une démence simple incurable, soit à une démence paralytique promptement mortelle, soit à une lypémanie hallucinatoire ou à une manie aiguë. En présence d’une pareille diversité dans les effets d’un même agent toxique, comment peut-on reconnaître un caractère spécifique à la folie par intoxication ? L’embarras est encore plus grand pour les folies sympathiques, car ici, il y a autant de diversité dans les causes elles-mêmes que dans les effets. On a encore reproché à Morel son groupe des folies idiopathiques où la paralysie générale, qui devrait former une espèce à part, est accolée à d’autres variétés toutes différentes ou mal déterminées. On a principalement attaqué son groupe des folies héréditaires, érigé en [p. 251] entité morbide spéciale, alors que la prédisposition héréditaire est une cause qui favorise si puissamment la production de toutes les folies, quelles qu’elles soient. En résumé, dans l’état actuel de la science, demander à l’étiologie seule la caractéristique de toutes les espèces de folie, c’est lui demander plus qu’elle ne peut donner.
Il nous reste encore à parler du système anatomique. Jusque dans ces derniers temps aucun auteur n’avait essayé de se servir des seuls caractères tirés de l’anatomie pathologique pour établir une classification complète des maladies mentales ; le peu d’étendue de nos connaissances positives sur les lésions cadavériques propres à chacune des variétés de la folie, la paralysie générale exceptée, s’opposait à une pareille entreprise. Elle a été tentée, tout récemment, par Auguste Voisin, qui s’est appuyé surtout sur le résultat de nombreuses recherches microscopiques. Mais les quatre espèces de folies acquises qu’il considère comme anatomiquement distinctes, et qu’il désigne sous les dénominations de folie congestive, folie anémique, folie athéromateuse et folie par tumeurs cérébrales ou lésions diverses, nous paraissent encore loin d’être nettement caractérisées, surtout au point de vue des symptômes, et de l’aveu même de l’auteur, elles n’embrassent pas, il s’en faut de beaucoup, toutes les variétés de maladies mentales.
L’aperçu rapide que nous venons de jeter sur les différentes classifications de la folie, nous a montré que plusieurs d’entre elles ont pu avoir un mérite relatif, au moment où elles ont été proposées, et constituer alors un progrès sur le passé ; mais il nous autorise, en même temps, à leur reprocher à toutes, comme l’a fait J. Falret, d’être purement systématiques. Malheureusement, dans l’état actuel de la science, il n’est pas encore possible d’établir définitivement, sur un ensemble suffisant de caractères, des entités morbides correspondant à toutes les formes de folie, ou du moins si cette tâche est déjà complètement possible pour certaines d’entre elles, elle ne l’est qu’en partie pour d’autres. Aussi, n’osons-nous pas considérer comme définitif, ni complet, l’essai de classification méthodique qui va suivre ; il nous paraît seulement répondre autant que possible à l’état présent de nos connaissances.
Faute de pouvoir pénétrer l’essence intime d’une maladie, on a du moins une connaissance empirique de sa nature lorsqu’on en connaît le siège, les lésions anatomiques, les symptômes, les causes et l’évolution.
Pour les maladies mentales, nous considérons comme démontré (voy. art. DÉLIRE, t. XI, p. 8) qu’elles ont toutes leur siège dans le cerveau ; c’est donc là un caractère commun, dont nous n’aurons pas à tenir compte, comme élément de classification.
Quant aux lésions anatomiques, elles ont donné lieu à beaucoup de controverses ; certains auteurs leur accordent une importance considérable, au point de vue qui nous occupe ; d’autres leur refusent presque toute signification. Une pareille divergence d’opinions tient à un malentendu qui résulte lui-même d’une différence dans le point de vue où les uns et les autres se sont placés, pour envisager la question. [p. 252]
Si l’on embrasse, dans une vue d’ensemble, toutes les formes d’anomalies mentales, on constate qu’il en est beaucoup qui sont liées à des altérations anatomiques faciles à reconnaître. C’est ainsi que nous avons montré précédemment, que, dans toutes les démences, c’est-à-dire toutes les fois que l’intelligence est abolie ou notablement affaiblie, après qu’elle a eu un développement normal, il existe un degré plus ou moins marqué d’atrophie cérébrale. Nous pouvons dire aussi, dès maintenant, que dans les cas où l’intelligence n’a jamais pu se développer d’une manière normale, c’est-à-dire dans l’imbécillité, l’idiotie et le crétinisme, il existe un défaut correspondant dans le développement organique de l’encéphale, un certain degré d’agénésie cérébrale. Par conséquent, dans toutes les infirmités définitives de l’entendement, qu’elles soient acquises ou congénitales, il existe une défectuosité permanente des centres nerveux, atrophie cérébrale dans un cas, agénésie dans l’autre. C’est dire que les recherches anatomo-pathologiques doivent occuper une place importante dans les études nosologiques sur les différentes formes d’infirmités mentales. Par contre, si, laissant ces infirmités de côté, l’on ne s’occupe que des perturbations ou perversions mentales qui ont plus particulièrement le caractère de maladies aiguës ou chroniques, c’est-à-dire de ce qui, nous l’avons vu, constitue pour certains auteurs contemporains, la folie proprement dite, celle à laquelle est spécialement consacré cet article, il y a encore lieu de faire une distinction capitale.
D’une part, en effet, en passant en revue la totalité des formes ou variétés de folie, l’on distingue un groupe morbide des mieux délimités, qui présente d’une manière constante des lésions anatomiques fixes et spécifiques ; ce groupe est constitué par la paralysie générale ou folie paralytique. La paralysie générale, pour Esquirol et ses élèves, Georget, Delaye, Calmeil, n’était qu’une affection musculaire s’ajoutant, à titre de complication, aux différentes espèces de folie. Bayle, au contraire, la considérait comme une affection unique et distincte. Cette seconde opinion est aujourd’hui presque universellement admise ; pour notre compte, nous la partageons complètement, et nous considérons la folie paralytique comme une entité morbide, parfaitement distincte, ansi rigoureusement définie, qu’aucune de celles qui sont admises en nosologie.
D’autre part, reste la masse des folies purement délirantes ou vésaniques, et celles-là ne sont liées à aucune altération anatomique constante, actuellement connue ; elles ont uniquement le caractère de névroses simples, et elles forment, parmi celles-ci, un genre très-naturel.
C’est ce genre des folies simples, sans lésions anatomiques spécifiques, dont nous allons étudier, en détail, les diverses formes ; c’est sur lui que va porter, tout particulièrement, notre essai de classification, pour lequel, on le comprend, d’après les explications que nous venons de donner, nous devrons nous contenter des caractères tirés de l’étiologie, des symptômes et de l’évolution morbide.
Toutefois, lorsque nous aurons ainsi subdivisé la masse des folies simples en espèces et en variétés, nous aurons soin d’en rapprocher la folie [p. 253] paralytique et les infirmités intellectuelles acquises ou congéniales, de manière à pouvoir dresser un tableau général, comprenant l’ensemble de toutes les maladies mentales.
Les espèces de folies simples qui nous paraissent devoir être admises à titre d’entités morbides distinctes sont les suivantes :
- LA MANIE. — Nous sommes loin de donner ce nom à tous les états pathologiques dans lesquels, comme le dit Esquirol « le délire s’étend à toutes sortes d’objets et s’accompagne d’excitation. » Cette définition si compréhensive est celle qui convient au délire maniaque, et ce délire peut s’observer dans beaucoup de formes de folie qui, pour nous, ne sont pas la manie. C’est ainsi qu’il caractérise, au point de vue mental, l’une des phases les plus importantes de la folie paralytique; nous verrons plus loin qu’il constitue l’une des formes alternatives dont la succession prolongée constitue la folie à double forme ; qu’il joue un rôle plus ou moins important dans la folie instinctive, la folie épileptique, la folie puerpérale ; il se manifeste même, à certains moments, dans l’imbécillité et l’idiotie. Mais, dans toutes ces circonstances, l’exaltation générale, c’est-à-dire l’excitation ou délire maniaque, n’est qu’un symptôme passager, il n’a qu’une valeur accidentelle et accessoire, il n’a rien de spécifique. En dehors d’elles, nous appelons manie une espèce particulière de folie dont voici les principaux caractères : l’exaltation maniaque avec incohérence générale en forme le symptôme prédominant; elle éclate sous l’influence de causes diverses, principalement morales, et plus que la plupart des autres formes de folie, elle peut être produite d’une manière accidentelle, par de violentes commotions, chez des sujets qui n’y sont pas héréditairement prédisposés ; elle a, le plus souvent, une marche aiguë, franche, et aboutit alors, en quelques mois, à une guérison qui peut être durable; dans les autres cas, elle se transforme en une manie chronique, et plus tard, en une démence terminale qui conserve presque toujours une certaine exaltation, reste de la forme vésanique primitive.
Nous revenons, car c’est un point très-important, sur la nécessité d’établir une distinction entre le délire maniaque, symptôme accessoire ou passager dans la plupart des espèces de folie, et la manie proprement dite, constituant une entité morbide à part ; c’est une notion qu’il est indispensable de ne jamais perdre de vue dans les questions qui touchent au diagnostic différentiel des maladies mentales, entre elles, et à leur mode de classement. Nous pouvons déjà dire que, de même, les deux espèces dont nous allons parler après celle-ci, la lypémanie générale et la lypémanie partielle, ne doivent pas être confondues avec les idées mélancoliques, le délire dépressif, symptômes possibles ou fréquents de la plupart des autres formes de folie. Du reste, on trouve des distinctions analogues à chaque pas, dans la nosologie ordinaire. L’albuminurie, la glycosurie, ne sont-elles pas reconnues, aujourd’hui, comme constituant le caractère prédominant, spécifique de deux entités morbides bien naturelles, la maladie de Bright et le diabète sucré ? Et la présence anormale de l’albumine et du sucre, dans l’urine, ne se révèle-t-elle pas, à titre de [p. 254] symptôme secondaire, dans un grand nombre d’états pathologiques différents, que l’on ne confond pas pour cela avec la maladie de Bright et le diabète ? N’en est-il pas de même de l’épilepsie, que l’on peut appeler essentielle, opposée aux attaques épileptiformes, purement symptomatiques ? N’y a-t-il pas encore bien d’autres exemples semblables ?
- LA MYPÉMANIE GÉNÉRALE. — Le symptôme principal, prédominant de cette espèce est un état général de délire mélancolique, avec abattement, tristesse, craintes, scrupules, etc. Nous la désignons sous le nom de lypémanie générale, afin de bien indiquer que nous la distinguons des délires partiels dont la mélancolie était autrefois considérée comme le type : ce n’est pas que toutes les idées des malades qui en sont atteints, soient absolument délirantes, cela n’arrive jamais ; mais, ainsi que Bailiarger l’a parfaitement expliqué, il existe, chez eux, une lésion générale de l’intelligence qui leur fait voir tout en mal, un état de dépression qui imprime son cachet à toutes les manifestations intellectuelles, alors même que celles-ci n’ont pas, intrinsèquement, le caractère du délire. Par ses autres caractères, la lypémanie générale se rapproche assez de la manie ; comme elle, elle éclate souvent, sans prédisposition antérieure, sous l’influence de causes diverses ; elle a souvent une issue favorable et se termine, au bout d’un temps plus ou moins long, par la guérison ; dans le cas contraire elle passe à l’état chronique et se termine par une démence qui conserve un cachet de tristesse et de dépression.
Tandis que la manie se présente sous une physionomie presque constamment uniforme, la lypémanie générale peut se montrer sous trois aspects principaux, qui diffèrent assez les uns des autres pour exiger chacun, une description et une définition distinctes.
Il est en effet des lypémaniaques qui ne font autre chose que de se lamenter, de pousser des cris, d’exprimer leur anxiété par les plaintes les plus pénibles. L’on ne peut rien obtenir d’eux, ni attention pour ce qu’on leur dit, ni réponse suivie, ni occupation d’aucune sorte ; ils gémissent sans interruption, et c’est tout. Ce sont ces malades que Morel appelle des aliénés gémisseurs ; nous préférons désigner la catégorie à laquelle ils appartiennent sous le nom de lypémanie anxieuse.
D’autres lypémaniaques restent absorbés dans une douleur silencieuse qui ne se traduit que par leur abattement, leur attitude de profonde tristesse. Constamment déprimés, ils restent isolés, ne parlent jamais, ou ne murmurent que quelques paroles à voix basse ; mais ils vont et viennent et se livrent encore à leurs occupations ordinaires, du moins aux plus essentielles. Nous appellerons cette forme lypémanie calme ou apathique ; elle correspond assez bien, mais non complètement, à ce que l’on a appelé mélancolie simple.
D’autres enfin, absolument stupéfiés par la nature ou l’intensité de leur délire mélancolique, sont frappés d’une inertie et d’une immobilité absolues. Ils végètent, incapables de toute action, paraissent étrangers à tout ce qui les entoure, restent plongés dans un état de stupeur qui a parfois quelque chose de la catalepsie. Cette variété est connue depuis [p. 255] longtemps sous le nom de stupidité, mélancolie avec stupeur, lypémanie stupide.
Nous sommes donc amenés à subdiviser la lypémanie générale en trois variétés ou degrés :
1° La lypémanie anxieuse (aliénés gémisseurs) :
2° La lypémanie calme ou apathique (mélancolie simple) ;
3° La lypémanie stupide (stupidité, mélancolie avec stupeur).
Il arrive souvent qu’un même lypémaniaque passe successivement par plusieurs de ces formes ; aussi ne les considérons-nous que comme des variétés ou degrés d’une même espèce, et non comme des espèces différentes.
III. LA LYPÉMANIE PARTIELLE. — Nous comprenons sous ce nom la lypémanie et la monomanie d’Esquirol, consistant toutes deux en un délire partiel, mais dans la première desquelles, d’après cet auteur, il y aurait prédominance d’une passion triste et dépressive, tandis que dans la seconde (aménomanie de Rush) il y aurait excitation et prédominance d’une passion gaie et expansive.
Cette dernière définition ne nous paraît plus avoir de raison d’être. Depuis que les progrès de la science ont permis de distraire du cadre de la monomanie tous les cas qui appartiennent à la folie paralytique et à la folie à double forme, c’est en vain que l’on chercherait dans le délire partiel l’exubérance de la gaieté et l’expansion de l’allégresse. On y trouvera bien encore des idées d’orgueil et de grandeurs, mais elles sont loin de faire le bonheur ; elles sont, au contraire, associées aux chagrins les plus pénibles, aux plus rudes souffrances.
La lypémanie partielle, telle que nous la concevons, est intimement liée au délire des sens, c’est-à-dire à des hallucinations et à des illusions. Nous devons répéter ici, à propos des hallucinations, ce que nous avons dit plus haut de l’albuminurie et de la glycosurie, du délire maniaque et du délire mélancolique. Dans toutes les formes de folie, les hallucinations jouent un rôle plus ou moins important, mais qui n’est pas le principal. Ici, au contraire, elles en jouent un qui est prédominant et réellement spécifique. Nous n’en voulons, comme preuve, que l’unanimité des praticiens à appeler certains aliénés des hallucinés, bien qu’aucune espèce portant ce nom ne figure dans les classifications ordinaires. C’est que ces malades sont réellement des hallucinés par excellence, et que cela leur donne une physionomie toute spéciale. Aussi, les considérons-nous comme formant un groupe très-naturel, celui de la lypémanie partielle, qu’il serait plus exact, mais trop long, de désigner sous le nom de lypémanie essentiellement hallucinatoire.
Dans cette espèce morbide, ce sont presque toujours les troubles sensoriels qui débutent, et ce sont eux qui font naître les idées délirantes : ce qui explique comment le jugement peut conserver sa rectitude sur les questions dans lesquelles il n’est influencé par aucune hallucination, comment, par conséquent, la folie peut être partielle. La prédisposition [p. 256] héréditaire joue, dans l’étiologie de cette maladie, un plus grand rôle qu’elle ne le fait pour la manie et pour la lypémanie générale. Le début est presque toujours très-lent, le travail intellectuel, qui, se fondant sur les fausses sensations, fait naître le délire, reste longtemps interne et latent ; après qu’il s’est manifesté, il ne s’interrompt pas, mais il progresse sans cesse, en sorte que le délire se complique et s’organise de plus en plus. La marche est ordinairement chronique dès le début, traversée le plus souvent, de loin en loin, par des paroxysmes aigus. La terminaison favorable est rare, mais la transformation en démence est souvent plus tardive que dans le cas de manie et de lypémanie générale qui ne guérissent pas. La démence conserve aussi, chez les anciens hallucinés, une physionomie qui rappelle celle des premiers temps de leur folie.
La lypémanie partielle se présente, elle aussi, sous des aspects très-différents, qui exigent chacun une description et une dénomination.
Parfois les troubles sensoriels consistent en illusions ou hallucinations qui se rapportent exclusivement à la personnalité matérielle, au corps, aux viscères de celui qui les éprouve; le délire reste alors contenu de même dans le domaine de l’individualité physique, et constitue ce que l’on appelle la folie hypochondriaque.
Beaucoup plus souvent, les sensations maladives paraissent au malade venir du dehors, et s’adressent à la fois à la sensibilité générale et aux sens spéciaux. Elles font naître, chez lui, ridée qu’il est victime d’influences extérieures occultes, malfaisantes, qui s’acharnent à le martyriser ou qui prennent possession de lui. Il manque rarement d’attribuer ces effets à quelque pouvoir inconnu et mystérieux, tel que la police, le magnétisme, l’électricité, la physique, les jésuites, les francs-maçons. Le délire fondé sur ces fausses sensations est coordonné ; le point de départ une fois admis, il reste, jusqu’à un certain point, logique et conséquent avec lui-même. C’est pourquoi on l’a appelé délire systématisé ; mais, en raison de la nature des conceptions délirantes, on le désigne le plus ordinairement, sous le nom de folie des persécutions. (Lasègue.)
Les hallucinés persécutés peuvent parvenir à un degré encore plus avancé de systématisation délirante. Dans un travail spécialement relatif à cette question, nous nous sommes appliqué à démontrer comment les idées de persécutions peuvent faire naître, chez ces malades, des idées de grandeurs secondaires, constamment fondées sur une modification imaginaire de leur personnalité, et surtout, sur la croyance à une origine illustre, presque toujours princière et royale. A cette dernière expression de la lypémanie hallucinatoire, nous avons assigné la dénomination de mégalomanie qui existait déjà dans la science, mais dont la signification n’avait jusque-là rien de rigoureux.
Pour terminer cette énumération des variétés de la lypémanie partielle, nous mentionnerons encore la démonomanie (voy. t. XI, p. 122), qui, pendant des siècles, a exercé ses ravages, sous forme d’épidémies, dans la plus grande partie de l’Europe, et qui, aujourd’hui, ne se manifeste que rare- ment d’une manière sporadique, et plus rarement encore à l’état [p. 257] épidémique. Elle est caractérisée par la nature spéciale des fausses sensations et des conceptions délirantes, qui roulent presque exclusivement sur des sujets religieux et principalement sur la crainte de la damnation éternelle et la croyance à la possession démoniaque. Cette variété de délire mélancolique était des plus fréquences aux époques où les populations étaient dominées par les superstitions religieuses et la croyance aux sorciers ; à l’époque actuelle, où la foi est si profondément ébranlée, et où les sorciers et le démon lui-même ont tant perdu de leur prestige, l’on observe surtout des délires de persécutions attribuées au magnétisme, à l’électricité, à la physique et à la police. Les superstitions peuvent changer de forme, mais la crédulité persiste toujours.
En résumé, la lypémanie partielle ou essentiellement hallucinatoire se subdivise en :
1° Folie hypochondriaque ;
2° Délire des persécutions ;
3° Délire des grandeurs systématisé ou mégalomanie ;
4° Démonomanie.
La mégalomanie est, en règle générale, consécutive au délire des persécutions, et celui-ci, à son tour, est souvent précédé par des préoccupations hypochondriaques ; ce sont donc là encore des degrés d’une même espèce plutôt que des espèces distinctes.
LA FOLIE A DOUBKE FORME OU FOLIE CIRCULAIRE. — Signalée depuis quelques années seulement, comme une espèce à part, par Baillarger et Falret père, cette espèce est l’une des plus naturelles et des mieux définies. Elle tient, plus souvent qu’aucune autre, au développement d’une prédisposition héréditaire; elle se manifeste par une série prolongée de périodes de dépression et d’excitation qui alternent entre elles ; la durée, l’intensité, la forme de ces périodes peuvent varier beaucoup, selon les sujets, mais leur retour alternatif est constant. Cette maladie, une fois bien établie, persiste avec de grandes variations d’intensité, pendant l’existence toute entière des malades, et quoique rarement curable, elle échappe souvent à la démence. (Voy. art. FOLIE A DOUBLE FORME, p. 321.)
LA FOLIE INSTINCTIVE DES ACTES. — Dans cette espèce, le désordre mental se traduit moins par l’extravagance des propos que par celle des sentiments et des actions, et par la suprématie que les instincts exercent sur le raisonnement. Elle comprend ce que Ton a appelé manie sans délire, manie raisonnante, morale, impulsive, instinctive. Elle correspond à la deuxième et à la troisième classe des folies héréditaires de Morel, qui, mieux que personne, en a formulé les caractères. Elle reconnaît pour cause capitale l’hérédité morbide; elle a pour principaux symptômes la prédominance excessive du tempérament nerveux ; l’excentricité, l’irrégularité, souvent la profonde immoralité des actes; l’incapacité intellectuelle relative, juxtaposée à certaines aptitudes partielles très-développées , le retour irrégulier de paroxysmes pendant lesquels les instincts dominent seuls et se manifestent par l’impulsion au vagabondage, au vol, aux excès sensuels de tout genre, au dévergondage sous toutes ses formes, [p. 258] voire même à l’incendie, au meurtre et au suicide. On voit que nous comprenons dans cette espèce unique un grand nombre de prétendues espèces que l’on avait, à une autre époque, multiplié outre mesure, en les appelant dipsomanie, kleptomanie, pyromanie, érotomanie, monomanie homicide, suicide. Pour nous, loin de constituer autant d’entités morbides, de monomanies distinctes, les diverses variétés d’actes désordonnés auxquelles répondent toutes ces dénominations se rapportent toutes à une même espèce maladive, dont les modes d’expression peuvent être variées, mais dont la nature, l’essence est unique, et qui est si intimement liée à la constitution du malade, que l’on peut toujours en faire remonter le germe à la naissance, et qu’elle s’étend, au moins virtuellement, à la durée entière de son existence. Cette espèce offre beaucoup de points de ressemblance avec la folie à double forme ; mais elle présente moins de régularité dans le retour des paroxysmes et dans l’alternance de la dépression et de l’excitation ; comme elle, elle est rarement curable et échappe souvent à la démence. (Voy. art. FOLIE INSTINCTIVE, p. 351,)
LA FOLIE ÉPILEPTIQUE, HYSTÉRIQUE, CHORÉIQUE. — Associée aux grandes névroses convulsives, épilepsie, hystérie, chorée, cette espèce reconnaît pour cause l’existence même de ces affections ou la prédisposition spéciale de l’organisme qui les fait naître en même temps qu’elle. Bien que ses symptômes puissent être variés, ils présentent d’ordinaire certains caractères spéciaux, tels que le retour par paroxysmes, la soudaineté aveugle des impulsions, la mobilité excessive des idées et des sentiments. L’évolution de ces formes de folie est essentiellement liée à celles des névroses auxquelles elles sont associées ; quand elles ont duré longtemps, elles aboutissent le plus souvent à la démence, surtout la folie épileptique. (Voy. t. XIII, p. 596.)
LA FOLIE PUERPÉRALE. — Cette espèce comprend toutes les formes d’aliénation qui se développent chez la femme, à l’occasion des différentes phases des fonctions génératrices, la gestation, la parturition, la lactation. Fort bien caractérisée sous le rapport de l’étiologie, cette espèce l’est beaucoup moins bien sous celui des symptômes, car dans la période aiguë elle affecte tantôt la forme maniaque, tantôt l’une des formes mélancoliques. Quant à la prétendue valeur spécifique du délire érotique, dans les cas de ce genre, Marcé a démontré qu’elle n’avait rien de réel et nous partageons complètement sa manière de voir. La folie puerpérale guérit souvent d’une manière assez rapide, comme les cas aigus de manie et de lypémanie ; dans le cas contraire, elle passe à l’état chronique, et aboutit à la démence, sans que celle-ci conserve aucun caractère qui permette de remonter à son mode d’origine.
Telles sont les sept espèces que nous croyons devoir admettre comme espèces distinctes de folie simple ; leur énumération est loin de comprendre toutes les dénominations en apparence spécifiques qui ont cours, d’une manière plus ou moins opportune, dans le langage, malheureusement trop confus, de la nosologie mentale ; mais ce sont les seules auxquelles il nous paraisse légitime de reconnaître une véritable individualité [p. 259] pathologique. Nous avons déjà dit que nous ne pouvions accorder ce caractère aux folies par intoxication, car si elles offrent une spécificité positive dans leurs causes, elles n’en ont aucune dans leurs manifestations, ni dans leur évolution ; nous admettons encore moins, dans notre classification, la folie sympathique, car elle ne présente, elle, de spécificité ni dans ses symptômes, ni dans sa marche, ni même dans ses causes ; celles-ci en effet n’ont qu’un caractère commun, celui d’une irritation, d’une excitation transmise au cerveau d’un point quelconque de l’économie et cela ne saurait suffire, à nos yeux, pour constituer une espèce à part. Faudrait-il admettre, comme on l’a proposé récemment, des folies diathésiques, c’est-à-dire syphilitiques, cancéreuses, tuberculeuses, arthritiques ou rhumatismale ? Nous ne le pensons pas, car, en dehors d’une pathogénie qui est presque toujours fort discutable, nous ne saurions découvrir à toutes ces formes aucun caractère distinctif. Faudrait-il conserver, par respect pour les anciennes traditions humorales, les folies métastatiques dues à la transformation d’une ancienne maladie, à la suppression d’un flux purulent ou hémorrhoïdaire, voire même à l’interruption d’une simple sécrétion habituelle, celle du mucus nasal, par exemple, ou delà transpiration plantaire ? Pas davantage, car là encore les symptômes caractéristiques font complètement défaut, et le mode de production lui-même est rarement bien démontré.
Nous n’admettons pas, non plus, à titre d’espèce, une folie transitoire, instantanée, car toutes les manifestations délirantes que l’on désigne quelquefois par ces noms, peuvent se rattacher, croyons-nous, à l’une des espèces que nous avons précédemment indiquées, et si elles paraissent aussi transitoires, c’est presque toujours parce que l’affection reste réellement latente, ou qu’elle est longtemps méconnue faute d’une attention suffisante dans l’observation.
A la suite des diverses espèces de folie simple, nous devons ranger maintenant, comme formant à elle seule un groupe parfaitement distinct et caractérisé :
LA PARALYSIE GÉNÉRALE OU FOLIE PARALYTIQUE. — Cette espèce constitue une entité morbide des plus naturelles ; en effet, elle présente des lésions anatomiques constantes et spéciales ; elle reconnaît pour causes toutes celles qui déterminent l’usure, l’épuisement anticipé du système nerveux, c’est-à-dire toutes les formes d’excès physiques ou intellectuels, sensuels ou moraux ; elle a pour symptômes des troubles déterminés de l’intelligence, de la motilité, de la nutrition; elle suit une évolution caractéristique, pour aboutir à une terminaison fatale. Malgré une grande mobilité dans leurs manifestations extérieures, tous ces caractères ont, au fond, une fixité réelle, et par leur réunion harmonique, ils constituent une espèce très-bien définie.
Enfin, pour arriver à une classification complète de toutes les aliénations mentales, aux différentes espèces de folie, telles que nous venons de les décrire, nous devons ajouter :
Les démences, caractérisées, nous l’avons déjà dit, symptomatiquement [p. 260] par la diminution notable ou l’abolition des facultés mentales, arrivées antérieurement à un développement normal, et anatomiquement par un degré plus ou moins avancé d’atrophie ou plutôt de régression cérébrale ;
L’IDIOTIE, L’IMBECILLITE et le CRÉTINISME, expressions variables de diverses infirmités congénitales ou agénésies du cerveau, qui n’ont pas permis aux facultés intellectuelles d’acquérir leur développement normal.
Le tableau suivant résume tout ce que nous venons d’exposer :
ESSAI DE CLASSIFICATION MÉTHODIQUE DES MALADIES MENTALES.
TABLEAU 1
Cette classification nous paraît devoir être, dans la pratique, d’une application facile et exacte. Nous l’avons soumise à une épreuve sérieuse en répartissant, d’après elle, la totalité des malades actuellement présents à la maison de Charenton, au nombre de 559, dont 288 hommes et 271 femmes. Voici le résultat de cette répartition ; nous avons donné pour chaque colonne, correspondante aux hommes, aux femmes et à la population totale, deux nombres, l’un indiquant la quantité réelle d’aliénés affectés de chacune des espèces ou variétés de folie, l’autre la proportion que cette quantité représente pour une population de cent malades. [p. 261]
RÉPARTITION DES MALADES DE LA MAISON DE CHARENTON, D’APRÈS
L’ESSAI DE CLASSIFICATION PRÉCÉDENT.
TABLEAU 2
Ces proportions sont établies sur un nombre trop restreint de malades, et sur une population trop spéciale, pour que nous leur attribuions une valeur un peu rigoureuse. Elles n’en ont évidemment qu’une toute approximative. Néanmoins, tel qu’est ce tableau, il peut présenter quelque intérêt, comme premier aperçu d’une répartition proportionnelle des diverses formes de folie.
Nous pourrions entrer à cet égard dans des commentaires très-étendus, mais cela nous entraînerait trop loin ; nous nous contenterons de quelques remarques qui nous paraissent indispensables.
La première, c’est que la paralysie générale est très-rare chez les femmes de la classe moyenne, tandis que chez celles des classes inférieures, surtout dans les grandes villes, elle est beaucoup plus commune, sans cependant atteindre la même fréquence que chez les hommes. Aussi à la Salpêtrière, la proportion des femmes paralytiques est-elle beaucoup plus grande qu’à Charenton.
Notre seconde observation porte sur la folie puerpérale ; c’est par un hasard exceptionnel que cette forme ne se trouve pas, pour le moment, représentée dans notre population féminine. Ordinairement, nous en avons deux ou trois cas à l’état aigu ou subaigu. Cette proportion est, du reste, notablement inférieure à celle des cas qui se produisent réellement, car un [p. 262] certain nombre, pour ne pas dire le plus grand nombre, restent dans les familles, ou sont traités dans les maternités. Il est d’ailleurs plus que probable que parmi nos femmes démentes, il en est un certain nombre dont la maladie a été, dans le principe, d’origine puerpérale ; mais vu l’époque éloignée du début, les renseignements nous manquent à cet égard.
Nous n’avons pas, non plus, de cas de démonomanie, ce qui justifie ce que nous avons dit sur la rareté de cette forme de mélancolie partielle de nos jours et dans nos pays.
Par-dessus tout, nous devons faire remarquer qu’il s’agit ici de malades actuellement présents dans l’agile et qui y ont été admis depuis un temps plus ou moins long, et non de malades examinés au moment de leur placement. Dans ce dernier cas, et s’il ne s’agissait que d’admissions nouvelles, les proportions changeraient singulièrement, surtout en ce qui concerne les cas de paralysie générale, qui seraient beaucoup plus nombreux.
Diagnostic. — Reconnaître l’existence de la folie paraît à bien du monde une chose facile ; on se figure aisément que chacun peut le faire, et il ne manque pas de personnes, môme parmi celles qui devraient être les plus éclairées, pour affirmer qu’il ne faut qu’un peu de bon sens pour savoir toujours juger si quelqu’un a sa raison ou ne l’a pas. Cela n’est vrai, au contraire, que pour un nombre limité de cas ; ce sont ceux dans lesquels l’exaltation ou la dépression, l’absence ou l’affaiblissement des facultés s’accusent d’une manière continue et tellement évidente que l’état de maladie mentale s’affirme pour ainsi dire de lui-même. Par contre, combien n’y-a-t-il pas de circonstances où le diagnostic de la folie constitue un problème extrêmement délicat à résoudre, un de ceux qui exigent le plus de connaissances spéciales, les études théoriques et pratiques les plus complètes. L’on ne saurait s’en étonner, si l’on se rappelle ce que nous avons dit sur la difficulté de définir, d’une manière rigoureuse, la folie et le délire, d’établir une ligne de démarcation absolue entre la raison et ce qui ne l’est pas. Aussi, quelque répandue que soit l’habitude d’accuser les médecins aliénistes de voir des fous partout, et bien qu’il soit indispensable pour eux de ne pas être trop absolus dans leurs jugements, ni trop systématiques dans leurs appréciations, il n’en est pas moins vrai que l’on ne saurait trancher, sans leur concours, nombre de questions sociales, pathologiques ou médico-légales. Ceux-Là seuls qui ont l’habitude d’observer un grand nombre d’aliénés sont capables de saisir tel signe, qui passe complètement inaperçu pour tout le monde ; d’en sentir la valeur et de reconnaître qu’ils ont sous les yeux un malade dangereux, un insensé inconscient et irresponsable de ses actes, alors que les personnes qui n’ont pas de connaissances spéciales se figureraient être en présence d’un homme inoffensif, ou bien d’un criminel justiciable des peines les plus sévères. Quoi qu’on ait pu dire, il ne faudra parfois qu’un vertige instantané, une modification presque inappréciable dans la prononciation d’un mot, ou dans la forme d’une pupille, un [p. 263] geste ou une expression bizarre pour avertir un médecin expérimenté qu’il est en face d’un épileptique, d’un aliéné paralytique, d’un halluciné, là où aucune maladie ne sera apparente pour la plupart des observateurs. D’autres signes, tout aussi peu accusés, pourront le mettre sur la voie du diagnostic d’une folie impulsive, d’une folie à double forme, d’une vésanie hystérique ou hypochondriaque. Du reste, ce n’est pas ici le lieu de développer ce sujet ; il nous suffît d’indiquer en quelques mois, et d’une manière générale, les difficultés que peut présenter le diagnostic de la folie, pour prouver la nécessité de faire une étude approfondie de ses manifestations si variées, souvent si passagères et si mobiles, avant d’être sûr de la reconnaître dans les cas douteux.
Au point de vue purement nosologique, nous nous bornerons à dire que le délire étant le symptôme commun sur lequel est basée la réunion de plusieurs affections cérébrales sous la dénomination collective de folie, le diagnostic de celle-ci, d’une manière générale, se réduit au diagnostic du délire et à la distinction à établir entre le délire vésanique et le délire non vésanique. Ces points ont déjà été traités dans un autre article auquel nous renvoyons (t. XI, p. 25).
Quant au diagnostic différentiel à établir entre les diverses espèces de folie, il n’est pas moins important, car c’est sur lui que repose surtout le pronostic de curabilité ou d’incurabilité. La connaissance détaillée des symptômes propres à chacune de ces espèces étant indispensable pour permettre d’arriver à ce diagnostic différentiel, l’étude en sera faite à chacun des articles consacrés aux différentes formes de maladies mentales.
On trouvera dans les mêmes articles et dans la partie médico-légale de celui-ci l’indication des signes et moyens à l’aide desquels on peut distinguer la folie réelle de la folie simulée.
Pronostic. — La folie est une affection grave par la nature seule des fonctions qu’elle compromet, et l’on s’attend toujours à les voir troublées de nouveau, lorsqu’elles ont été atteintes une première fois ; aussi est-ce une opinion généralement répandue dans le monde que les affections mentales ne guérissent jamais bien, en sorte qu’une défaveur bien difficile à combattre s’attache presque fatalement aux personnes que l’on sait avoir été folles. Sous cette forme absolue, c’est là une opinion fausse, un préjugé injuste contre lequel il est du devoir du médecin de réagir ; pour cela l’important est de bien distinguer les formes, au point de vue du pronostic, et d’apprendre à discerner les espèces de folie dans lesquelles l’incurabilité est certaine ou probable, de celles où il existe, au contraire, des chances assez nombreuses de guérison.
Préservant les détails pour les articles spéciaux consacrés à chacune des principales espèces de folie, nous dirons d’une manière générale : la folie paralytique est incurable et fatalement mortelle en quelques années (nous indiquerons ailleurs les réserves à faire pour certaines formes aiguës au début) ; la folie à double forme, la folie instinctive des actes sont des affections constitutionnelles qui exercent en général leur influence sur la vie entière de ceux qui en sont affectés, sans toutefois en abréger [p. 264] sensiblement la durée, mais elles peuvent présenter des rémissions ou des intermittences souvent assez longues pour permettre au malade de reprendre les habitudes de la vie ordinaire; les mélancolies partielles et systématiques, folie hypochondriaque, délire des persécutions, mégalomanie, une fois qu’elles sont bien organisées, reviennent rarement sur leurs pas, en sorte qu’elles n’offrent que très-peu de chances d’une guérison réelle et durable. Quant à la démence, à l’idiotie, à l’imbécillité, elles constituent des infirmités persistantes dont les inconvénients peuvent être atténués par des soins assidus et bien dirigés, sans que l’on puisse pour cela, compter sur leur curation proprement dite.
Nous sommes obligé, on le voit, de faire une large part à l’incurabilité, et pour tous les aliénés que nous venons d’énumérer, et qui sont malheureusement trop nombreux, le préjugé mondain contre la généralité d’application duquel nous nous élevons, n’est, il faut bien le dire, que trop exact. Restent néanmoins plusieurs formes de folie qui sont loin de présenter des chances aussi défavorables.
Celles qui sont liées à l’existence d’une névrose convulsive, épilepsie, hystérie, chorée, et qui n’ont pas encore acquis, par une longue habitude, un droit de domicile définitif, peuvent se modifier avantageusement et disparaître complètement, lorsque l’affection convulsive à laquelle elles sont jointes vient à guérir. Cette terminaison favorable sera beaucoup moins rare, on le comprend, pour la folie hystérique que pour la folie épileptique.
La folie par intoxication peut passer par les mêmes phases que l’empoisonnement qui lui donne naissance. Lorsque celui-ci est aigu et passager, la folie a la même marche, et, pourvu que le cas ne soit pas assez grave pour entraîner la mort rapidement, la raison ne tarde pas à se rétablir. Lorsque, au contraire, l’empoisonnement est lent, progressif et continu, la folie, dont l’apparition est généralement assez tardive, présente dès le début le caractère de la chronicité. Elle peut bien alors, si l’action productrice vient à cesser complètement, revenir lentement sur ses pas, et finir même par disparaître ; mais, le plus souvent, elle s’est établie d’une manière définitive, et persiste après que l’agent toxique a cessé d’être introduit dans l’économie. C’est ainsi qu’il y a des cas de folie alcoolique ou saturnine incurables, bien que le placement dans un établissement spécial fasse nécessairement cesser la cause première de l’intoxication.
Restent enfin deux espèces, la manie et la mélancolie générale, qui, plus que celles que nous avons énumérées jusqu’ici, ont le caractère d’affections cérébrales aiguës, du moins à leur début, et qui sont aussi plus accessibles au traitement. Celles-là, lorsqu’elles se présentent à l’état simple, lorsqu’elles sont convenablement traitées à une époque rapprochée des premiers accidents, fournissent une proportion notable, nous pourrions dire considérable, de guérisons. La manie franche, aiguë, chez des sujets bien constitués et encore jeunes, due à une cause accidentelle plutôt qu’à une prédisposition organique, guérit le plus souvent au bout [p. 265] de quelques semaines ou de quelques mois. On doit en dire autant de la mélancolie avec stupeur ; la mélancolie simple et la mélancolie anxieuse, bien que passant plus souvent à la chronicité, fournissent aussi une notable proportion de guérison.
La folie puerpérale, qu’elle affecte la forme maniaque ou la forme mélancolique, est encore une des variétés de vésanie qui présente le plus de chances de rétablissement durable ; mais souvent les accès se reproduisent à chaque grossesse.
La prédisposition héréditaire, à laquelle nous venons de faire allusion, est une des circonstances auxquelles on attache, à juste titre, le plus d’importance dans le pronostic de la folie. Mais les appréciations sont loin d’être concordantes à cet égard ; tantôt on la représente comme écartant presque toute possibilité de guérison ; tantôt on dit qu’elle n’y apporte pas d’obstacle sérieux. Un travail récent de Kraft-Ebing a établi, dans cette question, des distinctions qui permettent de faire cesser les contradictions. Cet auteur a pris pour base de ses recherches 292 cas (178 hommes et 114 femmes), dans lesquels il y avait eu transmission directe de la folie, et il les a répartis en trois groupes qui ont donné, au point de vue de la marche de l’affection, des résultats bien différents. Le premier groupe est composé de malades chez lesquels la transmission de la folie par hérédité directe a été démontrée, mais qui , jusqu’à ce qu’ils fussent devenus fous, n’avaient jamais présenté aucun trouble intellectuel, aucune anomalie mentale attribuable à l’influence morbide héréditaire : ce sont des cas de prédisposition latente. Le nombre en a été de 93, et ils ont fourni comme résultat, en ramenant la proportion à celle de tant pour cent : guérisons, 58 pour 100 ; améliorations, 16 pour 100 ; pas de modification, 26 pour 100.
Le second groupe comprend des malades qui, avant leur folie, avaient présenté, d’une manière périodique ou continue, des accidents névropathiques ou des anomalies intellectuelles, attribuables à l’influence morbide héréditaire. Les caractères de ces cas peuvent être très-variés ; les plus fréquents sont la faiblesse de la constitution, l’excessive impressionnabilité, l’établissement pénible de la puberté signalé par divers troubles nerveux et intellectuels. Tout indique que chez ces individus le système nerveux est l’endroit faible, et que c’est de son côté qu’existe l’imminence morbide. Ce groupe comprend 171 malades parmi lesquels il y en a eu : guéris, 15 pour 100 ; améliorés, 20 pour 100 ; sans changement, 65 pour 100.
Le troisième groupe enfin, comprend les malades qui, dès le principe, manifestent de telles anomalies dans leurs dispositions morales et leur développement intellectuel, que, chez eux, l’existence d’une affection mentale congénitale est évidente. Ils présentent tantôt les symptômes de la folie instinctive, tantôt ceux de l’idiotie ou de l’imbécillité. Le nombre en a été de 28 qui ont fourni : guérisons, pour 100 ; améliorations, 5 pour 100 ; incurabilité, 95 pour 100.
La curabilité est donc en raison inverse de la netteté du cachet morbide [p. 266] préalablement imprimé à la constitution. Lorsque ce cachet n’est pas visible, lorsque la prédisposition reste latente jusqu’au début de la maladie mentale, les chances de guérison ou d’amélioration de celle-ci sont tout aussi favorables, si ce n’est plus, que pour tout autre groupe d’aliénés. Lorsqu’au contraire la prédisposition héréditaire s’annonce d’avance par des signes ou simplement inconnaissables ou tout à fait évidents, elle constitue une condition des plus fâcheuses, et aggrave considérablement le pronostic.
L’âge du malade exerce une certaine influence sur l’issue de la maladie, et la folie, toutes choses égales d’ailleurs, guérit plus facilement chez les sujets jeunes, ou dans la période moyenne de la vie, que chez ceux qui sont très avancés en âge. La vieillesse ne constitue cependant pas un obstacle absolu à la guérison, et l’on voit, de temps en temps, des aliénés se rétablir complètement, bien qu’ils aient dépassé 60 ou 70 ans. Mais ce sont là des cures exceptionnelles, et sur lesquelles il n’est guère permis de compter d’avance.
Lorsque la maladie est due à une cause énergique, mais accidentelle et passagère, telle qu’une vive émotion morale, lorsque le début en est brusque et soudain ; lorsque les symptômes se manifestent de suite avec une grande intensité, il y a beaucoup de chances pour que l’affection suive une marche aiguë, soit de courte durée, et se termine promptement par la guérison, pourvu toutefois que l’acuité des accidents ne la fasse pas passer à l’état de délire aigu ; car, nous l’avons dit, celui-ci est presque toujours mortel. (Voy. t. XI, p. 41.)
Lorsqu’au contraire les causes de la folie sont obscures et agissent d’une manière lentement progressive , lorsqu’elles tiennent à une modification générale de la constitution physique, lorsque la période prodromique est longue et vaguement dessinée, lorsque les premières manifestations de la maladie traînent elles-mêmes en longueur et manquent de netteté, il est à craindre que la vésanie n’affecte d’emblée une marche chronique, et que la guérison ne puisse être obtenue.
Un cas curable de folie étant donné, il est de la plus haute importance qu’il soit promptement traité, et la durée antérieure de l’affection, lorsque le traitement commence, est une des considérations qui exercent le plus d’influence sur le résultat. Tous les auteurs sont d’accord pour reconnaître que si la folie reste abandonnée à elle-même, les chances de guérison diminuent rapidement ; nombreuses dans les premières semaines, elles deviennent rares au bout de quelques mois, et à peu près nulles, sauf quelques cas tout à fait exceptionnels, après plusieurs années. Le traitement hâtif des maladies mentales est donc d’une importance considérable, qui ne doit jamais être perdue de vue.
Le sexe n’a guère d’autre influence que celle qui résulte de !a rareté relative de la paralysie générale chez les femmes : celles-ci, au moins celles des classes élevées ou moyennes de la société, se trouvent, par suite de cette immunité, presque à l’abri de la forme la plus grave et la plus rapidement mortelle de la folie. [p. 267]
Il est certains symptômes qui, à eux seuls, fournissent des éléments de quelque importance pour le pronostic.
Le refus de nourriture aune valeur bien différente, selon qu’il coïncide avec l’exubérance et l’incohérence des idées, dans un accès aigu d’agitation maniaque, ou qu’il est le résultat raisonné de conceptions délirantes fixes et d’hallucinations terrifiantes chez un aliéné atteint de lypémanie. Il est presque insignifiant dans le premiers cas, car il est rarement absolu et il cède dès que l’intensité des accidents généraux diminue un peu ; dans le second cas, au contraire, il persiste souvent très-longtemps et entraînerait la mort par inanition si l’on ne parvenait à nourrir les malades malgré eux. Les progrès accomplis, de nos jours, dans les procédés d’alimentation forcée des aliénés sitophobes, constituent une atténuation très-importante dans la gravité du pronostic des mélancolies graves.
Une distinction analogue doit être faite pour les idées de suicide : fugaces et irréfléchies dans les accès de folie aiguë générale et incohérente, elles sont facilement déjouées par une surveillance de quelques jours ou de quelques semaines. Dans certains cas de folie partielle et systématisée, au contraire, elles deviennent l’objet d’une préoccupation constante, d’une tension incessante de toutes les facultés du malade vers l’accomplissement de l’acte fatal, par un procédé ou par un autre, il est. très-difficile, on le comprend, que la vigilance, quelque dévouée et habile qu’elle soit, parvienne toujours à déjouer des tentatives qui se renouvellent sans cesse ; aussi ce genre de penchant au suicide constitue-t-il à lui seul un élément de pronostic extrêmement grave.
Depuis les travaux de Bayle on est porté à considérer le délire des grandeurs, les idées exagérées d’orgueil ou d’ambition, comme caractéristiques de la paralysie générale, et à faire de leur seule existence un signe d’incurabilité absolue et de mort prochaine. C’est là une opinion très-exagérée. En effet, le délire des grandeurs peut s’observer, d’une manière accidentelle et passagère, dans toutes les espèces de folie, sans qu’elles soient plus graves pour cela ; en outre, il est prédominant dans deux espèces qui diffèrent beaucoup l’une de l’autre. S’il est fixe, coordonné, logiquement systématisé, mêlé à des hallucinations chroniques et à des idées de persécutions, il est caractéristique de la forme de mélancolie partielle à laquelle nous avons réservé le nom de mégalomanie, affection de longue durée, à peu près incurable, mais qui ne menace nullement l’existence. Dans le cas où il est diffus, absurde, mobile, incohérent, il est un signe presque certain de paralysie générale, et il entraîne les graves prévisions qui s’attachent à cette terrible maladie.
Les idées de persécutions très-intenses, fondées sur des hallucinations continuelles, de nature particulièrement inquiétantes, poussent souvent les aliénés qui en sont atteints à commettre des actes dangereux pour eux- mêmes et surtout pour les autres ; l’existence bien avérée d’idées et d’hallucinations de ce genre constitue, à elle seule, un symptôme assez sérieux pour faire prendre les mesures préventives les plus promptes. Un grand nombre de meurtres ou d’attentats seraient évités si ces hallucinés [p. 268] persécutés étaient promptement séquestrés, alors môme qu’ils présentent encore à certains égards une lucidité qui inspire une sécurité trompeuse.
Certains caractères qui se rattachent à la marche de la vésanie peuvent fournir aussi des données importantes pour le pronostic. C’est ainsi que des rémissions passagères, même incomplètes, au déclin de la période aiguë d’une aliénation récente, doivent faire espérer une guérison prochaine. Au contraire, une brusque alternance dans la nature des symptômes, l’établissement d’intermittences périodiques, la reproduction régulière de la môme série d’accidents sont des indices presque certains du passage de la maladie à l’état chronique et incurable.
Les signes tirés de l’état général de la nutrition ne doivent pas être négligés : lorsqu’un maniaque ou un mélancolique aigu ont subi, pendant le cours de leur accès, un amaigrissement notable, avec altération des traits et des sécrétions ; et qu’en même temps que le trouble mental s’amende, on voit l’embonpoint revenir, les sécrétions se rétablir, la physionomie et le regard reprendre leur aspect normal, ce sont autant de signes qui doivent donner confiance dans la guérison. Par contre, après une durée plus ou moins longue d’une vésanie stationnaire, si l’on voit l’embonpoint augmenter considérablement, l’appétit devenir glouton, les fonctions plastiques prendre une prépondérance marquée sur les autres fonctions, il y a tout lieu de croire au passage de la maladie ta la démence.
Traitement. — Il y a, au point de vue thérapeutique, des indications spéciales propres aux différentes formes de la folie : on les trouvera étudiées à part aux articles consacrés à chacune d’elles. Mais il y a, en outre, un certain nombre de données générales, applicables au traitement des maladies mentales, considérées dans leur ensemble, dont nous devons nous occuper ici brièvement.
Il n’y a point de spécifique pour guérir la folie. Les éléments du traitement à diriger contre elle doivent, au contraire, être empruntés aux sources les plus variées, et répondre à la fois au caractère organique d’une maladie dont le cerveau est le siège, et au caractère psychique d’une affection dans laquelle le trouble des facultés mentales est le symptôme principal. De là, ce que l’on appelle ordinairement le traitement moral et le traitement physique de l’aliénation, expressions que l’on peut admettre comme désignation sommaire de deux groupes d’agents thérapeutiques destinés à converger vers un but commun, mais que l’on ne saurait trop énergiquement repousser si l’on voulait y attacher la valeur de deux méthodes antagonistes, exclusives l’une de l’autre, prétendant chacune à une prééminence fondée sur la supériorité des théories purement spiritualistes ou matérialistes , dont nous avons déjà signalé les inconvénients.
L’aliéné n’est pas un blessé ou un fiévreux ordinaire auquel il suffit d’appliquer un bandage ou de prescrire une potion ; ce n’est pas, non plus, seulement, un homme qui se trompe, et dont il n’yy a qu’à obtenir le désaveu de son erreur par la douceur ou par la violence. C’est un malade d’esprit et de corps, le plus à plaindre de tous les malades, parce qu’il est [p. 269] frappé dans la partie la plus noble de son être ; parce que, le plus souvent, il n’a aucune conscience de son malheur; parce que l’affection dont il est atteint change tout pour lui dans la famille, dans la société, dans les affaires et dans les relations de toutes sortes ; parce qu’elle en fait, presque fatalement, non-seulement un étranger (aliénas), mais de plus un objet de crainte, de dégoût ou d’ironie pour les autres, et qu’elle le rend physiquement et moralement dangereux pour lui-même et pour autrui.
Une semblable maladie, quand on en comprend bien la nature et l’étendue, n’est-elle pas faite pour inspirer toute la pitié et tout l’intérêt qui s’attachent, en ce monde, aux plus grandes infortunes ? Aussi, pour bien soigner les fous, faut-il commencer par bien les comprendre, et alors, par une conséquence presque forcée on arrive vite à les plaindre beaucoup et à les aimer de même.
« Faire du bien, beaucoup de bien à l’aliéné, » dirons-nous avec Guislain, voilà le chapitre le plus important du Codex pharmaceutique du médecin phrénopathe ; le faire avec intelligence et discernement, et selon l’art, voilà une thérapeutique qui promet des résultats prodigieux. » Et elle en a produit, en effet, depuis la réforme de Pinel, dont les efforts généreux ont trouvé des continuateurs dévoués en France, des imitateurs et des émules dans toutes les nations civilisées. Ce premier précepte montre que tous les aliénés doivent être traités, car tous ont besoin qu’on leur fasse du bien ; tous réclament de la sympathie et des soins. Mais le traitement qui leur est applicable est naturellement fort différent, suivant que la folie est récente, aiguë, susceptible de guérison, ou qu’elle est, au contraire, ancienne, invétérée et incurable. Actif et curatif dans le premier cas, il sera, dans le second, purement palliatif et hygiénique.
Une sollicitude intelligente devra même faire remonter plus haut son action, et tâcher de prévenir le développement de la folie chez ceux que de fâcheuses conditions héréditaires ou congénitales paraissent prédisposer aux affections nerveuses. Les moyens à employer dans ce but prophylactique sont tous ceux qui constituent une bonne hygiène physique et morale, appropriée aux conditions propres du sujet. Tant que celui-ci sera encore un enfant, il faudra l’entourer de soins calculés de manière à s’écarter également d’une sévérité intempestive et d’une tolérance énervante ; il faudra favoriser son développement physique par des exercices gymnastiques bien dirigés ; il faudra surtout se garder de l’astreindre à un travail trop assidu, et de vouloir en faire un élève brillant et précoce. A l’époque de la puberté, d’autres ménagements seront nécessaires pour faciliter la transition d’un âge à un autre, fortifier l’état de la santé générale, éviter les excitations des sens et écarter tous les genres d’excès. L’adulte, lui, devrait être protégé contre les passions violentes, contre les ardeurs de l’ambition, les excès de travail intellectuel, les déboires de la fortune et les mécomptes de l’amour-propre. Mais, hélas ! ces conditions sont bien difficiles à réaliser, surtout dans la vie surexcitée des grandes villes, pour ceux qui se trouvent lancés dans le tourbillon des plaisirs mondains, des spéculations hasardeuses, des vastes entreprises [p. 270] industrielles, dans la poursuite des hauts emplois publics, dans les rivalités presque inséparables de l’exercice des professions libérales, littéraires ou artistiques. Aussi, trouvera-t-on beaucoup plus de sécurité, sous ce rapport, dans le séjour des petites villes et des campagnes, où les occupations sont modestes et tranquilles ; c’est principalement vers les travaux qui se rapportent à l’agriculture qu’il faudra diriger de préférence la carrière des personnes dont il est ici question.
Lorsque la folie est déclarée, la première chose à faire, c’est presque toujours de soustraire l’aliéné aux causes qui ont produit sa maladie, d’interrompre l’exercice ; d’une profession ou d’un métier qui le fatigue ou qu’il est devenu incapable de remplir, de changer un entourage à l’égard duquel ses sentiments sont altérés et sur lequel il ne peut plus avoir d’autorité. C’est ce qu’on appelle recourir à l’isolement. Isoler, en pareil cas, ne consiste nullement à enfermer le malade seul, et aie priver de toute société, de tout rapport avec ses semblables ; c’est simplement le changer de milieu, faire cesser une situation ou tout peut contribuer à entretenir le désordre mental ou à l’exalter, et en faire naître, au contraire, une toute nouvelle, dans laquelle tout doit tendre à calmer le trouble et à rétablir l’équilibre rompu.
L’isolement, ainsi compris, peut s’effectuer de diverses manières; une habitation privée, dans un faubourg ou à la campagne, pourra quelquefois convenir, à condition que l’on soit assuré du concours d’un médecin compétent, et de un ou plusieurs domestiques habitués à soigner des aliénés. Cela n’est réalisable que pour les personnes riches, et encore pour celles-ci, vient-on se heurter souvent à des impossibilités de tout genre ; l’on ne peut songer à ce procédé pour les malades à ressources moyennes, ni à plus forte raison pour les indigents. De là, la nécessité d’établissements spéciaux, réunissant un ensemble de conditions convenables pour l’isolement et le traitement des aliénés de toutes les classes de la société; de là les maisons de santé et les asiles. (Voy. art. ASILES D’ALIÉNÉS, t. III, p. 520.)
Même dans les formes aiguës de l’aliénation mentale, dans celles qui peuvent être avec succès l’objet d’un traitement curatif, il ne faut compter ni sur une terminaison très-prompte de l’affection, ni sur une médication
très-active. Dans la pathologie ordinaire, il peut y avoir des maladies qui se jugent en quelques jours, et des traitements qui ont le privilège de juguler les affections contre lesquelles ils sont dirigés ; mais tel n’est pas le cas dans la folie. Ici la marche de la maladie ne comporte pas ces brusques dénoûments, et le temps est un facteur avec lequel il faut toujours compter. Le médecin devra donc s’appliquer surtout à observer avec soin l’évolution des symptômes, à en modérer la violence, à saisir les moindres courants favorables pour diriger dans ce sens les efforts de sa thérapeutique.
Les modificateurs auxquels il aura recours seront de nature très-variée et s’adresseront surtout à l’économie en général. Les agents physiques les plus fréquemment employés dans ce but peuvent être classés en quelques groupes que nous allons énumérer. Ce sont : [p. 271]
La médication analeptique et excitante, sous forme d’alimentation géné reuse, de boissons alcooliques, de préparations de fer, de quinquina, de gentiane, de bains sulfureux, aromatiques de Pennés, d’affusions froides, douches et autres procédés hydrothérapiques. (Voy. art. DOUCHESs, t. XI, p. 662.)
La médication débilitante et contro-stimulante ; très-employée autrefois, elle est actuellement presque absolument abandonnée dans sa forme la plus énergique, la saignée générale. On n’a môme qu’assez rarement recours aux saignées locales sous forme de sangsues et de ventouses scarifiées ; on emploie quelquefois l’émétique à l’intérieur, à doses assez élevées et d’une manière prolongée.
La médication sédative, narcotique, tant sous la forme de bains simples, prolongés et répétés (voy. art. BAINS, t. IV, p. 451), que sous celle de médicaments proprement dits ; l’opium et ses dérivés, la belladone, la jusquiame, le datura, le haschisch, le chloroforme, l’éther, le chloral, l’acide cyanhydrique, sont les substances qui jouent le plus grand rôle dans le traitement purement pharmaceutique de la folie ; on les emploie avec une très-grande variété de formules et de doses, tantôt d’une manière uniforme et prolongée, tantôt d’une manière rapidement croissante, de façon à produire des phénomènes d’intoxication. La méthode des injections hypodermiques constitue un moyen assez nouveau et fort commode pour l’administration de ces médicaments aux malades récalcitrants ; encore peu employé chez nous, elle mériterait de l’être davantage, et rendrait, croyons-nous, de grands services. (Voy. INJECTION HYPODERMIQUE.)
La médication révulsive, employée à l’intérieur, sous forme de purgatifs ou de lavements drastiques, à l’extérieur sous celle de frictions irritantes, d’applications de moutarde, de cautères, de moxas, et surtout de vésicatoires et de sétons ; ces moyens sont d’un usage très-fréquent et souvent d’une utilité incontestable.
Une médication qui aurait, nous n’en doutons pas, une grande importance dans le traitement de la folie, serait celle qui s’adressant directement aux nerfs vaso-moteurs des capillaires de l’encéphale, pourrait faire cesser, soit le relâchement, soit l’état convulsif de ces vaisseaux, et qui régularisant la circulation intra-crânienne, remédierait à la congestion ou à l’ischémie cérébrale. Malheureusement les recherches sur cette question, bien que poursuivies depuis quelques années avec beaucoup de persévérance, n’ont pas encore abouti à des résultats positifs et à l’abri de contestation. Nous savons bien que l’opium, la belladone, la digitale, l’arsenic, l’émétique, le sulfate de quinine, le veratrum viride, paraissent agir sur la circulation cérébrale par l’intermédiaire des nerfs vaso-moteurs ; mais nous sommes encore loin d’être fixés sur les moyens d’obtenir avec quelque certitude, à l’aide de ces médicaments, des effets précis et constants sur les rapports intimes entre les globules sanguins et les éléments nerveux. Nous n’en croyons pas moins qu’il y a là une voie féconde ouverte au progrès, et qui appelle des études persévérantes.
Parmi les agents moraux, celui que nous recommandons avant tout [p. 272] autre, c’est, nous l’avons déjà dit, la bienveillance, la bonté. Immédiatement après nous mettons le travail. Bien certainement, à la période culminante d’une manie violente, ou au moment de la plus grande dépression d’une mélancolie profonde, le travail n’est pas possible ; mais il le devient dès que se dessine une légère amélioration, et il est immédiatement d’une grande utilité. Aucun moyen n’est plus efficace pour finir de calmer l’excitation d’un maniaque ou l’anxiété d’un mélancolique. De tous les genres de travaux, les plus utiles sont ceux qui s’effectuent en plein air, et qui se rapportent à la terre, terrassements, culture, jardinage ; plus tard, dans la période de convalescence, on peut laisser les artisans reprendre leur métier habituel de tailleur, de menuisier, de cordonnier, de serrurier. Mais, au déclin de la maladie, le travail agricole sous ses différentes formes est à coup sûr le meilleur, et la ferme peut être considérée à ce point de vue comme la partie la plus essentielle de l’asile.
Les femmes recueilleront un bénéfice analogue de l’exercice des travaux auxquels elles ont l’habitude de se livrer.
Après le travail agricole pu professionnel viennent les occupations littéraires, artistiques; les distractions, telles que la musique, le dessin, la lecture, etc. Ce sont là, à coup sûr, d’excellentes pratiques, et il faut leur donner le plus d’extension possible, lorsque l’on a à traiter des aliénés qui, par leur position sociale, leurs habitudes, leurs préjugés, ne peuvent pas être astreints à un travail manuel ; mais elles sont loin d’avoir la même efficacité que ce dernier, et il est très-vrai de dire que, sous ce rapport, les maisons de santé et les pensionnats destinés aux aliénés riches ou aisés sont privés d’une ressource capitale, dont la jouissance donne un avantage considérable aux asiles consacrés aux indigents.
Il en est de même des amusements proprement dits, jeux, danses, concerts, spectacles. Ce sont des récréations excellentes, lorsqu’elles viennent, de loin en loin, faire diversion aux habitudes d’un travail quotidien plus sérieux : elles perdent beaucoup de leur valeur, lorsqu’elles sont journalières et qu’elles constituent la principale occupation offerte aux malades. On ne saurait cependant trop y recourir lorsqu’elles sont le seul moyen d’arracher ceux-ci à l’oisiveté.
Les voyages d’agrément jouissent, dans le monde, d’une réputation très-exagérée comme moyen de traitement des maladies mentales. Ils sont souvent utiles pendant la convalescence, pour parfaire la guérison ; dans la période d’état de l’aliénation, au contraire, ils sont presque toujours sans effet favorable et parfois très-nuisibles.
Nous en dirons autant des pratiques et exhortations religieuses. Elles peuvent être utiles pour affermir, chez des personnes pieuses, le rétablissement moral. Elles seront presque toujours inutiles et souvent dangereuses dans le cours d’une vésanie aiguë.
Bien que nous donnions toutes nos préférences aux moyens de douceur, nous ne saurions méconnaître la nécessité d’exercer parfois, à l’égard des aliénés, une certaine sévérité, et de recourir dans leur propre intérêt, à des procédés d’intimidation. (Voy. art. DOUCHES, t. XI, p. 658.) Mais cette [p. 273] pratique devra toujours être très-modérée et limitée au strict nécessaire ; le médecin sera encore plus certain de réussir en se faisant aimer qu’en se faisant craindre.
La folie chronique et incurable présente très-souvent, nous avons insisté sur ce point, des recrudescences d’agitation ou de dépression qui reproduisent d’une manière plus ou moins complète les caractères d’un accès aigu ; si ces paroxysmes sont de quelque durée, et ne tendent pas à s’apaiser d’eux-mêmes, ils doivent être traités comme l’accès aigu lui-même.
En dehors de ces circonstances, la folie chronique comporte simplement un traitement hygiénique dont les principales conditions sont assurées par le fait même du séjour dans un asile bien organisé. Afin d’éviter les répétitions, nous renvoyons à ce que nous avons dit du traitement de la démence (t. XI, p. 140), qui est, d’une manière à peu près complète, applicable ici. Dans le même endroit on trouvera les précautions à prendre pour le coucher des malades malpropres ou gâteux.
Les questions relatives à l’alimentation forcée des aliénés sitophobes seront étudiées à l’article MÉLANCOLIE ; celles qui se rapportent à l’emploi des moyens de contrainte trouveront leur place à l’article MANIE. (Voy. aussi art. CAMISOLE, t. VI, p. 99.)
Des articles spéciaux ont été et seront consacrés aux principales questions qui se rattachent à l’étude de la folie et à chacune de ses espèces principales. Voy. art. Anthropophagie, Asiles, Berlue, Camisole, Catalepsie, Cauchemar, Délire, Démence, Démonomanie, Djpsomanie, Épilepsie, Extase. Folie à double forme, Folie instinctive, Hallucination, Hypochondrie, Hystérie, Idiotie et Imbécillité, Kleptomanie, Lypémanie, Manie, Mélancolie, Paralysie générale, Pellagre, Puerpéral (État), Pyromanie, Suicide.
Pendant longtemps l’étude de la folie n’a pas été séparée de celle des autres maladies. C’est donc dans les traités généraux de pathologie qu’il faut chercher tout ce qui a été écrit sur la folie dans l’antiquité, au moyen âge, et jusqu’à une époque assez rapprochée de la nôtre.
Ce n’est qu’au milieu du dernier siècle que, en Angleterre d’abord, puis dans les autres pays, l’étude et le traitement des maladies mentales commencèrent à constituer une branche à part de la pathologie. Une littérature spéciale se forma, pour cette branche, et elle ne tarda pas à devenir extrêmement productive ; c’est uniquement à elle que se rapporte la bibliographie suivante ; encore, afin d’éviter une longueur exagérée, nous sommes-nous borné à ne citer que les traités proprement dits, ou quelques mémoires d’une grande importance.
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