Une psychose nouvelle : la psychanalyse. Par Yves Delage. 1916.

DELAGEPSYCHANALYSE0008Yves Delage. Une psychose nouvelle : la psychanalyse. Article parut dans la revue du « Mercure de France », (Paris), vingt-septième année, n°437 ; tome CXVII, 1er septembre 1916, pp. 27-41.

Yves Delage 1854-1920. Zoologiste reconnu, polémiste, créateur de la revue « L’Année biologique » en 1895, il est nommé membre de l’Académie des sciences en 1901. Il s’intéresse de très près à la psychanalyse et surtout au rêve sur lequel il publie de nombreux articles, repris dans son l’ouvrage qui paraît l’année de sa disparition : Le rêve. Etude psychologique, philosophique et littéraire. Paris, Presses Universitaires de France, s. d. [1919]. 1 vol. in-8°, XV + 696 p.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original, mais avons rectifié quelques fautes de composition.
 – Nous avons renvoyé l1 note originale de bas de page en fin d’article. – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

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UNE PSYCHOSE NOUVELLE :

LA PSYCHO ANALYSE

Quand une maladie contagieuse tend à s’introduire dans un pays, c’est un devoir, pour le médecin qui le premier a connaissance du mal, de jeter le cri d’alarme pour provoquer sans délais les mesures prophylactiques nécessaires.

Jeter ce cri d’alarme est le but de cet article.

Cette affection nouvelle qui menace d’envahir la France a pris naissance il ‘y a quelque vingt ans à Vienne, en Autriche. Ses progrès, d’abord très lents, sont, bientôt devenus plus rapides et la généralisation du mal ne s’est pas fait attendre. Les pays germaniques ont été naturellement les premiers atteints ; puis, le mal a envahi la Suisse allemande et la Hollande ; de là, il est passé d’un bond en Amérique, où il a trouvé un terrain de culture favorable. En dehors de ces contrées, l’Europe n’a été quelque peu contaminée que dans les pays scandinaves ; les Slaves n’ont été que très peu touchés ; les Latins se sont montrés jusqu’ici à peu près réfractaires, mais quelques cas sporadiques font craindre qu’il soit imprudent de s’endormir dans une quiétude trompeuse.

Non moins remarquable que sa distribution géographique est la répartition de la maladie suivant l’âge, le sexe, les classes sociales el les professions. Les enfants et les sujets atteints d’autres formes d’aliénation mentale jouissent d’une immunité complète; les classes ignorantes ou peu instruites, vivant du travail de leurs mains, et les professionnels du commerce et de l’industrie n’en montrent aucun exemple. C’est un mal rigoureusement limité aux intellectuels. Parmi ceux-ci, [p. 28] les artistes, les savants adonnés aux sciences exactes ou physico- chimiques sont généralement indemnes ; les littérateurs ne sont pas complètement réfractaires ; mais c’est surtout parmi les psychologues et les médecins, et plus particulièrement parmi les psychiatres, que le mal exerce des ravages vraiment inquiétants. Les membres du clergé sont suspects, surtout lorsqu’ils siègent au Tribunal de la Pénitence. Les femmes sont souvent atteintes, mais la maladie revêt chez elles une forme spéciale, pas toujours bénigne, dont les crises coïncident avec les moments où le mari revient du cercle, la fille de ses cours ou la servante du marché.

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Le mal dont il est ici question a certains caractères des maladies infectieuses : la contagiosité, l’incubation et l’aggravation par des passages successifs d’un sujet à l’autre. Ce n’est cependant pas une maladie microbienne, ou son microbe est bien subtil, car elle se transmet en dehors de tout contact, par la parole et par la lecture des ouvrages issus de la plume des sujets atteints.

C’est une maladie saris lésion apparente du système nerveux central, une affection purement psychologique : en un mot, une psychose. Son nom, imaginé par ceux-là mêmes qui en sont les victimes, est la Psychoanalyse.

Définie dans ses termes les plus généraux, la psychoanalyse est une affection par suite de laquelle les infortunés qui en sont atteints deviennent incapables d’accepter pour tels qu’ils sont les gestes les plus insignifiants, les actes les plus simples, les paroles les plus banales des personnes qu’ils fréquentent : à tout il faut trouver un sens profondément caché. Découvrir ce prétendu sens caché devient pour le malade une véritable obsession.

S’il n’y avait que cela, on comprendrait mal la grande diffusion et la contagiosité d’une telle maladie, lesquelles ne sauraient avoir d’autre base que la satisfaction d’un désir aigu. Or, approfondir un mystère, quand l’objet du mystère est banal, ne saurait être très attrayant. Mais la chose s’explique par suite d’une complication qui s’est introduite et, à la manière des associations microbiennes, est venue orienter la maladie dans une direction particulière ; cette complication consiste en une cécité psychique pour tous les facteurs qui ne sont pas de nature sexuelle, d’où résulte une tendance invincible à [p. 29] chercher dans le facteur sexuel la cause unique, universelle, omnipotente de toutes les actions humaines. Nous avons parlé d’associations microbiennes ; la comparaison est justifiée : la psychoanalyse, telle qu’elle se révèle aujourd’hui, résulte de l’association de la psychose ci-dessus définie avec l’érotomanie. Le psychoanalyste est un juge d’instruction, un inquisiteur doublé d’un érotomane ; et c’est parce qu’il trouve dans l’exercice de la psychoanalyse la satisfaction de sa manie érotique qu’il aime son mal, comme le dipsomane, le cocaïnomane, la morphinomane aiment leur poison. Sans cette remarque, la diffusion de la maladie serait restée inexplicable.

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Les psychoanalystes ne cachent pas ce côté de leur tournure intellectuelle; mais ils arrivent, ou croient arriver, à lui donner un aspect presque décent en le revêtant d’un déguisement scientifique.

Comme tous les déments, le psychoanalyste vit dans un monde imaginaire qu’il nous faut connaître pour nous rendre compte de ce qui se passe en lui ; et cela nous amène à présenter un exposé très sommaire de l’ensemble de la théorie, telle qu’elle a été élaborée par son fondateur, le Dr Freud, et par ses disciples.

Cette théorie se caractérise par quelques mots significatifs : qui sont comme les étiquettes de son contenu. Ces mots sont : le Pansexualisme et la Libido, l’Inconscient et la Censure et surtout les Complexes, facteurs omnipotents, aussi bien des manifestations de l’activité normale que des symptômes somatiques et psychiques des psychopathies.

Expliquons tout cela comme si nous l’acceptions pour argent comptant.

L’enfant naissant n’a en lui que les instincts accumulés dans la race au cours de son évolution phylogénétique. Or, ces instincts sont presque exclusivement de nature sexuelle et le poupon s’y abandonne ingénument, dans son inconscience de ce qui est bien et de ce qui est mal. Toutes les perceptions sensorielles qui constituent peu à peu son avoir psychique personnel subissent l’influence dominatrice de celte orientation mentale. C’est ainsi qu’il est, d’abord et avant tout, sous l’influence des impulsions du dedans, un onaniste effréné et, par réaction sur son entourage, un incestueux hétéro — ou homosexuel, en proie aux incessantes excitations de la Libido. [p. 30]

Mais tout cela est déformé, maladroit, par suite de son ignorance des vraies fins de la sexualité. C’est ainsi que ses tendances onanistiques se traduisent d’une façon impossible à interpréter pour des observateurs non avertis, par des actes d’apparence innocente, tels que se frotter le nez ou les oreilles, sucer son pouce, tripoter ses pieds, manier ses excréments, ou expulser d’un air béat le contenu de son rectum et de sa vessie. Tout cela n’est qu’onanisme, détournant vers son but des zones érogènes accessoires ou illégitimes.

De même, il obéit à ses impulsions incestueuses lorsqu’il pétrit de ses petites mains le sein de sa nourrice et se jette avidement sur le mamelon. Sa colère contre le père qui veut le prendre dans ses mains est celle d’un jaloux envers le rival détesté.

D’ailleurs il ne tient aucun compte du sexe ou de la nature des personnes et ses tendances incestueuses peuvent, selon les circonstances, prendre pour objet le père ou la mère, le frère ou la sœur, sans souci de l’homosexualité ; il traduit ses impulsions par des violences que sa faiblesse seule rend sans danger.

Ainsi, onanisme dévoyé, impulsions incestueuses, ignorantes de la différence des sexes, voilà de quoi est pétri ce petit être auquel nos yeux aveuglés prêtent une innocence angélique.

Au fur et à mesure que l’intelligence se développe, sous l’influence de l’éducation parentale, la distinction du bien et du mal se fait jour dans la conscience ; et, peu à peu, prend naissance un facteur nouveau : la Censure morale, qui s’installe à la porte de la conscience psychique, pour n’y laisser pénétrer que les idées et les sentiments qui ne suscitent pas sa réprobation. Il faut, pour passer, lui montrer patte blanche, et tout ce qu’elle condamne, est, non rejeté entièrement au dehors, mais refoulé clans l’Inconscient..

Cependant, pour être hors de la vue de la conscience claire, tous ces réprouvés de la Censure n’en sont pas moins présents quelque part, et très actifs. Là, fermentent, dans les profondeurs de l’Inconscient, une foule d’impulsions, de tendances, de goûts, de désirs et de haines, tous de nature sexuelle, tous plus abominables les uns que les autres, et qui luttent sans cesse pour s’extérioriser, orienter nos pensées, diriger nos [p. 31] jugements ; décider nos actes et commander à notre insu jusqu’à nos moindres gestes.

De tous ces facteurs, certains de par l’hérédité, de par les acquisitions personnelles dues aux impressions sensorielles, de par le hasard des incidents de la vie affective, de l’éducation, de l’incitation, etc., gardent par rapport aux autres, confondus en quelques résultantes anonymes, une individualité, une personnalité, et deviennent dominant ; ce sont eux que Freud et ses disciples appellent les Complexes.

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En raison de la fréquence des impulsions incestueuses, le Complexe œdipien occupe une place privilégiée.

Ces complexes (onanisme, narcissisme, sadisme, masochisme, inceste, homosexualité, etc.) cherchent donc sans cesse à s’extérioriser, mais la Censure veille et les repousse dans l’Inconscient.

Chez quelques dégénérés, ils sont plus forts que la Censure, ils passent malgré elle et se manifestent sous leur forme vraie : c’est la perversion sexuelle. Mais chez tous les autres, impuissants à vaincre la Censure, ils s’efforcent de tromper sa vigilance en revêtant un déguisement. Chez l’homme normal, le déguisement est assez habile pour permettre aux Complexes de s’extérioriser sous une forme acceptée par les conventions sociales. C’est ainsi que les Complexes les plus odieux s’épanchent au dehors sous les formes les plus respectables : les productions littéraires et artistiques, les œuvres de charité, la piété filiale, les sports, les religions avec leur cortège de prières et de macérations, les systèmes philosophiques.

L’homme normal est celui chez lequel ces exutoires décents suffisent à abaisser la pression intérieure des Complexes.

Un autre exutoire est le rêve où, sous une forme moins déguisée, les Complexes peuvent se faire jour sans trop grand dommage.

Entre ces deux extrêmes, la perversion sexuelle et l’état normal, est une condition intermédiaire où la lutte violente des Complexes contre la Censure se manifeste par des symptômes somatiques ou psychiques de nature pathologique. C’est le cas des psycho-névropathes. Tous les sujets affectés de phobies, d’hystérie, tous les déments précoces, tous les paranoïaques et bien d’autres ne sont que de malheureuses victimes de la fermentation intérieure des Complexes sexuels : tous [p. 32] leurs symptômes, non seulement psychiques, mais somatiques (contractures, vomissements, amaurose des hystériques, etc.), ne sont que des effets des Complexes infantiles mal déguisés et mal refoulés. Il suffit de les mettre au jour, tout nus dans leur laideur native et dans leur innocence originelle, pour les dépouiller de toute leur vertu nocive et rendre aux malades la santé psychique et physique.

Mais pour cela, il faut les dépister:: c’est le rôle difficile de la psychoanalyse. Elle y parvient par deux voies : l’exégèse du rêve et la recherche des associations d’idées.

Comment cela ? En ce qui concerne le rêve, il faut savoir d’abord que tout rêve est la réalisation d’un désir sexuel infantile. Que l’on rêve de choses banales, des mille petits riens de la vie journalière, ainsi qu’il arrive neuf fois sur dix, ou d’événements impressionnants, quelle que soit leur nature : voyage dans des pays lointains, vol délicieux au-dessus des nuages, ou, au contraire, chute dans un précipice, naufrage, incendie, fuite éperdue devant des brigands qui vous poursuivent, mort d’un ami très cher, etc., tout cela peut avoir pour cause occasionnelle quelque incident de la vie récente, mais a toujours pour cause efficiente un désir infantile de nature sexuelle, condamnable et refoulé.

Toutes les différences entre ces désirs simplistes et ces manifestations oniriques si variées doivent être mises sur le compte du déguisement des Complexes ; et puisque ces déguisements sont ici moins habiles, une exégèse pénétrante, opérée par un psychoanalyste averti, pourra mettre à nu les Complexes.

Quant aux associations d’idées, c’est bien plus simple encore. Les Complexes sont à l’affût, prêts à saisir toute occasion de franchir la barrière de la Censure. Or, quelle meilleure occasion se peut rencontrer que celle d’un mot compromettant bondissant dans la conscience en prenant appui sur la perche que lui tend un mot innocent auquel il est uni par une association naturelle ?

Qu’en pensez-vous, lecteur ?

— J’en pense, direz-vous, qu’il n’est pas d’entorse violente, que les psychoanalystes ne donnent au plus élémentaire bon sens pour arriver à faire cadrer les faits les plus simples et les plus clairs avec leurs opinions biscornues. [p. 33]

— Vous n’y êtes pas. Ce sont les victimes sincères et malheureuses d’une lamentable méprise ; ils ont appliqué à l’homme la psychologie des habitants de la lune telle que l’avait imaginée, pour la faire aussi différente que possible des réalités terrestres, quelque subtil Cyrano au retour d’un prétendu voyage dans notre satellite.

Le but avoué des psychoanalystes est, d’une part, de démêler les causes profondes des formes infiniment variées que revêt l’activité de l’homme normal ; de l’autre, de dépister les Complexes, causes des accidents dont souffrent les psychonévropathes. Mais le but secret, souvent inconscient, je n’en doute pas, et qu’ils pourraient démêler par une psychoanalyse relativement facile s’ils s’appliquaient à eux-mêmes leurs propres procédés d’investigation, est, comme on dit vulgairement, de se gratter où cela les démange, c’est-à-dire de donner satisfaction à leur secrète érotomanie. Car, puisqu’ils nagent en plein dans le Pansexualisme, les psychoanalystes savent d’avance ce qu’ils doivent trouver au bout de leurs interrogatoires, savoir : quelque impulsion sexuelle de nature plus ou moins inavouable. Aussi, leur préoccupation constante est-elle de plonger dans la vie intime de chacun un regard indiscret semblable à celui du voyeur qui, au fond d’un couloir obscur, l’œil fixé à un trou de la muraille, se repaît des scènes d’un lupanar.

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Toutes ces particularités ne sont pas sans déteindre sur l’habitus corporel et psychique des sujets atteints de psychoanalyse. On les reconnaît au premier coup d’œil : ils prennent des airs profonds, observent les plus menus détails, leur œil suit les moindres gestes, les plis de leur front témoignent du travail incessant de leur pensée. Ils sont indiscrets et, à propos de bottes, posent des questions saugrenues qui font cabrer les hommes, rougir les honnêtes femmes et rire les femmes légères.

Pour donner quelque précision à nos dires, montrons le psychoanalyste dans son cabinet de consultation.

Un coup de timbre retentit : le larbin en frac introduit une cliente. C’est une jeune femme dont la figure assez jolie contraste avec un air de souffrance et la fraiche toilette d’été avec une fourrure dont son cou est emmitouflé. D’une voix fort enrouée, elle explique son cas. [p. 34]

— Ah ! Docteur ! je ne sais ce que j’ai dans la gorge, je le comparerais tantôt à une poignée de sable sec, tantôt à une pelote d’aiguilles. Impossible d’avaler ma salive, et vous entendez ma voix, ce qui est calamiteux pour une actrice comme moi. Et avec cela, la tète lourde, lourde, et pas le moindre appétit.

— N’est-ce que cela ! dit le docteur d’un air distrait.

— Et que voulez-vous de p1us, n’est-ce -pas assez ? Cependant, je puis ajouter que par moments j’éprouve comme une angoisse avec la sensation d’une boule qui me remonte du creux de l’estomac.

— Ah ! des angoisses, une boule, cela devient intéressant. Et avec cela ?

— Et avec cela des idées noires ; si je ne me retenais, je pleurerais toute la journée.

— Nous y sommes. Voilà les symptômes névropathiques qui vont nous éclairer, Madame, sur la vraie nature du mal dont vous souffrez. Et ces idées noires, insistons sur ce point, quelle est leur nature ?

— Mais rien, rien de particulier, je mets au pire les petites contrariétés ordinaires de la vie qui, en temps ordinaire, m’auraient laissée indifférente.

— Et ces contrariétés ne s’orientent pas dans une direction particulière ?

— Oh ! nullement, Monsieur. Des questions de domestiques, de visites à rendre, de préséance au théâtre, tout ce qu’i1 y’a de plus banal.

— Peut-être pas tant gue cela. Nous y reviendrons. Avez-vous des cauchemars ?

— Oh ! oui, docteur., à coup sûr, car je me réveille toujours très agitée. Je rêve des choses absurdes. Heureusement qu’au bout de peu de minutes tout cela sort de ma mémoire et s’évanouit en fumée.

— Voyons, faites un effort, ce serait du plus haut intérêt.

— Impossible, dit-elle après s’être un instant recueillie, je ne retrouve rien.

— Voyons, j’insiste, qu’avez-vous rêvé celte nuit ?

Et, d’un geste machinal, il rajuste sa cravate qui s’était déplacée.

— Ah ! le geste que vous venez de faire me le rappelle à [p. 35] l’instant. Mais c’est tellement absurde et stupide qu’il n’y aurait aucun intérêt à le raconter.

— Je vois que cela vous embarrasse ; il n’en est que plus nécessaire de le dire sans aucune réticence.

— Oh 1 si vous voulez; cela ne m’embarrasse aucunement. C’est idiot, voilà tout.’

— Donc, vous, avez rêvé….

— J’ai rêvé que mon frère faisait effort pour m’introduire sa cravate dans le gosier, et cela me faisait grand mal, me déchirait la gorge et me coupait la respiration, au point que je me suis éveillée. J’avais dormi la bouche ouverte et ma gorge était si sèche et si douloureuse que je ne pouvais ni avaler ma salive, ni reprendre ma respiration.

— Cravate ?… Cravate ?… C’est un symbole, mais lequel ? Recourons au précieux carnet où j’ai consigné de ma main les enseignements du Maitre.

Il prend sur sa table un petit registre et le feuillette.

— Consultons la table : Cadavre…. Cratère… Ah ! voilà Cravate, page 18. Reportons-nous à la page 18.

Il feuillette encore et lit à mi-voix :

Expressions symboliques de l’organe viril : tiges, cannes, troncs d’arbre, parapluies, limes, branches, serpents, cravates, chapeaux, etc. (1).

Ah ! la cravate compte donc parmi les symboles du membre viril. Je croyais bien me le rappeler. Ainsi, tout s’éclaire, car le pharynx, cavité canaliforme doublée d’une muqueuse, a plus de titres qu’il n’en faut pour représenter l’organe féminin. Cette femme est, sans le savoir, obsédée par le désir de relations incestueuses avec son frère. Faire passer dans le conscient la connaissance de ce désir est, selon la méthode du Maître, le seul moyen de le combattre et de chasser avec lui les manifestations névropathiques, dont souffre cette femme. Poursuivons notre interrogatoire.

— Et ce frère, madame, éprouvez-vous à son égard des sentiments particuliers ?

— Oh ! Docteur, nous nous adorons, et la plus grande, peine de toute ma vie a été de me séparer de lui il y a deux ans quand il est parti au service. Songez que nous avons été élevés ensemble et que nous avons passé notre première enfance [p. 36] dans le même berceau car, vous l’ai-je dit, nous sommes jumeaux, et nous étions l’un et l’autre si menus que c’est seulement à l’âge de quatre ans que nous avons eu chacun notre petit lit.

— Ah, vraiment ! (A part.) Tout rêve étant, selon l’enseignement du Maitre, la réalisation d’un désir infantile, c’est vers cette époque qu’il faut diriger mon enquête pour y trouver, si possible, les traces du complexe qui tourmente aujourd’hui cette femme.)

— (Haut.) Et vous rappelez-vous, Madame, si vous vous sentiez, dès celte époque de la première enfance, entraînée vers lui par une attraction particulièrement vive ? Ce rêve, où il vous faisait avaler sa cravate, correspond-il à quelque manœuvre, à quelque jeu de votre première enfance ?

— Je ne comprends pas, Monsieur.

— En d’autres termes, quel rôle jouait sa cravate dans vos pensées, dans vos relations ?

— Mais, Docteur, s’écrie la dame· en partant d’un grand éclat de rire, que me racontez-vous là ? Il n’avait pas de cravate !

— Pas de cravate ! Pas de cravate ! En êtes-vous bien sûre ? Une pareille anomalie n’est pas sans exemple dans les annales de la science, mais est cependant hautement exceptionnelle.

— Vous dites ?

— Voyons, soyez confiante, et dites-moi toute la vérité sans réticences. Dans quelle condition… par quelle… exploration… indiscrète ou par quelle circonstance de hasard avez-·vous fait cette étrange constatation qu’il était· dénué de cravate ?

— (A part.) Ah ça, est-ce qu’il devient fou ? (Haut.) Vraiment Docteur, je ne comprends rien à tout ce que vous me dites. Est-ce qu’on met une cravate à un bébé ?

— (Se frappant le front.) Excusez, Madame, cette distraction. Sans m’en apercevoir, je me suis laissé entraîner à vous parler un langage qui n’est intelligible que pour les seuls initiés. Cravate est, ici, comme dans votre rêve, la représentation symbolique d’un objet d’une tout autre nature, d’une nature telle que si elle arrivait à votre connaissance sous une forme non symbolique et non déguisée, elle vous paraîtrait [p. 37] fortement choquante. C’est pour ne point vous choquer ainsi qu’elle prend ce déguisement innocent sans lequel la Censure morale qui veille aux portes de votre conscience ne la laisserait pas passer. Mais ce n’est pas sans protester qu’elle accepte ce déguisement imposé. De là, dans les profondeurs de votre Inconscient, une lutte terrible qui se manifeste par ces symptômes névropathiques que vous avez accusés : l’humeur sombre, l’angoisse et la constriction de la gorge. C’est seulement quand nous aurons pu la dépouiller de son déguisement et la mettre au jour sous une forme qui ne manquera pas de vous scandaliser, que nous triompherons des accidents pénibles dont vous vous plaignez. Mais, ce sera l’affaire d’une autre séance. D’ici là, observez-vous, étudiez-vous, retenez dans votre mémoire vos rêves et toutes les idées quelles qu’elles soient qu’ils feront surgir en vous et, pour si difficiles à dire qu’elles vous paraissent, vous me les confierez sans réticences. (Prenant son carnet.) Je vous inscris pour mercredi 3 heures.

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— Docteur, tout cela est très profond, mais en attendant, j’ai toujours dans la gorge des poignées de sable et des pelottes d’aiguilles.

— Cela n’a aucune importance, Madame, sucez des boules de gomme et revenez mercredi.

La visiteuse ferme la porte ; le Docteur appuie sur un timbre et le domestique introduit un nouveau client.

C’est un petit homme sec, très brun, très vif et très agité. Avec beaucoup de volubilité, il explique qu’il souffre d’insomnies nocturnes, tandis que, pendant le jour, il a peine à se tenir éveillé.

— C’est un signe commun à beaucoup de psychopathies, Monsieur; cherchons à préciser.

— A vrai dire, Docteur, je me doute bien un peu de la cause de mon mal, mais je n’ai pas la force d’y résister. Je dois être présent à mon bureau tous les jours de 9 heures à 5 heures, et il m’est désagréable d’emporter, comme font certains de mes collègues, un petit déjeuner froid ou d’aller m’intoxiquer avec eux dans la gargotte voisine. Aussi, je ne mange pas à midi, mais le soir je me rattrape et, en compagnie de quelques bons amis, je fais, dans un restaurant voisin des Halles, un très copieux repas qui me suffit pour les vingt- [p. 38] quatre heures. Puis, en fumant force cigares, nous buvons nombre de tasses de café. N’y aurait-il pas là une cause suffisante des irrégularités de sommeil dont je souffre ?

— Monsieur, bien des médecins diraient oui ; mais ce serait là un jugement superficiel, appuyé sur de simples contingences. Il faut aller au fond des choses et trouver les causes profondes de ce que je rattache sans hésitation à une psychopathie. L’insomnie est toujours l’effet d’un désaccord entre des idées, comment dirais-je… pénibles, peu avouables, cherchant à émerger de la subconscience et que la conscience refoule parce qu’elle aurait honte de se les avouer. Ce sont ces larves de pensées que nous devons rechercher ensemble et que je dépisterai si vous voulez bien m’y aider.

Voyons, soyez sincère, confiant, et ne me cachez rien. N’avez-vous pas, dans votre passé infantile, j’entends celui de la toute première enfance, des incidents, des émotions secrètes d’une nature spéciale dont le retour ou le simple souvenir vous serait pénible ?

— Moi ? Non, pas du tout. Rien.

— Voyons, scrutez bien. Cherchez à évoquer des souvenirs lointains et ne vous laissez pas arrêter par la crainte de dire des choses choquantes. N’avez-vous pas éprouvé pour votre mère des sentiments très exclusifs, contre votre père une haine inexplicable ?

— Non, pas du tout. J’ai à peine connu mon père, mort quand j’étais tout petit, et, quant à ma mère, elle me traitait de méchant polisson et je vous jure que ce n’était pas exagéré.

— Rien à gagner de ce côté : essayons un autre procédé. Etendez-vous sur ce canapé. Fermez les yeux, évoquez les souvenirs de votre première enfance et au moment où je prononcerai : « Parlez », vous direz à haute voix le premier mot, quel qu’il soit, qui se présentera à votre esprit. Ça y est. Bon. Attention. Soyez donc à ce que vous faites, et ne remuez pas ainsi comme un ver coupé !

Le client (murmurant entre ses dents) : Comme un ver coupé… comme un ver coupé…

Le’ Docteur (les yeux fixés sur son chronomètre) : Parlez.

Le Client aussitôt : Asticot.

Le Docteur : Temps de réaction : 2/5 de seconde, c’est très [p. 39] beau ; ce mot doit symboliser un Complexe qui fermente au seuil même de la conscience. Mais que signifie-t-il ?

Il se prend la tête dans les mains et répète : Asticot ! Asticot ?… Cela ne me dit rien. Consultons le carnet : Aba… Aca… Acro… Arbalète, Asperge, Astrolabe… Asticot n’y est pas. Que faire ? (A mi-voix.) Génie du pansexualisme, déesse Libido, venez à mon aide, fécondez, mon cerveau stérile.

Un temps.

Brusquement, son œil s’illumine d’une flamme aiguë et il s’écrie : Euréka ! Eh parbleu, c’est clair comme de l’eau de roche !

as. la première, et la dernière lettre du mot anus, le vil instrument des voluptés inavouables ! Cette suppression de deux lettres essentielles était un déguisement, ma foi, assez habilement trouvé par le Complexe sexuel, mais pas assez habile pour mon œil de lynx. Et anus en latin signifie aussi…

— Vous avez appris le latin, Monsieur ?

— Oui, Monsieur, j’étais même très fort.

… Signifie aussi vieille femme. Quant à ticot, la Censure ici n’a pas été bien maligne : c’est tout simplement un anagramme. Sous sa forme régulière il donnerait tioc. De tioc à tico il n’y a pas loin. Vraiment, c’est l’évidence même. Cet homme est tourmenté par l’idée doublement immorale des, voluptés sodomiques ravies sur la vénérable personne d’une vieille femme. Quelle gloire de communiquer au Maître celle importante découverte !

—Est-il quelque vieille dame avec laquelle vous soyez en rapport et qui de quelque façon occupe vos pensées ?

— Oui, Docteur, ma mère à qui je consacre pieusement tous mes dimanches.

— Et quel âge a-t-elle ??

— 71 ans.

Le Docteur (à mi-voix) : Nous y sommes : c’est l’ Œdipus complexe dans toue sa splendeur.

— Eh bien, Monsieur, je suis éclairé.

— Ah ! et qu’est-ce qui vous a éclairé ?

— Ce mot, pour vous de signification toute banale, m’a ouvert les portes de votre subconscience. J’y puis maintenant plonger mes regards et j’y vois que…. Ah ! sans vous en douter le moins du monde, votre conscience claire restant pure, [p. 40] vous êtes tourmenté par des angoisses qui sont la cause vraie de vos insomnies.

— Et ces angoisses ?

— C’est difficile à dire… Vous connaissez vos classiques grecs, Monsieur ?

— Mais oui, quelque peu.

— Vous avez lu les tragédies de Sophocle : Œdipe à Colonon, Œdipe Roi ?

— Oui, certes.

— Eh bien, ces angoisses sont de la nature de celles qui accablaient le malheureux époux de sa mère Jocaste.

— Eh ! bon Dieu, Docteur, quelle relation voyez-vous ?

— Et encore, les relations incestueuses d’Œdipe, si elles étaient criminelles par leur objet, étaient correctes par leur nature, tandis que vous, malheureux…

Le Client (se dressant sur son séant, d’un air effaré) : — Ah ça, Docteur, qu’entendez-vous par là et à qui en avez-vous ? Lequel de nous deux devient fou ici ?

— Calmez-vous, mon ami, calmez-vous. Pour quelles femmes vous sentez-vous du goût, les brunes ou les blondes ?

— Mais qu’est-ce que ça peut vous foutre, à la fin ?

— Calmez-vous, mon ami, et répondez sans chercher à pénétrer mes desseins.

— Eh bien, si vous tenez à le savoir, les brunes. Les blondes me dégoûtent, les blondes, ça sent le lapin.

— Votre mère a les cheveux …

— Blancs, monsieur.

— J’entends, mais quand elle était jeune, était-elle blonde ou brune ?

— Blonde, Docteur, très blonde.

— Plus de doute maintenant, c’est le déguisement a contrario imposé par la Censure. Cet amour des brunes est un goût inspiré par la Censure morale à cet infortuné pour lui cacher plus sûrement les impulsions qui, de sa subconscience, cherchent à se faire jour au dehors. Plus l’impulsion est violente, et sa violence nous est ici révélée par la brièveté du temps de réaction, plus le déguisement est habile et plus la lutte est acharnée entre les combattants dans ce champ clos qu’est le système nerveux du malade.

— Revenez me voir, mon ami, je renonce à obtenir en une [p. 41] seule séance votre guérison, qui ne pourra résulter que d’une confession complète, d’une mise en pleine lumière, et cela, par vous-même, des impulsions secrètes qui sont la cause de votre mal. Je vous inscris sur mon carnet pour jeudi prochain à 3 heures »

(Exit).

Et maintenant, à ceux qui seraient tentés de voir là une amusette, écrite sans souci, de la justice et de la vérité, nous répondrons en les renvoyant aux ouvrages de Freud et de son école ; s’ils veulent s’éviter un labeur aussi considérable, ils trouveront dans un ouvrage de Régis et Hesnard : La Psychoanalyse des névroses et des psychoses, un très documenté exposé de ces théories accompagné d’exemples authentiques qui leur hérisseront le poil. Si cela leur semble encore trop long, ils en trouveront, sous la signature de l’auteur de cet article, un résumé plus concis dans le volume de l’Année Biologique consacré à la littérature de 1914. Ils verront que nous n’avons pas dépassé les bornes de la juste critique et que les apparentes exagérations de cette satire sont, jusque dans le détail, en rapport exact avec les énormités de la théorie.

YVES DELAGE.

NOTE

(1) Textuel.

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