Fançois-Joseph Murville. Considérations sur le sommeil. Thèse n° 114. Présentée et soutenue à lla Faculté de médecine de Paris, le 19 juin 1824, pour obtenir le grade de Docteur en médecine. A Paris, del’imprimerie de Didot le jeune, 1924. 1 vol. in-4°, .35 p.
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AVANT-PROPOS.
Enchaînés les unes aux autres, liées entre elles par des rapports plus ou moins intimes, plus ou moins directs, les fonctions du corps vivant et animé ne sont véritablement que le résultat des diverses actions des organes qui entrent dans sa composition. Parmi ces fonctions, les unes ont pour objet de le mettre en rapport avec l’univers extérieur ; les autres, et ce sont les plus nombreuses, tendent à le conserver dans une intégrité parfaite ; il en est enfin qui sont destinées à le propager sous quelque latitude qu’il soit. Ce triple but des fonctions de l’organisation animale établi par la nature, et reconnu en physiologie par les attributs qui le distinguent, a déterminé quelques savans à en faire trois ordres, que nous allons successivement considérer. Le premier de ces ordres renferme les fonctions de relation ou relatives aux agens extérieurs, comme les sensations, leur transmission par les nerfs, l’exercice du cerveau, la locomotion et la voix. Elles constituent la vie animale, et présentent pour principal caractère une réciprocité d’action des corps extérieurs sur l’animal, et de l’animal sur les corps extérieurs.
Le deuxième ordre renferme les fonctions relatives à la conservation de l’individu, comme la digestion, la respiration, [p. VI] la circulation , la calorification, l’exhalation, l’absorption, les sécrétions et la nutrition. Elles constituent la vie organique proprement dite. Celle-ci présente une série de phénomènes qui se succèdent et se renouvellent sans cesse avec plus ou moins de rapidité, suivant le degré de chaleur du sang; qui se ralentissent par une foule de causes débilitantes, mais qui ne cessent jamais sans amener la mort de l’individu. Cette alternative continuelle de départs et de retours, ou plutôt ce cercle inaltérable de mouvemens propres aux fonctions intérieures, peut être modifié suivant la nécessité des besoins ou l’urgence des appétits du corps animal ; d’où il résulte que, dans quelques cas, ces fonctions diminuent d’activité ou s’exécutent avec plus d’énergie. L’une d’elles peut être suspendue pour un moment : ainsi la digestion présente des intermittences plus ou moins longues ; dans les syncopes, la défaillance, la circulation est anéantie ; la respiration cesse chez l’individu qui nage ou qui plonge dans l’eau ; elle a été suspendue par immersion, par strangulation, ou par la respiration d’un gaz impropre à cette fonction, chez les asphyxiés rendus à la vie.
Le troisième ordre de fonctions qui méritent l’attention des physiologistes par rapport à la manière dont elles s’exécutent (car le mécanisme de la génération sera peut-être pour toujours couvert d’un voile impénétrable) sont celles confiées aux organes générateurs. Elles ont pour but la propagation de l’espèce.
Les trois ordres de fonctions que nous venons d’énumérer [p. VII] succinctement comprennent toutes celles qui se remarquent dans le corps vivant. Maintenant, si nous venons à jeter un coup-d’œil rapide sur les phénomènes de l’univers, si nous examinons surtout avec un peu d’attention les êtres organisés, nous verrons bientôt que le repos est une condition tout-à-fait nécessaire à la nature. Ne remarquons-nous pas, en effet, que, dans nos climats tempérés, l’hiver ralentit l’action des êtres organisés ? Ne voyons-nous pas également que la nuit est une occasion, une cause de repos pour les êtres qui sentent et qui respirent ? que, sans le repos des organes, la vie les abandonnerait promptement, ou, pour mieux dire, ils ne tarderaient pas à se désorganiser ? Tous les organes de l’économie présentent les deux états de veille et de repos; aucun n’en est exempt. Les organes de la respiration, qui paraissent agir incessamment, ont cependant des momens d’intermittence, dont la durée totale dans les vingt-quatre heures égale au moins celle des autres organes ; et ce qui est plus surprenant encore, c’est que le cœur, dont l’action paraît être tout-à-fait permanente et non interrompue, jouit cependant d’un repos égal, si l’on calcule les temps qui séparent la systole et la diastole des ventricules et des oreillettes. Mais c’est surtout dans les organes de la vie animale que l’on observe d’une manière bien manifeste les deux états dont je viens de parler. Le système musculaire extérieur ne peut se mouvoir que pendant un certain temps, au bout duquel il devient le siège d’un sentiment de malaise qui contraint l’homme de suspendre son action ; les [p. VIII] organes des sens cessent, à de certains momens, de nous mettre en rapport avec l’univers ; le cerveau refuse de percevoir toute espèce d’impression extérieure ; tous les travaux intellectuels sont suspendus, la volonté paraît anéantie, nous n’avons plus la conscience de notre existence ; en un mot, toutes les fonctions de relation sont en repos. C’est ce repos, pendant lequel les organes de ces fonctions recouvrent leur aptitude à agir avec facilité, réparent les pertes qu’ils ont faites la veille, qui constitue ce que les , auteurs appellent le sommeil. C’est sur cet état de l’économie que je me propose de faire ma dissertation. Je n’ai pas le dessein de traiter cette question tout entière, cela m’entraînerait beaucoup trop loin : mon but est seulement d’exposer les phénomènes généraux du sommeil, de rechercher quelle est l’influence que celui-ci exerce sur toutes les fonctions de l’économie ; enfin je terminerai par quelques considérations sur ses avantages et ses inconvéniens.
Traité par une main plus exercée et plus habile que la mienne , ce sujet ne manquerait pas d’offrir quelque intérêt, de présenter des données avantageuses à la science médicale ; mais malheureusement cette dissertation ne peut en être qu’une esquisse très-imparfaite : puisse-t-elle ne pas être tout-à-fait indigne de l’approbation de mes illustres maîtres ! c’est tout ce que je puis désirer. [p. 9]
CONSIDÉRATIONS
SUR
LE SOMMEIL
Tous les besoins renaissent, toutes les fonctions s’exécutent à des époques fixes et isochrones ; la durée des fonctions est la même pour chacune de leurs périodes ; les mêmes appétits ou les mêmes besoins ont des heures marquées par chacun de leurs retours ; et le plus souvent, lorsque les besoins ne sont pas satisfaits, ils diminuent et s’évanouissent au bout d’un certain temps pour ne revenir avec plus de force et d’importunité qu’à l’époque suivante, qui doit en ramener les impressions. C’est surtout dans les retours et dans la durée du sommeil que l’on remarque ce caractère de périodicité. Le sommeil se renouvelle ordinairement chaque jour à la même heure ; il dure à peu près le même espace de temps ; et il est d’observation que plus sa périodicité est régulière, plus aussi l’assoupissement qui le suit est salutaire et restaurant. Au moment où le sommeil va succéder à la veille, on éprouve un sentiment de gêne, de malaise ; c’est le besoin de dormir. De même que toutes les sensations, celle-ci ne peut pas être définie ; toutes les définitions qu’on pourrait en donner ne seraient que rendre la question plus obscure. Bornons-nous à dire qu’il suffit d’avoir éprouvé ce besoin pour le connaître et en avoir une idée claire ; qu’il se caractérise assez par la désir qu’il fait naître [p. 10] en nous, celui du repos. Ce besoin est accompagné de la perte graduelle de l’activité des organes des fonctions extérieures ; ces organes n’agissent que lentement et avec peine ; ils sont engourdis. Enfin il arrive un moment où ils cessent tout-à-fait d’agir. Cependant cette supenssion [sic] d’action n’a pas lieu en même temps, et dans tous ces organes à la fois ; elle se fait ordinairement dans l’ordre suivant. C’est dans les muscles que se manifeste d’abord l’engourdissement ; ils sont le siège d’un sentiment de pesanteur ; le releveur de la paupière ne peut plus la soutenir ; celle-ci tombe au-devant du globe de l’œil, et soustrait cet organe à l’action de la lumière : veut-on la relever, sa chute se renouvelle à l’instant. Les muscles des membres se relâchent, les bras tombent mécaniquement sur les côtés du corps, et abandonnent les objets qu’ils avaient saisis. Bientôt la station devient impossible, les cuisses se fléchissent, la tête s’incline en avant, et entraîne le tronc dans le même sens. Nous recherchons le silence et l’obscurité , et une position telle qu’il faille peu ou point d’efforts pour la conserver. Tout le corps se place sur un point d’appui solide, et reste immobile Toutefois ce serait une erreur de croire que tout le système musculaire extérieur se trouve alors dans le relâchement, les muscles respirateurs continuent d’agir, le sphincter de l’anus est quelquefois dans le même cas , en outre, la position que prend le corps est rarement telle, que toutes les autres actions musculaires soient anéanties ; souvent, au contraire, il faut un effort assez considérable de la part de celles-ci pour le maintenir dans l’attitude qu’il a prise. Cela n’est-il pas évident pour l’homme qui dort debout, assis, tenant un livre, à cheval, en marchant, comme il arrive assez fréquemment ? Enfin n’est-ce pas avec raison que M. Broussaisexcepte du repos général le muscle orbiculaire des paupières, qui, selon lui, se contracte pour fermer l’œil, et prévenir sa stimulation par la lumière ? Ce qui prouve en faveur de cette opinion, c’est l’ouverture des yeux que l’on remarque sur les cadavres et chez les individus qui sont à l’agonie. Cette ouverture ne semble-t-elle pas être le résultat de la prédominance de force du releveur sur l’orbiculaire ? La [p. 11] voix et la parole éprouvent en même temps l’influence du besoin de dormir; elles commencent par être faibles, lentes, balbutiantes. Cherche-t-on à résister et à se soustraire à ce besoin, les muscles des membres se tendent en divers sens, et exécutent différens mouvemens désignés sous le nom de pandiculations. Une sensation toute particulière se manifeste à la région épigastrique : elle nous engage à faire de fortes inspirations, qui, faisant arriver une plus grande quantité d’air dans les poumons, remédient à la stase sanguine produite par la stupeur des muscles respirateurs. On se frotte les yeux, on s’agite de mille manières ; des mouvemens convulsifs se font sentir dans l’appareil musculaire. Le meilleur parti à prendre dans ce cas est de s’abandonner au penchant de la nature.
Pendant que le système musculaire éprouve l’influence du sommeil, l’homme assoupi perd successivement l’usage de ses sens. Fatigués par de longues impressions, ils deviennent momentanément impropres à en recevoir de nouvelles ; ils ont besoin de dormir. La vue cesse la première son action ; l’œil, sous l’abri des paupières, ne reçoit déjà plus d’impressions que les autres sens conservent encore presque toute leur sensibilité ; le goût et l’odorat ne tardent pas à suivre l’organe de la vision, les saveurs n’irritent plus la langue, la pituitaire se montre insensible à l’action des odeurs. L’ouïe, comme les deux sens que nous venons d’examiner, est bientôt suspendue après s’être affaiblie par degrés. Enfin le tact est celui de tous les sens externes qui s’endort le dernier, et même pendant le sommeil le plus profond, il s’exécute encore des mouvemens déterminés par un tact obscur.
La plupart des physiologistes ont observé fort judicieusement que tous les sens ne dormaient pas avec la même intensité. Le tact est le plus léger de tous, après lui viennent l’ouïe, la vue. Enfin les organes du goût et de l’odorat sont ceux qui s’éveillent le plus difficilement. N’oublions pas cependant que l’habitude modifie beaucoup cette règle générale ; rappelons-nous qu’elle peut rendre l’ouïe insensible aux sons les plus bruyans, les détonnations les plus fortes ne [p. 12] suffisent plus pour l’éveiller : les canonniers, les meuniers, ceux qui habitent les voisinages de la mer ne sont-ils pas une preuve suffisante de mon assertion. Il arrive même que ces impressions, quand elles se sont fait sentir depuis long-temps, sont nécessaires à ceux qui ont l’habitude de les éprouver pour qu’ils puissent se livrer au sommeil. Ainsi le meunier ne s’endort qu’au bruit de son moulin ; s’il est endormi et que ce bruit cesse tout à coup, il se réveille à l’instant.
Enfin l’homme a cessé de correspondre avec l’univers extérieur, les actes intellectuels et moraux disparaissent eux-mêmes par degrés, la volonté s’affaiblit, et à la fin elle devient nulle ; les idées continuent encore quelque temps à se former, mais elles sont confuses, incohérentes, et constituent, comme l’avait observé Cullen, une espèce de délire ; elles cessent d’être produites. Il n’y a plus de perception, la conscience du moi a disparu, le sommeil est établi. Toutefois les facultés de l’intelligence ne sont pas toujours aussi complètement suspendues. Souvent pendant le sommeil différens actes intellectuels se produisent, la mémoire nous retrace une ou plusieurs idées, le jugement les compare, quelquefois même la volonté semble conserver son empire. Ne sait-on pas que pendant le sommeil une foule d’individus ont trouvé la solution de certains problèmes qui les avaient beaucoup occupés pendant la veille ? Condillac dit avoir mûri ainsi les diverses questions de sa métaphysique. Dans tous ces cas, le sommeil est incomplet. C’est pendant un semblable sommeil que se produisent les songes et le somnambulisme.
Telle est l’exposition rapide des phénomènes que présentent les fonctions de relation pendant le sommeil. Maintenant, si nous venons à examiner les fonctions de la vie intérieure, nous verrons que tout ce qui a lieu dans la première n’est que l’image fidèle de ce qui se passe dans la dernière. Les viscères s’assoupissent les uns après les autres, et ils s’assoupissent d’une manière très-inégale. Cette idée est entièrement opposée à celle que beaucoup d’auteurs illustres ont avancée. Ils prétendent, en effet, que les fonctions de la vie organique, [p. 13] celles qui composent le deuxième ordre de la division que nous avons établie dans notre avant-propos, sont loin de participer au sommeil des organes de la vie extérieure; ils pensent même que ces fonctions acquièrent une nouvelle énergie pendant cet état de l’économie; par cela même ils définissent le sommeil un état de concentration des forces à l’intérieur. Cette opinion repose sur un aphorisme d’HIPPOCRATE : Motus in somno intrò vergunt. Cet aphorisme du père de la médecine indique bien que pendant le sommeil les mouvemens se portent à l’intérieur ; mais je ne pense pas que son immortel auteur ait voulu prouver par là que les fonctions assimilatrices jouissaient alors d’une plus grande activité ; il a exprimé tout simplement un phénomène qui n’est pas rare, et qui ne se manifeste pas seulement dans l’état de sommeil. Ainsi, par exemple, lorsque la vie est moins active, lorsqu’elle est paralysée en partie par une cause débilitante quelconque, par une hémorrhagie considérable déterminée par une lésion traumatique, les phénomènes qui la caractérisent diminuent d’abord dans les organes de la vie extérieure, et semblent se concentrer, pour ainsi dire, sur les viscères principaux, sur ceux de la vie organique surtout, sans que cependant pour cela l’énergie vitale augmente dans ces derniers. Au contraire, cette énergie y est beaucoup moindre, comme le prouve le ralentissement de la respiration, de la circulation. Ce que je viens de dire pour cet exemple est applicable à une foule d’autres. Ne le remarque-t-on pas chez les personnes qui s’affaiblissent, chez les vieillards qui arrivent à la caducité, chez plusieurs moribonds, chez les personnes qui ont été exposées à l’action d’un froid considérable, pourvu qu’il n’ait pas été suivi de réaction ? car alors la question serait tout-à-fait changée : le froid, de débilitant qu’il était d’abord, serait devenu excitant. Ainsi donc l’aphorisme d’Hippocrateest loin de prouver que le sommeil augmente l’activité des fonctions nutritives; il confirme seulement cette loi générale, savoir, que, quand la vie diminue d’intensité, quand ses actions se ralentissent , ce sont toujours les viscères principaux, ceux de première importance, qu’elle abandonne en dernier lieu. [p. 14]
Après avoir donné cette explication de l’aphorisme du père de la médecine, nous allons examiner successivement les sens internes, la digestion, la circulation , la respiration , la calorification, l’exhalation, l’absorption, les sécrétions et la nutrition, et rechercher quelle est la véritable influence que le sommeil exerce sur ces différentes fonctions. On sait généralement que les sensations internes, celles de la faim et de la soif, sont suspendues pendant le sommeil, ou au moins ont perdu la plus grande partie de leur énergie. Un sommeil prolongé un jour entier, et même plus, comme cela arrive chez certains individus qui ont éprouvé de grandes fatigues et qui ont passé plusieurs nuits sans dormir ; un tel sommeil, dis-je, soutient les forces autant de temps qu’il dure , quoique cependant les voies digestives ne contiennent aucune espèce d’alimens. Les mouvemens péristaltiques des intestins sont moins actifs ; la vessie n’est pas stimulée par la présence de l’urine ; ce n’est que lorsqu’elle est complètement remplie, et que le sommeil est devenu très-léger, qu’elle nous fait sentir le besoin de la débarrasser. Ne peut-on pas dire la même chose pour la muqueuse des gros intestins ? N’est-il pas évident pour tout le monde qu’elle est beaucoup moins stimulée par les matières fécales que pendant la veille ? La digestion continue pendant le sommeil; c’est un fait certain. Mais est-il également certain, comme on l’a avancé, qu’elle jouisse d’une plus grande énergie ? C’est ce que je ne puis pas admettre , et je vais essayer d’en donner les raisons. Je rappellerai d’abord un fait bien constaté, et qui ne manque pas d’importance, surtout dans la question qui va nous occuper ; il s’applique à toutes les fonctions organiques. Tous les physiologistes définissent le sommeil la suspension plus ou moins complète des fonctions de relation ; tous admettent qu’il est un état de repos pour le système nerveux pendant lequel il répare ses forces et récupère son aptitude à agir et à faire agir les organes qui sont sous sa dépendance. D’un autre côté, tout le monde reconnaît que le système nerveux exerce une très-grande [p. 15] influence sur toutes les fonctions de la vie intérieure. On sait très-bien, par exemple, et l’expérience ne laisse aucun doute à cet égard, que, si la communication nerveuse qui existe entre le cerveau et l’estomac se trouve subitement interrompue d’une manière quelconque, la digestion devient tout-à-fait impossible ; les alimens séjournent dans l’estomac sans éprouver la moindre altération. On sait également que, pour que la respiration continue d’avoir lieu, il est indispensable que l’organe pulmonaire communique avec le cerveau ; la ligature ou la section du pneumo-gastrique des deux côtés empêche l’hématose de se produire, et au lieu de devenir d’un beau rouge vermeil, le sang reste à l’état veineux. Eh bien ! je le demande, puisque le sommeil est le repos, la suspension ou au moins la diminution d’action du cerveau, n’est-il pas évident que l’influence nerveuse de cet organe sur l’estomac, sur les poumons, sur tous les organes de la vie organique, en un mot, doit être, je ne dis pas entièrement suspendue, mais au moins de beaucoup diminuée ? Par conséquent la digestion, la respiration et toutes les fonctions de la vie intérieure doivent diminuer d’énergie pendant le sommeil. Cette conséquence me paraît rigoureuse; nous serions déjà autorisé presqu’à soutenir que la chose se passe de cette manière. Toutefois ne précipitons pas notre jugement ; ce fait, quoique bien constaté, ne doit pas nous suffire pour tirer une conséquence d’une aussi grande importance. Nous devons entrer dans de plus grands détails. Pesons bien tous les faits qui se présentent, examinons-les avec le plus grand soin , cherchons des bases solides à notre jugement, après quoi nous pourrons nous prononcer.
Ce que je viens de prouver par le raisonnement, l’expérience journalière le confirme. Presque tout le monde sait que pendant le sommeil le temps nécessaire à l’acte de la digestion est beaucoup plus long que pendant la veille. La différence sur ce point est extrêmement grande. En effet, les personnes qui prolongent leur veille quelques heures de plus qu’elles ne le font habituellement éprouvent très-souvent le besoin de manger avant de se coucher ; si elles se couchent [p. 16] sans prendre quelques alimens, le repas du lendemain se fait désirer quelques heures plus tôt. Si, au contraire, on vient à s’endormir de meilleure heure qu’on ne le fait d’habitude, le plus souvent on n’a pas d’appétit le lendemain matin ; bien plus, quand le sommeil a suivi de près le dernier repas, il n’est pas rare de voir survenir des digestions difficiles, pénibles, et quelquefois même des indigestions complètes, surtout lorsqu’on a fait un peu d’excès, chose qui ne serait probablement pas arrivée, si, au lieu de s’endormir avec l’estomac rempli d’alimens, on s’était livré à quelque distraction, à un léger exercice musculaire. La promenade, le jeu de billard, etc., ne sont-ils pas des moyens favorables à la digestion ? Enfin ne sait-on pas que les personnes qui dorment beaucoup mangent très-peu ; de là ce proverbe, si trivial et si juste : qui dort dine. Cependant je ne prétends pas que la règle générale que je cherche à constater soit sans exception. Loin de moi cette opinion; je sais très-bien, au contraire, que plusieurs personnes, celles surtout qui se livrent aux exercices manuels très-sorts, ou à de longues marches, digèrent bien pendant le sommeil. Il est même certains individus qui digèrent mieux que pendant la veille, et M. le professeur Richeranden rapporte un exemple extrêmement remarquable que je vais transcrire. « Un homme âgé de quarante ans, et atteint d’une sorte d’imbécillité, séjourna pendant environ dix-huit mois à l’hôpital Saint-Louis, pour la curation de quelques glandes scrofuleuses. Pendant ce long espace de temps, il restait constamment au lit, dormant les cinq sixièmes de la journée, tourmenté par une faim dévorante, et passant à manger ses courts instans de la veille. Ses digestions étaient toujours promptes et faciles ; il conservait de l’embonpoint, quoique l’action musculaire fût extrêmement languissante, le pouls très-lent et très-faible. Dans cet individu , qui, pour parler le langage de Bordeu, vivait sous l’empire de l’estomac, les affections morales étaient bornées au désir des alimens et du repos. Dominé par une paresse insurmontable , ce n’était jamais sans de grandes difficultés qu’on parvenait à lui faire prendre le plus léger exercice. » Mais chez les [p. 17] premières personnes, chez celles qui font beaucoup d’exercice, la digestion, quoique facile et complète, se fait encore avec beaucoup de lenteur. En outre, devons-nous être étonnés de ce qu’on rencontre des individus qui digèrent mieux et plus vite endormis qu’éveillés ? Cette exception n’est-elle pas un de ces exemples des variétés ou des bizarreries qui se rencontrent si fréquemment dans l’économie animale , ou une nouvelle preuve de la puissance des habitudes ? Ainsi elle est loin d’infirmer la règle générale ; celle-ci n’en est pas moins constante. Enfin on a prétendu que la digestion paraissait favorisée par le sommeil, à juger du moins par l’habitude qu’ont tous les animaux et les peuples sauvages de se livrer à cet acte aussitôt qu’ils ont mangé, par la pratique de la sieste, qui est si répandue parmi nous , et par l’usage que les anciens faisaient des lits dans leurs repas. Toutes ces raisons, qui semblent au premier coup-d’œil devoir renverser la théorie que je tâche de soutenir, ne prouvent rien, à mon avis. Sans doute on ressent très-souvent le besoin de dormir après avoir mangé ; mais cela prouve-t-il que le sommeil favorise la digestion ? Il est bien clair que non. Cette envie de dormir indique seulement que, pour opérer la digestion des alimens qu’il renferme , l’estomac devient le siège d’une action vitale très-énergique, qu’il attire, pour ainsi dire, à lui celle des autres organes, et surtout celle du cerveau , et qu’alors ce dernier éprouve une fatigue considérable, devient lourd, paresseux, et incapable de se livrer avec fruit aux travaux intellectuels. Fait-on un tour de promenade, la tendance au sommeil se dissipe, la digestion se fait rapidement et parfaitement bien. S’abandonne-t-on , au contraire , au sommeil , loin de favoriser l’acte de la digestion, il le rend plus long et plus difficile, comme le démontre l’état dans lequel on se trouve après l’avoir goûté, surtout lorsqu’il a été de quelque durée. Alors la langue est souvent blanche, la bouche mauvaise, amère; des renvois acides ont lieu, la tête est lourde, etc.; et lorsque l’heure du repas suivant est arrivée, il est rare que l’appétit se fasse sentir ; le plus souvent on ne mange, comme on le dit, que par raison. Ainsi donc [p.18] je crois qu’on peut poser en thèse générale que la digestion est moins active pendant le sommeil que pendant la veille, et qu’elle participe par conséquent à l’assoupissement des fonctions de la vie de relation. La même cause qui ralentit l’action de l’estomac diminue évidemment celle du cœur ; il pousse avec moins de force le sang dans le système artériel ; le pouls devient plus petit, moins accéléré. D’après plusieurs observations que j’ai eu occasion de faire tant à l’hôpital du Val- de-Grâce qu’à celui de la Garde royale, soit sur les vénériens, soit sur les fiévreux, ou même sur les hommes en bonne santé, je me suis assuré que la circulation chez l’homme endormi est plus lente de sept et quelquefois de dix pulsations par minute chez l’homme en bonne santé et chez le malade sans fièvre, et plus rapide, dans la même proportion, chez celui qui est en proie à un paroxysme. D’où il vient que plusieurs auteurs ont avancé que le pouls gagnait et au-delà en plénitude ce qu’il perdait en fréquence ? Cette opinion repose probablement sur des observations qui ont été faites avec peu de soin ; sans doute on n’a pas fait attention à diverses circonstances accidentelles, et tout-à-fait indépendantes du sommeil ; ainsi il est probable que le pouls aura été examiné pendant que l’extérieur du corps était plus chaud et plus pénétré de chaleur qu’il ne l’était auparavant. Ce phénomène se remarque chez les personnes dont le corps est protégé par des couvertures très-épaisses, chez celles qui ont l’estomac rempli d’alimens dont la digestion se fait avec peine, chez celles qui ont pris des stimulans ; mais il est bien évident que l’ampleur que présente alors le pouls est indépendante de l’état de sommeil. Qu’on observe, en effet, une personne qui s’endort subitement, et sans que le nombre de ses vêtemens soit augmenté, on verra que son pouls perd non-seulement en vitesse, mais encore qu’il est plus petit et plus serré. D’un autre côté, couvrez , dit M. Broussais, la peau d’une personne éveillée autant que celle d’une personne endormie, le pouls aura autant d’ampleur et plus de fréquence. Enfin M. Doublea observé dans plusieurs circonstances que le pouls est concentré, petit et rare [p.19] dans les premières heures du sommeil ; qu’il se développe peu à peu, et qu’il est d’autant plus fort que l’homme est plus près du réveil; or, comme le sommeil est d’autant plus profond et plus complet qu’on l’examine près du moment où il a commencé, et vice versâ, il est évident que plus le sommeil est complet, plus la circulation est faible et ralentie; donc les observations faites par M. Doubleprouvent encore en faveur de mon opinion ; donc enfin je me crois autorisé à conclure que, loin d’augmenter l’énergie de la circulation, le sommeil, au contraire, la rend moins active.
De ce que la circulation est ralentie, il semble naturel de dire que la respiration doit éprouver la même modification. Elle est, en effet, ralentie, moins parfaite, mais elle paraît plus profonde, et fait entendre un bruit appelé ronflement. Ce ronflement semble dépendre du ballottement que l’air imprime aux mucosités qui se rencontrent chez certains individus dans le larynx, dans l’isthme du gosier, et surtout dans les fosses nasales. Quelques auteurs pensent encore qu’il est produit par les mouvemens que l’air détermine sur le voile du palais. Je ne sais pas jusqu’à quel point cette opinion est fondée. Dans le chat, animal chez lequel il présente un caractère qui le distingue de l’homme endormi, il paraît dépendre de la structure particulière des fosses nasales. Ce phénomène présente une foule de variétés ; certaines personnes ronflent tellement fort, qu’il est impossible, à moins d’en avoir l’habitude, de dormir dans l’appartement où elles reposent ; d’autres font à peine entendre un bruit perceptible. Est-il l’effet d’une imperfection de la respiration ? Il annonce un sommeil complet, mais qui souvent n’a que peu d’intensité. Nous avons déjà dit que la respiration était plus lente pendant le sommeil que pendant la veille ; mais gagne-t-elle et au-delà en ampleur ce qu’elle perd en fréquence ; en d’autres termes, les poumons reçoivent-ils autant et même plus d’air ? Je ne le pense pas ; je crois tout-à fait le contraire. D’abord plusieurs auteurs admettent que cette fonction n’est ni augmentée ni diminuée pendant le sommeil ; d’après eux, elle est seulement modifiée. J’avoue que je ne me rends pas facilement [p. 20] compte de cette modification. Qu’elle est-elle ? en quoi consiste-t-elle ? On ne s’est pas expliqué à cet égard. Pour mon compte, je crois que cette modification est une véritable diminution dans l’énergie de l’acte respiratoire. En effet, les observations qu’a faites M. Doublerelativement à la circulation se manifestent également dans la fonction que nous examinons présentement ; ainsi les mouvemens d’inspiration sont d’autant plus rares et plus rétrécis que le sommeil est plus profond. Lorsqu’il est léger, lorsque le moment du réveil approche, ces mêmes inspirations augmentent en fréquence et en largeur.
M. le professeur Adelon, dans son ouvrage de la Physiologie de l’homme, semble porté à croire que la respiration a redoublé pendant le sommeil. Voici comment il s’exprime à cet égard : « Indépendamment de ce que les inspirations sont plus profondes, on peut croire que l’absorption qui se fait à la surface du poumon est plus grande, à en juger par la plus grande facilité des contagions pendant le sommeil. » Mais ce dernier phénomène ne provient-il pas de ce que, pendant le sommeil, le système nerveux se trouve engourdi et comme plongé dans la stupeur ? N’est-il pas évident qu’alors l’économie est plus faible et moins capable de réagir contre les causes délétères qui peuvent l’assaillir , et plus susceptible de contracter toute espèce de contagions, sans que pour cela l’absorption qui se fait à la surface du poumon soit plus considérable ? Cette opinion me paraît la plus vraisemblable. Qu’on observe, en effet, un individu affaibli et plus ou moins épuisé, et qu’on le place au milieu de causes délétères, bientôt on verra celles-ci agir sur lui avec beaucoup de force, et y déterminer la contagion ; tandis qu’une autre personne bien portante et robuste qui sera placée dans les mêmes circonstances n’éprouvera rien, au moins dans un espace de temps aussi court. Or je crois que l’état de l’homme qui dort profondément est analogue à celui de l’individu faible et plus ou moins épuisé ; donc la contagion qui est produite chez le premier ne prouve pas que l’absorption de l’air soit plus active pendant le sommeil que pendant la veille ; donc l’influence [p. 21] que la respiration reçoit de la part du sommeil est entièrement analogue à celle que celui-ci exerce sur la digestion et la circulation. Passons maintenant à la calorification, et voyons les modifications qui surviennent dans la température de l’animal pendant le sommeil. Suivant le père de la médecine, le sang se refroidit : Somnus ubi corpus corripuerit, tùm sanguis refrigeratur, cùm suâpte naturâ somnus refrigerare solet. Il dit même dans un autre endroit : Cùm somnus invaserit, corpus refrigescit. Certes, ces deux aphorismes ne laissent aucun doute sur l’opinion d’Hippocrate à l’égard de la question qui nous occupe actuellement. Il est bien clair que, d’après lui, la calorification se ralentit pendant le sommeil. Eh ! ne doit-il pas en être ainsi. N’est-ce pas une conséquence de ce que nous avons déjà démontré ? En effet , puisque la circulation et la respiration se ralentissent elles-mêmes, et puisque d’ailleurs il est bien prouvé que ces deux fonctions sont en rapport direct avec la calorification, et qu’elles tiennent celle-ci sous leur dépendance, au point que, si elles sont moins actives, l’énergie de la dernière diminue dans le même rapport. Il faut absolument que la calorification soit moins active pendant le sommeil que pendant la veille. Quels sont donc les motifs qui ont porté les physiologistes à croire tout le contraire ? Un seul fait a servi de base à cette opinion. Au premier abord il paraît tout-à-fait concluant, et ne devoir laisser aucun doute sur la question qui nous occupe ; cependant, si l’on vient à l’examiner avec un peu d’attention, on s’aperçoit bientôt qu’il ne prouve rien, et qu’il est entièrement illusoire. Essayons de l’analyser. Pendant le sommeil, a-t-on dit, la température de la peau est augmentée. C’est vrai dans la plupart des cas ; mais cela n’a pas toujours lieu. Quand cette augmentation de température existe, est-elle l’effet du sommeil ? ou bien dépend-elle d’une circonstance tout-à-fait accidentelle ? On ne doit pas avoir, selon moi , le moindre doute à cet égard. En effet, n’est-il pas manifeste pour tout le monde que cette chaleur plus grande est produite par la nature et le nombre des couvertures qui protègent ordinairement l’homme endormi, et de l’immobilité dans laquelle il se trouve ? Ces deux causes [p. 22] concourent au même but, et tendent à retenir le calorique dans le tissu cutané. Ce que j’avance est tellement vrai, que si les personnes qui ont bien chaud dans leur lit viennent à s’endormir sans être plus vêtues que pendant la veille, elles ne tardent pas à se refroidir beaucoup, au point qu’à leur réveil, tout leur corps est roide, engourdi, et souvent ce n’est qu’avec peine qu’elles parviennent à le mettre en mouvement, surtout lorsque le froid de l’atmosphère dans laquelle ces personnes se trouvent plongées est un peu considérable. N’est-ce pas dans des circonstances semblables que l’on voit périr des malheureux qui se sont abandonnés à un sommeil perfide ? Certes, s’ils avaient eu le courage de rester éveillés, ils n’auraient pas perdu la vie, du moins dans la plupart des cas. Enfin je puis encore m’appuyer sur l’autorité du célèbre Halier. En discutant ce point de doctrine, ce physiologiste fait remarquer que l’homme prend froid en dormant, s’il n’est pas mieux couvert que durant la veille : et qu’il supporte pendant cette deuxième manière d’être de la vie un froid qui lui donnerait la mort, s’il était endormi. Toutes ces raisons suffisent, je crois, pour prouver ce que nous avions prévu. Donc la calorification diminue aussi d’énergie pendant le sommeil.
Il nous reste encore à examiner les sécrétions, la transpiration, l’absorption et la nutrition. Nous allons essayer de prouver qu’elles sont dans le même cas que les précédentes ; toutefois il faut avouer que l’influence qu’elles reçoivent de la part du sommeil paraît être moins marquée ; leur énergie semble peu diminuée pendant cet état. Néanmoins cette diminution existe, et on peut facilement la constater.
La transpiration, a-t-on dit, est manifestement augmentée ; elle l’est au point de prendre les apparences de sueur. J’admets que ce phénomène se présente fréquemment; mais doit-il être rapporté à l’influence du sommeil ? Ne doit-on pas, au contraire, regarder cette augmentation comme entièrement indépendante de cette influence ? Cela me paraît certain. Je crois que cette sueur abondante est encore l’effet de causes accidentelles, et ces causes sont les mêmes que celles [p. 23] que nous avons vues tout à l’heure augmenter la température de la peau. Ainsi ce sont des digestions laborieuses, le poids considérable des couvertures, les stimulans que l’on a pris avant de s’endormir, qui augmentent la quantité de la sueur pendant le sommeil, du moins cela me paraît évident. En effet, l’homme n’est-il pas plus couvert pendant le sommeil que pendant la veille ? L’estomac est-il parfaitement libre, n’existe- il enfin aucune affection organique, cette augmentation de la transpiration n’a plus lieu. On remarque, au contraire , que celle-ci éprouve une diminution très-manifeste ; toute la peau est froide et comme paralysée ; ses fonctions sont presque anéanties. Mais on pourra me faire l’objection suivante. L’homme éveillé, me dira-t-on, quoique placé dans les mêmes circonstances que l’endormi, ne présente plus aussi fréquemment cette surabondance de sueur qui l’inondait pendant le sommeil ; par conséquent elle ne dépend pas de ces différentes circonstances; on doit donc l’attribuer à l’influence du sommeil. Je pense qu’il n’est pas difficile de répondre à cette objection. En effet, si le corps de l’homme éveillé et chargé de couvertures n’est pas arrosé par une transpiration abondante , cela ne provient-il pas de ce que dans cet état il lui arrive très-souvent de s’agiter, d’exécuter différens mouvemens, et de soulever ses couvertures ? Il diminue évidemment de cette manière la quantité de la sueur, et cette diminution est produite par deux causes : d’abord par les courans d’air qui s’établissent et qui facilitent l’évaporation du liquide ; en second lieu, ces courans d’air refroidissent la peau, ralentissent son action, et par conséquent la transpiration. Donc cette objection n’est qu’apparente et nullement fondée ; donc enfin l’énergie de la transpiration diminue aussi pendant le sommeil.
On peut en dire autant des sécrétions. Les glandes parotides, sous-maxillaires et linguales forment beaucoup moins de salive pendant le sommeil que pendant la veille ; la sécrétion des larmes est presque nulle. La diminution de l’acte digestif ne prouve-t-il pas assez que l’action du foie et du pancréas se trouve alors ralentie ? Les urines sont évidemment moins abondantes que pendant la veille; il est rare, [p. 24] en effet, que pendant ce dernier état on reste trois ou quatre heures sans éprouver le besoin de débarrasser la vessie, tandis que l’homme endormi peut rester jusqu’à six, sept, neuf heures, et même davantage, sans que ce besoin se manifeste en lui. Il faut convenir toutefois que la quantité d’urine que l’on rend dans le dernier cas est plus considérable que dans le premier, la vessie est plus remplie ; mais il n’en est pas moins constant que la sécrétion des reins est, toutes choses égales d’ailleurs, moins abondante pendant le sommeil que pendant la veille. Donc le premier de ces deux états ralentit l’activité de toutes les sécrétions en général.
N’en est-il pas de même à l’égard de l’absorption ? Je ne sais pas trop pourquoi la plupart des auteurs disent que cette fonction surtout acquiert alors plus d’énergie. La plus grande susceptibilité à contracter toute espèce de contagion pendant le sommeil est-elle un argument plausible en faveur de cette opinion ? Je me suis déjà expliqué à ce sujet en parlant de la respiration. Je puis encore ajouter que le sommeil ayant ordinairement lieu la nuit, il n’est pas étonnant que les absorptions miasmatiques paraissent plus abondantes, et les contagions plus fréquentes. En effet, le corps se trouve, d’un côté, exposé pendant un long espace de temps à l’action des gaz délétères. D’un autre côté, on sait très-bien que pendant la nuit l’air se refroidit, que l’eau et les différens miasmes qu’il tenait en suspension se condensent et se précipitent à la surface de la terre. Joignons à cela le peu de résistance dont l’homme endormi est capable, et nous aurons des raisons suffisantes pour expliquer la facilité et la fréquence des contagions pendant le sommeil, sans être obligé de les attribuer à une activité plus grande de l’absorption pendant cet état de la vie. En outre, la seule diminution de la digestion n’entraîne-t-elle pas celle de l’absorption intestinale ? et même cette diminution n’est-elle pas rendue évidente, comme le dit M. Broussais, par la plénitude de l’abdomen que l’on éprouve après le réveil, et par les urines que l’on rend à plusieurs reprises avant que le ventre s’affaisse et que l’appétit se déclare. [p. 25]
Les discussions dans lesquelles nous avons été entraîné relativement aux diverses fonctions que nous venons de passer successivement en revue sembleraient devoir nous dispenser d’entrer dans aucun détail à l’égard de la nutrition, puisqu’en effet toutes les autres fonctions de la vie intérieure sont moins actives pendant le sommeil, puisque d’ailleurs la nutrition n’est que le terme et le complément de ces mêmes fonctions : il semble tout naturel de conclure que son énergie doit aussi se ralentir. Cependant, comme cette opinion est opposée à celle qui a été avancée par la plupart des auteurs, je ne dois pas m’en tenir là ; il est nécessaire d’apporter au moins autant de soin dans l’examen de la nutrition que dans celui des autres fonctions, et de voir si elle participe, comme ces dernières, à l’état de repos.
Le sommeil , a-t-on dit, rend la nutrition plus active. Cette assertion peut-elle être soutenue avec avantage ? Cela ne me paraît pas probable. Voyons les raisons sur lesquelles se fondent les physiologistes qui avancent cette opinion. Ce qui prouve, selon eux, que le sommeil favorise l’assimilation, c’est que les personnes qui dorment beaucoup ont plus d’embonpoint que celles qui dorment peu. Il est bien vrai que les grands dormeurs ont, en général, beaucoup d’embonpoint ; mais est-ce une raison pour en conclure la réalité d’une nutrition plus énergique pendant le sommeil ? Cette conséquence, il faut l’avouer, est loin d’être rigoureuse. En effet, comment la digestion , la circulation et la respiration, toutes fonctions destinées à préparer le fluide nutritif, peuvent-elles diminuer d’activité ? Comment, en d’autres termes le fluide propre à l’assimilation peut-il être moins abondant, et la nutrition acquérir en même temps une énergie plus grande ? Cela ne se conçoit guère. Au lieu d’attribuer la grande quantité de graisse qui se remarque chez les grands dormeurs à une assimilation plus abondante, ne serait-il pas plus exact et plus raisonnable d’en placer la cause dans les pertes peu considérables qu’ils éprouvent ? Cela me paraît ainsi. Réfléchissons, en effet, que dans certaines névroses on observe des abstinences de plusieurs jours et [p. 26] même de plusieurs mois, sans que les personnes qui en sont attaquées présentent une grande diminution dans leur embonpoint. On lit dans l’Encyclopédie l’histoire singulière d’un anatomiste célèbre qui, vers la fin de ses jours, fut pris d’un sommeil insurmontable ; il ne s’éveillait que tous les huit jours, et ne mangeait par conséquent que le jour de son réveil, c’était le vendredi; et comme il était pieux, et qu’il savait quel était ce jour, il refusait de prendre toute espèce d’aliment gras. Enfin il dormit pendant un an, au bout duquel il mourut sans doute d’inanition. On voit par là que le sommeil peut permettre une longue abstinence, ce qui dépend de l’état d’immobilité dans lequel on se trouve alors, et de ce que les pertes sont presque nulles. Je puis encore citer l’exemple des animaux dormeurs, tels que les loirs, certaines espèces de rats, le hérisson, la marmotte, qui restent une saison tout entière sans prendre la moindre nourriture; or, je le demande, peut-on dire que l’assimilation soit plus énergique chez ces animaux ? S’ils peuvent rester aussi long-temps sans manger, si à leur réveil ils ne sont pas dans un état de maigreur extrême, ne doit-on pas en trouver la cause dans le peu de dépenses qu’ils font ? Qu’on se rappelle encore que l’appétit ne se développe que plusieurs heures après le réveil, surtout quand le sommeil a suivi de près le dernier repas ; tandis que, si l’on a prolongé la veille pendant une partie de la nuit , le besoin des alimens se fait sentir de meilleure heure. Enfin tout le monde reconnaît que les personnes qui vivent dans l’oisiveté ont une assimilation moins abondante que celles qui mènent une vie plus active ; cependant elles ont beaucoup d’embonpoint : ordinairement chez elles la graisse est très-abondante : personne ne se refuse à admettre que leur embonpoint dépend de ce qu’elles font moins de dépenses ; or l’état d’oisiveté est analogue à celui du sommeil ; donc ce qui a lieu dans le premier arrive également dans le second; il est évident que le même effet qui est produit dans ces deux circonstances reconnaît la même cause, c’est-à-dire les pertes peu abondantes que font ces individus. Toutes ces raisons me portent à conclure que, loin d’être augmentée, l’activité [p. 27] de la nutrition est diminuée pendant le sommeil ; donc enfin toutes les fonctions qui composent le deuxième ordre, c’est-à-dire celles de la vie intérieure, de même que celle de la vie de relation, sont moins énergiques pendant le sommeil que pendant la veille, et participent, comme nous l’avons dit, à l’assoupissement général.
Après avoir déterminé quel est l’état des fonctions des deux premiers ordres pendant la durée du sommeil, il ne nous reste plus qu’à rechercher quelle est l’influence que les organes génitaux reçoivent de cette manière d’être de la vie. Cette partie est sans doute la plus épineuse et la plus délicate de notre sujet ; aussi n’est-ce qu’avec crainte que nous osons l’aborder ; c’est celle sur laquelle on possède le moins de faits positifs. Je ne me flatte pas de faire disparaître toute l’obscurité dont elle est environnée. Cependant il est impossible de la passer entièrement sous silence ; une telle lacune serait impardonnable ; essayons donc d’entrer dans quelques détails à cet égard.
Les fonctions de la génération partagent-elles le repos général pendant le sommeil ? Sont-elles dans l’état contraire ? ou bien n’éprouvent-elles aucune modification ? Je pourrais jusqu’à un certain point employer le même raisonnement qui m’a déjà servi lorsqu’il s’est agi des fonctions de la vie intérieure. En effet, les auteurs admettent généralement que les organes génitaux sont sous l’empire du système nerveux ; on sait que, pour pouvoir entrer en action, ils ont absolument besoin d’être en communication avec lui et de recevoir son influence. En un mot, ils sont dans le même cas que les organes de la vie organique : d’après cela ne semble-t-il pas naturel de dire qu’ils doivent éprouver une modification analogue pendant la durée du sommeil. Puisque celui-ci est le repos du système nerveux ; puisque d’ailleurs, comme je viens de le dire, les fonctions de la génération ne peuvent s’exécuter sans l’intervention de ce dernier, ne paraît-il pas évident que le sommeil doit diminuer leur énergie ? Ce raisonnement, appuyé sur un fait de physiologie bien constaté, semble concluant et ne pas devoir laisser prise à la moindre objection. Il n’y a pas de doute que [p. 28] la chose se passe de cette manière lorsque toutes les parties du système nerveux jouissent d’un repos, je ne dis pas absolu, mais uniforme ; toujours alors les fonctions de la génération rentrent dans la loi générale, et participent au repos de toutes les autres. Mais le sommeil ne présente pas toujours les conditions dont nous venons de parler ; il est loin d’être constamment uniforme ; souvent il est incomplet et partiel , et au lieu d’être dans l’assoupissement , les orgai.es génitaux paraissent devenir plus excitables. Et pourquoi ? Éprouvent-ils alors, comme l’ont dit quelques auteurs, l’influence des spasmes de quelques parties de l’abdomen ou de certains viscères liés avec eux par le mode de sensibilité et la nature de leurs fonctions ? Voilà une explication bien vague et bien peu intelligible. Il paraît à peu près certain que la cause de ce surcroît d’énergie des organes génitaux a son siège non pas dans ces organes, mais dans le cervelet. Toutefois, pour qu’ils soient dans cet état d’exaltation, ils ont besoin d’être stimulés par différentes causes. Parmi celles-ci les unes viennent de l’extérieur, et agissent directement sur les organes génitaux , telles que la chaleur et la mollesse du lit ; les autres partent du centre cérébral, et sont le plus souvent de la nature des rêves. Dans un sommeil partiel, tel que celui que nous considérons, il arrive souvent que les idées qui nous ont occupés la veille ou plusieurs jours auparavant se retracent dans le cerveau; on croit encore être dans une réunion charmante, au milieu de jolies femmes plus attrayantes les unes que les autres ; l’amant s’imagine posséder l’objet de ses amours, etc. Si les individus qui sont dans cet état ont observé depuis quelque temps une continence qui n’est pas en rapport avec leur constitution et leurs habitudes, il se produit pendant leur sommeil des rêves érotiques, et leur cerveau, n’étant plus troublé par aucune espèce d’impression extérieure, se concentre sur ces derniers. Le cervelet est alors le siège d’une forte excitation ; il la transmet aux organes générateurs, qui ne tardent pas à entrer dans un état d’orgasme très-considérable, au point souvent de produire l’acte extérieur de la génération. Le même phénomène a lieu également pendant le cours de certaines affections [p. 29] de la poitrine, de l’estomac, des reins, de la vessie, lorsqu’il existe une blennorrhagie. Mais ce qui arrive dans toutes les circonstances que nous venons d’indiquer prouve-t-il que le sommeil augmente l’énergie des organes génitaux ? Je le répète, ce n’est qu’un sommeil partiel et très-incomplet ; ce n’est pas celui que l’on doit prendre pour type, puisqu’au lieu de réparer les forces de l’économie et de nous mettre en état de faire agir tous nos organes, il donne ordinairement lieu à un état inverse. Après avoir goûté un semblable sommeil, il arrive souvent que l’on est plus faible et plus fatigué que la veille, en admettant même que l’émission du fluide prolifique n’ait pas été effectuée. Observons encore que cette espèce d’orgasme des organes génitaux ne se manifeste presque jamais dans les premières heures du sommeil, et que ce n’est ordinairement qu’après avoir duré plus ou moins long-temps qu’on le voit se produire. Nous savons d’autre part que le sommeil est d’autant plus complet et uniforme qu’on se rapproche davantage de l’instant où l’homme vient de s’endormir : or puisque pendant cette première période les organes génitaux sont plongés dans l’inertie et participent au repos général, et que la partie du système nerveux qui les anime est dans la même condition que toutes les autres ; puisqu’enfin personne n’ignore que le besoin du sommeil ne se fait jamais plus vivement sentir qu’après les pollutions, la masturbation , etc., on doit conclure de tous ces faits que le premier et principal effet du sommeil est de rendre aux organes génitaux leurs forces et leur aptitude à entrer en exercice, et que ce n’est que quand il devient incomplet et partiel que l’on voit leur activité augmenter d’énergie ; donc les fonctions de la génération sont encore en ce point entièrement analogue à toutes les autres ; elles participent à l’assoupissement général.
Maintenant que nous avons passé rapidement en revue les phénomènes principaux qui arrivent chez l’homme qui va s’endormir, ceux qu’il présente pendant qu’il dort, il nous reste encore à examiner ceux qui ont lieu à l’époque de son réveil, et nous terminerons par quelques considérations générales sur les effets du sommeil dans l’état de santé. [p. 30]
Le réveil peut être naturel et arriver seulement lorsque l’économie a réparé ses pertes, lorsque tous les organes ont recouvré leur aptitude à reprendre leur service ; ou bien il peut être déterminé par une cause quelconque, par une percussion, par une forte détonation ou par quelque irritation intérieure, telle que celle qui est produite par la présence des matières fécales dans le rectum, de l’urine dans la vessie. Dans ces différens cas, le réveil est forcé. Tout ce que nous avons observé lors de l’invasion du sommeil arrive également au moment du réveil ; de même que nous avons vu toutes les fonctions s’endormir les unes après les autres, de même aussi nous allons les voir se réveiller successivement ; et ce qu’il y a de remarquable, c’est que ces mêmes fonctions suivent dans leur réveil un ordre opposé à celui que nous avons remarqué lors de l’invasion ; c’est-à-dire que celles qui s’étaient endormies les premières se réveillent les dernières, et que celles qui avaient cessé d’agir les dernières recommencent leur service les premières. En effet, lorsque la veille va succéder au sommeil, ce sont les facultés intellectuelles qui reparaissent les premières ; on commence par avoir quelques perceptions confuses, irrégulières et nullement dirigées par la volonté. On observe absolument le même état de délire vague que nous avons déjà remarqué à l’époque de l’invasion ; il se produit différentes associations d’idées plus incohérentes les unes que les autres ; ce n’est qu’au bout d’un certain temps que la volonté reprend son empire; alors les idées deviennent claires, les perceptions se font avec régularité, l’on peut se livrer avec avantage aux travaux intellectuels , quoique tous les autres organes soient encore plongés dans . l’assoupissement. Après le réveil des facultés intellectuelles vient celui des sens externes. Le tact , comme nous l’avons vu, est celui de tous qui s’est endormi le dernier. Eh bien ! c’est ordinairement lui qui sort le premier de l’état de repos ; déjà le cerveau a perçu plusieurs impressions fournies par ce sens ; déjà plusieurs fois on a changé sa position, qui était plus ou moins gênante , et cependant les autres [p. 31] sens étaient encore assoupis. Après le tact, c’est l’ouïe qui se réveille la première ; son réveil précède de beaucoup celui des autres sens ; lorsque le matin on adresse la parole à quelqu’un qui sort de l’état de sommeil, il entend et comprend très-bien tout ce qu’on lui dit ; cependant il reste encore long-temps avant de pouvoir fixer les objets. Veut-il parler, il balbutie. Essaie-t-il de se mettre sur son séant, souvent il lui arrive de laisser retomber sa tête sur le chevet de son lit. La volonté finit pourtant par forcer les muscles à exercer des contractions plus durables, la station devient possible, l’organe de la vue n’est plus caché par son muscle orbiculaire, la voix et la parole recouvrent leur pureté ordinaire. Toutefois cet état ne s’établit pas avec la même rapidité chez tous les individus ; il en est plusieurs qui ne sortent que très-lentement et très-difficilement de l’état d’assoupissement ; souvent ce sont leurs yeux qui ne peuvent pas résister à l’impression de la lumière ; les muscles sont encore lourds, paresseux et gênés dans leurs mouvemens ; il existe une sensation toute particulière à la région épigastrique et dans la poitrine. On voit alors ces individus se frotter les yeux, se tendre en différens sens, et, exécuter des mouvemens de pandiculations, comme pour rappeler l’influx nerveux dans les muscles. Il se produit aussi des soupirs, des bâillemens qui réveillent également les muscles du thorax, et facilitent les mouvemens d’inspiration et d’expiration : ceux-ci deviennent bientôt plus étendus et plus fréquens. C’est alors qu’on éprouve le besoin de plusieurs excrétions. On a envie de cracher, de se moucher, de débarrasser la vessie , etc. Le réveil est parfaitement établi ; le système nerveux a récupéré toute son activité ; il peut recommencer à exercer son influence sur toutes les fonctions animales.
Les avantages d’un sommeil tranquille, profond, et d’une durée convenable, sont très-nombreux. Il répare les forces épuisées ; les organes qui, la veille, étaient plongés dans l’abattement, sont tous parfaitement disposés à entrer en action ; le sommeil nous met en état de recommencer à vivre. Il suspend les douleurs physiques et morales ; il est le consolateur des malheureux. Au réveil , on éprouve un [p. 32] sentiment général de bien-être et de quiétude, les membres ne demandent qu’à entrer en exercice ; les sens reçoivent avec délices les impressions des objets. Quelle jouissance pour l’homme de revoir les rayons du soleil levant ! N’est-ce pas avec une véritable volupté que l’œil contemple le spectacle d’une belle et riante prairie ? Quel charme pour l’oreille d’entendre le chant des oiseaux, le murmure des ruisseaux ! Le bruit des vagues de la mer ne lui offre-t-il pas aussi son agrément ? C’est au moment du réveil que l’odorat rencontre le plus de suavité dans le parfum des fleurs. Le cerveau lui-même, libre des idées qui l’obsédaient la veille, conçoit souvent, avec la plus grande facilité, un phénomène qui l’avait occupé plusieurs heures avant d’avoir goûté les douceurs du sommeil ; il se livre avec fruit à la méditation. On peut dire que le réveil est le moment le plus favorable pour se livrer aux travaux intellectuels. Le sommeil est donc le restaurateur de l’économie, et je ne crois pas qu’il soit inutile de rapporter les vers suivans qu’Ovide place dans la bouche d’Iris, s’adressant au dieu du sommeil pour le prier d’envoyer un songe à Halcyone, afin de l’avertir de la mort de son cher Céyx :
Somne, quies rerum, placidissime Somne deorum,
Pax animi, quem cura fugit, qui corpora duris
Fessa ministeriis mulces, reparasque labori.
Certes il est impossible de peindre d’une manière plus concise et avec plus de vérité tous les avantages que nous procure un sommeil paisible, d’une durée convenable, et qui n’a pas été troublé par les rêves.
Mais si les circonstances obligent l’homme à résister au besoin du repos ; si, par une spéculation très-souvent mal entendue, il refuse de s’abandonner au sommeil, ou bien encore, s’il ne lui accorde pas le temps nécessaire, nous voyons les accidens les plus graves survenir à la suite d’une pareille conduite. Un malaise général se fait d’abord sentir, les paupières sont souvent alors le siège de mouvemens convulsifs, la rétine devient douloureuse, elle s’irrite contre l’impression de la lumière ; bientôt la conjonctive rougit, s’engorge, et [p. 33] finit par être attaquée d’une inflammation plus ou moins considérable. Si l’on s’opiniâtre à mettre en exercice le sens de la vue, l’inflammation gagne l’œil tout entier, des douleurs atroces se manifestent, et il n’est pas rare de voir l’irritation se communiquer au cerveau et y produire les désordres les plus terribles. On peut déjà concevoir d’après cela combien doivent être nombreux les accidens auxquels les veilles trop long-temps prolongées peuvent donner lieu. Les personnes qui ont eu le malheur de s’y livrer ont tout le système nerveux dans un état d’exaltation très-grande, l’activité de leur intellect est portée au plus haut degré, presque toujours leur nutrition se détériore et entraîne à sa suite un état de maigreur extrême ; il s’établit une véritable constitution nerveuse chez ces individus ; ils éprouvent de grandes agitations, ils ont comme des inquiétudes dans toute l’économie, leurs idées s’exaltent, se troublent ; ils tombent dans une insomnie complète, au point qu’il leur est impossible de goûter le moindre repos ; c’est alors qu’on voit très-fréquemment survenir la manie, la mélancolie, l’hypochondrie, etc. Ce surcroît d’activité ne se manifeste pas seulement dans le cerveau et dans les organes des sens, tous les autres y participent, tous sont le siège d’une exaltation considérable, tous peuvent être attaqués d’inflammation à la suite des veilles opiniâtres, et je crois que l’on peut affirmer que la plus grande partie des maladies qui composent le cadre nosologique peuvent reconnaître pour cause les veilles excessives ; cependant il faut convenir que les affections cérébrales sont les plus fréquentes, puisque la cause agit plus directement pour les produire.
Si le défaut de sommeil produit des résultats aussi fâcheux que ceux que nous venons d’indiquer, le sommeil trop prolongé et trop souvent répété, comme nous allons le voir, n’est pas suivi d’accidens moins graves ; je crois qu’on peut dire qu’il n’y a pas moins d’inconvéniens à trop dormir qu’à ne pas dormir assez. Le sommeil poussé trop loin donne lieu à des phénomènes nuisibles, et tout-à-fait opposés à ceux que déterminent les excès dans la veille. En effet, un tel sommeil laisse le cerveau dans l’inaction, et produit à la longue son inaptitude à [p. 34] agir ; il devient lourd et paresseux ; les facultés intellectuelles sont obstruées. L’esprit tombe dans une espèce d’hébétude, les perceptions ne se font plus que lentement et avec peine, la mémoire se perd, on ne peut plus se rappeler la moindre chose ; l’imagination commence d’abord par devenir moins active, puis elle finit par s’éteindre entièrement : la sensibilité générale s’émousse, les passions deviennent plus calmes ; elles finissent même par disparaître tout-à-fait. La contractilité musculaire s’affaiblit, les mouvemens sont difficiles et ne se succèdent plus qu’avec lenteur. Voyez les grands dormeurs, le moindre exercice les fatigue : les choses les plus simples, ils ne peuvent plus les concevoir ; n’attendez pas d’eux la solution d’un problème un peu difficile, ils n’en sont plus capables ; il est extrêmement rare de trouver parmi eux un homme de génie. A mesure que les fonctions de relation perdent leur activité, on voit aussi celles de la vie intérieure se ralentir et devenir languissantes ; les pertes qui se font alors sont peu abondantes, aussi remarque-t-on que les individus qui mènent ce genre de vie finissent par acquérir un embonpoint considérable et par arriver à l’obésité ; souvent ils sont porteurs d’une irritation chronique de l’estomac et du cerveau produite par les nombreux stimulans qu’ils sont forcés de prendre pour faciliter leur digestion, qui est ordinairement difficile, et qui, sans ces moyens, demanderait beaucoup de temps à s’accomplir. Enfin il n’est pas rare de voir ces individus terminer leurs jours par une attaque d’apoplexie. Cependant, il faut le dire, les grands dormeurs, en général, prolongent assez loin leur triste carrière, qui n’est à la vérité qu’une honteuse végétation.
C’est ici que se termine la tâche que je me suis imposée. J’aurais pu pousser plus loin ces considérations sur le sommeil ; sans doute j’ai passé sous le silence beaucoup de choses importantes ; aussi ne métais-je pas proposé de le traiter d’une manière complète, un tel sujet m’aurait conduit au-delà des bornes d’une thèse, et si j’étais entré dans de plus longs détails que je ne l’ai fait, j’aurais évidemment dépassé les limites que je m’étais prescrite.
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