La plaie du flanc chez les stigmatisés chrétiens. Par Georges Dumas. 1907.

DUMASPLAIE0001Georges Dumas. La plaie du flanc chez les stigmatisés chrétiens. Article paru dans le « Journal de psychologie normale et pathologique », (Paris), quatrième année, 1907, pp. 32-36.

Georges Dumas (1866-1946). Médecin, psychologue, philosophe, fidèle disciple de Théodule Ribot, spécialiste des émotions. Il est chargé de cours à la Sorbonne et en 1912 professeur titulaire de psychologie expérimentale et pathologique. Il fonda des instituts à Buenos Aires, Santiago du Chili et à Rio de Janeiro l’Institut franco-brésilien. Avec Pierre Janet, à qui il succèdera à la Sorbonne, il fonde la Journal de psychologie normale et pathologique en 1903. Il est surtout connu pour son Traité de Psychologie (1924) en 2 volumes et son Nouveau Traité de psychologie en 10 volumes (1930-1947), tous deux réunirent de prestigieux collaborateurs. Nous renvoyons pour sa biographie et sa bibliographie aux nombreux articles sur la question. Nous n’en retiendrons que quelques uns :
— Les états intellectuels dans la mélancolie. Paris, Félix Alcan, 1895. (Thèse de médecine). 1 vol.
— La tristesse et la joie. Paris, Félix Alcan, 1900. 1 vol.
— Odeurs de sainteté. Article paru dans le «Journal de Psychologie», quatr!ème année, 1907, pp.456-459 La Revue de Paris, 1907, pp. 531-552.
— Les loups-garous. Article paru dans le « Journal de Psychologie normale et pathologique », (Paris), 1907. pp. 225-239, puis, quelques mois après, dans « La Revue du Mois », (Paris), 2e année, n° 16, tome III, quatrième livraison, 10 avril 1907, pp. 402-432. [En ligne sur notre site]
— Comment on dirige les rêves. Article paru dans «La Revue de Paris», (Paris), XVI année, tome 6, novembre-décembre 1909, pp. 344-366. [En ligne sur notre site]
— Comment les prêtres païens dirigeaient-ils les rêves ? « Journal de psychologie normale et pathologique », (Paris), cinquième année, 1908, pp. 447-450..[En ligne sur notre site]
— Contagion mentale. Revue philosoohique. 1911.
— La contagion de la mélancolie et des manies. Revue philosoohique. 1914.
— La contagion de la folie. Revue philosoohique. 1915.
— Troubles Mentaux et Troubles Nerveux de Guerre. Paris, Félix Alcan, 1919. 1 vol.
— Le surnaturel et les dieux d’après les maladies mentales. (Essai de théogénie pathologique). Paris, Presses Universitaires de France, 1946. 1 vol.
— La vie affective. Physiologie. – Psychologie. – Socialisation. Paris, Presses Universitaires de France, 1948. 1 vol.

La plaie du flanc chez les stigmatisés chrétiens. 

par le Dr Georges DUMAS

[p. 32]

Quand on parcourt la longue liste des stigmatisés, on s’aperçoit qu’ils portent, tantôt sur l’épaule gauche, tantôt sur l’épaule droite, la marque de la croix et de préférence sur le côté gauche la marque de la lance. Qu’ils aient hésité pour l’épaule et se soient décidés au hasard, rien de plus facile à comprendre puisque l’Evangile ne dit pas sur quelle épaule Jésus a porté sa croix et qu’aucune tradition ne nous renseigne; mais il n’en est pas de même pour la blessure du côté, bien que saint Jean, le seul évangéliste qui en parle, n’ait rien spécifié à ce sujet. De bonne heure, en effet, l’Église voulut voir dans l’eau et le sang qui coulèrent de la blessure, l’eau du baptême et le sang de la communion, et dans l’interprétation symbolique [p. 33] qu’elle donna de la Passion, elle se plaça à droite de Jésus pour recevoir le précieux liquide, tandis qu’elle laissait la place de gauche à la synagogue moins favorisée. On peut donc assurer que depuis saint François jusqu’à nos jours tous les stigmatisés ont vu Jésus porter à droite son coup de lance dans toutes les représentations picturales de la Passion et dans tous les Crucifix. Dès lors, c’est une question de savoir pourquoi nous trouvons parmi eux à côté de quelques droitiers fidèles à la tradition un nombre considérable de gauchers qui s’en écartent. Saint François, par exemple, est droitier, et l’on peut citer avec lui parmi les droitiers célèbres : Marie Golonna, Angèle de la Paix et Catherine Emmerich. Mais Véronique Giuliani est une stigmatisée de gauche comme Gatherine.de Ricci, Catherine de Sienne, Jeanne de Jésus-Marie, Claire de la Croix, Passidée de Sienne, Louise Lateau, Madeleine X… et bien d’autres qu’on pourrait nommer. D’où vient que tant de stigmatisés n’ont pas tenu compte d’une tradition consacrée, sur un point qui devait leur paraître capital ?

Quelques-uns d’entre eux ont été marqués à gauche parce qu’ils ont substitué mentalement l’idée du cœur à l’idée du flanc; c’est dans l’organe de leur amour qu’ils ont reçu le stigmate et Jésus lui-même leur est apparu comme frappé au cœur malgré les tableaux, les crucifix et la tradition qui plaçait sa blessure à droite.

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Mantegna – Christ aux plaies soutenu par deux anges (1495-1500).

« Jésus, dit Véronique, a mis la baguette de flamme sur son cœur et la pointe de la lance dans le mien(1) ». De même Catherine de Raconisio voit dans une extase saint Pierre lui prendre le cœur, le présenter à Jésus qui le purifie de toute souillure et le remettre à sa place: elle ressent une grande douleur et pendant longtemps la peau reste enflée et douloureuse dans toute la région du cœur; c’est également de leur cœur et non de leur côté que parlent d’autres mystiques qui comme Véronique et Catherine de Raconisio ont été blessés à gauche; mais cette explication ne vaut pas pour la majorité des stigmatisés qui sont restés fidèles à la tradition de l’Église et se sont représenté dans leurs extases Jésus blessé au flanc droit et non au cœur. Ils l’ont vu crucifié, le côté droit percé et saignant et pourtant c’est à gauche, un peu au-dessous du cœur qu’ils ont reçu le coup de lance et qu’ils ont eux-mêmes souffert et saigné. Dans ce cas, s’ils ont transposé sa blessure c’est manifestement parce que placés en face d’un crucifix, d’une peinture de là Passion ou d’une représentation mentale de Jésus crucifié ils ont reçu à gauche les rayons, les flammes, les lances de feu qui s’échappaient de la plaie. Voilà pourquoi Jeanne de Jésus-Marie fut blessée à gauche, bien qu’elle ait vu des rayons ardents partir du côté droit de Jésus, et l’on peut donner à coup sûr des explications analogues pour Blaise de la Croix, Possédée de Sienne et toutes les stigmatisées de gauche que nous avons citées. [p. 34] D’ailleurs, lorsque les stigmatisées de gauche sont amenées à s’interroger sur cette anomalie, c’est à la même explication qu’elles arrivent et rien n’est plus précis sur ce point que les détails donnés par Catherine de Sienne à Raymond de Capoue son directeur : « J’ai vu », dit-elle, « des rayons sanglants sortir des plaies sacrées de Jésus et percer mes pieds, mes mains et mon cœur, alors je m’écriai : Seigneur mon Dieu, je vous en supplie, que mes cicatrices ne paraissent point au dehors et aussitôt la couleur sanglante se changea en la couleur de Toret cinq rayons de lumière percèrent mes mains, mes pieds et mon cœur ». Raymond de Capoue lui demande alors : « Il n’y a donc pas eu de rayon sur votre côté droit » — « Non », réplique- t-elle, « mais bien sur le côte gauche, directement sur le cœur, parce que ce trait lumineux et resplendissant qui sortait du c6té de mon Sauveur tombait sur moi en ligne droite. ».

Catherine de Ricci (3) qui fut également blessée à gauche ne nous a pas laissé sur la scène de sa stigmatisation des renseignements aussi précieux, mais nous savons par tous ses historiens que, dans sa longue extase de la Passion, elle reproduisait exactement par imitation ce qu’elle voyait faire à l’image de Jésus : « Tandis que dans ses extases ordinaires », dit le père Rayonne, « elle demeurait privée de l’usage de ses sens, le corps immobile, les yeux fixes, ne trahissant ses émotions que par la couleur de son visage qui pâlissait ou rougissait suivant les sentiments qui agitaient son âme ; dans l’extase de la Passion, par une exception merveilleuse, son corps sortait de son immobilité pour se conformer aux gestes aux attitudes, aux mouvements divers du corps de Jésus-Christ dans le cours de ses douleurs. Elle présentait ses mains comme lui quand on le chargeait de liens, se tenait majestueusement debout comme lui quand on l’attachait à la colonne de la flagellation et reproduisait tous les mouvements qu’on lui voyait accomplir sous les coups dont on l’accablait. Pendant le couronnement d’épines, elle penchait doucement sa tête tantôt sur une épaule, tantôt sur l’autre, selon que les exécuteurs poussaient celle de Jésus à droite ou à gauche ; à l’heure du crucifiement elle étendait sa main droite puis sa main gauche, puis enfin posait ses pieds l’un sur l’autre tout comme faisait Jésus quand on le clouait sur la croix (2). » — Comme elle regardait Jésus de face, on peut présumer suivant une loi bien connue de la psychologie nerveuse qu’elle faisait de l’imitation en miroir. Elle levait le bras gauche quand Jésus levait le bras droit, elle penchait la tête à droite quand il la penchait à gauche, et dans ces conditions le stigmate de la lance ne pouvait apparaître que sur le côté gauche comme il arriva en effet après une longue série d’extases.

Mais si notre explication est la vraie, pourquoi quelques stigmatisés [p. 35]  portent-ils à droite comme le Christ la plaie du côté, pourquoi font-ils exception à la règle ?

On pourrait répondre qu’ils ont reçu les rayons sanglants ou ardents en ligne oblique et c’est ainsi que les choses se sont peut-être passées dans le cas de Catherine Emmerich qui fut stigmatisée à droite après une représentation visuelle de la Passion. Mais bien peu ont pensé à rectifier de la sorte l’illusion du miroir et si quelques-uns ont été frappés à droite, c’est tout simplement parce que dans l’extase où ils ont été marqués, ils ne se sont pas placés en spectateur docile devant les cinq plaies de Jésus; ils ont voulu se transformer en lui pour mourir à sa place, être crucifiés ou blessés comme lui, jouer quelque chose de son rôle et dès lors ils ont pu être frappés à droite comme lui.

Sans doute saint François d’Assise a eu une vision, mais si l’on veut bien se reporter au récit de Thomas de Célano, on pourra constater que le séraphin crucifié ne lui montre pas ses blessures, qu’aucun rayon lumineux ou sanglant ne vient le toucher, qu’il ignore même le sens précis de sa vision et qu’il ne peut, à rencontre de ses nombreux successeurs, se représenter une stigmatisation dont il ne connaît pas d’exemple ; aussi pour mourir avec Jésus, pour être crucifié avec lui, pour se transformer en lui par amour et par charité a-t-il pu se mettre réellement à sa place sans être obsédé ni gouverné par la représentation visuelle de ses blessures.

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M. Grünewald, retable d’Issenheim, La Résurrection, v. 1510-1515

De même Angèle de la Paix, une autre stigmatisée de droite, n’a pas reçu ses stigmates en contemplant les cinq plaies du Christ. « C’était le Jeudi-Saint 1634 », dit son biographe, « et la vingt-quatrième année de son âge. Enfermée dans sa cellule, elle contemplait les tourments de la Passion de son Seigneur et quand elle arriva à ce cruel coup de lance qui lui fut donné par un soldat qui s’acharnait sur son cadavre, elle se sentit fondre de douleur. Alors apparut dans sa bienheureuse cellule l’Enfant Jésus couché sur le trône d’ivoire que lui faisait le sein virginal de sa mère, ayant, bien que tout petit, la poitrine ouverte. Elle lui dit : puissé-je mon Dieu être frappée profondément par toi, comme tu l’as été pour moi. Alors elle vit le petit enfant prendre de sa main débile une lance enflammée et brillante et la frapper avec tant de violence sur le côté droit qu’il atteignit le cœur et le perça d’une large et profonde blessure. La lance atteignit le cœur, parce qu’une tradition veut que Jésus lui-même ait eu le cœur percé par la lance, mais la blessure d’entrée est à droite chez Angèle comme chez Jésus. » La stigmatisée a franchi la vision obsédante du crucifiement et a pu rester fidèle à la tradition orthodoxe de l’Église. Ce n’est donc pas au hasard, mais par une sorte de nécessité psychologique que le stigmate de la lance apparaît tantôt à gauche, tantôt à droite. Même quand il se croit transporté par l’extase hors de l’espace et du temps, le mystique obéit aux lois les plus simples de l’optique et ses stigmates varient dans leur distribution suivant qu’il a été crucifié avec Jésus, blessé par [p. 36] Jésus ou qu’il est resté simplement spectateur ému du crucifiement.

Le fait est d’autant plus intéressant qu’on y peut voir sans exagération une confirmation de la théorie psychologique de la stigmatisation et une preuve inattendue de la bonne foi des stigmatisés.

Si la distribution des stigmates se modifie suivant la forme que revêt la représentation de la Passion, ne doit-on pas conclure que la représentation des stigmates en est la véritable cause comme Pétrarque et Ruysbroeck l’avaient fait bien avant nous ? Et si les stigmatisés de gauche ont toujours la vision des cinq plaies présente devant eux au moment de la stigmatisation, tandis que les stigmatisés de droite en sont affranchis, n’est-ce pas une raison de croire à la sincérité des uns et des autres ?

NOTES

  1. In op. cit,, p. 156.
  2. Vie de sainte Catherine de Sienne, par Chavin de Mallan, p. 117.
  3. Vie de sainte Catherine de Ricci, par H. Bayonne, I, p. 146.

 

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