A propos de l’appréciation du temps dans le rêve. Par Ludovic Dugas. 1895.

DUGADSTEMPSREVE0002Ludovic Dugas. A propos de l’appréciation du temps dans le rêve. Article paru dans la « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), vingtième année, XL, juillet décembre 1895, pp. 69-72.

 

Ludovic Dugas (1857-1942). Agrégé de philosophie, Docteur es lettre, bien connu pour avoir repris de Leibnitz, dans ses Essais sur l’Entendement humain, tome II, chapitre XXI, le concept de psittacus, et en avoir inscrit définitivement le concept de psittacisme dans la psychiatre française par son ouvrage : Le psittacisme et la pensée symbolique. Psychologie du nominalisme. Paris, Félix alcan, 1896. 1 vol. in-8°, 2 ffnch., 202 p. Dans la « Bibliothèque de Philosophie Contemporaine ». Il s’est intéressé précisément au « rêve » sur lequel il publia de nombreux articles. Il est également à l’origine du concept de dépersonnalisation dont l’article princeps est en ligne sur notre site. Nous avons retenu quelques uns de ses travaux :
— Un cas de dépersonnalisation. Observations et documents. In « Revue philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), vingt-troisième année, tome XLV, janvier-février 1898, pp. 500-507. [en ligne sur notre site]
— Observations et documents sur les paramnésies. L’impression de « entièrement nouveau » et celle de « déjà vu ». Article parut dans la « Revue de philosophie de la France et de l’étranger », (Paris), dix-neuvième année, tome XXXVIII, juillet-décembre 1894, pp. 40-46. [en ligne sur notre site]
— Le sommeil et la cérébration inconsciente durant le sommeil. Article paru dans la « La Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), XLIII, janvier à juin 1897,  pp. 410-421. [en ligne sur notre site]
— Un nouveau cas de paramnésie. Article parut dans la « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), trente-cinquième année, LXIX, Janvier à juin 1910, pp. 623-624. [en ligne sur notre site]
— De la méthode à suivre dans l’étude des rêves. « Journal de Psychologie normale et pathologique », (Paris), XXXe année, n°9-10, 15 novembre-15 décembre 1933, pp. 955-963. [en ligne sur notre site]

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.
 – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

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A PROPOS DE L’APPRÉCIATION DU TEMPS DANS LE RÊVE

Ma femme se tourne dans le lit, remuant les couvertures. Ce mouvement m’est très désagréable : il interrompt un bon somme, et m’éveille d’un rêve auquel je m’intéressais fort. Ce rêve était le suivant. Je marchais dans un sentier de falaise en compagnie de B. et de N. Le sentier était étroit, et nous étions obligés de cheminer à la file, ce qui rendait la conversation difficile. Il y avait entre nous une discussion dont je désirais ne rien perdre. Ce n’est pas qu’elle fût intéressante en elle-même ; je ne puis même dire quel en était l’objet. Mais je savais que B. était capable de laisser échapper une parole malsonnante, et si une telle parole était prononcée, j’étais décidé, moi, à la relever. Ceci est tout à fait conforme au caractère de B. et au mien. Justement B. ouvre la bouche : il a son ton aigre, déplaisant, il va lâcher quelque insolence, c’est le moment d’écouter; je prête toute mon attention. Mais la fin de la phrase m’échappe. J’interroge. B. répète ce [p. 70] qu’il a dit. du ton déjà adouci de quelqu’un qui regrette d’avoir parlé, mais qui pourtant par amour-propre ne veut encore retirer rien. Au moment où j’allais saisir la phrase de B., N. frôle un buisson de prunelliers, bordant le chemin, ce qui m’empêche une seconde fois d’entendre. Je suis fort ennuyé de ce contre-temps. Je ne peux pas décemment faire répéter une troisième fois sa phrase à B. et ma curiosité ne sera point satisfaite. A ce moment, je m’éveille, et j’ai la certitude que ce frôlement des prunelliers est l’interprétation imaginaire du mouvement réel des couvertures. Ce rêve, comme on voit, est tout à fait analogue à celui de Maury.

Faut-il supposer que le mouvement qui a soulevé les couvertures du lit a été le point de départ et la cause de tout le rêve qui précède ? Je ne le crois pas ; du moins cela ne me parait pas nécessaire. Le mouvement des couvertures ne répond en somme dans mon rêve qu’au frôlement du buisson ; il est indépendant des autres détails, lesquels sont bien plus typiques, bien plus intéressants pour moi. On peut s’étonner. Il est vrai, de l’ingéniosité avec laquelle l’esprit raccorde tout de suite le détail réel, fourni par la sensation, avec l’ensemble du rêve on peut admirer sa promptitude à saisir ou à créer une analogie entre ce qui lui est donné et ce qu’il invente. Mais c’est là tout le merveilleux du rêve qu’on vient de dire. Ce rêve n’a point été composé de toutes pièces et après coup, pour expliquer une sensation du dormeur, c’est au contraire la sensation du dormeur qui, à un moment donné, est venue s’intercaler dans les images du rêve, sans aucunement en déranger l’ordre.

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Toutefois comme, dans le rêve, la logique est suspendue, comme les images n’ont pas leurs réducteurs habituels, comme elles ne s’opposent pas nettement les unes aux autres, comme elles sont juxtaposées, non liées, il nous semble, quand nous nous en souvenons encore au réveil, qu’elles s’enchevêtrent et s’emboitent; on ne voit pas de raison pour placer l’une avant l’autre ; dès lors, si, au lieu de constater simplement le rêve, on essaie de le comprendre, on sera tenté de substituer au défilé réel des images, qui est incohérent, un ordre hypothétique dans lequel les images se dérouleraient logiquement ; on sera amené à supposer que la dernière image, celle dont le bout coïncide avec la sensation, a déterminé toutes les autres, ou, mieux encore, que la sensation a été la cause initiale, évocatrice et directrice du rêve. Nous interprétons le rêve, quand nous croyons nous en souvenir ; nous substituons à son explication par les causes efficientes, qui serait exacte, une explication par les causes finales, qui est imaginaire. En d’autres termes, les images que la conscience spontanée saisit dans l’ordre A B C, la conscience réfléchie les pose dans l’ordre C B A : par une loi d’optique psychologique, la conscience réfléchie donne une image renversée de la conscience spontanée. Ou bien, s’il est manifestement trop absurde de faire partir le rêve de la sensation qui le termine, tout au moins on fait rayonner le rêve autour de cette [p. 71] sensation, et dès lors il faut que, par un effet magique, les images du rêve, si nombreuses et complexes qu’elles soient, s’éveillent instantanément, au coup de baguette de la sensation.

Le raisonnement ci-dessus, par lequel nous croyons expliquer le rêve, dépasse et contredit l’intuition par laquelle il nous est révélé. Selon nous, les sensations qu’on éprouve en dormant peuvent s’incruster, comme une parcelle étrangère, dans le bloc antérieurement formé, mais encore fluide, du rêve ; elles n’expliquent pas le rêve ou ne l’expliquent pas en entier ; elles y figurent à titre de circonstances accidentelles, d’éléments ajoutés, d’épiphénomènes. Donc la durée réelle du rêve n’est pas comprise entre le moment précis où se produit la sensation, qui détermine le réveil, et le réveil lui-même, ou, si l’on veut, entre l’excitation et la sensation ; elle s’étend bien en avant de la sensation ; elle est ou peut être aussi longue que le sommeil qui a précédé la sensation.

Il est vrai que même alors le temps écoulé pourra paraître trop court pour contenir les rêves touffus et gros d’événements. On n’a pas toujours en effet, pour loger de tels rêves, la marge d’une nuit de sommeil, comme dans les cas qu’on examine présentement. Maury raconte qu’il se faisait éveiller, je crois, de minute en minute, et trouvait le temps de faire d’un réveil à l’autre des rêves assez nourris. Tandis que notre pensée se traîne péniblement dans la veille, est-elle donc pendant le sommeil un torrent rapide d’images ? M. Le Lorrain répugne a l’admettre, l’anémie cérébrale lui paraissant incompatible avec un surcroît d’activité intellectuelle. Il est naturel de supposer que l’esprit gagne seulement en vitesse pendant le sommeil ce qu’il perd dans la veille, par suite du refrènement logique des images. Cet accroissement de vitesse est sans doute assez sensible déjà, mais il ne peut dépasser pourtant certaines limites. Si donc un rêve, compris dans l’intervalle très court de deux réveils, était vraiment compliqué au point de donner l’illusion d’un temps fort long, il serait peut-être permis de demander, avant d’admettre un fait aussi extraordinaire, si les rêves interrompus de Maury ne se rejoignaient pas, à son insu, les réveils successifs jouant le rôle de simples parenthèses. On observe en effet que dans le cas d’un réveil pénible et qui se fait par à-coups, le même rêve, maintes fois interrompu, se reprend et se poursuit toujours c’est là un des traits caractéristiques du cauchemar, qu’on pourrait définir le rêve-obsession. Rien ne s’oppose à ce qu’un rêve, non plus uniforme, mais varié, se poursuive aussi dans les mêmes conditions.

Quoi qu’il en soit de cette hypothèse, et pour en revenir aux rêves qui sont l’objet de la présente discussion, nous croyons qu’on a rendu le problème difficile à résoudre, parce qu’on en a compliqué l’énoncé de données inexactes, ou tout au moins hypothétiques. De ce que le rêve forme parfois avec la sensation une agglomération ou un bloc, on a conclu qu’il en dérivait et était une variation fantaisiste sur le thème [p. 72] de la sensation. La sensation a paru l’élément nécessaire, le rêve l’élément accessoire. C’est plutôt le contraire qui est vrai. Le rêve est indépendant de la sensation, il existait avant elle ; quand la sensation parait, il l’absorbe à son profit, il se l’assimile, il la tire à lui : il engage avec elle une lutte dans laquelle il est d’abord vainqueur : finalement il s’évanouit et succombe ; mais sa défaite définitive ne doit pas nous faire oublier sa force et son indépendance premières.

Ce qui plaide en faveur de notre interprétation, c’est que dans le rêve rapporté ci-dessus, le détail imaginaire, calqué sur la sensation fie frôlement du buisson — (cf., dans le rêve de Maury, le couteau de la guillotine s’abattant sur la tête du dormeur) est en lui-même insignifiant ou accessoire ; il ne nous frapperait point, n’était son analogie avec la sensation. Les autres détails du rêve ont au contraire une valeur propre B. et le dormeur agissent selon leur caractère ; la discussion, élevée entre eux, quoique ne répondant à rien, est dans l’ordre des choses possibles, voire logiquement probables ; elle traduit bien la nature de leurs rapports dans la réalité ; la présence de N., qui joue le rôle de personnage muet dans le petit drame du rêve, est aussi très naturelle, N. ayant coutume de se poser, dans les discussions ordinaires entre le dormeur et B., en tiers indifférent. Enfin le sentier de falaise, avec ses buissons de prunelliers, compte parmi les souvenirs du dormeur ; ainsi, rien qu’en se plaçant au point de vue de la hiérarchie des images, ce n’est pas autour du trait final, évoqué par une sensation, que gravite le rêve, c’est le trait final qui rentre accessoirement dans l’ensemble du rêve.

Donc nous ne sommes pas autorisés à dire que le temps du rêve parait décuplé, par cela seul qu’on voit se dérouler dans un temps donné, et très court, une longue suite d’images, car le temps, prétendu donné, est réellement indéterminé, et peut être plus long qu’on ne suppose.

Quant à la question de savoir comment nous apprécions le temps pendant le rêve, nous ne voulons pas l’aborder ici. Nous croyons qu’il y a deux mémoires l’une affective, l’autre intellectuelle, lesquelles fonctionnent différemment et ont leur façon propre d’apprécier la durée. La mémoire affective, qui existe seule dans le rêve, est sujette à se tromper du tout au tout dans l’appréciation du temps. Ceci demanderait des explications et des développements, où ne voulons pas entrer, nous réservant de traiter quelque jour ab integro cette assez grosse question.

L. D.

 

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