Françoise Fontaine, possédée de Louviers (1591). Par Paul Provotelle. 1906.

Bronze du XIe siècele. Eglise de San Zeno à Verona (Italie).

Bronze du XIe siècele. Eglise de San Zeno à Verona (Italie).

Paul Provotelle. Françoise Fontaine, possédée de Louviers (1591). Article paru dans les « Annales médico-psychologiques », (Paris), neuvième série, tome quatrième, soixante-quatrième année, 1906, pp. 353-368.

Paul-René Provotelle. Médecin, dont il semble resté peu de chose, sinon qu’il fut médecin aide-major de lre classe de réserve. Et les quelues travaux relevés ci-dessous:
— De l’idiotie amaurotique familiale : (maladie de Warren-Tay-Sachs) : étude monographique. Paris, Jules Rousset, 1906.
— Avec Adolf Schmiergeld. La méthode psychoanalytique et les “Abwehr-Neuropsychosen” de Freud. Journal de Neurologie, 1908, Vol. XIII, pp.221-231 et pp. 241-252. Article publié dans une revue médicale belge.
— Étude sur la tamazir’t ou zénatia de Qalaât es-Sened Tunisie. Paris, E. Leroux, 1911.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.
 – Nous avons renvoyé les notes de bas de page en fin d’article. – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 353]

Psychologie morbide

FRANÇOISE FONTAINE
POSSÉDÉE DE LOUVIERS (1591)

Par le Dr Paul PROVOTELLE
Ancien interne en médecine des asiles publics d’aliénés.

« Il advint dans Louviers un cas
es-merveillable, et digne d’être icy récité,
qu’il fut tel… »
Palma Cayet (1) Mémoires.

On a publié un certain nombre de monographies sur Ies possédées et les démoniaqnes. Leur rang dans la classification nosologique a été suffisamment élucidé [p. 354] pour que nous ayons la prétention de recommencer à nouveau. Cependant il nous a semblé intéressant, à titre documentaire, de signaler un cas qui s’est présenté en 1591 à Louviers, et qui paraît peu connu.

Ce cas du reste fait partie du domaine de l’histoire de Normandie, double raison qui nous a décidé à le mettre en lumière.

Un consciencieux écrivain (2) a signalé, il y a quelques années, Madeleine Bavent, religieuse du convent Saint-­Louis à Louviers ; — elle eut une devancière : — I’héroïne n’était pas une religieuse, mais une simple « chambrière », Françoise Fontaine, au service d’un sieur Le Guay, demeurant dans une petite rue vis-à-vis du parvis de l’église. Une ne bonne partie du récit de Palma Gayet peut être taxée d’exagération, mais l’ensemble en est assez intéressant pour mériter d’être rapporté.

Nous pourrions dire que Louviers était en état de réceptivité, la ville venait d’être prise par les partisans du roi qui en avaient nommé le sieur du Raulet (3) gouverneur. Les ligueurs avaient un extrême dépit d’avoir perdu cette place et cherchaient par tous les moyens possibles à s’en rendre maîtres à nouveau. Les esprits étaient dans un certain état de surexcitation, il [p. 355] était naturel que la grande névrose fît son apparition.

Ce ne fut qu’un cas isolé — grâce peut-être à ce que I’affaire fut menée rondement — comme on le verra plus loin.

*
*   *

Ce fut donc dans la nuit du 16e d’avril 1591 que le capitaine du corps de garde situé place de l’Église — un nommé Diacre — entendit un grand bruit se produire dans une maison située dans la petite rue qui donnait sur la place. Croyant que c’étaient des ligueurs qui s’étaient assemblés en vue d’un coup de main, il donna l’alarme et on accourut de toute la ville. Sans que l’on vit personne, dit le chroniqueur, « tables, bancs, chaises, landiers de cuivre et autres meubles étaient jetés par la fenêtre ». On jeta quelques pierres dans la chambre et brusquement tout le bruit cessa.

« Puis deux femmes se présentèrent aux fenêtres qui crièrent à l’ayde, se voulant jetter du haut en bas, disant que cétoit un esprit qui les avoit tourmentées et avoit tout renversé sens dessus dessous les meubles de la maison. Diacre et ses compagnons les rasseurèrent, et leur baillèrent par la fenestre une lanterne avec une chandelle allumée dedans, et une hallebarde, et leur commandèrent d’ouvrir la porte ; ce qu’elles firent ; et montés en la chambre virent les licts, couches et buffets tous renversés sens dessus dessous ; ce que voyant ledit Diacre il en advertit Ie sieur du Raulet qui s’estoit mis en armes avec tous ses gens de pied et de cheval, lesquels s’estoient rendus diligemment en son logis…”

Le gouverneur arrivé constata le désordre qui régnait dans la maison, mais ne put déceler la présence d’aucun mauvais plaisant ou perturbateur. On laissa une garde et chacun s’en fut coucher.

Le lendemain matin néanmoins du Raulet revint [p. 356] visiter la maison hantée avec I’abbé de Mortemer, Ségnier, grand maître des eaux et forêts, et Morel, prévost général de la maréchanssée en Ia province de Normandie. Ils trouvèrent les deux femmes fort esbahyes, eschevelées et tout le ménage renversé.

Ils les interrogèrent et elles déclarèrent que vers minuit un esprit était descendu par la cheminée « comme un brandon de feu » : cet esprit avait poursuivi la servante en la ruelle du lit et l’avait frappée à coups de hallebarde, ce dont elle montrait les preuves par des marques sur le visage.

« Le sieur du Raulet se douta incontinent qu’il y avait en tout cela du faict de la chambrière. »

La jeune personne fut donc faite prisonnière et interrogée.

Elle fut si variable en ses réponses, qu’on pensa qu’il y avait de la sorcellerie dans cette affaire (4).

Procès-verbal de l'interrogatoire et de la constatation de délivrance d'une soi-disant possédée de Louviers, appelée Françoise Fontaine (1591). 80 feuillets. - 345 × 230 mm. - Reliure parchemin.

Procès-verbal de l’interrogatoire et de la constatation de délivrance d’une soi-disant possédée de Louviers, appelée Françoise Fontaine (1591). 80 feuillets. – 345 × 230 mm. – Reliure parchemin.

*
*   *

Elle fut laissée en prison pendant quelques jours… La justice en prenait à son aise et la prison préventive n’était pas plus épargnée qu’à présent aux prévenus :

le prévôt partit en service du roy pendant les quinze derniers jours du mois d’août et ne revint qne le dernier jour du mois. À peine de retour, au moment de se mettre à table, on vint le prévenir que la « chambrière » faisait scandale à tel point que les prisonniers se révoltaient et le gardien offrait plutôt de rendre ses clefs que de continuer à garder encore la possédée.

Les prisonniers racontèrent au prévôt qu’ils avaient vu une porte « qui était tout ce que sept à huit hommes [p. 357] pouvaient porter » tomber sur la fille, et pendant qu’ils essayaient de l’enlever, un cuvier à lessive et des poinçons qui étaient dans le cachot s’étaient élevés en l’air avec un grand bruit. Quant à la fille, elle était restée depuis comme évanouie avec la gorge enflée.

On la transporta au parquet. Là, on la vit s’élever de deux pieds de haut sans que personne ne la touchât, et aussitôt tomber à terre sur le dos tout de son long, les bras étendus comme une croix, puis se traîner sur le dos devant le parquet.

Vite on envoya chercher le curé de Louviers — Belet (5) — un médecin, du Roussel — protestant — un apothicaire et un barbier.

Pendant ce temps le prévôt lisait un remède contre les maniaques : In principio erat verbum…

La fille qui était couchée par terre sur le dos fut soulevée de nouveau à deux pieds de hauteur, puis fut portée ainsi au-devant du prévôt Morel, qui, peu rassuré, s’enfuit et ferma la porte de Ia salle du parquet derrière lui. Le corps, après être venu heurter la porte avec les pieds, repartit de la même manière hors de la juridiction et s’arrêta dans l’allée de la prison entre la porte et celle de la rue.

Le prévôt, effrayé, ne voulait plus sortir, et ce fut un spectacle qui ne devait pas être banal, celui des prisonniers venant le chercher et lui promettant de l’assister. Réconforté par ce vaillant et digne entourage, le prévôt se décida à employer un autre remède — peut-être bien suggéré par un de ses prisonniers — : « pour empêcher un sorcier de mal faire il faut le battre, avec un ballay neuf de bois de bouleau » ; on frappa la fille par-dessus ses habits et elle revint de sa pâmoison ; mais bientôt nouvelle crise, mêmes attitudes, gorge très enflée. [p. 358] Arrive le médecin du Roussel qui, la voyant en cet état, dit : « qu’il ne savait donner ordre à cela et qu’elle était possédée du malin esprit »,.

Du médecin on la passa alors au curé Belet, arrivé avec l’eau bénite. On le pria d’exorciser la « chambrière ». Aspergée d’eau bénite, elle revint à elle et se plaignit « de sa débilité et lassitude », mais elle ne sembla se rappeler rien. On lui montre un crucifix, elle soupire, mais elle ne veut rien reconnaître de la vérité. — On va lui couper les cheveux si elle résiste — elle voudrait bien que cela fût déjà fait (6) !

En particulier elle avoua qu’elle avait été violée par quelques soldats de la garnison et qu’elle avait quelque chose dans le corps — « ce n’étaient que menteries qu’elle disait ». — Elle était faible, n’avait pas mangé depuis trois jours. On la restaura avec du pain et du vin bénits. Elle refusait de boire, on la presse, elle vide le verre « mais sitôt… »

Image d'une possédée démoniaque hystérique. Extrait de :  J.-M. Charcot et Paul Richer,  Les Démoniaques dans l'art  (Paris- Adrien Delahaye  et Emile Lecrosnier, 1887), p. 4.

Image d’une possédée démoniaque hystérique. Extrait de : J.-M. Charcot et Paul Richer, Les Démoniaques dans l’art (Paris- Adrien Delahaye et Emile Lecrosnier, 1887), p. 4.

C’est une petite scène de suggestion :

…Advertis qu’il y avoit trois jours qu’elle n’avoit mangé, le prévost et le curé firent venir du pain et du vin, que le curé bénist ; mais ayant refusé de boire, pressée, elle print le vin qu’elle mit dans sa bouche et vuida le verre. Mais sitost qu’elle eut remis le verre sur le bureau où le greffier écrivoit, le vin et le pain se [p. 359] retrouvèrent entièrement dedans, ce qu’elle fit plusieurs fois, dont le prévost entra en telle collère, qu’il luy dit que si elle ne buvoit ledit vin et mangeoit ledit pain, il l’offenseroit. Elle print de rechef le verre, ce qu’ elle fit avec une très grande peine, en suant à grosses gouttes par le front, la gorge fort enflée, et les yeux qui lui sortoient à demi de la tête. »

Cette petite scène est bien décrite : l’ordre d’obéir donné d’une façon suffisamment volontaire, et I’obéissance de la malade, au prix de violents efforts, au milieu d’une angoisse profonde.        .

Elle entra ensuite dans le récit de son délire hallucinatoire. Elle raconta entre antres choses qu’un grand homme noir s’était depuis quelque temps montré à elle, par plusieurs fois, lui disant qu’elle s’était donnée à lui, quand les trois soldats la violèrent. Il lui avait montré de l’argent — ce disant elle se jetait à genoux en criant : « Je suis morte si je vous dis la vérité, ce grand homme noir me tuera. » Elle ne peut continuer son récit qu’après que le prévôt l’ait rassurée, lui ait promis sa protection. Cet homme noir l’avait tellement importunée qu’elle avait eu sa compagnie par plusieurs fois, ce qn’il avait continué toutes les nuits… sauf la nuit de son arrestation — ce pourquoi il l’avait tellement tourmentée.

C’est alors que se joue dans le parquet une scène épique dans laquelle je crois voir la justice, représentée par le pauvre prévôst, bafouée par les prisonniers, qui étaient peut-être des diables… de ligueurs. Il était à peu près 9 heures du soir. La chandelle du milieu — une grosse chandelle — fut comme soufflée à plusieurs reprises sans résultat, puis elle sortit du chandelier, se frotta à terre et s’éteignit.

Plus de lumière, la partie était belle pour le démon, ont comme maintenant chez les spirites. [p. 360]

Alors vacarme effroyable ; curé, greffier, geôliers, archers, tous fuient a qui mieux mieux, abandonnant dans le prétoire le malheureux prévôt et sa prisonnière.

« Le prévost se trouvant seul se recommande à Dieu et commande au diable que par la puissance qu’il avait comme juge, il e à laisser le corps de Françoise, et lui dire ce qu’il demandait. »

En guise de réponse il fut saisi par les jambes, corps et bras. « Ce » qui le tenait par les jambes avait de la chaleur; « pour le reste c’était comme une grande pesanteur, et entortillement comme d’un grand vent ».

Puis les coups tombent sur Françoise, qui pousse des cris, et sur le prévôt lui-même : une volée de coups sur le mollet, sur le visage à droite, comme avec quelque chose en bois — peut-être le fameux balai de bois de bouleau. — Il a la peau écorchée du dessous de l’oreille au menton, le long de la mâchoire.

II veut tirer son épée — on lui saisit le bras — la peau lui est enlevée au poignet droit sur une largeur de quatre pouces, « de la façon d’un grand tiret à fermer une lettre ».

Le curé s’enhardit, et à travers la porte entr’ouverte essaye de tirer à lui le prévôt, mais impossible, le prévôt crie : de la lumière, des flambeaux ! mais on n’ose entrer. Il commence à en avoir assez, iI a perdu son manteau, il frappe dans le vide avec son épée, il est attrapé par les jambes, enfin il arrive à s’échapper « toute d’une traite hors d’haleine et fort eschauffé ». Enfin comme on n’entend plus de bruit, tout le monde rentre, Françoise est à terre, le visage arraché comme par les griffes d’un chat et évanouie.

On l’attache solidement et chacun rentre a 10 heures du soir dans son logis… en quel état !

Le matin, le curé décida de la faire conduire à l’église. [p. 361]

Nouvelle complication. Françoise s’était jetée la tête la première dans un puits; on arriva à temps pour la retenir par les pieds et les vêtements, mais on ne put lui faire quitter sa dangereuse position à cause de sa raideur. Le prévôt indispose — cela se conçoit sans peine avec l’aventure de la veille — ne put s’y rendre. Le curé y alla donc seul, l’exorcisa et on la retira du puits ayant les jambes gâtées, meurtries et tout offensées.

*
*   *

Laissée en prison jusqu’au lundi 2 septembre, elle fut menée en l’église Notre-Dame, en la chapelle de la Trinité, dûment confessée et aspergée d’eau bénite. Le chapelain Buisson dit la messe ; puis on voulut la faire communier. Elle renonça au diable, récita le Misereatur et le Confiteor et s’apprêta à recevoir l’hostie.

« … Aussitôt il apparut comme un ombre noir hors de I’église qui cassa une lozenge des vitres de la­dite chapelle et souffla le cierge qui était sur l’autel, dont il éteignit tellement le lumignon qu’il semblait a le voir qu’il y eut plus de dix ans qu’il n’avait été allumé.

« Et aussitôt ladite Françoise qui était à deux genoux fut enlevée si épouvantablement que ce fut tout ce que purent faire six personnes que de la ramener à terre sans toutefois voir ni apercevoir aucune chose (7). »

1.200 personnes virent cela, entre autres les abbés de Mortemer, de Rate, les sieurs de Rubempré, les barons de Neubourg, de Noyers et Séguier et plusieurs autres (8). [p. 362]

On recommença la présentation de l’hostie.

Alors elle fut élevée plus haut que l’autel et si plusieurs hommes ne l’eussent abattue à terre en la tirant par ses accoutrements, le démon l’eut enlevée ! « Les yeux lui sortaient de la tête, les bras et les épaules lui étaient retournés sens dessus dessous. » (cf. Loudun.)

Troisième présentation de l’hostie.

Nouvelle élévation en l’air, du côté où la vitre avait été cassée, la tête en bas, sans que ses accoutrements fussent renversés. « À travers les jupes devant et derrière il sortait une grande quantité d’eau (?) et de fumée puante (?). »

La fille revenue à elle adora I’hostie, la baisa sans empêchement, « ce qui fit l’occasion de conversion à la religion catholique de soldats et autres de la R. P. R. »

Mais enfin l’exorcisme n’avançait pas. Le prévôt qui était bien loin d’être un sot — la fin de l’histoire nous le prouve, puisqu’il fit de la suggestion à sa prévenue — se rappela qu’elle avait exprimé le désir d’avoir les chevaux coupés et brûlés.

Au troisième coup de rasoir que le chirurgien bailla, venant sur 1’os coronal de la tête, elle fut derechef enlevée en l’air, la bouche ouverte, les yeux gros et renversées en la tête.

Trois fois cette scène se répéta, comme tout à l’heure pendant la communion. Tout le monde se mit en prières. Enfin, après beaucoup de mal, l’opération fut terminée. En même temps, le long des degrés de la juridiction, on trouvait des cheveux analogues à ceux qui venaient d’être coupés. Françoise les reconnut pour ceux qu’elle [p. 363] avait donnés au malin et qu’il lui rapportait. Ces cheveux étaient enfoncés de trois doigts dans le plâtre des marches de l’escalier. On les brûla immédiatement. Elle se déshabilla pour qu’on lui rasât le corps tout entier. Elle faillit être enlevée derechef et jetée dans le feu où brûlaient les cheveux. — Puis on lui rasa le poil des aisselles et des parties génitales. Alors Françoise fut soulagée, elle se jeta à genoux et demanda pardon à Dieu, renonçant au malin. Le curé Houdemare la confessa, elle demanda à faire ses Pâques le lendemain et passa la nuit sans bouger dans l’église, veillée par quelques clercs. Elle avoua que depuis qu’on lui avait rasé le poil, elle n’avait plus de vision et se trouvait bien.

Exorcism, 1XVIe si§clue - Détail. Il est écrit ay dos : Chapitre 9.

Exorcism, 1XVIe si§clue – Détail. Il est écrit ay dos : Chapitre 9.

On chanta la messe devant de Raulet ; elle communia, ce dont tous les assistants louèrent Dieu.

Il paraît qu’elle demeura ensuite à Louviers longtemps encore sans plus rien présenter d’anormal.

Après la reddition de Rouen en 1594, elle alla servir dans cette ville. Le prévost la rencontra un jour et elle vint se jeter à ses pieds. Il ne 1a reconnaissait pas et son échine n’avait point gardé rancune.

« Mais je suis cette pauvre femme à qui vous avez sauvé la vie a Louviers, maintenant je suis mariée avec un tailleur d’habits et nous vivons grâce à Dieu en tout bien et honneur. — Mon amie, dit le prévost, Dieu vous fasse la grâce de vivre en femme de bien et priez Dien qu’il vous assiste. »

Et Palma Gayet conclut gravement avec saint Paul : « Prenons garde à nous, sachant que les ruses de Satan sont grandes ! »

*
*   *

CONCLUSION. — Comme les Ursulines de Loudun, comme Madeleine Bavent, comme sainte Thérèse, Marie [p. 364] Alacoque et tant d’autres possédées et mystiques, Françoise Fontaine présente des symptômes de grande hystérie. Nous ne ferons donc que résumer les traits d’ensemble de cette observation.

Antécédents. — Après le procès, la malade raconte ses aventures antérieures.

Le début de sa possession aurait eu lieu à Paris, rue Champfleury, où le diable lui serait apparu successivement sous forme d’animaux — pigeon, chat, — enfin sous la forme humaine. Elle aurait eu ensuite des attaques qui l’auraient fait chasser de chez ses patrons. Elle s’en alla demeurer rue Saint-André-des-Arts, chez un nommé Olivier, d’où elle fut obligée de fuir à la suite d’une histoire analogue : le démon aurait essayé une nuit de la trainer à la cave pour la violer.

L’eau bénite des Cordeliers seule put la faire sortir de la cave.

Hervy, curé de Saint-Jean en grève, et Benoît, curé de Saint-Eustache, voulurent l’exorciser, mais sans résultat.

La femme d’un tailleur —-, qui ne craignait pas le diable — chose rare en vérité — Ia prit chez elle et l’emmena en pèlerinage à Notre-Dame-des-Vertus enveloppée d’un drap. Le lendemain, un riche marchand pénétra par sa fenêtre, lui donna des bijoux et elle s’abandonna à lui. C’était encore le démon, elle lui donna un gage de son amour — des cheveux.

Le scandale devint public. Gaëtan, légat du pape, la fit promener en procession. Enfin on l’expulsa pour s’en débarrasser. Elle alla à Poissy, ou la femme d’un tailleur nommé Quatre-Mares l’emmena à Bernay. Chassée de Bernay, elle était arrivée à Louviers, où elle s’était placée comme femme de chambre chez le sieur Le Guay, qui possédait une ferme aux environs et où il devait I’envoyer, sans doute à cause de ses attaques. [p. 365]

SYMPTÔMES. — 1. Hallucinations. — Au point de vue hallucinatoire nons relevons :

a). Hallucinations de la vue. — Elle voit le démon sous des formes fortement objectivées : un pigeon, un chat, un brandon de feu. Ces hallucinations sont en outre mobiles, changeantes. Elles sont érotiques (cohabitation, vilenies), hallucinations génésiques. Elles s’accompagnent de phénomènes douloureux (9).

  1. b) Hallucinations de la sensibilité générale. — Le démon la jette à terre, la meurtrit, l’outrage. Les hallucinations ont encore le caractère de laisser un souvenir bien persistant dans la mémoire.
  2. c) Hallucinations de l’ouïe. — Le démon lui parle, lui commande tel ou tel acte — tuer le juge. — Bourdonnements d’oreilles à Notre-Dame-des-Vertus, durant le pèlerinage qu’elle y fit.
  3. 2. Attaques. — Françoise Fontaine présente des attaques de grande hystérie avec attitudes caractéristiques : couchée sur le dos, les bras en croix ; ou bien rejetée en arrière. Les assistants ont pu croire par moments qu’elle était soulevée de terre, alors qu’elle se tenait sans doute sur la pointe des pieds — comme à Loudun. — Elle a de la rigidité cataleptique : lorsqu’elle se jette dans le puits, on ne pouvait l’en retirer tellement elle était raide.

Les attaques se terminent par émission de beaucoup d’eau : émission d’urines claires et abondantes (?).

Parfois Ie corps reposant sur la tête et sur les pieds, le tronc en cercle, Ia poitrine paraît gonflée et la malade semble suspendue horizontalement au-dessus du [p. 366] sol (10). Les yeux sont relevés en haut. À côté de ces attaques, elle a des crises convulsives avec délire hallucinatoire, pendant lesquelles l’intelligence n’est pas abolie : la scène d’un prétoire, par exemple, qu’elle explique avec une richesse d’imagination propre aux hystériques.

Exemple : A. Le démon avait un couteau pointu à manche noir pour tuer le prévôt et enlever Françoise ; ne pouvant y arriver, à l’aurait battue elle-même pour qu’elle tuât le juge.

  1. La scène de la nuit du 16 août : Hallucinations, impulsions, elle jette tout par les fenêtres.
  2. La scène de la cave chez le sieur Olivier, à Paris. Suggestibilité. — 10 Scène du verre de vin. Elle refuse, on la presse, elle le boit enfin avec effort, avec une anxiété profonde.

2° On menace de lui faire couper les cheveux. Justement elle attribue la persécution dont elle est sujette de la part du démon aux cheveux qu’elle lui a donnés. Elle désire donc ardemment qu’on lui coupe tous les poils et c’est lorsque le dernier est tombé que la malade cesse d’entrer en convulsions. N’est-ce pas la le phénomène d’auto-suggestion ? Tout accident cesse aussitôt que la cause présumée a disparu.

Caractère de la malade. — Le caractère de la malade en dehors de ses attaques est bien celui d’une hystérique. Le point de départ de ses récits est toujours I’histoire de son viol. Elle est pourvue d’une imagination qui ne la prend jamais à défaut. Elle arrange dramatiquement les faits où elle joue un rôle important ; elle donne un luxe de détails vraiment caractéristiques — un couteau pointu à manche noir, — etc. Elle fait des pèlerinages, elle intéresse a son sort le légat du pape qui l’a [p. 367] fait promener en procession. Les expulsions successives de toutes les localités où elle chercha à se placer comme femme de chambre complètent sa physionomie d’hystérique sans cesse en mouvement, mystique, persécutée.

Il est assez difficile à distance de faire la part de ce qu’il y a de vrai et de ce qui est imaginatif, soit dans les récits de la malade elle-même, soit dans l’invention de P. Cayet.

C’est ainsi que l’histoire du riche marchand qui lui donne des bagues pour coucher avec elle n’a rien d’invraisemblable. Comme elle était dans une période d’ excitation — elle venait de faire un pèlerinage — elle ne paraît pas s’être refusée aux propositions agréables que lui fit cet homme qui se disait marchand de I’autre monde, qui était entré par la fenêtre, lui avait promis le mariage, et lui fit subir « mille vilenies indignes de référer ». Tout naturellement elle rattache cette aventure à ses hallucinations précédentes. Depuis elle eut, disait-elle, des relations tous les jours avec le malin. Elle s’habituait à lui quoiqu’il la battait et I’outrageait ; mais par continuation de temps, elle était amoureuse de lui et lui donna ses cheveux en gage.

Nous pouvons noter enfin qn’il faut tenir compte de la crédulité du digne historien Palma Gayet, qui ne s’est guère ému de rapporter des récits du temps que l’on peut taxer d’exagération et de supercherie. Par exemple les cheveux implantés de trois pouces dans le plâtre, la fumée et l’eau qui sortaient des jupes, les enlèvements en l’air, sont autant d’exagérations qu’on retrouve identiques dans l’affaire de Loudun, dans I’affaire postérieure de Louviers, dans l’épidémie de Morzines en 1861, chez les nonnes de Uvernet, comté de Hornn, etc.

Quant à la supercherie, la scène du prétoire semble être merveilleusement combinée pour administrer une [p. 368] raclée au malheureux prévôt Morel. La possédée n’était sans doute pas volontairement du complot, car elle aussi y reçut des coups : elle en porta les traces ; cependant elle fut la complice involontaire de ceux qui profitèrent de son délire. Peut-être les prisonniers? Peut-être les ligueurs ?

Rappelons-nous que la scène se passe en pleine guerre civile, pendant une période troublée, et que l’on peut penser à une vengeance — bien innocente si on la compare à tant d’autres, pendant cette période ensanglantée.

En tout cas Françoise Fontaine ne fut pas brûlée ; dénouement heureux bien différent de tant d’autres, où le fanatisme et l’ignorance poussèrent de malheureuses victimes au bûcher. Il nous a donc paru qn’il serait intéressant de signaler le cas présent, qui mérite d’avoir sa place historique auprès de ceux et de celles qui, sous le couvert de la grande Polymorphe, ont effrayé et intrigué tant de générations et dont l’affection exerce encore la sagacité des médecins et des psychologues.

 

NOTES

(1) Palma Cayet (Pierre-Victor), né à Montrichard (Touraine) en 1525, mort en 1610. Disciple de Ramus. Protestant. Prédicateur de Catherine de Bourbon. Se convertit au catholicisme en 1595. En 1596, professeur d’hébreu au collège de Navarre. Ouvrages : Controverses. Traductions. Chronologie novennaire (1608). Chronologie septennaire (1605), contenant les événements qui se sont succédés de 1589 a 1604. Ouvrages diffus et où I’auteur rapporte sans beaucoup de critiques tous les faits que la rumeur publique lui a fait parvenir.

(2) Lucien Barbe, vice-président de la Société d’études diverses de Louviers. Histoire du convent de Saint-Louis de Louviers. Bulletin de la Societe d’études diverses de Louviers, t, V, 1898, chez Izambert, Louviers. — Cette étude est consacrée, en grande partie, à Mad. Bavent et à ses complices , soit vingt-deux religieuses possédées et trois prêtres : David, Mathurin Le Picard, Thomas Boullay. Nous signalons en outre, à ce sujet, I’intéressante et importante bibliographie qui suit ce consciencieux travail.

(3) Pierre Le Blanc du Raulet ou du Roullet, chevalier de l’Ordrs du Roy, conseiller en son conseil d’État et privé, maréchal de camp, maître des cérémonies de France, prévôt général de Normandie, gouverneur de la ville et citadelle de Louviers. Il est curieux de rapprocher ce fait que ce fut en 1616, sous la présidence du même sieur du Roullet, que fut fondé le couvent de Saint-Louis qui devait présenter, plus tard, la fameuse affaire de Madeleine Bavent.

(4) En 1861, Constans, inspecteur des asiles d’aliénés, était chargé de faire un rapport sur les démoniaques de Morzine et il eut fort à faire pour lutter contre la superstition et les mauvaises volontés. II y a pourtant trois siècles d’intervalle entre ces faits !

(5) Ou Pelet.

(6) Les cheveux et les poils ont été en effet de tout temps considérés comme impurs. Ils jouent souvent un grand rôle dans les histoires de possédées. Les différentes religions ordonnent à leurs prêtres de se raser ; les mahométans s’épilent encore entièrement le corps à l’heure actuelle. Le diable ne pouvait donc demander aux possédées comme gage que les parties les plus impures d’elles­-mêmes. Les poils entrant aussi dans la catégorie des « choses cachées » chez les démoniaques, dont ils constituent, pour ainsi dire, un des stigmates prévus par les rituels. Dans l’affaire de Madeleine Bavent, on trouva des hosties avec du poil de dix-huit religieuses et de petits morceaux de linges trempés dans le sang menstruel.

(7) « Nous avons vu des femmes assez chétives acquérir, pendant les crises, une force telle que six hommes ne pouvaient les retenir, renverser en roulant par terre les tables et les meubles et inspirer un véritable effroi aux assistants. » Brachet (de Lyon).

(8) Les religieuses de Saint-Louis font aussi quantité de choses extravagantes pour échapper a la confession. Sœur sainte Marie de l’Esprit se lance à plusieurs reprises dans la vitre du chœur élevée de plus de 4 pieds et passe à travers dans le jardin. Cela à quatre reprises différentes. À noter que chaque fois elle rentrait par la porte de la chapelle. Sainte Barbe de Saint Michel se frappe la tête pendant un quart d’heures entre deux chaises du chœur sans se faire aucun mal. (Loc, cit.)

(9) Chez toutes les possédées le coït avec le démon est accompagné de douleur, soit qu’il se fit dans des conditions contra naturam, ou que le membre du démon présentât un volume extraordinaire ou des difformités. La malade recevait en outre de violentes bourrades dont elle se plaignait d’être toute meurtrie.

(10) Opiatothonos très accentué. Arc de cercle.

 

 

 

 

 

LAISSER UN COMMENTAIRE