Sorciers & Sorcières Tchouktches. Traduit par Paul Boyer. Article paru dans la revue « Mélusine », (Paris), tome VII, 1894-1895, colonne 135-137.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr
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Sorciers & Sorcières Tchouktches (1)
Les Rousskiia Védomozti ont publié récemment, sous la signature à A. K. la relation d’une excursion dans la toundra des Tchouktches occidentaux (Rouss. Véd., 1894, n°228, 233 et 243). L’auteur de la relation voyageait en narta (traîneau à chiens), et il a recueilli de la bouche même de son kaïour (2), iakoute quelques détails intéressants sur les sorciers et les sorcières tchouktches (nudagan et oudaganka). Les paroles kaïour iakoute ont été reproduites sans changement de fond ni mêmes de forme : ce récit a donc pour nous la valeur d’un document de première main, et peut-être les lecteurs de Mélusine nous sauront-ils quelque gré de l’avoir traduit.
Récit d’un kaïour iakoute
Les Tchouktches d’autrefois , les Tchouktches du vieux temps étaient des sorciers (oudagan) redoutable. Aujourd’hui encore leurs chamans envoient la tempête ; mais lorsqu’on sait d’autrefois, s’il l’avait voulu, nous aurait transporté d’un coup de vent jusqu’à Sredné-Kolymsk, nous, nos chiens et notre narta.
les sorciers les plus réputés habitaient le pays ioukaghir, sur les rives de l’Omolon. C’est là que vivait entre autres, la fameuse sorcière Catherine, ioukaghire de nation (3), morte il y a pas très longtemps. Tantôt elle se changeait en corbeau et s’envolait par la taïga (4), tantôt elle se changeait en regard bleu ou en loup et trottait sur la toundra. Elle faisait beaucoup de bien mais hélas respectée, mais beaucoup de mal à qui il offensait en actions ou en paroles. Tchouktches, ioukaghire, Toungeuses, tous la redoutaient et se faisaient soigner parer. Feu ma grand-mère, Advotia Isanovna, l’envoyé des cadeaux, du thé, du sucre, du beurre, des mouchoirs, et lui demander des conseils.
Un jour d’hiver, ma grand-mère était tombée malade. Au commencement elle avait été soignée par le courant docteur, un général, envoyé de là-bas (5) chez nous, à Kolymsk ; elle avait été soignée aussi par l’élève (6) ; mais elle n’allait pas mieux. Alors ma grand-mère se souvint de Catherine et lui dépêcha un exprès en traîneau à chiens. L’exprès arrive à l’Omolon ; on lui offre le thé, et voilà que tout à coup s’élève une tempête de neige, et Catherine lui dit : « je viens d’envoyer mais puissance à Advotia Isanovna ». Nous croirez-vous ? [colonne 136] ce même jour, à la même heure, il y eut aussi dans la ville une tempête de neige. Quand on monta sur le toit de notre maison pour ouvrir le tuyau de poêle, on n’y trouvera un mouchoir que ma grand-mère avait donné à la sorcière peu de temps auparavant. D’un coup de vent Catherine avait renvoyé le mouchoir, et c’est donc dans ce mouchoir qu’étaient ses puissances. Ma grand-mère prit ce mouchoir dans ses mains et tout de suite elle se sentit mieux.
Catherine avec une très vieille. Quand elle mourut, on l’enterra dans le voisinage, au bord de l’Omolon ; mais ce n’était pas là le tombeau qu’elle avait voulu. Le troisième jour après sa mort, il s’éleva une telle tempête que personne ne se rappelait en avoir vu de pareille : les poutres des maisons étaient emportées, les iourtes disparaissaient sous la neige. Le vent faisait rage, pleurait comme un homme, hurlait comme un loup ; on entendait des gémissements et des sanglots. Ce n’était pas une tempête, mais une danse de diables : tous les charmans morts, accouru sur les rives de l’Omolon, célébraient à leur manière les funérailles de Catherine. À la fin, les diables écartèrent la terre du tombeau, prirent le corps de la morte et le transportèrent dans les montagnes d’Alazeï ; puis, au pied d’un rocher élevé, couverts de mousse, ils l’ensevelirent. L’endroit est désert et sauvage, ce mets d’énormes rochers nus. Les bêtes et les oiseaux évitent ces parages : les rênes, les élans, les loups, les ours eux-mêmes, tous ont peur de la sorcière seuls les hommes passent par la quand il traverse les montagnes pour aller à Verkloïansk. C’est là que Catherine est enterrée, non loin de la croix qui se dresse sur le plus haut sommet, à la limite des arrondissements de Kolymsk et de Verkloïansk. Même si le temps est le plus calme, toujours, quand vous passez, le vent souffle, et pleure, et hurle près de la croix : c’est le vacarme des diables et des charmans qui s’assemblent autour du tombeau de la sorcière. Tous les passants apportent des offrandes : sur la croix ils suspendent des lambeaux d’étoffe, des queues et des crinières de cheval ; au pied de la croix il dépose des morceaux de viandes et de poissons. Tout cela est pour la sorcière : on veut cela rendre favorable. Si jamais vous passez par là, de manquer point de suspendre quelque chose à la croix. Le voyageur oublieux est toujours puni : les diables l’égarent en chemin, son cheval se casse une jambe ou son traîneau se brise.
Voilà quel était le pouvoir des sorciers de l’Omolon. Il ne leur en coûtait rien d’envoyer le brouillard, la neige ou la tempête. Pour répandre le brouillard, et le brûlait de la chaire de lièvre ; pour soulever les vents, ils suspendaient au-dehors des quartiers de viande d’ours. Chez nous, au village, et y en a bien qui font ces pratiques, mais ils ne sont pas de force.
Ecoutez encore cette histoire que m’a contée un ancien du vieux temps. Un jour qu’il était dans la toundra de l’Omolon, un riche Tchouktche mourut et ses amis célébrèrent les funérailles. Les Tchouktches, vous le savez, brûlent leurs morts. On alluma donc un grand feu de branches, et l’on amena le défunt sur un traîneau attelé des plus beaux rennes du troupeau, de ceux qu’il avaient le plus aimés. On lui avait mis une lance dans une main et un couteau américain dans l’autre. [colonne 137] Tous les Tchouktches, ses amis, vinrent se ranger autour du traîneau, et le chaman, suivant l’usage de ce pays-là, célébra les exploits du mort, sa force, son courage, le nombre des ennemis qu’il avait tués. Puis on immola les rênes attelées au traîneau. Au premier coup porté, ils s’abattirent, mais le mort est un signe de la main et il se relevèrent aussitôt : trois fois en courant ils firent le tour du traîneau ; enfin ils tombèrent mort. – Le défunt était charman et ses rennes étaient enchantés.
Traduit du russe par Paul Boyer
NOTES
(1) Les Tchouktches sont un peuple qui habite l’extrême coin nord-est de l’Asie, sur la côte de la mer de Bering et dans l’intérieur des terres (au nord ouest de la péninsule du Kamtchatka). La revue allemande de folk-lore Am Ur-Quell a récemment (T.V, 207) publié un article sur le suicide chez ce peuple : le suicide y est considéré comme un sacrifice, surtout en temps d’épidémie. – H. G.
(2) Conducteur de traîneau à chiens.
(3) On voit que le kaïour iakoute paraît accordé une science égale aux sorciers tchouktches et ioukaghirs. (Trad.)
(4) La forêt sibérienne. (Trad.)
(5) De Russie.
(6) Veldscher, frater.
Article intéressant, merci.
Mais Paul Boyer se sert-il de Google pour traduire?
Dommage.
Bonjour. Il semblerait que Google ne soit pas en cause. L’article date de 1895…