Emmanuel Régis. Un mot sur la superstition et sur la folie chez les nègres du Zambèse. Article paru dans la revue « L’Encéphale », (Paris), deuxième année, 1882, pp. 76-87.
Emmanuel Régis (1855-1918). Bien connu pour son célèbre Manuel de psychiatrie qui connut six éditions sous deux titres différents : Manuel pratique de médecine mentale (1885 et 1892) – Précis de psychiatrie (1906, 1909, 1914, 1923). – Très sensible aux idées freudienne il publie un ouvrage commun avec Angelo Hesnard, La Psychanalyse des névroses et des psychoses en 1914. – Il est l’auteur de nombreux ouvrages et de plusieurs dizaines d’articles. Nous avons, parmi ceux-ci, mis en ligne sur note site;
— La dromomanie de Jean-Jacques Rousseau. Paris, Société d’imprimerie et de librairie, 1910. 1 vol. in-8°, 12 p.
— Les aliénés peints par eux-mêmes. Parie 1. Article paru dans la revue « L’Encéphale », (Paris), première série, 1882 en 3 parie (pp. 184-199).
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr
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UN MOT SUR LA SUPERSTITION ET SUR LA FOLIE CHEZ LES NÈGRES DU ZAMBÈZE
D’après les notes de voyage de M. R. GAFFARD,
ancien interne en pharmacie des Asiles d’aliénés de la Seine.
Par M. le Dr E. RÉGIS,
Chef de Clinique des .maladies mentales.
L’étude de la perte de la raison chez les habitants des pays demeurés barbares, chez ces peuples à l’esprit inculte et aux notions bornées, dont la vie se limite pour ainsi dire à la sphère de l’activité matérielle, est l’une des plus intéressantes du domaine de la psychiatrie. Elle nous montre la folie à l’état rudimentaire, dans son expression la plus simple et la plus vraie, telle forcément qu’elle doit être chez toute nation à son berceau : en sorte que, connaissant ainsi ses origines, il est aisé de suivre, étape par étape, les transformations successives qu’elle a subies chez les peuples déjà disparus ou chez ceux qui sont encore à leur apogée ; de se la représenter, suivant pas à pas les progrès de l’intelligence, se civilisant et s’étendant avec elle, pour aboutir à son degré le plus brillant et le plus parfait, empruntant chaque fois aux idées du siècle sa forme psychologique et son caractère prédominant.
Malheureusement, et cela se comprend sans peine si l’on songe aux difficultés de toute nature qu’elle soulève, cette étude psychologique des peuples barbares est encore presque tout entière à faire. Aussi aucun des documents qui peuvent servir à l’édifier, si imparfait soit-il, ne doit être négligé. C’est cette considération qui m’a décidé à publier les notes suivantes sur la SUPERSTITION ET LA FOLIE CHEZ LES NÈGRES DU ZAMBÈZE, notes recueillies par M. Gaffard [p. 77] pendant un séjour récent de huit mois sur les rives de ce grand fleuve, entre QUILIMANE et TÈTE, c’est-à-dire sur la côte orientale de 1’AFRIQUE, non loin de ce pays des NÈGRES ZOULOUS, dont il a été tant parlé dans ces derniers temps.
Les Indigènes du Zambèze appartiennent les uns à la famille cafre, les autres à la race nègre proprement dite.
Du croisement de ces deux races résulte le véritable habitant de la contrée qui s’augmente encore de quelques autres métis dus au mélange des noirs avec des Portugais et des Indiens venus de Goa.
Sur le littoral, les habitants sont en général plus petits et moins forts que dans l’intérieur des terres. Aux environs de Tête, ils sont robustes et grands.
Les hommes sont vêtus du pagne, simple mouchoir de cotonnade qui leur entoure les reins, et qu’ils remplacent, à son défaut, par l’écorce souple de quelque arbre ou la peau de quelque animal. A la rigueur même, ils vont tout nus. Outre les plumes bariolées d’oiseaux dont ils ornent souvent leur tête, ils ne dédaignent pas de porter un bracelet ou un collier de perles et surtout des anneaux de cuivre à la cheville. Leurs armes sont l’arc et les flèches, la sagaie, le couteau poignard et des haches aux formes les plus bizarres. Quelques-uns sont munis de vieux fusils à pierre dont ils se servent assez maladroitement ; mais leur confiance dans les armes à feu est si grande qu’un noir, porteur de l’une d’elles, s’expose avec assurance aux dangers les plus grands, quoique n’ayant ni poudre ni balles pour la charger.
Les femmes, d’une taille assez petite, mais robustes et bien musclées, sont également vêtues d’une pièce de cotonnade aux couleurs vives qui les enveloppe de la poitrine jusqu’aux genoux. Elles ne sont pas tatouées, mais portent, [p. 78] pour la plupart, de nombreuses et profondes cicatrices cruciales qui résultent des brûlures qu’on leur fait dans leur jeune âge, sans doute pour les embellir. Elles ont aussi l’habitude de se limer les dents incisives supérieures, de façon à les rendre très aiguës, et quelques-unes sont ornées du pélélé, ce disgracieux anneau de la lèvre qui les rend si affreuses à voir. Elles sont très avides de tout ce qui leur semble pouvoir contribuer à leur parure. La verroterie, les anneaux de cuivre, les boucles d’oreille sont très à la mode chez elles ; les femmes des grands personnages sont littéralement couvertes de ces ornements, au point d’en être parfois gênées dans leur marche. Elles fument le tabac du pays dans des pipes en terre ou roulé en forme de cigarette dans un morceau de feuille de bananier. Jusqu’au jour où les enfants peuvent marcher, leurs mères les portent sur le dos, attachés à elles par une bande d’étoffe, en sorte qu’ainsi fixés, la Négresse peut tout à son aise travailler la terre, piler le grain, bâtir une hutte, ce qui constitue ses occupations habituelles, ou même se livrer à ces ébats si chers aux Nègres, dans une partie de Katé-Ké.
Les habitations sont des huttes en paille, couvertes de roseaux ; autour de ces huttes, un jardin où croissent le riz, le maïs, le sorgho cultivés par la femme. La nourriture des indigènes consiste en une bouillie faite avec la farine de ces diverses plantes, et à laquelle ils joignent les mets naturels, tels que les cocos, les mangues, les jujubes, le manioc, que la nature leur offre à profusion.
Ils ne sont d’ailleurs ni gourmands ni voraces, et se montrent, sur ce point, très faciles à contenter. En revanche, comme la plupart des noirs, ils ont la passion des liqueurs fortes et ils aiment à s’enivrer. Les boissons les plus répandues dans le pays sont le « pombé » et le « sourra » ; celui-ci provient du palmier. Le pombé est le produit de la fermentation des grains de quelques graminées, maïs, sorgho, etc. ; c’est une sorte de bière, tandis que le sourra [p. 79] se rapprocherait plutôt du vin. Ce sont à peu près les seules dont fassent usage les Nègres pauvres, hors d’état de se procurer les boissons venues d’Europe, telles que le genièvre et l’eau-de-vie, qui ne sont guère accessibles qu’aux ressources des grands. Aussi l’ivrognerie est-elle à la fois plus répandue et plus funeste dans la classe élevée où se consomme une grande quantité de mauvais alcools de provenance étrangère, que dans la classe pauvre où l’on emploie surtout les boissons du pays, d’une puissance toxique infiniment moindre. Les femmes et les filles des chefs prennent souvent elles-mêmes l’habitude de se griser.
Les Nègres du Zambèze sont polygames. Le nombre de leurs femmes est proportionné, d’habitude, au chiffre de leur richesse ; ils en acquièrent la propriété au moyen d’un cadeau fait au père de la jeune fille. Au reste, ils ne se montrent pas très jaloux de la fidélité de leurs épouses, qui peuvent assez librement obéir aux inspirations de leur caprice et de leur cœur.
Le pouvoir étant héréditaire dans les familles royales, on comprend sans peine que cette tolérance du code matrimonial à l’égard des femmes pouvait devenir la source des plus grands embarras. Plus spirituels et mieux avisés que bien des peuples d’Europe, quelques tribus du Zambèze ont habilement tourné la difficulté, en instituant que l’héritier présomptif du pouvoir serait non pas le fils du chef, qui peut n’être son fils que de nom, mais son neveu, le fils de sa sœur qui, lui, au moins, doit forcément avoir dans les veines quelques gouttes de sang royal.
Comme chez la plupart des peuples incivilisés, la croyance à des êtres surnaturels, à des esprits, est prédominante chez les indigènes, et cette croyance retentit profondément sur leurs mœurs, sur leurs habitudes, et jusque sur les moindres actions de leur vie journalière. En dehors des divinités proprement dites, à l’intervention constante [p. 80] desquelles ils croient et auxquelles ils rapportent tout ce qui leur arrive, soit en bien, soit en mal, les Nègres, chez lesquels domine le sentiment de la terreur superstitieuse, sont naturellement portés à considérer comme d’essence surnaturelle, tout ce qui, être ou chose, sort des limites ordinaires de la force et de la grandeur. Une montagne élevée, un lion, un arbre gigantesque, un navire, une arme à feu, tout cela pour eux est plus qu’ordinaire, et, partant, doit être adoré. Jamais les rameurs du pays ne se hasarderaient à franchir un passage du fleuve réputé dangereux sans avoir imploré au préalable la protection du Dieu du rocher. Dans ces moments même, ils viennent supplier les blancs de faire comme eux, et leur demandent humblement de se découvrir, de cesser de fumer, de chanter et de parler, et de répandre de l’eau-de-vie dans le fleuve ; tout refus à leurs prières les accable et les paralyse au dernier point, tandis qu’en se prêtant de bonne grâce à leurs fantaisies, on voit renaître aussitôt leur courage et leur ardeur. La fréquence de la pluie, l’état des récoltes, le résultat d’une chasse, tous les événements, si infimes soient-ils, sont subordonnés à l’action de quelque esprit bon ou malfaisant. Livingstone dit, dans son ouvrage sur le Zambèze et ses affluents, que le fétichisme des Nègres n’est nulle part poussé plus loin qu’à Tête, et que dans cette partie du pays, où la population est composée d’étrangers appartenant à des peuplades diverses, toutes les superstitions semblent converger et y forment un foyer auquel se brûle la dose de sens commun, que pouvaient avoir les métis. « Ils croient à une foule d’esprits malins vivant dans l’eau, dans l’air, dans la terre, engeance invisible et mauvaise qui n’a d’autre plaisir que de torturer les hommes. Suivant eux, les esprits de leurs ancêtres sont tous bons, et, en certaines circonstances, les secondent dans leurs entreprises. Quand un homme s’est coupé les cheveux, il a soin de les brûler ou de les enterrer secrètement, [p.81] de peur qu’un sorcier ou un individu qui a le mauvais œil ne vienne s’en emparer et ne s’en serve pour l’affliger de maux de tête. Ils croient à la vie future, mais ne savent rien de l’état du barimo, ainsi qu’ils nomment l’esprit du défunt. » Bien qu’ils soient très friands des fruits du manguier, rien ne peut les décider à planter un de ces arbres, convaincus qu’ils sont que celui qui enfreint cet usage ne tarde pas à mourir ; souvent aussi ils entourent le pied du manguier d’une bande étroite de coton, destinée à le protéger contre les sorts que jettent les mauvais esprits, et qui rendent les arbres stériles.
Ces croyances si diverses et si répandues ont naturellement donné naissance aux sorciers, c’est-à-dire à des intermédiaires entre le peuple et les esprits.
Ces sorciers, qui sont en même temps ministres du culte et médecins, inspirent aux noirs une terreur respectueuse.
Rompus de bonne heure à toutes les pratiques religieuses, qui peuvent frapper l’imagination des habitants, car le pouvoir sacerdotal est héréditaire dans leurs familles, ils exploitent indignement la crédulité publique et entretiennent de leur mieux les absurdes préjugés qui servent à les faire vivre et à les enrichir. Il y en a qui vendent des drogues et des talismans qui donnent du courage, rendent habile à la chasse, permettent de tuer les serpents, les lions et les éléphants, préservent de la pluie et du naufrage, font avoir des enfants, etc. Chacun a, pour ainsi dire, sa spécialité préférée. Sur les rives du Moatis, une femme, sorte de Pythonisse révérée, peut à son gré se changer en lion et a surtout le pouvoir de chasser cet animal des endroits qu’elle protège. Cette femme-lion, vêtue d’une grande robe rouge et tenant dans ses mains un long roseau en guise de sceptre, vient pérorer souvent sous un magnifique manguier près du village de Palira ; là, à l’ombre de l’arbre sacré, elle persuade aux habitants, que c’est grâce à sa protection que les lions n’ont point fait de ravages et que le [p. 82] seul, moyen de les éloigner encore est de lui apporter beaucoup de farine, de nombreux fruits et des présents ; et les indigènes, reconnaissants, s’empressent de venir déposer à ses pieds le tribut demandé.
En ce qui concerne particulièrement les maladies, comme les noirs les croient envoyées par les esprits à titre de punition ou de vengeance, on comprend sans peine que les médecins, les guérisseurs soient précisément les ministres du culte, les sorciers, et que leur thérapeutique, en dehors de quelques plantes médicinales auxquelles ils attribuent d’ailleurs une influence surnaturelle, consiste dans des cérémonies et des pratiques bizarres, dans l’usage d’amulettes, de fétiches, d’emblèmes de toute sorte (cailloux, excréments durcis, insectes à couleurs vives), qu’à l’état de santé, ils portent pendus au cou, à leurs armes et même au tuyau de leurs pipes, et que, malades, ils appliquent soigneusement sur la partie affectée de leur corps. L’un des talismans les plus répandus est un coléoptère brachycère, insecte brillant, quelquefois de la grosseur d’une noix, orné de plusieurs taches rouges sur fond noir.
Ces sorciers-médecins sont loin d’être, à un degré quelconque, des aliénés. Ce sont au contraire des gens habiles, à l’imagination féconde, plus intelligents que le commun des Nègres, et qui paraissent très peu convaincus de la réalité du pouvoir surnaturel qu’on leur attribue.
A côté de ces sorciers, qui ne sont, en réalité, que des charlatans, il existe au Zambèze une autre catégorie d’individus qui, eux, sont considérés comme habités par des esprits. Ces espèces de possédés, véritables aliénés à allures mystiques, sont appelés « Malukos », nom qui signifie « fou » en portugais. Leurs conceptions délirantes, et cela tient évidemment aux notions bornées de leur intelligence, sont absolument rudimentaires, on ne trouve plus là ces grands délires de possession démoniaque à couleurs si vives et si brillantes, qui se sont manifestés sous forme épidémique à [p. 83] certaines époques de notre histoire ; chez eux, la folie se concrète pour ainsi dire dans la sphère matérielle ; elle se traduit en actes, et non pas en idées. Ces Malukos, d’ailleurs absolument inoffensifs, n’ont ni famille reconnue ni domicile fixe ; ils errent de village en village, hébergés et nourris par les indigènes, qui ont pour eux une sorte de pitié mêlée de respect. Vêtus d’une façon étrange et couverts de peaux de bête, ayant par exemple un bonnet fait avec la peau d’un singe dont la queue se relève droit sur la tête, portant aux chevilles et aux poignets des amulettes, des anneaux de fer-blanc et de cuivre, de petites calebasses creuses remplies de cailloux, ils vont de porte en porte en se livrant aux danses les plus extravagantes, en faisant les gestes les plus bizarres, et en poussant des cris inarticulés. Les noirs font cercle autour d’eux et rient de les voir se livrer ainsi à leurs ébats ; mais ils se gardent bien de leur faire aucun mal ; tout au contraire, les considérant comme habités par les esprits, ils se font un devoir de les protéger, et s’empressent de leur fournir tout ce dont ils peuvent avoir besoin pour vivre.
Les affections nerveuses proprement dites sont assez rares dans la contrée. L’hystérie, en particulier, ne semble pas y exister ou, du moins, on n’en trouve pas de trace apparente chez les femmes : ce qui ne saurait surprendre, cette névrose étant un produit cultivé par la civilisation. Quant à l’épilepsie, et je parle ici de l’epilepsia vera, M. Gaffard a eu occasion d’en observer un cas très net chez un jeune Nègre de 16 ans environ, dont les accès étaient suivis d’une période de terreur hallucinatoire très manifeste avec tendance aux impulsions.
En ce qui concerne les délires toxiques, on ne rencontre guère au Zambèze que celui causé par l’alcool, les indigènes ne faisant usage d’aucun de ces produits végétaux, qui, dans certains autres pays, déterminent des accidents nerveux plus ou moins analogues à ceux que produisent les liqueurs fortes.[p. 84]
Le délire alcoolique est relativement assez rare chez les indigènes en dépit de leur tendance manifeste à l’ivrognerie. Chez eux, le poison semble porter de préférence ses ravages sur les appareils de la vie organique et ne prendre que rarement une direction vésanique ou cérébrale. Toutefois, M. Gaffard a vu un cas de delirium tremens qui s’est terminé par la mort. On peut voir aussi, de temps à autre, les périodes d’ivresse traversées par quelques bouffées délirantes ou des actes extravagants. Les chefs surtout, et j’ai expliqué pourquoi l’alcoolisme était chez eux plus fréquent et plus grave, peuvent devenir très dangereux lorsqu’ils ont bu plus que de coutume : le pouvoir despotique dont ils disposent leur permettant d’ordonner, dans ces moments, des exécutions capitales, ou de tuer de leurs propres mains quelques-uns de leurs sujets.
Voici maintenant, avec tous les détails qui ont pu être recueillis, un cas absolument typique de délire alcoolique aigu, observé par M. Gaffard chez un Nègre des environs de Tête.
Il s’agit d’un homme d’une vingtaine d’années, vigoureux et de haute taille qui, un jour, fut apporté étroitement lié avec des cordes devant M. Gaffard dans un état d’agitation impossible à décrire. Ses compagnons racontèrent que cet individu, bien portant jusque-là, était brusquement devenu « maluko » dans un bateau où il faisait fonctions de rameur. L’air égaré et comme terrifié par quelque apparition soudaine, il s’était redressé tout à coup, le bras levé, prêt à frapper d’un coup de pagaie l’invisible ennemi qui semblait le poursuivre. Puis, laissant tomber sa rame et toujours haletant de peur, il s’était jeté dans le fleuve, où il s’était mis à nager de toutes ses forces en tournant à chaque instant la tête vers l’objet de son effroi.
Rejoint par ses camarades et assis de nouveau dans le bateau après une résistance des plus vives, on s’était vu forcé de l’attacher, tellement il était devenu difficile à [p. 85] kcontenir. C’est dans cet état, les yeux hagards, et la physionomie terrifiée qu’on l’avait apporté. M. Gaffard ayant ordonné de lui délier les jambes, le Nègre se redressa aussitôt et les yeux fixés sur lui avec un sentiment d’effroi très manifeste, se mit à reculer et à courir comme pour échapper de nouveau à quelque danger. Rencontrant un mur dans sa course, il tenta de l’escalader ; n’ayant pu y parvenir, il tomba la tête en avant et se blessa assez profondément au front ; relevé et reconduit devant M. Gaffard, qui parvint à lui faire avaler un gramme de chloral en lui pinçant fortement les narines, il s’échappa encore, et, tout tremblant, se mit à fuir, en se précipitant tête baissée dans des fenêtres à châssis, heureusement dépourvues de carreaux ; cette fois, on le fixa à un arbre, en le faisant maintenir couché par deux noirs. Au bout de peu de temps, le malade s’endormit et son sommeil dura environ deux heures. En s’éveillant, il s’agita de nouveau, mais moins violemment qu’à son arrivée. Ses compagnons ayant voulu s’en retourner dans leur village, l’emmenèrent avec eux, se proposant de le conduire au sorcier pour achever sa guérison. Le malade était encore assez calme au moment du départ.
Il s’agit bien nettement, comme on le voit, dans ce cas, d’un accès de délire alcoolique aigu, accompagné d’hallucinations terrifiantes et de terreur panique, c’est-à-dire de tous les caractères qu’il revêt chez les malades que nous avons journellement l’occasion d’observer dans nos asiles.
Les folies véritables, les vésanies sont absolument exceptionnelles chez les noirs du Zambèze. Les folies partielles, et j’entends par là ces délires chroniques systématisés si brillants et si remplis d’hallucinations, qui constituent en somme la vraie folie intellectuelle, ne paraissent pas exister chez eux. Quant aux états maniaques ou mélancoliques, on les observe parfois ; mais ici encore l’élément intellectuel fait presque entièrement défaut et tout se borne, pendant l’accès, [p. 86] au symptôme physique, excitation ou dépression, c’est-à-dire à la manie ou à la mélancolie, sans le délire.
Voici le seul cas de ce genre observé par M. Gaffard pendant son séjour dans le pays. On remarquera que c’est un cas de dépression mélancolique, fait qui s’accorde avec ce que l’on a déjà dit de la fréquence plus grande, chez les Nègres, des formes dépressives de l’aliénation mentale, j’allais dire des maladies noires.
Le malade qui en fait l’objet était un homme de 35 à 40 ans, grand, maigre de corps, et présentant cette tête à sommet pyriforme qu’on rencontre, du reste, assez fréquemment chez les indigènes de ce pays. Cet individu était, paraît-il, habituellement triste, d’un caractère sombre et taciturne, peu causeur, peu buveur, se tenant toujours à l’écart ; mais jamais il n’avait donné de véritables signes de folie et travaillait comme les autres. Ce jour-là, faisant avec quelques-uns de ses compagnons partie de l’escorte qui accompagnait les blancs dans une excursion, il avait, à l’heure de la halte, déposé à terre le fardeau dont il était porteur, et s’asseyant dessus, la tête baissée, les bras pendants, ne proférant aucune parole, il avait obstinément refusé de manger, demeurant comme figé dans la position qu’il avait prise. La halte finie et le moment de partir venu, il ne bouge pas ; en vain on le prie, on le menace, il reste sourd à toutes les injonctions et ne fait pas un seul mouvement; on le fait lever de force, et le chargeant de son fardeau, on le pousse en avant ; dès qu’on ne le soutient plus, il laisse tomber sa charge et s’affaisse ; menacé de cinquante coups de chicote, canne flexible en peau d’hippopotame dont le nom seul fait trembler les noirs, il ne remue pas davantage et ne semble même pas entendre ; pour l’éprouver et s’assurer qu’il ne s’agit point là d’un simple accès de paresse et comme en éprouvent parfois les nègres, on donne à la menace un commencement d’exécution et deux fois on le frappe à l’aide du terrible instrument ; [p. 87] il ne paraît pas s’en apercevoir et reste immobile. De guerre lasse, on l’abandonne à l’endroit où il s’est couché. Le soir venu, on le retrouva à la même place, et comme le matin, il refusa toute nourriture. Le lendemain, la dépression était moins profonde, et le Nègre consentit à manger un peu ; il prononça également quelques mots, mais ne put expliquer la cause de sa tristesse. Dans la soirée, l’amélioration était plus accentuée encore ; le malade partit avec ses compagnons et depuis on n’entendit plus parler de lui.
Voilà les deux seuls cas de véritable folie, en dehors de ces MALUKOS nomades dont j’ai parlé plus haut, que M. Gaffard ait eu l’occasion d’observer pendant son séjour sur les rives du Zambèze.
J’ajouterai, pour terminer, qu’il n’a point rencontré de ces types profonds de dégénérés qui tranchent fortement sur le fond de la population commune et qu’il n’a vu nulle part, non plus, trace de paralysie générale, maladie qui ne lui eût certainement pas échappé en raison de ses symptômes physiques et dont il a vu quotidiennement de nombreux exemples durant ses cinq années d’internat à l’asile Sainte-Anne. Le Nègre alcoolique qui lui fut amené et dont j’ai rapporté plus haut l’histoire, présentait une inégalité pupillaire assez apparente ; mais outre que ce symptôme physique de paralysie générale était seul chez lui, on sait qu’il existe très fréquemment aussi dans l’alcoolisme chronique, ce qui, dès lors, lui enlève toute importance.
RÉGIS.
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