Edmond Jaloux. Observation sur la psychanalyse. Article paru dans la publication « Le Disque vert », (Paris-Bruxelles), deuxième année, troisième série, numéro spécial « Freud », 1924, pp. 28-37.
Edmond Jaloux (1878-1949). Romancier et critique littéraire. Fondateur de la société de poésie en 1945. Fondateur en 1896 de la Revue méditerranéenne. Il fut un collaborateur régulier du Gaulois, de La Revue hebdomadaire, de Candide et des Nouvelles Littéraires. On lui doit d’avoir attiré l’attention sur l’importance des littératures étrangères. Membre de l’Académie française. Nous renvoyons pour ce qui concerne sa bibliographie, plus que copieuse, aux articles spécialisés.
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OBSERVATIONS SUR LA PSYCHANALYSE.
Peut-être paraît-il bien hardi qu’un écrivain qui n’est pas un neurologue s’aventure dans le labyrinthe de la psychanalyse ; mais les médecins eux-mêmes sont si divisés sur cette question que cela me donne la témérité de glisser mon humble avis entre leurs contradictions. C’est d’ailleurs un des plus considérables mérites de l’œuvre de Siegmund Freud que de ne pas être limitée à un problème médical et d’avoir une portée universelle.
On sait cependant combien ses théories ont été accueillies tardivement en France et quelle hostilité elles ont encore à vaincre, non seulement de la part des savants, mais encore de certains écrivains, qui y discernent une sorte d’atteinte à la conception classique de la personnalité humaine. On a voulu voir dans cette attitude des Français une manière de mauvaise humeur chauvine, et je ne dirai pas qu’il n’y ait rien eu de cela ; mais il faut aussi distinguer bien autre chose.
Je ne crois pas, en effet, que l’on ait insisté autant que cela le mérite sur les différences que présentent au point de vue de l’inconscient les divers groupes de races. Il me paraît évident que chez les races latines, — les Français en particulier, — les manifestations inconscientes sont infiniment plus faibles et dans un certain sens, plus rares que dans les groupes germaniques, anglo-saxons, slaves et scandinaves. D’où supériorité des Français, dans tout ce qui touche à la [p. 29] logique, à l’observation, à l’art, à la satire, à la philosophie déductive ; infériorité aussitôt qu’il s’agit de poésie, de musique, de psychologie à trois dimensions. Cela est très sensible dans notre littérature, où l’on appelle communément clarté le fait que tout soit rapidement explicable ; il me suffira, par contre, de nommer Shakespeare, William Blake, Hoffmann, Novalis, Jean-Paul, Edgard Poe, Hebbel, Hawthorne, Dostoïewski, Coleridge, Ibsen (1), Tchékov, Strindberg, Wedekind, Knut Hamson, etc., pour voir l’importance du rôle joué par l’inconscient dans les littératures étrangères.
Cela expliquerait la résistance française à l’égard des œuvres nordiques et aussi le dédain dans lequel la plupart des critiques étrangers tiennent d’une façon plus ou moins avouée, depuis une vingtaine d’années, nos façons d’écrire et de sentir.
Peut-être une particularité ethnique encore méconnue est-elle la cause de ces différences psychologiques ; peut-être l’habitude de l’analyse et la sûreté de l’intelligence, que nous possédions déjà au XVIe siècle, ont-elles, par une exploration trop continue, tari les possibilités du mystère mental ; peut-être aussi les races exagérément éloquentes, par un usage inconsidéré de la parole, empêchent-elles que se forment, dans les [p. 30] profondeurs de la pensée, ses réserves de vitalité sous-jacente qui développe, derrière la personnalité apparente, une seconde personnalité plus formidable. En général, un Français se ressemble davantage à lui-même que ne se ressemblent un Anglais, un Russe, un Scandinave, ou un Allemand ; de là, peut-être aussi une certaine infériorité, quoi que l’on pense, du roman français, par unilatéralité des personnages.
Notre raison, notre bon sens, notre manque de surprise sont odieux à beaucoup d’esprits européens, alors que pour la plupart des nôtres, l’intolérable, c’est justement cette sourde poussée de ce phénomène incontrôlé, envahissant la vie inconsciente. Il y aurait à faire une grande division des nations européennes d’après le coefficient de leurs manifestations inconscientes.
Si les médecins français ont refusé si longtemps d’adhérer aux idées de Freud, c’est que, à la lettre, ils n’ont pas pu toujours les vérifier. Il y a peu de refoulés en France, où la tolérance générale laisse aux êtres une relative liberté d’action et crée rarement autour des manifestations sexuelles cette atmosphère d’angoisse et de contrainte, qui est si sensible dans les cas étudiés par Freud ou par Havelock Ellis (2). Et comme nous vivons sur l’idée puérile de l’homme classique, toujours identique à soi-même, nous ne pensons pas que des phénomènes fréquents à Vienne, à Zurich ou à Londres, peuvent être rares [p. 31] à Paris, sans cesser pour cela d’exister. (J’estime d’ailleurs que si on étudiait les malades, selon la méthode psychanalytique, dans certains coins de notre province, on verrait à ce point de vue des choses que l’on rencontre difficilement à Paris.)
Par cette même raison, le pansexualisme de Freud paraît exagéré à la plupart des Français ; sans doute, parce qu’ils ont toujours trop aimé le plaisir pour éprouver cette dérivation profonde de l’individu sous la poussée des instincts génésiques qui caractérise les malades étudiés par les neurologues étrangers. (Il y aurait lieu évidemment de citer ici de nombreux exemples, mais je hasarde seulement quelques hypothèses, destinées à expliquer certains points dont j’ai vu frappés beaucoup de médecins étrangers.)
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De toutes les théories de Freud, la plus arbitraire me paraît celle des rêves, malgré toutes les réserves fort prudentes qu’il applique lui-même à sa codification. Il ne saurait y avoir doute, me semble-t-il, sur le symbolisme des songes, mais ce que je ne puis croire, c’est que ce symbolisme ait une clef presque unique et que les objets aient un sens à ce point universel. Chacun de nous a certainement une échelle de symboles personnels et les interprétations que l’on fait à l’aide d’une explication en série me paraissent dépendre plus de l’ingéniosité du psychanalyste qu’obéir à la vérité.
Je remarque aussi que dans la plupart de ces analyses [p. 32] on ne fait aucune distinction entre les rêves : or, j’ai remarqué, pour ma part, deux types de rêve à peu près sans rapport entre eux :
1° ceux qui se produisent au moment du réveil normal ou dans un sommeil coupé d’insomnies : rêves très près de la réalité, de sens assez explicable, et qui sont ceux dont parlent les livres de psychanalyse ;
2° ceux que l’on fait dans le sommeil le plus profond et que l’on entrevoit par hasard, si l’on en est brusquement arraché par une cause extérieure. On aperçoit alors, dans la confusion de sa mémoire, une série d’images et d’émotions mêlées, très différentes de nos perceptions diurnes et d’une couleur générale si dissemblable de notre vie active ou sentimentale que nous les comprenons à peine, que le sens de leurs représentations est à peu près indiscernable pour notre esprit. Ces visions se rapprocheraient davantage des cauchemars de la fièvre. Qu’on me permette de citer en exemple un de ces derniers : je rêvais, au début d’une maladie, que j’étais enfermé dans une chambre : les murs de cette chambre étaient faits de taches multicolores, comme celles qui se forment sur l’aile des papillons et suivaient un mouvement de dilatation et de contraction alternatives, pareil à celui que le mouvement de la mer donne à un reflet de soleil ; et ces taches étaient des couples de danseurs. Notez qu’il ne s’agit pas ici d’images de danseurs, figurés par des taches et juxtaposés sur un mur ; dans mon rêve, le mur, les taches et les danseurs vivants ne formaient qu’une seule matière élastique, les trois éléments [p. 33] s’étant télescopés par une loi que mon esprit ne pouvait ni comprendre, ni accepter. Et j’éprouvais une fatigue cérébrale intense et une vraie terreur à la vue de ce phénomène. Les rêves du sommeil profond m’ont toujours paru posséder, avec ou sans angoisse, ce caractère de totale inadaptation à notre intelligence, contrairement aux rêves du sommeil léger où l’on retrouve dans un autre ordre les émotions et actes de la vie quotidienne (3).
Ce que je reproche à la théorie générale de Freud sur les rêves, c’est son caractère omnibus. Chacun de nous a sa méthode de rêver strictement personnelle, une façon de transfigurer la vie qui ne ressemble à aucune autre, et par conséquent, un symbolisme autonome. Peut-être, cependant, pourrait-on admettre que des maladies du même type créent chez des gens de même race des déformations d’images à peu près mécaniques. Je crois aussi qu’il y aurait intérêt à faire un travail sur les rêves des hommes d’imagination : écrivains, musiciens, peintres. On verrait les rapports et les différences de leurs songes avec ceux des névrosés ou des hommes normaux, mais dépourvus d’imagination
Je n’ai fait des réserves sur certains points de la doctrine freudienne que pour en admirer plus passionnément certains autres ; je ne peux dire combien sa théorie de la sublimation et celle du transfert ou de [p. 34] l’évasion dans la névrose ont éclairé pour moi la vie. Bien des points demeurés longtemps obscurs à mes yeux se sont soudain illuminés, et j’ai compris la loi secrète d’un grand nombre de phénomènes qui me demeuraient mal explicables. La vie humaine, tout entière, m’a paru un gigantesque effort de sublimation ; c’est là sans doute ce qu’un personnage d’Ibsen appelait le mensonge vital et qui prend maintenant tout son sens. Par la Sublimation, l’esprit de Freud rejoint naturellement la création des mythes, et nous touchons enfin, avec respect, à la naissance de ces immenses symboles humains, qu’il était vraiment trop simple de n’expliquer que par des allégories astronomiques ou des métamorphoses linguistiques. Peu de systèmes contiennent, autant que le sien, de poésie cosmique, en faisant collaborer la création entière, et les dieux eux-mêmes, à l’élaboration de notre moi.
Je sais que, pour beaucoup de gens, le noyau érotique de cette poésie a quelque chose de pénible ; mais enrobé d’une part dans l’inconscient et de l’autre dans la sublimation, ce noyau érotique perd beaucoup de son caractère obscène et devient le rythme même de la vie. D’ailleurs, certains des disciples de Freud ont élargi et assoupli cette notion primordiale du pansexualisme, qu’il a développé au début avec un excès de rigueur et de brutalité.
Les âmes sensibles s’effraient des révélations touchant les tendances érotiques des enfants, mais il n’est personne de sincère qui ne soit étonné des manifestations sexuelles dont il témoignait dans son enfance. [p. 35] L’ignorance n’est pas l’innocence ; et le fait de ne pas savoir la portée réelle de certains gestes et de certaines pensées n’infirme pas qu’ils aient lieu. L’enfant n’est pas plus souillé (comme l’on dit) parce qu’on précise ses tendances érotiques inconscientes qu’un oiseau ne saurait être taxé de cruauté parce qu’il se nourrit d’insectes.
II y aura certainement dans l’œuvre de Freud un déchet considérable ; de nombreuses corrections y seront apportées par la suite, mais il n’en est pas moins vrai qu’elle forme aujourd’hui un monument psychologique de la plus grande valeur. On peut critiquer sa théorie des névroses ; encore faut-il dire que c’est quelque chose de considérable que d’avoir tenté une explication psychologique des névroses et de ne pas s’en être tenu, comme tant d’autres, à une simple description de phénomènes extérieurs, différenciés par des noms divers. Le refoulement est également une des théories les plus riches en conséquences de toute sorte, une de ces idées dont on ne peut plus se passer, quand il s’agit d’expliquer les phénomènes de la vie. Mais il y a peu de ces points de vue qui ne forment un magnifique tremplin pour l’esprit ; la psychologie de Freud intéresse, non seulement les médecins et les philosophes, mais tous les écrivains. Non pas évidemment pour écrire des romans d’après ses théories et en montrer le bien-fondé, mais afin de s’en servir quand on étudie le mécanisme de l’âme humaine et que l’on en voit jouer des rouages nouveaux ou peu connus. [p. 36]
La grandeur de l’interprétation freudienne vient de ce qu’elle nous montre l’esprit humain se jouant à lui-même une vaste comédie ; la lutte essentielle qui s’accomplit entre un moi primitif, lourd d’hérédités anciennes et d’acquisitions de toutes sortes et un moi plus ou moins social, relativement conventionnel et qui réagit contre les sourdes menées de son guide impérieux. Ici, je trouve cependant la définition que Freud donne de l’inconscient trop simple et trop aisément ramenée aux instincts les plus élémentaires ; entre les premiers hommes et nous, il y a eu trop de générations diversement orientées pour que notre inconscient ne soit pas chargé aussi de sentiments moins instinctifs, moins facilement réductibles par deux ou trois dénominateurs (l’instinct religieux, pour ne citer que celui-là).
Toutes les grandes œuvres de l’humanité semblent donner raison aux idées générales de Freud, sauf, bien entendu, celles qui, comme les tragédies de Corneille, n’étudient que des conflits presque conventionnels,
— et encore, pourrait-on expliquer par le freudisme le Cid ou Horace !
Je le répète : aucune psychologie plus substantielle n’a été offerte depuis bien longtemps aux esprits réfléchis, il est aujourd’hui aussi impossible de se passer complètement des découvertes de Siegmund Freud que de celles de Marcel Proust. Certaines de ses acquisitions sont faites pour longtemps, sinon pour toujours. Et quoi qu’en puissent penser les esprits chagrins, en France ou ailleurs, il faut reconnaître en [p. 37] Freud un des génies les plus féconds de notre temps, une de ces vastes intelligences lumineuses que Baudelaire appelait des Phares et qui ouvrent soudain dans la vie de l’esprit des perspectives imprévues, qui en renouvellent les horizons.
Edmond Jaloux.
PaulL Bourget
« … Cet homme s’était donc paisiblement couché le soir auprès de sa femme. Au milieu de na nuit il se réveille. Il pousse un cri qui fait sursauter cette femme. « Il y a quelqu’un d’autre dans le lit », hurle-t-il, « je tiens son bras. Allume. Allume. » Elle allume la bougie, et elle le voit qui tenait d’une main crispée par l’épouvante, un bras en effet — son bras à lui, qu’il ne sentait plus comme sien !… Ce bras bougeait. Les doigts remuaient. C’était pour lui le bras et les doigts d’un autre…
— « Hé ! qu’est-ce qui n’est pas énigme dans l’être humain ?… »
NOTES
(1) Il y aurait une étude bien intéressante à écrire sur l’importance de l’inconscient dans Ibsen ; sans lui, son théâtre est presque incompréhensible, qu’il s’agisse du rôle de Rebecca West (« Rosmersholm »), des rapports de Solness et de sa femme, de la « Dame de la Mer », ou de « Quand nous nous réveillerons d’entre les morts ».
(2) Le protestantisme favoriserait aussi les manifestations inconscientes : beaucoup de cas relevés par Havelock Ellis, Brill, etc., seraient presque impossibles en France ; la confession catholique intervient ici comme soupape.
(3) « Le rêve est la réalisation déguisée d’un vœu réfréné ou refoulé », dit Freud. Mais peut-être toute notre vie morale ne comporte-t-elle pas autre chose qu’une série de vœux déguisés.
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