Jean Vinchon. Le songe de Poliphile ou la tradition dans Freud. Article parut dans la publication « Le Disque vert », (Paris-Bruxelles), deuxième année, troisième série, numéro spécial « Freud », 1924, pp. 62-69.
Jean Vinchon nait à Ennemain près de Péronne en 1884, et meurt à Paris le 15 novembre 1964. Sa thèse de doctorat en médecine, ayant pour thème le délire des enfants, en 1911 devant un jury de la Faculté de médecine de Paris. Il sera un collaborateur de Gilbert Ballet, et Médecin assistant du service de psychiatrie à l’Hôpital de la Pitié de Laignel-Lavastine. Psychiatre et historien de la médecine il s’intéressera beaucoup au paranormal, au diable, à l’hypnose, mais aussi à l’art dans ses rapports avec la folie. Il collaborera avec Maître Maurice Garçon dans un ouvrage qui reste une référence : Le Diable. Il sera membre de l’Institut Métapsychique International (IMI).
Quelques titres de travaux parmi les 500 publications connues :
– Délires des enfants. Contribution à l’étude clinique et pronostique. Thèse de la faculté de médecine de Paris n°388. Paris, Jules Rousset, 1911. 1 vol. in-8°, 165 p., 2 ffnch.
– Hystérie. Paris, Stock, 1925. 1 vol. in-16, 122 p.
– L’art et la folie. Paris, Stock, 1924. 1 vol. in-18, 127 p. Illustrations. Dans la collection « La culture moderne ».
– Les guérisseurs – Du rôle de la suggestion dans les succès obtenus par les guérisseurs (Institut International d’Anthropologie n°13 de 1928).
– Sur quelques modalités de l’Art inconscient (juillet-août 1928).
– Les faux Dauphins et leurs prophètes (juillet-août 1929).
– Le fluide de Mesmer est-il une énergie physique ou une force métapsychique (juillet-août 1935).
– Le problème des stigmates et son intérêt métapsychique (nov.-déc. 1936).
Diagnostic entre la transe médiumnique et les états similaires pathologiques (sept.-oct. 1937).
– La psychothérapie dans l’œuvre de Mesmer (mai 1939).
– La part de la maladie chez les mystiques. L’article que nous proposons est extrait d’une revue devenue fort rare : Pro Medico, revue périodique illustrée. Paris, 3e année, n°2, 1926, pp. 36-44. [en ligne sur notre site]
– Les formes et les éléments de la psyché dans la conception de Jung (15 avril 1954). (Marcel Martiny, 1964).
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original, mais avons rectifié quelques fautes de composition. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr
[p. 62]
LE SONGE DE POLIPHILE OU LA
TRADITION DANS FREUD.
La psychanalyse, bien plus que les autres doctrines philosophiques et médicales actuelles, s’est imposée de remonter aux toutes premières origines des phénomènes. Dans le dernier livre de Freud traduit en français, Totem et Tabou, l’auteur nous apporte un argument de plus en faveur de la survivance de ces phénomènes sous leur forme la plus archaïque jusque dans l’époque contemporaine, non point seulement chez les sauvages, mais encore chez les malades nerveux. Il n’est donc pas surprenant que la symbolique psychanalytique puisse être considérée comme la suite des méthodes et des acquisitions des interprètes de songes de l’antiquité ; d’un Artémidore d’Ephèse, par exemple.
L’histoire de l’interprétation des rêves a été résumée par Freud dans maints passages, dont le chapitre V de l’Introduction à la Psychanalyse. Nous pensons,
pour notre compte, que cet art fut toujours pratiqué par les devins de carrefour qui, dans la Rome antique comme près de notre parisienne place Clichy, promettent aux passants de lever pour eux le mystère des secrets futurs. Mais à certaines époques, les philosophes, eux aussi, ne dédaignèrent pas les sciences conjecturales. Les disciples d’Aristote et les successeurs de Zénon, dans le Lycée ou sous le Portique, s’exerçaient à réunir les songes, à les rapprocher des faits et à établir des conclusions. Cicéron s’incline devant [p. 63] eux, alors qu’il fustige dans le de Divinatione les diseurs de bonne aventure, à cause de leur empirisme.
Artémidore d’Ephèse, dans les cinq livres de l’Oneirocriton a joint à un dictionnaire des symboles un recueil des principes qui doivent servir de base aux interprétations. Il ramène le songe au Songeur, en éclairant son jugement à l’aide de ces cinq notions : la nature, la loi, la coutume, la profession, le nom et le
Temps ; le songe est transposé ainsi dans le monde réel. La méthode de Freud est analogue, quand elle contrôle par les autres procédés de la psychanalyse, comme les recherches des associations d’idées, la traduction des rêves des malades. En plus des variations de la pratique journalière, toujours au premier plan, les interprétations relativement fixées portent la marque particulière de leur auteur. C’est par là qu’il est intéressant de comparer Artémidore à Freud.
Chez le vieux maître d’Ephèse, les symboles sexuels féminins sont les plus fréquents : ils tiennent une place importante dans sa symbolique générale. Pour lui, la maison, les vases, les puits, les coffres ont la même signification que dans la Traumdeutung. Les symboles masculins sont plus rares, nous citerons le mât de navire et la torche.
Mais, en raison de la souplesse de la méthode, le sens sexuel peut faire place à un autre. Le vase ou le coffre représentent aussi bien la fortune du seigneur que sa femme. Le rôle important de l’eau dans la psychanalyse est entrevu par endroits comme dans cette vision singulière d’un homme qui marche sur la mer et [p. 64] qui doit interpréter dans un sens sexuel. Les montagnes et les vallées, les échelles et les escaliers, les sceptres, les dards et les aiguillons, le vol et la natation signifient des idées sans rapport avec la libido pour Artémidore. Suivant l’enseignement de Platon, il rejette des « faux » rêves du début de la nuit, résultant de la digestion des lourds repas antiques, et n’admet que les rêves « véritables » des premières heures de l’aube, quand l’âme raisonnable est libérée du corps : il limite ainsi les rapports des rêves avec l’instinct, l’âme animale des anciens.
Les « clefs des songes » ne sont que les reflets des interprétations d’Artémidore et n’apportent aucune méthode logique. Les souvenirs de l’occultisme oriental, dont elles montrent des traces nombreuses (rêves de crocodiles, d’ibis, d’échneumon, ajoutent encore à leur confusion. L’art antique a dégénéré en superstition, comme le dit Freud. Mais, au moyen âge, la symbolique s’était merveilleusement développée sur un autre terrain et avait fleuri dans les images des tailleurs de pierres des cathédrales. Cette forme de la tradition passait à son tour au second plan pendant la Renaissance, qui négligeait l’apport chrétien et se contentait de faire revivre l’enseignement antique.
Ainsi dans les Commentaires hiéroglyphiques, ou images des choses, de Jan Pierius Valeriolan (mis en français par Gabriel Chappuys, Tourangeau, en 1576) les sens des symboles ne diffèrent guère des interprétations d’Artémidore. Mais il s’y mêle un souci de la forme littéraire, une recherche érudite des citations, [p. 65] qui s’interposent entre le symbole primitif et son nouvel
aspect. Cet élément parasite rend presque inutilisables, à notre point de vue, les livres d’emblèmes, malgré leur nombre et leur qualité, quand les meilleurs esprits du temps s’appliquaient à en choisir les images et à les présenter.
Une déception pendant des recherches n’est souvent que le prélude d’une trouvaille heureuse, car elle oblige à changer de voie ; c’est un roman qui devait nous rapprocher de la vie dont les emblèmes nous avaient écartés. Le tableau des riches inventions couvertes du voile des feintes amoureuses, qui sont représentées dans le songe de Poliphile, dévoilées des ombres du songe et subtilement exposées (1600), marque un progrès important vers les interprétations psychanalytiques. Pour comprendre ce livre, plus connu sous le nom de Songe de Poliphile, il faut imaginer une histoire d’amour en Italie, au milieu du quinzième siècle. Dame Lucrèce de Trévise, parce qu’elle avait été guérie de la peste, qui ravageait sa ville vers 1467, venait de faire vœu d’entrer au couvent, quand François Colonna tomba amoureux d’elle. Il apprit tout de suite ce voeu, se pâma et fut laissé pour mort dans la chapelle. Lucrèce s’enfuit, mais regretta bientôt d’avoir abandonné un ami qui l’avait tant aimé, revint et fut surprise avec lui au moment où il retrouvait ses esprits. Les nonnes les chassèrent et ils partirent ensemble. Mais elle mourut au plein de leur amour. François Colonna, devenu moine, entreprit d’adoucir son chagrin en se racontant comme une aventure merveilleuse, son court bonheur. [p. 66] Pour que nous le sachions bien, avec les initiales capitulaires, il composa la phrase: POLIAM FRATER FRANCISCUS COLUMNA PERAMAVIT.
Colonna, ou Beroalde, qui adapta son livre au goût français, ou encore un certain chevalier du Malte, qui travailla aussi à ce livre, étaient passionnés pour l’architecture et ne nous font grâce des proportions d’aucun édifice. C’est une première difficulté. La seconde vient de la symbolique elle-même, obscure « hiéroglyphique », comme l’on disait depuis que l’éditeur vénitien Alde Manuce avait publié une traduction grecque des écrits de l’égyptien Horus. Mais au bout de quelques pages, ces obstacles sont vite levés, l’architecture ne se rattache à l’action que dans les endroits que nous indiquons, quant à l’hermétisme, il fait place à la clarté, dès que l’intelligence rapide des symboles est nécessaire à la compréhension du roman.
La forêt sauvage, puis les ruines avec leurs couloirs sombres et étroits n’aboutissant qu’à un étroit pertuis caché sous des broussailles ne sont pas de simples décors pittoresques. Colonna, devenu Poliphile, ami de Polia, y est arrêté à chaque pas par l’angoisse. « Adonques je fus assailli d’une frayeur griève et soudaine, tellement que mon pouls se mit à battre outre mesure et je frisonnay tout. » Des obstacles se dressaient entre les amants. Un palais enchanté enferme un enseignement symbolique dans chaque bosquet du porc, « chose plus délectable à l’entendement qu’à la vue, combien pourtant que l’un et l’autre s’en contentent ». Ici, c’est un berceau de roses de soie, [p. 67] plus belles que les naturelles et qui représentent les fausses promesses, que l’ami de Polia écartera. Par contre, il sent une joyeuse ivresse dans son cœur devant l’obélisque de marbre noir décoré du Soleil, du timon de navire et du vase plein de flammes, avec ces mots inscrits : « indicible, inséparable, inscrutable »… Les « nymphes lascives » sont accueillies d’abord avec la même indifférence que le berceau de soie, mais elles finissent par émouvoir le héros et l’abandonnent aussitôt dans un désert misérable, le palais ayant disparu.
Les graveurs qui ont sculpté dans le bois les belles images de l’Hypneurotomachia Poliphili, publiée par Alde Manuce en 1499, et leurs continuateurs de Paris vers 1600, nous offrent le meilleur commentaire des symboles du live. Les rapprochements de deux gravures — comme le berceau et l’obélisque — sont plus éloquents que les propos subtils de François Colonna. Au moment où les amants se joignent, les illustrateurs mettent un flambeau aux mains de la jeune femme et la font cheminer vers un berceau, cette fois naturel, pour retrouver Poliphile.
La planche du fol. 69 de l’édition de 1600 s’explique aisément, car elle représente des jeunes filles brisant des fioles pleines du sang d’un âne sacrifié sur l’organe du dieu Pan. Ce sacrifice précède de peu une sorte de répétition de l’union des amants, dans le temple au milieu duquel se trouve la citerne où Polia plongea par trois fois son flambeau, puis « accolla et baisa très estroitement Poliphile, par une [p. 68] douceur si naïve, que de ses yeux sortaient petites larmes rondes en forme de perles ».
La symbolique est tout à fait transparente, vers la fin du premier livre, qui amène le dénouement. Les amants se sont embarqués pour Cythère, sous la bannière de l’Amour. Ils arrivent dans l’île de Vénus, bordée toute entière d’une haie de myrthes et de cyprès. Ils sont conduits en cortège au théâtre central où une nouvelle fontaine est entourée d’une margelle de marbre noir avec l’inscription : « la délectation est comme un dard étincelant ». Cette margelle supporte des colonnes entre lesquelles est pendue une courtine décorée des lettres grecques brodées I M H N. « Cette courtine était tirée devant la fontaine pour couvrir ce qu’il y avait dessous ; et afin qu’elle fût ouverte, Polia et moi étant à genoux devant Cupido, nostre maistre, il bailla sa flèche d’or à la nymphe Sinésie, lui faisant signe qu’elle la présentât à Polia, pour en rompre et déschirer la courtine ; de quoy la belle se monstra aucunement mal contente, et semblait qu’elle le fist mal volontiers, comme s’il eût, desplu d’obéir aux sainctes lois d’amour, auxquelles déjà elle s’était assubjectie, mais cela lui advint par timidité virginale joincte à faute d’expérience. Lors ce grand Dieu, voyant cela, se print un peu à soubsrire, et derechef commanda par express à la dicte nymphe Sinésie qu’elle la consignait à Philide pour la m’apporter, afin que j’en meisse à effet ce que Polia n’osait entreprendre. Incontinent que ce divin organe fut entre mes mains, sans user de contre [p. 69] dicte ou refus, étant pressé par un ardent désir et affection aveuglée de voir la déesse Vénus, je rompis cette belle courtine ; et en cest instant me sembla que je vis Polia changer de couleur et s’en douloir en son courage ». (Edit. Beroalde. 1600. f. 125.)
Les amateurs qui admirent les planches du Songe de Poliphile remarquent le contraste entre les scènes si vivantes de la forêt ou du couvent, par exemple, et la sécheresse des décorations à l’antique. Aucun sentiment n’anime plus ces dernières, que le goût d’un des auteurs pour l’architecture : il en est tout autrement pour les épisodes du roman proprement dit. Lorsque la mort de son amie l’eut enfermé dans le cloître, François Colonna, qui était toujours « destenu es beaux liens de l’amour de Polia », se comporta comme les psychanalystes nous enseignent que font les poètes. Il donna la liberté à son amour en le revêtant de belles formes poétiques. Son livre représente « la sublimation d’un complexe refoulé », et comme les pensées s’y habillent avec les mêmes images que dans Freud, nous sommes amenés à conclure que les symboles de la Traumdeutung se rapprochent beaucoup des symboles de la tradition gréco-latine, tels qu’ils furent transmis par la Renaissance. Cette continuité à travers tant de siècles n’enlève rien de son originalité à la psychanalyse; elle la place, dès maintenant, dans la suite de la pensée humaine ; mais l’avenir seul dira la part exacte de son influence.
Dr JEAN VINCHON.
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