À propos de l’illusion de non-reconnaissance. [paramnésie]. Par Adrien Borel. 1913.

Adrien BorelAdrien Borel. À propos de l’illusion de non-reconnaissance. Article parut dans le « Journal de psychologie normale et pathologique », (Paris), deuxième année, n°6, novembre-décembre 1913, pp. 522-526.

Borel Adrien (1886-1966). Psychiatre et psychanalyste français. L’un des membre fondateur de L’Evolution psychiatrique puis de La Société Psychanalytique de Paris (S.P.P.). Son principal ouvrage : Les rêveurs éveillés. Paris, Editions Gallimard, 1925. Et en collaboration avec Gilbert-Robin (1893-1967), Les rêveurs : considérations sur les mondes imaginaires. Paris, Payot, 1925. Et quelques articles :
— La Pensée magique dans l’art. « Revue Française de Psychanalyse », (Paris), 1934, VII, l, p. 66-83. [en ligne sur notre site]
— Les convulsionnaires et le diacre Pâris. Extrait de L’Evolution psychiatrique, (Paris), fascicule 4, 1935, pp. 3-24. [en ligne sur notre site]
Les rêveurs. Considérations sur les mondes imaginaires. Article parut dans « L’Evolution psychiatrique », (Paris), tome I, 1925, pp. 155-192.  [en ligne sur notre site]

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’ouvrage. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original. – Les images ainsi que les notes bibliographiques ont été ajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 522]

DOCUMENTS ET OBSERVATIONS

À PROPOS
DE
L’ILLUSION DE « NON RECONNAISSANCE »
ET
DU MÉCANISME DE LA RECONNAISSANCE

Le phénomène de la fausse reconnaissance, l’illusion du déjà vu (paramnésie) ont été très étudiés par les psychologues et les médecins et a fait l’objet de nombreux travaux. Il est une autre illusion, peut-être moins fréquente, mais présentant un intérêt tout aussi grand au point de vue psychologique : c’est le sentiment inverse, le sentiment du jamais-vu, la non-reconnaissance d’objets et de scènes antérieurement perçues. Ce sentiment peut être éprouvé dans des conditions intéressantes comme le montrent les deux observations suivantes qui me sont obligeamment communiquées par M. G., étudiant en médecine, âgé de 22 ans.

OBSERVATION 1. « En avril 1911, je me rendais au cours de P. C. N. en venant de la Sorbonne et je descendais la rue des Écoles me dirigeant du côté de la rue Cuvier. À un moment donné je me suis aperçu que je ne reconnaissais pas le chemin que je suivais ; les maisons, les boutiques, etc., dont la succession constitue la rue des Écoles. J’ai eu l’impression très nette que tout cela était parfaitement nouveau pour moi, que je voyais cette rue pour la première fois. Je prenais pourtant depuis six mois ce chemin. La seule différence est que je le faisais en sens inverse, que je remontais toujours la rue des Écoles en allant de la rue Cuvier à la Sorbonne. Ce jour-là, j’avais pour la première fois suivi le chemin inverse. Ce sentiment de « jamais vu », de nouveauté, n’a pas été instantané, il a duré quelques minutes sans s’accompagner d’aucune angoisse, d’aucun sentiment pénible. Le phénomène a disparu à la fin de la rue et ne s’est pas reproduit depuis au même endroit ».

OBSERVATION II. « En mars 1912, j’ai éprouvé le même sentiment dans des conditions analogues. En débouchant dans une grande rue qui devait me conduire à la Madeleine, je me suis brusquement aperçu que j’étais complètement désorienté, que j’avais perdu mon chemin. Je remonte cette rue, qui me paraît entièrement nouvelle, que je n’arrive pas à reconnaître;; au bout de quelque temps, je fais demi-tour et redescends la rue que je venais de monter. Je la reconnais immédiatement [p. 523] pour être la rue Lafayette que je connaissais parfaitement, et que j’avais prise bien souvent auparavant, mais presque toujours dans le sens descendant. Dans ce cas, la non-reconnaissance ne s’était pas bornée à un simple sentiment de nouveauté, d’étrangeté, elle avait été complète et avait eu pour résultat une perte absolue de l’orientation. L’illusion du jamais-vu avait duré un temps assez long, sans encore s’accompagner d’aucune émotion, sinon de la surprise assez- naturelle que peut éprouver un parisien à se perdre dans les rues de Paris » ;

Ces deux cas de non-reconnaissance, d’agnosie, d’illusion du jamais vu, m’ont paru intéressants pour éclairer le mécanisme psychologique de la reconnaissance,

On sait que la plupart des auteurs expliquent le phénomène de la reconnaissance par l’association par ressemblance : si une sensation A se fusionne avec son image elle est reconnue (Hoffding).

« On suppose que la perception présente va toujours chercher au fond de la mémoire le souvenir de la perception antérieure qui lui ressemble : le sentiment du déjà vu viendrait d’une juxtaposition ou d’une fusion entre la perception et le souvenir (1). C’est la théorie qu’a développée entre autres Hoffding (2).

En réalité, comme l’a montré Bergson « ‘association d’une perception à un souvenir ne suffit pas du tout à rendre compte du processus de la reconnaissance, Car si la reconnaissance se faisait ainsi elle serait abolie, quand les anciennes images ont disparu, et aurait toujours lieu quand ces images sont conservées. Or, il semble bien qu’il n’en est pas ainsi, car :

1° D’une part, dans la cécité psychique ou incapacité de reconnaître les objets aperçus, il peut y avoir conservation des images visuelles et de la vision mentale, puisque dam le cas de Willbrand, la malade qui dans la rue ne se reconnaissait pas et n’arrivait pas à s’orienter, pouvait les yeux fermés décrire la ville qu’elle habitait et s’y promener en imagination.

2° D’autre part, dans le cas de perte complète des images visuelles de la vision mentale (cas de Charcot relaté par Bernard) la reconnaissance des perceptions n’était pas absolue (3).

Dans les deux observations précédentes, la vision mentale n’était pas troublée chez M, G., qui a toujours pu se représenter mentalement la rue des Écoles et la rue Lafayette. De plus, le phénomène de la reconnaissance s’était toujours produit normalement chez lui quand il parcourait les rues susdites dans le sens habituel ; les images-souvenirs étaient donc intactes et pouvaient être évoquées par les sensations correspondantes. En dehors des critiques générales dont est passible cette explication de la reconnaissance, critiques dont Claparède (4) a fait un excellent exposé, il semble donc impossible de l’appliquer au cas présent [p. 524]

L’autre théorie consiste à expliquer la reconnaissance par la loi de contiguïté

(5). Lorsqu’une sensation A est reconnue, ce n’est pas parce que son image intervient, mais parce que forcément A est trouvé lié à d’autres sensations B + C + D… Au moment où A m’apparaît, les images a + b + c + d… sont évoquées par contiguïté ; il se produit alors une attente : on s’attend à voir B, C, D… surgir ; s’ils surgissent en réalité, l’attente est justifiée et la sensation est reconnue. Si A est isolé, pas de reconnaissance possible. Celle-ci dépend de la congruence entre b, c, d… attendus et B, C, D… réellement perçus. Voici la formule de Lehmann :

a  +  b  +  c  +   d  +
II  +  II +  II
B  +  C  +  D

En dehors des critiques générales que soulève cette théorie (6), comment l’appliquer à nos observations ?

Le fait curieux qui ressort dans celles-ci est que la reconnaissance a lieu quand les perceptions se suivent dans un ordre déterminé, et qu’elle n’a pas lieu quand elles se suivent dans l’ordre inverse. Il y a reconnaissance et sentiment du déjà vu, du familier, quand la rue est parcourue dans le sens habituel, et non-reconnaissance ou agnosie quand elle l’est dans le sens inverse du sens habituel, au moins au début. Bien que chacune des sensations provoquées par la vue des maisons, des boutiques, etc. qui constituent le sens ait déjà été éprouvée, la série des sensations A, B, C, D… évoque le sentiment d’u déjà vu, du familier, alors que la série… D C B A composée des mêmes termes présentés dans l’ordre inverse n’est pas reconnu et s’accompagne du sentiment de la nouveauté, du jamais vu.

Il semble que la théorie de Lehmann explique mieux ce phénomène que celle de Hoffding. Dans la reconnaissance normale, au moment où X apparaît, il se produit une attente : on s’attend à voir surgir les sensations B, C, D… qui se sont trouvées liées autrefois à X. Si elles surgissent en réalité, l’attente est justifiée et la sensation est reconnue. Ici, l’attente n’est pas justifiée puisqu’à la suite de la sensation X surgissent les sensations E, D, C, B, A. (Claparède).

La reconnaissance semble bien dépendre alors de l’ordre des perceptions, et on peut rapprocher ce phénomène de celui de la direction ou du sens de l’association : chacun sait que s’il est facile de réciter l’alphabet de A à Z,

il n’en est pas de même de Z à A, qu’une série de mouvements exécutés dans un sens n’est pas commode à reproduire en sens inverse (7). Les expériences d’Elbinghaus montrent que la force associative est moindre dans le sens inverse que dans le sens de la création de l’association, cette manière de voir paraît même confirmée par les observations cliniques de Bernheim (8). [p. 525]

Il faut cependant faire remarquer que dans notre cas ce n’est pas le sens des associations d’idées, l’ordre des images-souvenirs qui sont intervertis, c’est l’ordre des perceptions, des sensations.

Une série de sensations n’est plus reconnue quand elle se présente dans un ordre inverse de l’ordre habituel de deux présentations. Il est même possible que les images-souvenirs ne participent pas à cette reconnaissance élémentaire. L’expérience psychologique ne constate pas dans la reconnaissance habituelle, normale, l’évocation des images a, b, c, d, liées à la sensation A, (Claparède, Van Biervliet) et pour expliquer la non-reconnaissance des perceptions anciennes, il n’est pas nécessaire de faire intervenir le changement du sens de l’évocation de ces images, puisqu’il n’est nullement prouvé que dans le cas contraire elles soient intervenu.

Toutes ces théories ont pour défaut capital d’expliquer la reconnaissance par l’association soit par ressemblance, soit par contiguïté d’images-souvenirs évoquées par la sensation actuelle. Il y a comme l’a montré Bergson « une reconnaissance dans l’instantané, une reconnaissance dont le corps seul est capable sans qu’aucun souvenir explicite intervienne. Elle consiste dans une action et non dans une représentation (9) ».

Il semble bien que la conscience d’un accompagnement moteur bien réglé, d’une réaction motrice organisée soit le fond du sentiment de familiarité.

Or, ce qui distingue les systèmes de mouvements consolidés dans l’organisme c’est surtout comme le remarque Bergson, la difficulté d’en modifier l’ordre. « C’est encore cette préformation des mouvements qui suivent dans les mouvements qui précèdent, préformation qui fait que la partie contient virtuellement le tout comme il arrive lorsque chaque note d’une mélodie apprise, par exemple, reste penchée sur la suivante pour en surveiller l’exécution.

Si donc toute perception usuelle a son accompagnement moteur organisé, le sentiment de reconnaissance usuel a sa racine dans la conscience de cette organisation » (10).

Cette conception de la ((reconnaissance)) nous semble la seule qui puisse rendre compte de nos observations. On sait que comme le montre Ribot, il n’y a pas de perception qui ne se prolonge en mouvement : la série de perceptions visuelles A, B, C, D… qui constituent une rue par exemple, évoque la série des réactions motrices correspondantes ma, mb, me, … qui, quand elles se sont toujours précédées dans le même ordre deviennent habituelles et organisées.

Or, le caractère de celles-ci est qu’il est difficile d’en changer l’ordre, et l’on voit ces tendances motrices qui suffisent à nous donner le sentiment de la reconnaissance dans le cas où la série des perceptions A, B, C, D, apparaît dans l’ordre habituel être arrêtées, gênées dans leur développement, [p. 526] interrompues dans leur enchaînement quand la même série de perceptions

apparaît dans l’ordre inverse…, D, C, B, A ; le choc intérieur dont la disparition constitue en partie le sentiment de la familiarité (Fouillée) réapparaît et avec lui le sentiment du jamais vu, de nouveauté.

Telle est la conception du mécanisme de la reconnaissance qui paraît devoir expliquer de la façon la plus satisfaisante les deux observations précédentes. Il reste cependant une interprétation possible de celles-ci, qui consistait à rattacher ces phénomènes aux « sentiments d’incomplétude » que Janet a décrits, notamment à ces sentiments d’automatisme dans les opérations intellectuelles, de perception incomplète (11). L’une des formes les plus curieuses est précisément le sentiment de l’étrange, de l’inconnu, qui accompagne fréquemment d’ailleurs le sentiment du déjà vu (12) et peut aller jusqu’au sentiment de la désorientation. Ces sentiments qui, bien que contradictoires en apparence sont souvent associés, expriment chez les psychasthéniques l’inachèvement, le caractère incomplet de l’action et de la perception. Le sentiment du jamais-vu exprimerait donc comme le sentiment du déjà vu, la diminution des opérations psychologiques supérieures, de la « fonction du réel », l’abaissement de la « tension » nerveuse et psychologique. Cet abaissement. cette crise de « psycholepsie » pourrait survenir isolément chez des individus normaux sous l’influence de la fatigue, de l’émotion, de l’intoxication (13).

Dans les deux cas que j’ai rapportés, aucun phénomène de fatigue, aucune intoxication n’a précédé l’apparition du phénomène de « non-reconnaissance » ; celui-ci ne s’est accompagné d’aucune émotion, d’aucune angoisse, le sujet n’a pas éprouvé le sentiment d’irréel, de rêve, qu’il est fréquent d’observer dans les cas analogues. En l’absence de cette interprétation par l’abaissement momentané du niveau mental, on peut penser à rattacher le sentiment du jamais vu, la non-reconnaissance à l’inversion de l’ordre des perceptions et à la rupture des réactions motrices organisées, provoquées par cette série de perceptions. Il sera intéressant de rapprocher ces cas des autres troubles de l’orientation, surtout de la curieuse observation rapportée par Janet (14), d’une malade qui semble présenter un renversement permanent de ses représentations et de son orientation et de les rattacher à l’ingénieuse théorie de la reconnaissance exprimée par Bergson, théorie qui doit éclairer mieux que tout autre les phénomènes d’agnosie

A. Borel.

Notes

(1) Bergson, Matière et mémoire, p, 90.

(2) Hoffding, Psychologie, traduct, française, p, 160.

(3) Bergson, Loc, cit., p. 92.

(4) Claparède, L’association des idées.

(5) Lehmann. Ueber Wiedererkennen (Philos·Sludien et Wundt, t. V et VII).

(6) Claparède. Assoc. des idées, p. 126.

(5) Claparède. Ibidem, p. 126

(6) Claparède. Ibidem, p. 126.

(8) Claparède. Ibidem, p. 129.

(9) Bergson. Loc. cit., p. 93.

(10) Bergson. Loc. cit., p. 95

(11) P. Janet. Obsessions et psychasthénie, p. 282.

(12) P. Janet. Journal de psychologie, 1905, p. 299.

(13) P. Janet. Obsessions, p. 304.

(14) P. Janet. Le renversement de l’orientation où l’allochirie des représentations. Journal de psychologie, 1908, p. 89

 

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