Jean Hytier. Psychanalyse et technique littéraire. Article parut dans la publication « Le Disque vert », (Paris-Bruxelles), deuxième année, troisième série, numéro spécial « Freud », 1924, pp. 119-128.
Jean Hytier (1899-1983). Romancier. Spécialiste de Paul Valéry.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.– Les notes de bas de page ont été reportées en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. . – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr
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PSYCHANALYSE ET TECHNIQUE LITTERAIRE.
Bien que les résultats auxquels les travaux de Freud et de son école ont abouti soient de nature à éveiller chez les littérateurs des réflexions fécondes et à attirer leur attention sur certains facteurs obscurs de la vie psychologique, je crois que l’efficacité esthétique de l’influence freudienne réside surtout dans la méthode spéciale d’investigation appelée méthode psychanalytique. D’autres diront sans doute l’intérêt des théories de l’art que le freudisme a créées ou est susceptible de créer ; celles-ci demeurent, de toute façon, subordonnées à l’ensemble du système du professeur viennois. Mais, quelque opinion qu’on professe sur les résultats très généraux qui ont illustré la doctrine et qui témoignent d’une si alerte puissance de reconstruction, en même temps que d’un sens si franc et si hardi du grand courant de la vie secrète et subconsciente, c’est la méthode même d’analyse qui nous paraît surtout remarquable et féconde au point de vue de l’art littéraire. Elle le sera d’autant plus qu’elle sera libérée des conclusions propres à Freud, — je veux dire susceptible de conduire à ces mêmes conclusions ou à d’autres fort différentes.
La méthode psychanalytique, à la différence des méthodes habituelles de la psychologie (j’en excepte la vieille introspection et la jeune intuition bergsonienne), présente à l’artiste cet avantage d’être elle-même un art. Ici, et Freud l’a souvent dit, tant vaut [p. 120] l’analyste tant vaut l’analyse. Ce procédé d’investigation qui exige autant de souplesse que de sûreté demande à être manié par des esprits hardis, nuancés, perspicaces et, pour tout dire, sans scrupules. L’avantage de l’art psychanalytique est de s’exercer dans le domaine psychologique sans en sortir. Saluons ici une des plus grandes originalités de Freud. Il restitue au fait psychologique son rôle d’objet, et veut l’étudier en lui-même, sans s’occuper de ses rapports avec des faits extra-psychologiques, les faits physiologiques par exemple. Ainsi Durkheim fonda une sociologie en refusant de réduire le fait social aux faits extra-sociaux, notamment aux faits psychologiques. Non que l’étude de tels rapports soit inutile ! Mais les sciences doivent vivre sur leur propre terrain, et sans abandonner leur point de vue. On conçoit, d’ailleurs, à côté de Sciences constituées, comme la Physique, la Chimie, la Biologie, la Psychologie, la Sociologie, le bien-fondé d’Intersciences qui tentent de combler les lacunes séparant les domaines originaux entre lesquels Boutroux logeait la contingence, ou plutôt les contingences, de la nature : Chimie-physique, Biochimie, Psycho-physiologie, Interpsychologie… On voit l’intérêt, pour l’écrivain qui usera de la technique psychanalytique, à n’avoir pas à sortir du domaine psychologique qui lui est natal.
Supposons l’art de la psychanalyse connu de l’écrivain. Il est probable que son nouveau procédé d’analyse ne lui rendra pas les mêmes services selon le genre [p. 121] littéraire où il voudra l’utiliser : poésie, théâtre, roman… Bien entendu. dans ces notes trop rapides, je ne fais que poser le problème. Chacun le résoudra.
Dans quelle mesure la technique de la psychanalyse. Peut-elle servir l’art du poète, du dramaturge, du romancier ?… Je vois, cependant, pour résoudre le problème, deux remarques et deux conditions à ne pas négliger.
D’abord, la psychanalyse est essentiellement une technique d’interprétation, une recherche de ce qui est et de ce qui se cache sous ce qui apparaît, transparaît ou se dissimule (1). On voit comment le théâtre, par exemple, pourra s’en souvenir.
Ensuite, le chef-d’œuvre est une synthèse : les œuvres qui s’arrêtent à l’étape de l’analyse sont toujours inachevées, car l’analyse elle-même est toujours et nécessairement inachevée ; c’est le cas chez Proust ; l’analyse, la dissociation des éléments dont la synthèse pourra seule recréer la vie organique, est évidemment la condition du chef-d’œuvre, comme de la synthèse, mais elle est radicalement impuissante à le créer. Or la technique freudienne, comme l’indique son autre nom, est une méthode d’analyse. Elle sera donc plus ou moins utile [p. 122] selon l’importance qu’occupe dans 1a formation de l’œuvre, la phase analytique par rapport à la phase synthétique. Par exemple, dans le roman (qui s’arrête si souvent à la phase analytique simplement transcrite sur le papier), dans le drame (qui présente chez Racine une synthèse parfaite qu’on sent précédée d’une analyse décisive, chez Scribe et Sardou une synthèse superficielle et habile après une analyse nulle, chez Claudel, une synthèse un peu gauche après une analyse puissante et diverse, chez tant d’écrivains du boulevard une synthèse et une analyse misérables) — dans le roman et dans le drame, la préparation de l’œuvre la psychanalyse paraît devoir prendre plus d’importance qu’en poésie, où la synthèse est plus spontanée et combine des éléments plus profondément inconscients (2). Reste que la poésie, si elle peut difficilement user d’effets comme le lapsus (ce Laforguisme ne serait pas recommandable), et les autres actes manqués qui seront si bien venus dans le récit ou dans l’action, pourra tirer certains effets du symbolisme sexuel, à condition qu’il soit sublimé, ou encore des récits de rêves… Et coetera…
La seule sottise à ne pas commettre (elle a été commise, en France, et aussi, je pense, en Allemagne) consiste à transporter directement sur la scène, ou [p. 123] dans le livre, la théorie même du Dr Freud, ou l’exposé de sa thérapeutique. Rien de plus abominable esthétiquement que ces drames où le manuel de psychiâtrie se trouve grossièrement illustré par des tableaux de la Foire aux pains d’épices (Musée Dupuytren et Musée anatomique interdits aux personnes au-dessous de seize ans), des pantomimes de mannequins (personnages invariables : le Docteur, l’Homme malade, la Femme malade … ), et récité par petites tranches prétentieuses dont on s’étonne seulement qu’elles n’étouffent pas les acteurs qui les ont dans la gorge. La pièce à prothèse n’est pas moins effroyable que la pièce à thèse. Curel ne se relèvera pas de son indigestion d’idées. Lenormand est un exemple de cette erreur esthétique. L’originalité du ton et de la poétique dramatique est infiniment plus importante que celle des sujets. Ainsi le premier mérite des écrivains qui useront de la psychanalyse sera de ne jamais rappeler Freud. Ils seront psychanalystes — ou bergsoniens, ou durkheimiens, ou comtistes — comme Corneille est cartésien. L’artiste use — s’il veut et comme il veut — des découvertes de son temps en s’en assimilant l’esprit, avec infiniment de délicatesse, de doigté, de naturel, et sans cette application massive qui rend si comique la couleur locale de Dumas père. Les procédés doivent toujours rester secrets dans l’œuvre d’art.
La psychanalyse permet à l’écrivain d’user consciemment de vérités qui ont été pressenties par des écrivains des siècles passés, ou chez qui ces vérités se [p. 124] trouvent impliquées sans qu’ils en aient fait un usage systématique, c’est-à-dire un procédé. II y a toujours bénéfice pour l’art quand il devient conscient. Chacun pourra s’amuser à rechercher dans ses lectures des exemples de psychanalyse avant la psychanalyse. Freud, dans son Introduction, en cite quelques-uns que je résume :
Un lapsus dans enstein (Piccolomini, 1er acte, Vme scène), révélant la véritable pensée d’un personnage:
QUESTENBERG. — Qu’avez-vous ? Où voulez-vous aller ?
OCTAVIO (pressé). — Vers elle !
QUE STEN BERG. — Vers…
OCTAVIO (se reprenant). — Vers le duc ! Allons ! (Introd. p. 35).
Un lapsus, cité d’après O. Rank, dans le Marchand de Venise :
PORTIA. — … Oh ! ces yeux qui m’ont troublée et partagée en deux moitiés : l’une qui vous appartient, l’autre qui est à vous… qui est à moi, voulais-je dire. (Introd., p. 36).
Un oubli de projet dans César et Cléopâtre de Bernard Shaw. L’auteur veut ajouter à César une supériorité, et il lui prête l’obsession d’un projet conçu dont il ne peut retrouver l’idée ; ce projet était de faire ses adieux à Cléopâtre. (Introd., p. 52).
D’une manière générale, on est sûr de trouver des [p. 125] exemples psychanalytiques dans tous les drames où s’exerce le pouvoir que Freud appelle la censure. Hamlet serait très intéressant à étudier ; que de phrases à double-sens, de sous-entendus, d’expressions détournées ! Toutes les tentatives plus ou moins inconscientes de dissimulation relèvent de la psychanalyse. J’en vois un exemple comique dans les Fourberies de Scapin (acte II, scène XI). Scapin extorque cinq cents écus à Géronte pour retirer son fils de la fameuse galère :
GÉRONTE, remettant sa bourse dans sa poche et s’en allant. — Va, va vite requérir mon fils.
SCAPIN, courant après Géronte. — Holà, monsieur.
GÉRONTE. — Quoi ?
SCAPIN. — Cet argent ?
GÉRONTE. — Ne te l’ai-je pas donné ?
SCAPIN. — Non, vraiment: vous l’avez remis dans votre poche.
GÉRONTE. — Ah ! c’est la douleur qui me trouble l’esprit.
Un cas de lapsus comique se rencontre à la fin du Voyage de Monsieur Perrichon. Celui-ci que le commandant qu’il a traité de paltoquet sur le livre d’un Hôtel suisse oblige à aller rayer l’injurieuse inscription, annonce ainsi le voyage à sa famille :
PERRICHON. — Ce voyage m’est commandant…commandé par les circonstances.
Perdre ou laisser tomber un objet est considéré comme ayant un sens défavorable dans l’esprit du [p. 126] possesseur pour celui qui a donné l’objet. Ainsi Mélisande laisse tomber dans la fontaine l’anneau de Golaud. Maeterlinck fournirait à lui seul l’objet d’une étude psychanalytique. Le symbolisme est constant dans ses drames et dans ses chansons. On le trouve encore plus net, et très grossièrement sexuel, sans sublimation des tendances, dans beaucoup de chansons populaires (le folk-lore et les coutumes ont beaucoup aidé Freud à élaborer sa théorie du symbolisme sexuel) et de chansons de café-concert. Inutile de citer des exemples.
Dans le roman, Proust a excellemment parlé des procédés du mensonge, il a fait avec beaucoup de pénétration œuvre de psychanalyste (Jacques Rivière a montré avec justesse la ressemblance qui lie Freud et Proust dans l’étude de l’âme humaine) ; il est seulement fâcheux qu’au lieu de recréer devant nous le mensonge il l’ait seulement disséqué.
Je trouve dans les Enfants du Capitaine Grant, du bon Jules Verne (dont je fais grand cas), un lapsus qui sauve les héros sympathiques. Au moment où ils vont périr, ceux-ci sont recueillis par le Duncan, le navire de leur chef, lord Glenarvan ; cette rencontre est due à une distraction du géographe Paganel
qui, préoccupé par le sens mystérieux du document qui a provoqué le voyage, au lieu d’indiquer au bateau la destination convenue. l’a envoyé croiser sur les bords de la Nouvelle-Zélande.
Enfin les prémonitions et les rêves, si nombreux [p. 127] dans la tragédie antique, reprennent un nouvel intérêt. Spécialement, les songes de nos tragédies classiques risquent moins de nous paraître désuets, depuis que la psychologie freudienne approfondit leur sens.
Racine et Shakespeare nous avaient déjà montré que dans le dialogue dramatique les propos s’enchaînent moins suivant une convenance extérieure et éloquente que selon une loi de logique vitale ; les personnages doivent répondre, comme dans la vie aux intentions qu’ils saisissent ou à leurs propres sentiments.
Cet apparent désordre est l’ordre même.
Enfin, en dehors des procédés particuliers de la psychanalyse, l’idée de l’interprétation (tout l’art du psychanalyste est là) est extrêmement féconde. La fausse interprétation des symptômes peut donner des résultats tragiques (c’est Lear), ou comiques (c’est Orgon). Lear et Orgon font de la mauvaise psychanalyse. Mais il est un cas où la fausse interprétation peut être accueillie volontairement ; elle est, alors, généralisée et généralisante ; elle constitue un procédé poétique de déformation ; et je m’en voudrais, à ce propos, en le remerciant de son hospitalité, de ne pas rappeler que Franz Hellens, dans ses Réalités fantastiques — si curieuses au point de vue de la technique du récit — nous a présenté un système poétique d’interprétation du réel et de l’homme qui ne doit rien à l’influence de Freud mais à la lumière duquel il nous paraît doublement original.
Nous sommes loin d’avoir esquissé les ressources littéraires de la psychanalyse. Mais nous voulions [p. 128] seulement poser le problème, et montrer que l’art du psychanalyste n’était pas sans relations avec l’art de l’écrivain.
JEAN HYTIER.
MARCEL PROUST
«… le sommeil, fort vivant et créateur de l’inconscient (sommeil où achèvent de se graver les choses qui nous effleurèrent seulement, où les mains endormies se saisissent de la clef qui ouvre, vainement cherchée jusque-là… »
NOTES
(1) Une originalité du procédé est de tenir pour valable tout renseignement, même mensonger. En effet, tout témoignage à sa cause, et le mensonge lui-même est une révélation. Dès qu’un individu parle, peu importe la vérité de ce qu’il dit. Il ne peut pas faire que sa personnalité lui échappe.
(2) Par contre, et spécialement dans les poèmes d’inspiration personnelle, la poésie offre un passionnant objet de critique psychanalytique. Ainsi le poème trahit le poète.
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