Ludwig Binswanger. La conception de l’homme chez Freud à la lumière de l’anthropologie philosophique. Article parut dans la revue «L’Evolution psychiatrique », (Paris), Fascicule I, année 1938, pp. 3-34.
Ludwig Binswanger (1881-1966). Psychiatre suisse, qui découvrit la psychanalyse à travers la pratique de C. G. Jung au Burghölzli de Zurich, et entretint une correspondance suivie avec Freud de 1908 à 1938. Sous l’influence des philosophes Edmund Husserl et de Martin Heidegger, il s’éloigna de la psychanalyse pour se rapprocher de la phénoménologie et créa la Daseinanalyse (analyse existentielle). La critique qu’il fait ici de la psychanalyse est une des plus constructive, et des plis pointues, même si la notion de l’homo natura qu’il y développe est elle-même tout à fait critiquable
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original. – Les notes de bas ont été reportées, comme dans l’original, en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr
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Ludwig BINSWANGER
La conception de l’homme
chez Freud à la lumière
de l’anthropologie philosophique (1)
Pour saisir l’œuvre scientifique de toute une vie, il nous faut descendre jusqu’à la source dont elle est née, c’est-à-dire à son idée même. Dans cette idée de l’œuvre scientifique, deux facteurs se combinent : d’une part, les conditions occasionnelles de sa création, aussi bien celles d’ordre personnel et psychologique que celles d’ordre culturel et historique, et d’autre part la mission absolue que cette œuvre doit remplir dans le monde : à savoir, servir la vérité. C’est donc dans cette idée que réside le véritable mystère de la productivité qui, selon un mot profond de Goethe, n’a d’autre tâche que de remplir la mission divine d’être productive.
L’idée de L’homo natura
Lorsque nous cherchons l’idée qui domine l’immense production de Freud, idée à travers laquelle lui apparaît sa mission, nous la trouvons dans la façon particulière dont il conçoit l’homme. [p. 4]
La pensée freudienne est caractérisée par l’idée scientifique de l’homo natura, c’est-à-dire de l’être humain en tant que création de la nature. Cette idée est diamétralement opposée à une tradition millénaire qui considérait l’être humain comme homo æternus ou cœlestis et comme être historique et « universel » ou homo universalis ; diamétralement opposée aussi à l’ontologie anthropologique moderne concevait l’être humain comme existence « historique » dans un sens plus précis.
L’idée productrice manifeste sa mission divine en ce qu’elle est animée par une foi certaine, par la conviction de connaître quelque chose de la réalité de l’être et de pouvoir transformer le monde d’après cette expérience. Non seulement l’idée religieuse, mais aussi l’idée esthétique et l’idée morale, et même la simple idée de la vie en tant qu’idée de la destinée d’éprouver « la vie » jusqu’au fond, et cela à travers les luttes et les souffrances qu’elle impose, ces idées se nourrissent toutes de cette foi. Seul l’homme scientifique se refuse d’admettre que c’est au fond une croyance qui anime son idée. Or, Freud fait exception précisément à cette règle. Il confesse sa foi dans l’une des nombreuses phrases de son œuvre qui puisent leur vigueur et leur précision dans la force et la clarté de son idée : « Nous avons la conviction, dit-il dans L’Avenir d’une Illusion, que le travail scientifique est capable de découvrir quelque chose de la réalité du monde, ce qui nous permet d’augmenter notre puissance et d’orienter notre vie ». (Gesammelte Schriften. XI, 465). Toute foi vraiment productrice contient un mysterium tremendum, facteur d’étonnement, de pressentiment, de frémissement même, devant un immense Invisible. C’est aussi le cas chez Freud. J’entends par là ces pulsions invisibles qui lient chez Freud l’homo natura à la source primitive de toute vie et qui font que cette idée s’oppose aux autres conceptions de la nature humaine. « Nous avons toujours eu le pressentiment, écrit-il, alors qu’il est âgé de 76 ans, que derrière ces nombreuses petites pulsions dérivées se cache quelque chose de sérieux et de puissant dont nous aimerions nous rapprocher avec prudence ». « La doctrine des pulsions est, pour ainsi dire, notre mythologie ; les pulsions sont des êtres mythiques, magnifiques dans leur imprécision. Dans notre travail, nous ne pouvons un seul instant négliger [p. 5]
leur existence, mais jamais nous ne pouvons être sûrs de les fixer de manière bien nette », (XII, 249-250).
Ces phrases traduisent l’émerveillement continuel éprouvé par le naturaliste devant le sérieux et la puissance de la vie et de la mort inhérente à celle-ci, émerveillement face à une vie dont, selon la conviction de Freud, « nous souffrons tous gravement » (XI, 464). Bien qu’il n’y ait ni compensation (ibid) ni consolation (2) à cette souffrance, « le premier devoir de tout être humain » consiste cependant à la supporter (X, 345-346). L’unique possibilité de remplir ce devoir c’est de régler la vie en tenant compte de la mort : « Si vis vitam, para mortem » ; car la vie devient « plus supportable » à partir du moment seulement où nous réalisons davantage la Véracité (ibid), et surtout la véracité à l’égard de la mort : « Même le pénible peut être vrai » (XI, 292). C’est précisément dans la véracité que Freud voit la véritable conscience du rang de l’être humain (Standesbewusstsein der Menschheit). Il n’en veut jamais autant à l’individu, ami ou ennemi, et à l’humanité en général, que quand il découvre que l’homme « une fois de plus, a outrepassé psychologiquement son rang » (par exemple X, 345 ; XI, 231) et qu’il a fait ainsi d’une détresse psychique un bien-être, d’une misère réelle une vertu imaginaire.
Tout comme Nietzsche, il voit dans cette attitude l’essentiel de l’hypocrisie tant individuelle que culturelle. Il remplit, non moins passionnément que Nietzsche, la mission divine de son idée, mais au lieu de se servir d’aphorismes foudroyants, il édifie laborieusement sur la base scientifique de l’expérience son système grandiose d’une technique destinée à démasquer (Entlarvungstechnik). Il dévoile donc, le premier, l’énigme du Sphinx, à savoir celle de la névrose, en donnant à la question : Qu’est-ce que c’est ? l’éternelle réponse : l’homme. C’est ainsi que, chez, Freud, le thème : le Vrai et le Non-vrai, formule aiguisée du thème fondamental de l’humanité : le Bien et le Mal, s’ajoute à son thème propre : la Vie et la Mort, et même émane de celui-ci. Il est vrai que pour Freud il ne s’agit pas dans ces thèmes d’antithèses [p. 6] s’excluant l’une l’autre, mais de données opposées se conditionnant réciproquement. Ce que nous révèle l’étude « Au-delà du Principe du Plaisir » sur l’union et la lutte entre Eros et la Mort, était pour Freud toujours le principe de l’opposition entre le Bien et le Mal, bien qu’avec une importante restriction : il ne cessait de voir dans le Mal la raison d’être nécessaire à l’existence du Bien ; dans le caractère destructeur des tendances « sadiques », la raison d’être de la bonté, de l’entraide et de la culture ; dans la haine, celle de l’amour ; dans l’inimitié, celle de l’amitié ; dans la tristesse, celle de la joie, etc… Cependant sa doctrine ne permet pas d’inverser cette relation.
Pour ce qui est de l’évaluation positive du Mal en tant que puissance efficace de l’être, Freud se trouve d’une part en contradiction avec saint Augustin et Fichte qui ne concevaient le Mal que comme une entrave et un négatif, et d’autre part avec Jacob Boehme, Baader et Schelling ; mais on pourrait aussi évoquer Nietzsche et le Méphistophélès goethéen (Cf. plus loin p. 32). Au fond, on ne peut réellement apprécier la doctrine de Freud qu’en la confrontant avec celles de ces philosophes. C’est qu’ils reconnaissent comme lui la dualité des principes de la vie ainsi que la lutte entre l’évolution et l’inhibition qui en résulte, mais, malgré cette concordance quant à la liaison primitive de l’homme avec les puissances opposées du devenir créateur (3), on constate une divergence fondamentale qui provient de l’idée même de l’homo natura et qui caractérise cette idée tout spécialement. Sous ce rapport je n’envisage évidemment pas la différence des procédés méthodiques, par exemple ni la déduction philosophique que Schelling tire des puissances métaphysiques, ni l’induction scientifique réalisée par Freud grâce à l’expérience et à l’analyse du comportement empirique de l’homme ; du reste, ces deux attitudes spirituelles, en dépit de leur opposition, doivent s’unir harmonieusement, ainsi qu’Heraclite l’avait déjà fait ressortir dans sa doctrine du chemin « vers le bas » et du chemin « vers le haut ». J’ai en vue plutôt la différence qui vient de ce que les philosophes cités en dernier lieu reconnaissent, malgré toute appréciation positive du Mal, [p. 7] aussi le Bien comme puissance essentielle de l’être, tandis qu’on ne peut en dire autant de Freud.
Nous nous trouvons ici en face du fait extrêmement significatif que le « Bien », le facteur éthique, n’est qu’une puissance négative dans la doctrine de Freud ; c’est-à-dire qu’il est une puissance qui empêche et restreint, condamne et refoule, mais ne joue aucun rôle originellement positif comme force libératrice et créatrice (4). Toute « transformation des pulsions égoïstes en pulsions sociales », donc, pour parler d’une façon plus précise, toute transformation de mauvais instincts en bons instincts se fait, selon Freud, par la contrainte : primitivement, c’est-à-dire dans l’histoire de l’humanité, par la seule contrainte extérieure ; plus tard, aussi bien par une disposition héréditaire, inhérente à une telle transformation, que par une tendance à la continuer et à l’intensifier « dans la vie même » (X, 324). La direction de tout ce « développement » implique le fait que la « contrainte extérieure est intériorisée grâce à une instance psychique particulière, le sur-moi de l’homme, qui l’intègre à ses commandements.
Chaque enfant, du fait qu’il ne devient moral et social que grâce à une telle transformation, nous permet d’en étudier le processus » (XI, 418). On sait que cette transformation se fait par « l’accession des facteurs érotiques » : « On apprend à apprécier le fait d’être aimé comme un avantage permettant de renoncer à d’autres avantages » (X, 324). La culture a donc été « acquise par le renoncement à l’assouvissement libidinal et elle exige que chaque nouvel arrivant se plie au même renoncement » (ibid.). Toutes ces pensées nous présentent l’idée de l’homo natura dans sa pureté pour ainsi dire : désir de vivre, assouvissement du besoin de plaisirs (abandon d’un avantage pour un avantage plus grand) ; inhibition due à la contrainte ou à la pression qu’exerce la société dont la famille est le prototype ; histoire de l’évolution dans le [p. 8] sens d’une transformation ontogénique et phylogénique de la contrainte extérieure en contrainte intérieure et dans celui d’une transmission héréditaire de cette transformation. Je ne m’attarderai pas aux détails de cette doctrine : le postulat de la transmission des caractères acquis ; la transformation de la contrainte extérieure en contrainte intérieure, transformation qui passe à côté du problème de la morale sans le résoudre ; la réduction de toute historicité humaine à l’histoire de la nature ; l’erreur de prendre des formes a priori de la nature humaine pour des données empiriques du développement biographique, etc… Je me contenterai de signaler que, dans cette doctrine, il faut distinguer d’une part l’état « naturel » de l’homo natura au sens de l’homme primitif de l’histoire de l’humanité, et d’autre part l’état naturel de l’homo natura au sens de l’homme primitif de l’histoire de l’individu en tant que nouveau-né. Tout comme chez Goethe le prototype de la plante (Urpflanze) n’est pas une plante, mais une idée, ainsi que l’a dit Schiller, à l’étonnement de Goethe, au cours d’un entretien célèbre, l’homme primitif chez Freud n’est point un homme réel, mais une idée. Cette idée n’est pas saisie par une reproduction intuitive de la nature, mais elle est laborieusement conçue par une analyse discursive de la technique de la nature. Aussi cet homme primitif n’est-il ni l’origine, ni le commencement de l’histoire humaine, mais un postulat de la recherche scientifique.
Il en est de même pour l’homo natura au sens du nouveau-né ; là non plus il ne s’agit pas d’un homme réel, mais d’une idée, non d’un commencement réel, mais d’un postulat de réflexion et de réduction biologiques. Ces idées biologiques s’accordent toutes deux à présenter l’homme comme tabula rasa quant à son historicité particulière, c’est-à-dire quant à la possibilité de morale, de culture, de religion, d’art, avec la seule différence que, chez le nouveau-né, cette tabula rasa porte déjà une certaine empreinte biologique dont les traits fondamentaux ébauchent le développement culturel ultérieur. Mais il est toujours question de tabula rasa là où la connaissance scientifique se heurte à une barrière.
Ce fut le cas chez Locke comme chez Freud (5). La notion de tabula [p. 9] rasa n’est jamais un point de départ, mais toujours un aboutissement: le résultat final d’une dialectique scientifique qui réduit la totalité de l’expérience humaine à un aspect particulier de cette expérience. La fonction dialectique de cette notion consiste à signaler que la connaissance rencontre une barrière infranchissable. Du point de vue de la totalité de l’expérience, la tabula rasa ‘est donc le symbole d’une négation bien déterminée, l’expression d’une limite dialectique. Si nous considérons cependant ce symbole comme commencement réel de l’histoire de l’humanité, nous assistons à un spectacle extrêmement instructif : l’inversion de la relation historique entre les sciences naturelles, l’historiographie et la mythologie. Nous trouvons les mythes aux temps les plus reculés de l’histoire humaine; nous observons comment l’historiographie prend naissance dans la tradition hiératique et mythique et dans l’étude biographique; nous constatons combien le développement d’une science de la nature est tardif dans cette évolution. Or, cette science de la nature intervertit l’ordre des choses : elle place au commencement l’idée de l’homo nature, résultat de sa propre construction.
Le « développement naturel» de celui-ci, elle le conçoit comme [p. 10] histoire ; elle se sert de cette nature et de cette histoire pour « expliquer » les mythes et la religion. Voilà la véritable signification de cette idée de l’homo natura ; elle enferme l’homme entre la pulsion et l’illusion. C’est de l’antagonisme de ces deux puissances qu’elle voit naître l’art, les mythes et la religion.
Lorsque je dis que l’homo natura de Freud n’est rien qu’une idée, je ne voudrais évidemment pas qu’on se méprenne sur le sens de ce « rien que » en l’interprétant comme une diminution de la valeur scientifique de cette idée. La science ne peut travailler qu’à l’aide d’idées. Cependant, l’idée du prototype de la plante ne dévoile que la particularité de la création « végétale » de la nature et ne fait ressortir l’individualité de la plante réelle qu’à la lumière de cette révélation, tout en abandonnant à la recherche la tâche de fournir ultérieurement les preuves empiriques exactes, tandis que la doctrine de l’homo natura permet non seulement de progresser dans la science, mais, ce qui est plus, d’agir réellement, de « faire quelque chose » : guérir.
La transformation de l’idée de l’homo natura
en théorie biologique de la nature
et sa signification pour la psychologie médicale
Le procédé dialectique de réduction dont Freud se sert comme moyen méthodique pour construire théoriquement son idée de l’être humain, est jusque dans tous ses détails celui de la science de la nature. C’est précisément sur ce procédé que s’appuie la foi de Freud en la possibilité de saisir quelque chose de la réalité du monde et c’est par lui que la pensée de Freud, éblouie par l’énigme et la puissance de la vie, examine laborieusement le terrain pour progresser peu à peu. Freud qui, à côté de l’objet de sa recherche, ne néglige jamais l’instrument spirituel de celle-ci= la méthode, a fort bien décrit les caractéristiques principales de ce procédé. Nous trouvons là la réduction du dissemblable au semblable : l’expérience psychanalytique prouve « que le noyau le plus profond de l’homme consiste en pulsions de nature élémentaire, identiques chez tous les individus et qui tendent la satisfaction de certains besoins primitifs » (X, 322-323). « L’élément le plus important, mais aussi le [p. 11] plus obscur de la recherche psychologique » consiste en « pulsions de l’organisme » (VI, 223). Nous trouvons là une réduction analogue à celle qui se fait en chimie : la réduction « des différences qualitatives des substances » à « des modifications quantitatives des éléments combinés » (XI, 168), éléments qui nous apparaissent sous forme de pulsions particulières et de composants de pulsions. Nous trouvons ici l’aveu « qu’il ne s’agit toujours que de conceptions scientifiques » dont aucune « ne prétend être une solution définitive des problèmes qui se posent » et qui veulent simplement « introduire les notions abstraites, adéquates, dont l’application à la matière de l’observation fait naître en cette matière de l’ordre et de la limpidité » (XII, 235). C’est donc là une thèse qui devrait au fond précéder la science psychanalytique dont elle exprime d’une façon concise la méthode scientifique : « Dans notre manière de voir, les phénomènes observés doivent laisser la priorité aux forces hypothétiquement admises » (VII, 62). C’est là une vraie coutume naturaliste puisque la science de la nature ne sait pas se servir des phénomènes, son procédé essentiel consistant précisément à les dépouiller de leur phénoménalité le plus rapidement et le plus radicalement possible (6). C’est justement en ce fait que réside la raison pour laquelle Goethe n’a jamais pu ni accepter ni apprécier la théorie de la lumière et des couleurs de Newton. La connaissance de la science de la nature est, tout comme celle de l’histoire, « perfective » (perfektivisch) ; mais tandis que, pour citer Ranke, l’historien se demande comment en réalité les choses furent à un moment donné, le naturaliste se demande comment en réalité les choses sont devenues ; la connaissance de la psychologie en tant que science autonome par contre est « présentive » (präsentisch) (7) au sens le plus profond, car elle ne pose que la question de savoir comment les choses sont en réalité, et ce « sont » conserve et anéantit en même temps les polarités du moi et du monde d’une part, du passé et de l’avenir d’autre part. [p. 12]
Toujours, lorsque Freud parle de la connaissance du monde, de l’expérience, de la recherche et de la raison, il vise cette manière de connaissance propre à la science de la nature : il affirme « qu’il n’y a pas d’autre source de la connaissance du monde que la pénétration intellectuelle d’observations soigneusement contrôlées, donc uniquement la recherche, et qu’il n’y a à côté d’elle aucune connaissance provenant de révélation, d’intuition ou de divination » (XII, 319). Prise dans ce sens, la science n’a pour but ni d’effrayer, ni de consoler (V, 211) ; elle est nettement dépourvue de « tendance » (V, 207). Ainsi constituée, elle est irrésistible : « A la longue, rien ne peut résister à la raison et à l’expérience » (XI, 464). « Il n’y a aucune instance au-dessus de la raison » (XI, 436). Freud a d’ailleurs pleine conscience du fait que ces propositions traduisent une « attitude bien déterminée vis-à-vis du monde ». Dans l’un des rares passages de son œuvre où le mot « esprit » apparaît, il s’exprime de la façon suivante : « L’esprit scientifique crée une manière bien définie de se comporter à l’égard des choses de ce monde » (XI, 448). Il va même jusqu’à reconnaître que les termes scientifiques n’appartiennent qu’à un « langage figuré » et ne peuvent donc aucunement saisir et rendre la réalité du monde d’une façon immédiate (8).
Après tout ce que nous venons de dire, nous sommes enfin en état de préciser l’idée de l’homo natura en l’interprétant comme une idée authentique des sciences naturelles, une idée bio-psychologique, une construction scientifique exacte, tout comme l’idée bio-physiologique de l’organisme, ou l’idée chimique de la matière en tant qu’ensemble d’éléments et de leur composition ou bien l’idée physique de la lumière, etc… La réalité du monde phénoménal avec toute sa particularité et toute l’historicité qui lui est propre est engloutie par les forces « hypothétiquement admises », par les tendances et par les lois qui les dominent (9).
C’est à tous ces prototypes que correspond l’optimisme de Freud à l’égard de la connaissance scientifique, optimisme qui, malgré toutes [p. 13] les restrictions, se manifeste nettement dans de telles citations bien qu’il soit, chez Freud, de beaucoup plus réfréné et plus discipliné que chez son maître Meynert. C’est l’optimisme cognitif du naturaliste — non celui d’un naturaliste de nos jours (souvenons-nous de la situation scientifique actuelle dans le domaine de la physique), mais celui du naturaliste de la seconde moitié du siècle dernier et du début de celui-ci, C’est à cet optimisme cognitif propre à la science de la nature, à cette idée de l’homo natura qui provient de lui et y trouve son achèvement, à cette idée réfractaire à toute influence non scientifique que la doctrine freudienne doit cette force grâce à laquelle elle a conquis le monde. Sans causer de préjudice aux tendances humanistes et éducatives de Freud, l’homo natura constitue précisément, par sa liaison avec celles-ci, le problème scientifique qui a permis au génie de Freud de faire ses preuves; l’homo natura est la construction scientifique que Freud a édifiée avec une inflexibilité et une infatigabilité admirables, en se servant de la substance malléable dont est faite la vie humaine.
Faisons encore un pas de plus et demandons-nous ce que signifie au fond pour la compréhension totale de l’être humain de le considérer comme homo natura et de voir dans les pulsions sa matière fondamentale.
Eros et Thanatos
Nous avons vu que cette interprétation repose formellement sur le principe du semblable, c’est-à-dire sur le principe d’espèces identiques au sens des sciences naturelles et, matériellement, sur les exigences des besoins humains, appelées pulsions sexuelles ou ultérieurement pulsions vitales = Eros, et sur les diverses possibilités de satisfaire ces pulsions, sur la satisfaction succédanée (Ersatzbefriedigung) et sur le renoncement. Le fait que la « sexualité », qui chez Freud implique toujours le facteur érotique, se place dans tous ces cas au premier plan, vient avant tout de l’expérience faite chez les névrosés, expérience que j’ai pu confirmer de plus en plus au cours de mes propres observations. Cette expérience trouve son explication dans l’immense enchevêtrement « somatomorphe », dans le polymorphisme et surtout dans l’historicité des pulsions sexuelles et de leurs dérivés. Le rôle somatomorphe de la sexualité sera examiné de plus près par la suite. Je vois son historicité non [p. 14] seulement dans son développement biopsychologique extrêmement compliqué, tel que Freud, le premier, l’a rendu accessible à notre entendement, mais avant tout dans l’importance décisive qu’elle a pour la structure de l’histoire individuelle interne (innere Lebensgeschichte) (10), structure que déterminent en première ligne nos rapports avec nos semblables. Ni la faim, ni la soif ne sont des facteurs historiques dans ce sens.
Lorsque la faim exerce une influence « historique », elle le fait sur le plan de l’histoire « universelle », non sur celui de l’histoire individuelle ; par exemple, dans la Révolution française ou à l’occasion d’une expédition polaire ; elle-même n’a d’ailleurs aucune histoire appréciable, du moins en dehors du laboratoire physiologique. Quant à la soif, je préfère ne pas m’y référer pour expliquer le rapport « harmonieux » entre l’œnophile et « son vin » (V, 209), rapport qui relève déjà, dans une certaine mesure, de l’histoire individuelle interne. D’ailleurs, Freud s’est servi précisément de l’exemple de la faim pour décrire la puissance égalisatrice qui fait de la faim un « élément invariable » de prédilection pour la construction de l’homo natura, donc une constante ou une forme identique de contenus variables : « Qu’on essaie donc, par exemple, de réduire, au même degré de famine, un certain nombre d’individus les plus différenciés. Avec l’accroissement du besoin impératif d’aliments, toutes différences individuelles s’effaceront et les manifestations uniformes d’une seule pulsion insatisfaite prendront leur place » (ibid.). Les termes que Freud emploie signalent d’ailleurs que plus on renonce à une pulsion, plus la « portée psychique » ou la « valeur psychique de celle-ci s’accroît ; il doute cependant qu’en général la satisfaction d’une pulsion « en diminue proportionnellement » la portée psychique. En tout cas, il croit devoir admettre la possibilité « que quelque chose, dans la nature même des pulsions sexuelles, soit défavorable à la réalisation [p. 15] de la satisfaction sexuelle » (ibid,). Cette possibilité qui s’impose assez facilement à la réflexion, constituerait donc encore une indication permettant de répondre à la question de savoir pourquoi il faut attribuer à la sexualité plus d’importance qu’aux autres pulsions.
Quoi qu’il en soit, l’essentiel pour nous consiste dans le fait que des nécessités ou des besoins « communs » à tous, ainsi que les significations psychiques qui leur sont propres, servent de point de départ à la théorie freudienne ; ces nécessités et ces besoins rendent uniformes ou nivellent les réalisations multiples de l’être humain. Puisque nous désignons d’habitude ce plan comme celui de notre corporéité (Leiblichkeit) ou de notre vitalité, nous pourrions par conséquent désigner l’homo natura de Freud comme homo vita. L’homo natura de Nietzsche ou de Klages naît sur le même plan que celui de Freud, tandis que chez Rousseau l’idée de l’homo natura fait partie de l’utopie philanthropique d’un être humain angélique provenant du sein de la nature bienfaisante, d’un homo benignus et mirabilis pour ainsi dire, et que chez Novalis l’idée de l’homo natura réside dans une idéalisation magique de la corporéité et dans une naturalisation magique de la spiritualité. Cela signifie que Nietzsche, Klages et Freud attribuent à la corporéité le rôle d’un juge définissant ce que l’homme est au fond de son être. « Quelques heures d’ascension dans la montagne, dit Nietzsche — et Klages s’étend longuement sur cette phrase — quelques heures d’ascension font, d’un gredin et d’un saint, des créatures assez semblables ». C’est comme si, avant l’ascension, l’un et l’autre pouvaient ne pas être différents quant à leur état physique, M. Loewith (11) a insisté avec raison sur ce point. A la détresse de la fatigue et de l’épuisement physique s’associe aussi celle du besoin sexuel et nutritif. Bien que la « portée » physique et psychique de la sexualité soit plus profonde et plus variée que celle de la sphère nutritive et de la sphère du dynamisme végétatif, elles concordent toutefois dans ce sens qu’elles ont toutes leur point de départ dans la corporéité. Nous ne méconnaissons évidemment pas l’importance et la nécessité de l’évaluation positive du « corps » (Leib) dans la conception de l’homme, telle [p. 16] qu’elle était encore propre par exemple à Platon (12) et aux Grecs en général à l’époque la plus florissante de leur culture, pour se transformer plus tard en évaluation négative, d’abord dans le Néoplatonisme, puis surtout dans le Christianisme. Mais dès qu’on attribue au corps avec tous ses besoins le rôle d’un juge sur la totalité de l’être humain, l’image de l’homme devient unilatérale et ontologiquement faussée ; car dès lors, seul l’homme en tant que « corps » est considéré, vécu, senti, souffert et regretté comme réel et authentique, c’est-à-dire ce que l’homme éprouve « dans » ou « sur » son corps, ce qu’il aperçoit grâce à son corps et qu’il exprime éventuellement « par » lui (Klages). Toute autre chose devient alors indispensablement « superstructure » ou plus spécialement fiction (selon Nietzsche), sublimation et illusion (selon Freud) ou antagoniste (selon Klages) (13). Il est vrai que chez Klages c’est l’âme qui se place entre le corps et l’esprit (volonté) ; chez Nietzsche c’est l’expérience vécue ; chez Freud l’appareil psychique. Cependant tout cela ne signifie pas que la corporéité ne soit pas, chez ces philosophes, la véritable base des motifs permettant l’interprétation de l’être humain. Nous devons à ce fait la révélation nouvelle que toutes ces doctrines nous ont apportée ; il est cependant nécessaire de l’intégrer à la totalité de notre expérience de l’homme, c’est-à-dire de l’étudier à la lumière de l’anthropologie. Cette révélation, aussi bien que la nécessité de l’analyse anthropologique, s’impose surtout en vue de l’étude des régions particulières par lesquelles la sagacité géniale de Freud a différencié les divers motifs qui jouent à la base de la corporéité, et cela en attribuant la priorité à la sexualité. J’entends par là les motifs d’ordre oral et anal, d’ordre phallique et vaginal, d’ordre oculaire et manuel, d’ordre pectoral et ventral, etc… Il est vrai que certains grands esprits depuis Platon jusqu’à Baader, Schelling et Nietzsche — pour ne citer que quelques noms — ont saisi [p. 17] de quelle manière somatomorphe l’homme vit et ressent jusqu’aux ramifications les plus ténues de son esprit. C’est cependant Freud qui, le premier, nous a créé une véritable somatomorphologie de l’expérience vécue, une somatographie de l’expérience vécue basée sur l’observation et sur la construction naturalistes et dont la portée anthropologique ne saurait être assez appréciée. J’ai insisté ailleurs sur ce point et particulièrement sur ses rapports avec l’anthropologie de la psychothérapie et j’ai montré en même temps dans quelle direction cette somatographie pourrait être développée davantage (14).
Tandis que chez Klages la corporéité se présente sous l’aspect de la « pathique » et du mouvement d’expression, chez Nietzsche sous celui de la disposition physique (Befindlichkeit) et chez tous deux sous l’aspect de la richesse et de la pauvreté vitales, elle montre chez Freud l’aspect de l’inconscient ou du « soi », c’est-à-dire de l’état brut et chaotique des besoins, des pulsions, des émotions et des passions, en un mot du principe du plaisir (cf. « Le Moi et le Soi », VI, 368), L’homo natura de Freud consiste non seulement en volonté de puissance, quoiqu’elle joue un rôle elle aussi, mais en une sorte de « volonté » dont la volonté de puissance n’est qu’un aspect particulier : volonté de plaisir, c’est-à-dire volonté de « vivre » et d’intensifier la vie en laissant le champ libre
aux « puissances inconnues et indomptables » dans lesquelles elle est vécue. Donc, l’homme est ici, au tréfonds de son être, corporéité, c’est-à-dire produit et jouet passif de ces êtres mythiques, immenses et invisibles qu’on appelle pulsions et qu’on peut reconnaître dans la profondeur du torrent de la vie.
Il naît ici, du mythe de la vie universelle, une théorie de la vie individuelle, théorie extrêmement compliquée, mais basée sur l’expérience scientifique et capable de comprendre l’ « individu » humain dans son ontogenèse et sa phylogenèse bio-psychologiques. La vie individuelle elle aussi est chaotique, obscure et inaccessible dans sa profondeur ; on ne peut la décrire qu’approximativement par des comparaisons et en l’opposant au moi « organisé », donc négativement. Elle ressemble à un [p. 18] « récipient plein d’excitations bouillonnantes » ; elle « s’ouvre vers la sphère somatique » dans laquelle « les besoins pulsionnels s’intègrent à elle pour y trouver leur expression psychique », bien qu’il soit impossible d’indiquer dans quel substratum. « Elle emprunte aux pulsions son énergie, mais, dépourvue d’organisation et incapable d’une volonté maîtresse, elle ne tend qu’à satisfaire les besoins pulsionnels selon le principe du plaisir. La logique et surtout le principe de contradiction ne sont pas valables pour ce qui se passe dans le soi. Des impulsions contradictoires existent, les unes à côté des autres, sans pourtant s’anéantir ou se diminuer réciproquement. Tout au plus s’arrangent-elles entre elles pour former un compromis. Dans le soi, il n’y a rien qu’on pourrait comparer à la négation » (XII, 228), rien non plus qui correspond à l’idée du temps, enfin « aucune transformation du processus psychique dans l’écoulement du temps ». — « Il est évident que le soi ne connaît pas d’évaluations : aucun bien, aucun mal, aucune morale. Le facteur économique ou quantitatif pour ainsi dire qui est étroitement lié au principe du plaisir, domine tout ce qui se passe. Des charges de pulsions qui tendent à la décharge : c’est là sans doute tout ce qui existe dans le soi. L’énergie de ces pulsions semble même se trouver dans un état différent de celui des autres domaines psychiques ; elle est d’autant plus facile à manier et à décharger. S’il n’en était pas ainsi, on ne pourrait rencontrer ces transpositions (Verschiebungen) et condensations qui, caractéristiques du soi, font si parfaitement abstraction de la qualité de la charge, c’est-à-dire de ce que nous appellerions dans le moi une représentation. Que ne donnerions-nous pas pour pouvoir pénétrer davantage ces choses ? » (XII, 229). Le « soi » tel qu’il apparaît dans la doctrine freudienne parvenue à son plein développement, est donc pourvu de toutes les caractéristiques de ce qu’on appelait auparavant « l’inconscient », bien qu’il en dépasse le cadre puisque, dès lors, certaines « parties du moi et du sur-moi » sont aussi reconnues comme inconscientes.
Par ce qui précède, on pourra peut-être comprendre pourquoi nous disons que la corporéité se présente ici sous l’aspect du soi : elle est le réservoir de pulsions chaotiques, réservoir dont l’issue se confond avec le domaine psychique ; car la pulsion est la « notion-limite entre les [p. 19] domaines somatique et psychique » : elle a dans chaque cas particulier un « représentant psychique » ou une représentation. La doctrine freudienne permet donc de parler aussi bien d’une détermination psychique de la corporéité que d’une détermination physique du psychisme. Mais par cette connaissance, nous n’atteignons pas encore le corps même en tant qu’organisme. Celui-ci est chez Freud plus que corporéité (Leiblichkeit) ou simple domaine de besoins pulsionnels : il est en même temps « soma» (Körper) en tant qu’organe percepteur et moteur. C’est par là qu’il se trouve étroitement lié au moi « personnifié » et « organisé » par opposition au soi. Ce moi est le moi de la personnalité consciente qui, grâce au travail culturel, se développe du soi (Cf. « Le Moi et le Soi », ainsi que la 31e Conférence). La corporéité ou domaine de besoins pulsionnels a donc ici des rapports avec le domaine végétatif ; le soma, avec le domaine animal. Tous deux se confondent, comme nous venons de l’indiquer, avec l’appareil psychique ; ils sont intimement liés à lui.
Rappelons-nous encore le rapport qui existe entre le refoulement et l’appareil psychique. La notion du refoulement constitue un des plus grands mérites scientifiques de Freud, et cela non comme notion psychologique en général — car en tant que telle elle était déjà connue et aphoristiquement utilisée par d’autres (15) —, mais comme notion visant une fonction bien déterminée avec tous ses mécanismes compliqués et particuliers. Celui seulement qui n’est pas familiarisé avec cette matière méconnaîtra quelle condensation énorme de l’expérience scientifique et de la pénétration intellectuelle a été nécessaire pour pouvoir formuler une seule phrase sur la vie psychique humaine dans le langage d’une [p. 20] équation mathématique : Freud dit quelque part qu’il est faux d’affirmer que le refoulement interdit l’accès à la conscience à tous les dérivés du complexe refoulé ; car si ceux-ci s’étaient éloignés suffisamment de la représentation refoulée, soit « par l’acceptation de déformation », soit par le nombre des chaînons de jonction, ils trouveraient sans difficulté un libre accès à la conscience ; et puis il résume sa pensée dans cette forme mathématique : « La résistance du conscient contre eux (les dérivés) est pour ainsi dire une fonction de leur éloignement de ce qui était d’abord refoulé » (V, 470).
Pour saisir dans une seule formule l’œuvre entière de Freud, on pourrait dire que l’idée de l’homo natura nous amène jusqu’à la possibilité d’exprimer les processus psychiques par une équation mathématique. Cette affirmation signifie simplement que Freud a réussi à prouver l’efficacité du mécanisme même dans les régions de l’esprit humain qui apparemment sont les plus libres ; ce n’est que par là que s’explique la possibilité de « réparer »» pour ainsi dire cet esprit mécaniquement (la technique psychanalytique de démasquer ; le renoncement au refoulement; la régression par le mécanisme du transfert).
On sait que le mécanisme global de l’appareil psychique entre en fonction grâce au reflet psychique des pulsions et plus spécialement du désir, pulsions qui exercent leur influence des profondeurs du soi. Le désir est la seule signification directrice à laquelle l’homo natura de Freud est subordonné. Mais une telle construction s’explique seulement par une destruction de l’être humain même dans sa forme primitive ; car l’homme réel, et surtout l’homme primitif, ne cherche jamais le plaisir en tant que tel, mais plutôt un objet concret qu’il faut posséder matériellement ou effectivement pour en tirer du plaisir.
Or, ce qui caractérise la doctrine de Freud, c’est justement la tendance de montrer partout ce qui résulte sous forme de nécessité mécanique des conditions données de l’organisation naturelle de l’homme et de la collision de celles-ci avec les facteurs du milieu. Voilà ce que nous appelons la découverte d’un mécanisme. La nécessité remplace partout ici la liberté ; le mécanisme est mis à la place du raisonnement et de la décision. C’est grâce à cette transformation que nous entrons dans le [p. 21] domaine de la médecine ; car Lotze a déjà dit dans son célèbre traité sur l’instinct : « Combien serait menacé notre état de santé, si le raisonnement et non le mécanisme devait le défendre (16). » La théorie de l’homo natura est fière et satisfaite d’avoir mis en relief non seulement des mécanismes garantissant et « défendant » les processus psychiques normaux comme ceux qui sont propres aux rêves, mais encore et précisément ceux qui sont susceptibles d’expliquer les troubles des processus psychiques « par les conditions données de l’organisation, et cela avec nécessité mécanique » (mécanismes névrosiques et psychosiques) ; enfin, des mécanismes susceptibles de réparer le trouble de la fonction et de garantir de nouveau la défense de la santé (mécanismes de transfert). Nous nous trouvons là sur le terrain solide de la psychologie dite médicale et de la psychothérapie. C’est à Freud que revient le mérite d’avoir conquis tout ce domaine de la théorie naturaliste. Depuis lors, personne ne peut plus travailler scientifiquement dans ce domaine sans tenir compte de sa doctrine. Quel que soit son développement futur, elle restera toujours la pierre de touche pour notre conscience et notre sagacité scientifiques.
Cependant, la médecine, et avec elle sa branche psychiatrique, n’est qu’un domaine partiel de l’activité culturelle de l’homme ; elle est le secteur où il s’agit de la défense de la santé par le mécanisme bio-psychologique, des déficiences de cette défense et des possibilités de son renforcement. Certes, la santé est l’un des biens les plus précieux de l’homme, et sa protection l’une des tâches culturelles les plus nobles. Mais l’homme a davantage encore à défendre que sa santé physique et psychique ! Il faut qu’à la multiformité de son être corresponde la multiformité de ses luttes, et qu’à la compréhension scientifique de l’ « efficacité universelle et intégrale » du mécanisme corresponde la compréhension anthropologique des limites de la signification de ce mécanisme pour la totalité de l’existence humaine. [p.
L’idée de L’homo natura à la lumière
de l’anthropologie
Nous retenons comme résultat principal de la recherche que nous venons de faire que l’idée de l’homo natura chez Freud est une construction scientifique qui n’est réalisable qu’à la suite d’une destruction de l’expérience totale que l’homme a de ses semblables ; c’est là l’expérience anthropologique.
D’abord, nous devons expliquer et justifier l’opposition faite entre le mécanisme et la liberté, l’homo natura et l’existence, la science naturelle et l’anthropologie.
Nous trouvons une fissure dans toute psychologie ayant pour objet l’homme en tant que tel, et surtout dans les psychologies de nos naturalistes célèbres tels que Freud, Bleuler, v. Monakow, Pavlow (17), fissure qui nous indique que ce n’est pas l’homme dans sa totalité, que ce n’est pas le tout de l’être humain, qui a servi à l’élaboration des notions scientifiques. Nous trouvons toujours quelque chose qui débordeou brise le cadre d’une telle psychologie, quelque chose que le psychologue naturaliste néglige complètement, mais qui pour l’anthropologue est d’une importance capitale. Pour découvrir ce quelque chose chez Freud, nous n’avons qu’à regarder une page quelconque de son œuvre. Il parle par exemple (XII, 416, 417) de la composition et du fonctionnement de notre appareil psychique, de notre âme en tant qu’instrument précieux au moyen duquel nous nous maintenons dans la vie, de notre vie psychique, de nos pensées. Tous ces pronoms possessifs parlent d’un être qui est tout simplement présupposé et ensuite suspendu (ausgeklammert), c’est-à-dire de l’être en tant que nôtre. Il en est de même pour les pronoms personnels, par exemple lorsque je dis : je pense, je suis enclin, il indique, il rapporte, il se souvient, il a oublié, il s’oppose, je lui demande, elle me répond, nous constatons, nous avons confiance en l’avenir, nous étions d’accord, etc… Là aussi, on parle de l’existence de l’être en tant que mien, en tant que sien, etc… et d’une communication existentielle, [p. 23] d’un rapport interhumain, d’une « relation du nous », (Wir-Verhältnis), donc relation d’une personne avec son semblable. Dès qu’on suspend ce mon ou ce notre, ce moi, ce lui ou ce nous, il en résulte que, si la psychologie devient « impersonnelle » et « objective », elle perd par là en même temps le caractère d’une vraie psychologie et devient science de la nature. Freud examine l’homme avec la même « objectivité », avec le même dévouement « à l’objet » qu’il a examiné la moëlle de l’Ammocoetes-Pétromyzon au Laboratoire de Brücke (XI, 121). Et tout comme il l’a examiné à l’aide de l’œil muni du microscope, il examine l’homme à l’aide de son ouïe secondée par un sensorium incorruptible et une compréhension profonde de la « réalité humaine » (XI, 120). La communication « personnelle » et réciproque qui a lieu dans la « relation du nous » est remplacée par le rapport unilatéral entre le médecin et le patient, rapport qui ne peut être interverti, et le rapport encore plus impersonnel entre le chercheur et l’objet théorique de la recherche. L’expérience vécue, la sympathie, l’aversion, bref tout contact présentif et interhumain devient ainsi examen théorique d’une chose passée. De cette manière, Freud parvient à une connaissance très vaste de l’homme en tant que créature qui se contredit elle-même, qui souffre, lutte, se cache et se dévoile. C’est par là qu’il a servi la science naturelle de l’homme et l’a enrichie comme aucun savant avant lui ne l’avait fait et comme on ne le fera plus guère après lui. Mais la science naturelle, nous le savons maintenant, ne constitue pas la totalité de l’expérience que l’homme peut acquérir de l’être humain. En laissant en suspens tout ce qui concerne l’être personnel et la communication interhumaine, l’ipséité (Selbst) et les phénomènes significatifs, en un mot : l’Existence, elle ne peut pas nous expliquer pourquoi l’homme comprend au fond la mission divine d’être productif dans la recherche de la vérité scientifique, pourquoi il voit dans cette mission l’idée directrice et le sens de son existence, pourquoi il lutte et supporte pour elle, pourquoi il voit en elle sa puissance et une mission qu’il remplit, malgré la résistance d’un monde incompréhensif, en se maintenant héroïquement jusqu’à la fin.
La fissure dont nous avons parlé plus haut devient ainsi un gouffre. Le psychologue naturaliste — quelle contradictio in adjecto — néglige dans ses réflexions scientifiques le fait anthropologique primordial que [p. 24] l’être est le mien, le tien, le nôtre, et que nous nous comportons (18) toujours d’une certaine manière aussi bien vis-à-vis de l’abstrait « corps » que vis-à-vis de l’abstrait « âme » ; de même, il néglige aussi tout le complexe des problèmes ontologiques concernant la question de savoir qui se comporte ainsi, question visant l’ipséïté. Lorsque cette ipséïté est objectivée, isolée et théorétisée en un moi ou un soi, un moi et un sur-moi, elle est expulsée par là de son propre domaine : l’existence, et est anéantie pour l’anthropologie ontologique. Au lieu d’examiner ce problème anthropologique fondamental, au lieu de se chercher lui-même avec Héraclite (19) et de retourner à lui-même avec saint Augustin,
Freud passe sur le problème de l’ipséïté comme sur une évidence non problématique, ce que firent également les autres savants cités. C’est précisément ce fait qui prouve qu’il y a deux chemins à suivre en psychologie : l’un s’éloigne de nous-mêmes et mène à une fixation théorique, c’est-à-dire à la perception, à l’observation, à l’examen et à la destruction de l’homme réel dans le but de construire scientifiquement son image (sous forme d’un appareil, d’un « mécanisme composé de reflexes », d’un ensemble de fonctions, etc…). L’autre conduit « en nous-mêmes » et cela non par une analyse psychologique dans laquelle nous nous objectiverions nous-mêmes de nouveau, non plus par une analyse caractérologique dans laquelle nous objectiverions nos « particularités » psychologiques individuelles, mais d’une manière anthropologique. Cela veut dire que ce chemin nous conduit vers les conditions et les possibilités de l’être en tant que nôtre ou bien vers les formes et les manières possibles de notre existence. Ce chemin qui conduit « en nous-mêmes » signifie tout d’abord l’ipséité, donc le fond le plus originel de chaque savant. Il indique ainsi l’existence que le savant s’est choisie lui-même dans le monde et contre tout un monde en tant que chercheur de la vérité scientifique et en tant que créateur et proclamateur de cette vérité. Chez tous ces chercheurs, cette supposition semble être la plus naturelle, bien [p. 25] qu’au fond elle soit la moins naturelle. Tout au contraire, il faut voir là l’objet de recherche d’une psychologie qui ne veut pas être une science de la nature, mais qui tend à être précisément une psychologie.
Pour illustrer ceci, je reproduis, avec l’aimable permission de Freud, un passage d’une lettre qu’il a bien voulu m’adresser : « Il m’a toujours semblé que l’autonomie et la confiance naturelle en soi sont les conditions indispensables de tout ce qui nous apparaît comme grand, une fois la réussite assurée ; et je pense aussi qu’il faut faire une distinction entre la grandeur de l’action et la grandeur de la personnalité » (14 avril 1912). Dans cette phrase, Freud exprime précisément ce que nous voulons dire, à savoir qu’il y a, pour tout être humain en tant que tel, la possibilité d’être autonome, c’est-à-dire d’avoir la maîtrise de soi et la confiance en soi, possibilité qui admet évidemment aussi le contraire : l’abandon de l’autonomie et de la maîtrise, De plus, nous voyons que cette possibilité peut être compréhensible par elle-même ou non, Freud procède ici de façon plus anthropologique que dans sa doctrine scientifique ; car il décrit une certaine attitude existentielle de l’homme qui signifie une certaine manière dont l’homme s’approprie et vit son existence dans l’ipséïté.
Quand le chercheur a une fois compris sa manière d’exister ou d’être-dans-le-monde comme sa propre manière d’être lui-même, encore faut-il qu’il se rende compte des autres manières d’être soi-même et de leurs réalisations dans la vie, « L’esprit scientifique », nous l’avons vu plus haut (p. 9), « crée une certaine disposition à se comporter vis-à-vis des choses de ce monde » ; mais, à côté de lui, il y a encore d’autres sortes d’ « esprit » non moins authentiques qui, à leur tour, « créent » d’autres manières de « comportement » vis-à-vis des choses de ce monde. Celui qui est pénétré de la conviction que la primauté revient à la science, à l’esprit scientifique, ne consentira pas à l’admettre.
Certes, il n’est pas interdit à la science, et plus spécialement à la science de la nature — et il ne faut pas qu’il le soit — d’éclairer à la lumière de la raison tous les domaines de l’être et aussi par conséquent celui de l’être humain. Cependant, il faut qu’elle sache que toutes les [p. 26] manières de l’existence et de l’ « expérience » humaines sont autonomes et « immédiates par rapport à Dieu » (unmittelbar zu Gott), pour citer un mot de Ranke, c’est-à-dire qu’elles croient toutes entendre quelque chose de la réalité de l’être, au sens de la vérité, et cela suivant les « formes rationnelles » qui leur sont propres et dont aucune ne peut être remplacée par une autre, ni transformée en une autre. Freud constate que la raison scientifique est le seul accès à la vérité ; saint Augustin affirme : non intratur in veritatem, nisi per charitatem ; et Pascal le répète textuellement : on n’entre dans la vérité que par la charité. Platon, à son tour, (dans son Phèdre) est convaincu que le chemin conduisant aux biens suprêmes ne passe que par la folie divine, la mania, tandis que le Zarathustra de Nietzsche parvient à chaque vérité emportée par la métaphore dionysiaque. Toute raison peut être soumise à la critique, celle de la science naturelle aussi bien que celle de la morale, de l’esthétique, de l’histoire, du mythe, de la religion ou de la vie pratique ; mais c’est là l’affaire de la philosophie : les trois grandes critiques kantiennes de la raison le prouvent, ainsi que la critique moderne de la raison historique et de la raison mythique (Dilthey, Heidegger, Cassirer, et d’autres) ou les ébauches d’une critique de la « vie » que Nietzsche et Klages ont donnée. Toutes ces manières de saisir l’être représentent des formes essentielles de l’existence humaine. Dès que l’une d’elles se pose en juge vis-à-vis des autres, il en résulte un nivellement ou une réduction de l’être humain sur un seul plan. C’est pourquoi l’image que la science de la nature dessine de l’homme peut rendre tous les domaines de l’existence humaine ; mais elle ne peut exprimer immédiatement tous ces domaines selon les formes rationnelles et expressives qui leur sont propres, ce qui est la tâche de l’anthropologie en tant que totalité de l’expérience que l’homme peut avoir de l’être humain, c’est-à-dire de l’expérience de toutes les manières d’exister qui lui sont propres. C’est déjà sa méthode qui empêche la science de la nature d’accomplir cette tâche, méthode consistant à viser plutôt les forces hypothétiquement admises que les phénomènes observés. Ainsi, l’idée de l’homo natura, plus elle est dominée par la raison naturaliste, plus elle limite le champ de l’idée de l’homme moral, mythique, religieux, esthétique, et, même celle de l’homme scientifique. De même que l’idée religieuse ne [p. 27] peut tenir compte des particularités de l’idée scientifique ou esthétique, de même celles-ci ne peuvent tenir compte de l’idée morale. Cependant, il n’y a pas d’erreur plus profonde que d’en déduire que tout « est relatif » ; car une telle conclusion aurait négligé un fait essentiel : à savoir l’existence même de celui qui choisit une de ces manières, soit en l’acceptant avec fatalisme, soit en l’adoptant volontairement comme sienne. Dans ce sens, l’existence reste toujours l’absolu par rapport à ces « relativités ». Ces formes rationnelles ne sont pas prises au hasard. La science, l’art, la morale, la religion, ne sont pas des abstractions dans lesquelles l’être humain existe, par lesquelles il se comprend lui-même, et grâce auxquelles il s’interprète et s’exprime. C’est dans la possibilité de toutes ces formes de l’existence que nous voyons l’historicité de l’homme et c’est dans leurs réalisations que nous voyons son histoire. Les véritables antipodes de Freud sont donc ceux qui, comme Herder, Goethe, W. v. Humboldt, Lotze, Dilthey, et pour notre époque Heidegger ou Ziegler, ont la ferme conviction que seule son histoire peut apprendre à l’homme ce qu’il est en réalité : « L’homme en tant que phénomène précédant l’histoire et la société », écrivait déjà Dilthey (20) en 1883, « est une fonction de l’explication génétique » — « L’individu vit, pense et agit toujours dans une sphère de communauté qui est conditionnée historiquement ». Cela nous confirme seulement ce que nous savons déjà, c’est-à-dire que toute construction de l’image de l’homme, telle qu’une science particulière peut l’élaborer, doit commencer par la destruction de l’historicité, à savoir de ce que l’homme peut objectiver comme existence historique sous forme de l’ « ensemble structural » (Strukturzusammenhang) : expérience vécue — expression — compréhension — signification.
Cette destruction n’est nulle part plus méthodique et plus radicale que dans la science de la nature. C’est pourquoi l’idée naturaliste de l’homo natura doit elle aussi détruire l’homme en tant qu’être, vivant dans une multiplicité de significations et ne pouvant être compris que grâce à celles-ci. Elle doit soumettre l’homme à la dialectique de la [p. 28] science de la nature jusqu’au point où il ne reste rien que la tabula rasa comme résultat de la réduction dialectique et sur laquelle est effacé tout ce qui fait l’essentiel de l’être humain et le distingue notamment des créatures animales, donc tout ce qui sert de point de départ à celui qui s’occupe pratiquement ou scientifiquement de l’homme (21). Ce n’est qu’après avoir détruit l’homme comme existence vivante qu’on peut commencer à le construire selon un principe ou selon une idée définis, soit avec Nietzsche selon le principe de la volonté de puissance en tant que possibilité de donner un sens nouveau à la vie humaine pleine de souffrances, soit avec Freud selon le principe du plaisir en tant que possibilité de conservation et d’intensification de la vie.
La méthode de la science de la nature s’efforce de réduire le monde à des processus qui en eux-mêmes sont dépourvus de sens, pour admettre ultérieurement que l’homme interprète « subjectivement » ces processus
artificiellement objectivés. Cependant le monde se présente toujours de nouveau sous des rapports significatifs, donc lourds de sens (22). L’idée de l’homo natura réduit à son tour « l’homme » à des processus dépourvus de sens : à l’être-objet et à l’être-victime de forces qui le poussent aveuglément, cet homme qui par la suite interprète ce qu’on trouve dans la vie humaine au-delà de ces forces, c’est-à-dire son sens et sa signification, comme invention poétique (Nietzsche) (23) ou comme illusion, consolation ou apparence séduisante. Cependant il faut distinguer deux choses bien différentes l’une de l’autre : 1° La possibilité de démasquer d’une façon « absolue » l’humanité ou l’être humain dans sa totalité par ces procédés de destruction et de construction ; nous caractérisons, dans l’histoire de l’esprit, cette entreprise comme nihiliste; 2° La possibilité de démasquer une époque particulière de la culture, une collectivité ou un individu en découvrant une hypocrisie ou le fait qu’on [p. 29] a vécu au-dessus de son rang ; c’est là la technique que Freud aussi bien que Nietzsche ont appliquée en maîtres. Lorsqu’on confond ces deux procédés : la découverte d’une hypocrisie concrète avec la destruction de la multiplicité des significations propres à l’être humain en tant que tel, on devient nécessairement la proie d’une erreur pleine de conséquences graves, à savoir l’interprétation des possibilités a priori ou essentielles de l’existence humaine comme processus évolutifs, bref l’interprétation de l’existence comme histoire de la nature. On parvient ainsi à « expliquer » la forme religieuse de l’existence par l’angoisse et par le dénuement de l’enfant et de la jeune humanité, ou la conscience de Dieu par le complexe-père, l’existence morale par la « contrainte extérieure » et l’introjection, l’existence esthétique par le plaisir de l’illusion et de la beauté,
Cette critique anthropologique atteint d’ailleurs surtout la doctrine de la sublimation. Là aussi nous avons affaire à une combinaison : 1° Il existe le fait incontestable du « passage » d’une pulsion qui va d’une forme inférieure à une forme supérieure, ou autrement dit, l’inversion de la direction d’un sens inférieur vers un sens supérieur ; 2° Ce fait se combine donc avec la supposition que les formes supérieures remplies du sens qui leur est propre « naissent » elles-mêmes des formes inférieures. A cet égard, nous devons insister sur l’impossibilité de déduire du principe du plaisir et de la pulsion en tant que tels un critère quelconque permettant de juger une forme comme supérieure ou inférieure ; car le plaisir est un phénomène tout aussi abstrait que la force ou la puissance.
Nous ne pouvons ici que répéter ce que Lotze a formulé de façon si frappante dans sa critique de l’essai de Fechner : « Sur le Bien suprême ». Sous ce rapport, Fechner a été le modèle scientifique de Freud. Lotze reproche à Fechner d’avoir laissé « sans forme » (gestaltlos) son « maximum de plaisir » : celui-ci n’a « aucun principe morphotique en lui-même » ; il s’agit, d’après Lotze, d’un « plaisir anonyme » qui ne fait jaillir « aucun contenu qualitatif » et dont le maximum « apparaît comme le sommet d’une gamme qu’on parcourt à l’aide d’additions » (24), [p. 30] comme un plaisir qui est « le plus cumulé et le plus grand » au lieu d’être « le plaisir suprême à proprement parler ». Un tel plaisir est une abstraction, « « un principe insuffisant de la vie » ; « sa véritable grandeur » nous apparaîtra toujours comme dépendant de son objet ou de son contenu ». — « Véracité, assiduité », etc… ne sont pas des moyens qui servent à compléter et à atteindre le maximum de plaisir, mais ce sont des formes « dans lesquelles le maximum de plaisir pourra précisément s’épanouir », « des moyens grâce auxquels précisément le maximum qualitatif du plaisir peut être atteint » (25).
A présent, nous pouvons nous rendre compte du « rapport du plaisir avec l’existence ». Pour arriver à ce but, nous n’avons qu’à suspendre, dans l’analyse anthropologique, le principe objectif du plaisir et de ses mécanismes, c’est-à-dire qu’à réintégrer à l’existence ce qui est, du point de vue phénoménologique, à la base de ce principe. Et alors nous verrons que ce que Freud a élevé au rang du principe du plaisir, suivant ainsi l’exemple de Fechner, n’est qu’une certaine manière de l’existence humaine ou de l’être-dans-le-monde. C’est la manière déjà mise en relief au point de vue anthropologique par Héraclite et qu’il a bien déterminée, à savoir l’existence de l’homme au sein de l’idios cosmos, dans la dépendance de son monde privé (26). Les caractères particuliers qu’Héraclite attribue à cette forme de l’être sont : le sommeil et les rêves, l’abandon du moi dans les passions et dans les jouissances sensuelles (27). Il s’agit ici d’une forme d’être soi-même dans laquelle le moi ne devient pas encore, dans son historicité, présent et transparent pour lui-même, dans laquelle il ne se répète pas (Kierkegaard), mais dans laquelle il se trouve seulement « momentanément », ou autrement dit, c’est la forme d’être en tant qu’être-maîtrisé-par-le-monde. C’est donc la forme de la passivité, [p. 31] l’abandon de l’homme a son être momentané, la « nécessité pathique » (pathisches Müssen) dans le sens de Klages. Mais cela ne signifie nullement qu’il serait absolument faux de parler ici de l’être ; car la passivité humaine, la nécessité humaine, est non seulement un destin mécanique, mais, à vrai dire, une certaine manière de se comporter, à savoir du laisser-se-vaincre-soi-même ou du laisser-se-dominer, et du devoir-laisser-se-dominer-soi-même. Un moi non-autonome, emporté par ses imaginations, ses désirs et ses pulsions, se met ici à la place d’un moi autonome, c’est-à-dire fondé essentiellement sur lui-même et qui ne peut mûrir que dans le travail d’une lutte avec le monde. Or, Freud, en généralisant ce seul cosmos, cette seule manière d’être anthropologique, et en l’élevant au rang d’un principe objectif et d’une puissance absolue de vie et de mort, réalise ainsi la construction de l’homo natura. Et s’il est parvenu en outre à découvrir toujours de nouveau derrière l’homo cultura la physionomie de l’homo natura, cela signifie seulement, au point de vue anthropologique, que nous n’abandonnons jamais entièrement la vie dans l’idios cosmos, dans la dépendance du monde privé, et que nous ne pouvons jamais nous élever complètement au-dessus d’elle. Cela veut dire que les diverses manières de l’existence humaine ne peuvent être interchangées entre elles, mais qu’elles sont réciproquement immanentes. Mais dans ce sens, il est indispensable qu’il en soit de même pour le koinos cosmos, pour l’abandon du moi dans la communauté spirituelle et historique, dans la participation à la raison, à la morale, à l’art et à la religion. Même dans ces cosmoi, la vie ne peut jamais tomber à zéro, pour ainsi dire, puisque l’homme est un être aussi bien- collectif qu’individuel : la vie le conduit alternativement de l’un à l’autre. Si Freud découvre toujours de nouveau que tant l’humanité que l’individu « vivent au-dessus de leur rang », cela ne veut pas dire que le principe du plaisir domine toute la vie humaine, mais seulement que l’homme dans sa vie quotidienne prend l’existence trop à la légère, et cela d’une manière bien caractérisée par une tendance au laisser-aller. Freud a montré à l’humanité que les névroses sont des formes d’une telle légèreté de la conception et de l’action ; elles sont des formes évoluées d’une vie infantile, c’est-à-dire non-autonomes, dépendant du moment et attachées à celui-ci, d’une vie ne pouvant pas se comprendre elle-même. La forme [p. 32] authentique d’ailleurs d’une telle existence qui s’adonne au moment est le désir « au-delà » du destin, la fantaisie sans mesure. Il y a une autre forme opposée à celle-ci : l’action créatrice dans la vérité, la réalisation et l’énonciation de la vérité telles qu’elles s’épanouissent pour nous dans la propre existence de Freud. Le « commandement qui invite l’homme occidental à l’activité » (abendländisches Aktivitätskommando) dont Thomas Mann a parlé, est au fond le véritable commandement à la recherche et à la proclamation de la vérité scientifique et esthétique. Ce commandement a été donné et compris une première fois à l’époque des Grecs ; une deuxième fois, de manière plus aiguë et plus impérieuse, au début des sciences de la nature ; mais de la façon la plus aiguë et la plus urgente, à notre époque de la technique scientifique. Cependant, l’homme occidental, au lieu de trouver, dans la maison qu’il a laborieusement construite, un domicile, un foyer, un but, a plutôt à « rouler » et cela de plus en plus vite à mesure qu’il a suivi ce commandement : « Depuis Copernic » dit Nietzsche, « l’homme roule du centre vers un X » (28). Moins les désirs ont pu empêcher ce destin de l’homme, moins ce destin a pu freiner les désirs ; plus le destin a tâché d’habituer l’homme à la mesure, au nombre et au poids, plus ces désirs déchaînaient ; car, pour citer un autre mot de Nietzsche, l’homme ressemble à l’arbre : « Plus il s’élève vers le ciel et la lumière, plus ses racines s’enfoncent dans le sol, dans l’obscurité, la profondeur, dans le mal ». C’est seulement l’homme créateur qui est capable de supporter la vie pénible au milieu du Bien et du Mal, flottant entre l’ascension et la descente, réconciliant le désir et le destin, .c’est-à-dire seulement l’homme qui aime la vérité et qui la cherche, donc l’homme capable de se métamorphoser et pour lequel le commandement à l’activité ne signifie pas un coup de fouet, mais une mission de vie et de mort ; il en est ainsi pour le chercheur et pour l’artiste (29). C’est [p. 33] pourquoi nous voyons dans l’existence historique de Freud l’homme exemplaire de son siècle. Par opposition à lui, nous voyons l’autre extrême, ces êtres nombreux, trop nombreux, qui lui ont permis de concevoir et d’élaborer l’idée de l’homo natura, tous ceux qui sont improductifs et qui fuient la vérité, qui ne sont pas délivrés et qui évitent les souffrances, tous ceux qui ne sont pas capables de se métamorphoser et qui ne sont pas libres, ceux qui sont trop bons ou trop mauvais, qui n’osent ni s’élever ni s’abaisser, qui sont acculés au désir sans bornes et qui ont échoué parce que le destin exige la mesure : les névrosés et les fanatiques. Il est évident que le nombre des individus qui n’ont pas trouvé eux-mêmes un centre, devaient devenir innombrables, dans la mesure où l’humanité, dans sa totalité, commençait à rouler du centre vers un X. Il n’en est pas moins clair que la psychologie devait alors remplacer la théologie, la santé, le salut, le symptôme, la souffrance, le médecin, le confesseur, et que le plaisir et la douleur devenaient « les problèmes de premier plan » à la place du sens et du contenu de la vérité. Le siècle a trouvé à la fois ses maîtres sévères et ses éducateurs dans le philosophe impitoyable Nietzsche et dans le médecin Freud. Mais, tandis que le premier a résolu le X, inconnu, vers lequel l’humanité roule, par le cycle de l’éternelle répétition du semblable, donc par une solution mathématique que ses contemporains ne voulaient et ne pouvaient admettre, et tandis qu’il a espéré trouver la mesure et le milieu (30), « dans une tendance à dépasser l’humanité », dans le sur homme, Freud à son tour a déterminé cet X comme l’issue de la lutte entre Eros et la Mort (31), et il a cru trouver le milieu et la mesure dans la compréhension d’une nature humaine qui reste au fond éternellementla même, bien qu’elle se » développe » dans la soumission aux lois et aux mécanismes de cette nature.
Comme naturaliste d’ailleurs, il ne s’est pas contenté de mettre en relief le but ; dans un travail laborieux, il a indiqué en même temps le chemin, la « méthode » à l’aide de laquelle chacun peut atteindre ce but. Comme médecin, il a, avec une patience infatigable, aidé les individus à [p. 34] suivre ce chemin. Comme « existence humaine », il sert de flambeau à l’humanité, en lui apprenant le respect des puissances inconnues de la vie, la confiance en la puissance de la raison scientifique, la véracité vis-à-vis d’elle-même et vis-à-vis de la puissance impitoyable de la Mort.
Ludwig BINSWANGER (Kreuzlingen).
Traduit par H. POLLNOW (Paris).
NOTES
(1) D’après une conférence faite, le 7 mai 1936, à la Société Académique de Psychologie Médicale de Vienne, à l’occasion du 80e anniversaire de Sigmund Freud. Voir l’article publié dans la « Nederlandsch Tijàschritt voor Psychologie », Jaargang IV, n° 5 et 6.
(2) Cf. XII, 114 : « Je perds donc le courage de me poser en prophète devant mes semblables, et je m’incline devant leur reproche de ne savoir leur apporter aucune consolation ; car c’est après cela qu’ils soupirent au fond tous les révolutionnaires les plus farouches non moins passionnément que les croyants les plus respectueux ».
(3) Cf. Justus Schwarz : « Die Lehre von den Potenzen in Schellings Altersphilosophie » Kantstudien, t. 40, 1936.
(4) Bien que selon Freud les manifestations primitives des pulsions ne soient « ni bonnes ni mauvaises en elles-mêmes », il se trouve cependant obligé de concéder que toutes les manifestations condamnées comme mauvaises par la société sont parmi celles qui sont primitives. D’ailleurs, quelques pulsions apparaissent dès le début sous forme de polarités, et l’homme n’est en général ni complètement « bon » ni complètement « mauvais ». Cependant, l’expérience prouve « que la préexistence de très fortes pulsions « mauvaises » chez l’enfant devient souvent précisément la condition d’un revirement particulièrement net de l’adulte vers le « bien » (X, 323-324).
(5) Il est extrêmement instructif d’établir un parallèle entre Locke et Freud. Chez
Locke, il s’agit du problème fondamental de savoir jusqu’où peut aller la capacité cognitive de l’homme ; chez Freud, il s’agit du problème fondamental de savoir jusqu’où peut aller l’éducabilité culturelle de l’homme. Locke cherche la méthode de la connaissance vraie, alors que Freud cherche la vraie manière de vivre par rapport à la culture. Locke prend comme point de départ l’incertitude de la possibilité pour l’homme d’atteindre le but d’une connaissance totale ; Freud part de l’incertitude de la possibilité pour l’homme de parvenir à une éducabilité culturelle totale. Quant à la méthode, tous deux admettent comme principe que le composé provient du simple, le général du particulier. Tous deux conçoivent la vie psychique comme « mouvement » d’éléments simples et bien déterminés par les lois de la nature, éléments qui chez Locke sont les idées, chez Freud les pulsions. Tous deux commencent ou pour mieux dire finissent par le symbole de la tabula rasa. Tous deux représentent un empirisme psychologique conséquent, et traduisent par là l’influence de Descartes. Tous deux sont convaincus de ne point recourir à une hypothèse métaphysique. Tous deux tendent vers le sensualisme et le nominalisme. Certes, il y a entre eux de nombreuses différences dues avant tout au fait que Freud est un pur naturaliste ou empiriste, tandis que Locke est non seulement un philosophe empiriste, mais en même temps déjà un philosophe critique (Cf. à ce sujet Riehl : « Der, philosophische Kritizismus », I). Résumons par la formule suivante le parallèle qui existe entre Locke et Freud. Locke dit : nihil est in intellectu, quod non fuerit in sensu, alors que Freud dit : nihil est in homine cultura, quod non fuerit in homine natura. Mais, de même que nous ne perdons pas de vue, quant à la thèse de Locke, l’addition leibnitzienne : nisi intellectus ipse, nous devons ajouter à celle de Freud : nisi homo ipse. La forme complète de la thèse freudienne serait donc : Nihil est in homine cultura, quod non fuerit in homine natura, nisi homo cultura ipse. Or, cet homo cultura ipse est l’ensemble de toutes les formes culturelles a priori de l’être humain ; comme l’intellectus ipse constitue l’ensemble de toutes les formes a priori de la raison pensante.
(6) Cf. Rickert : « Die Grenzen der naturwissenschaftlichen Begriffsbildung » ; L. Binswanger : « Einführung in die Probleme der allgemeinen Psychologie » ; Th. Haering : « Philosophie der Naturwissenschaft ».
(7) Cf. à ce sujet : Hoenigswald : « Denkpsychologie », 2e édition, et plus récemment : Erwin Straus, « Vom Sinn der Sinne », 1936.
(8) Cf. L. Binswanger : « Freud und die Verfassung der klinischen Psychiatrie », Archives suisses de Neurol. et de Psych., 27 (1930), p. 189-190.
(9) Le caractère empirique et constructif de l’homo natura, caractère rigoureusement conforme à la science de la nature, oppose cette idée freudienne à l’idée de l’homo natura chez Nietzsche encore davantage que ne le fait l’opposition d’Eros à la volonté de puissance. De même, il l’oppose à celle de Rousseau, de Novalis et de Klages
(10) Cf. au sujet de ce terme : L. Binswanger, « Lebensfunktion und innere Lehensgesohichte », Monatsschr. f. Psycho u. Neur., LXVIII, 1928. — On pourrait facilement faire ressortir davantage le rôle central que jouent la sexualité et le facteur érotique dans l’histoire individuelle interne, par l’analyse de leurs rapports particuliers avec le temps et l’espace vécus (avec la prolongation et l’instantanéisation, avec l’élargissement et le rétrécissement de l’existence), avec l’expérience vécue du changement et de la continuité, de la création et de la nouveauté, de la répétition et de la fidélité, de la force pulsionnelle d’une part et de la résolution et de la décision d’autre part, etc…
(11) Nietzsche im Lichte der Philosophie von L. Klages, Reichls Philosoph. Almanach IV, 310.
(12) Cf. avant tout : H. Friedemann, Platon : Seine Gestalt, (1914), spécialement : Die Seele bei Platon und der griechische Leib.
(13) Cf. à ce sujet Klages : « Die psychologischen Errungenschaften Nietzsches », ainsi que le travail de Loewith que je viens de citer. Je dois beaucoup à ces deux ouvrages. Je crois d’ailleurs que les corrections de Loewith à l’égard des conceptions de Klages sont nécessaires.
(14) « Ueber Psychotherapie, Der Nervenarzt », VIII, 1935, Cf. aussi : « Traum und Existenz », « Neue Schweizer Rundschau », Sept, und Okt, 1930.
(15) J’ai trouvé récemment chez Taine une anticipation particulièrement instructive sur la notion freudienne du refoulement ; celui-ci dit dans « Les Origines de la France contemporaine » (IV, 96), lorsqu’il décrit la souveraineté des passions libres en 1790 : « Une grande expérience va se faire sur la société humaine : grâce au relâchement des freins réguliers qui la maintiennent, on pourra mesurer la force des instincts permanents qui l’attaquent. Ils sont toujours là, même en temps ordinaire; nous ne les remarquons point parce qu’ils sont refoulés, mais ils n’en sont pas moins actifs, efficaces, bien mieux, indestructibles. Sitôt qu’ils cessent d’être réprimés, leur malfaisance se déclare comme celle de l’eau qui porte une barque et qui, à la première fissure, entre pour tout submerger. » — Il existe encore bien d’autres concordances entre le naturalisme psychologique de Taine et celui de Freud.
(16) « Kleine Schriften », l, 228.
(17) Cf. au sujet de la psychologie pavlovienne, l’ouvrage d’Erwin Straus : Vom Sinn der Sinne, 1935, et Buytendijk et Plessner : Die physiologische Erklarung des Verhaltens. Acta Biotheoretica, Serie A. Vol. l, 3, 1935.
(18) L’âme est ou bien une notion religieuse, métaphysique, ou une notion de la science de la nature, en tous cas une notion de psychologie objective, mais elle n’est nullement une notion authentique de la psychologie.
(19) Cf. Fragm. 101, éd. Diels.
(20) Cf. Gesammelte Schriften, VII, p. 10.
(21) Cela peut aussi être prouvé par une analyse de la méthode de Nietzsche, comme Loewith l’a montré très nettement.
(22) Cf. à ce sujet ma controverse avec Erwin Straus dans : Geschehnis und Erlebnis, « Monatschrift f. Psychiatrie », Bd. 80, 1931.
(23) Cf. par exemple les trois formules : l’homme = celui qui cache les choses ;
l’expérience vécue = l’invention poétique ; l’homme = celui qui idéalise l’existence.
24) Lotze précède ici la critique par laquelle Erwin Straus rejette toute psychologie objective basée sur l’atomisme. (Cf. Vom Sinn der Sinne.)
(25) « Kleine Schriften « , II, 282-283.
(26) Cf. Fragm. 89 (Diels): « Ceux qui veillent ont toujours un monde commun ; mais dans le sommeil, chacun se détourne de celui-ci vers son propre monde ». « Cosmos » signifie déjà à l’époque d’Heraclite, non seulement « monde », mais surtout « situation par rapport au monde ».
(27) L. Binswanger : « Heraklits Auffassung des Menschen », 1. c., p. 18 et suiv.
(28) Cf. XV, 142. On sait que Freud distingue trois « offenses du narcissisme humain » : à côté de l’offense cosmologique de Copernic, l’offense biologique de Darwin, et l’offense psychologique qu’il commet lui-même en prouvant à l’homme que « le moi n’est pas le maître dans sa propre maison ». X, 355.
(29) Cf. Nietzsche ; Zarathustra, Werke, VI, 125.
(30) Cf. Loewith, Nietzsches Philosophie der ewigen Wiederkunlt des Gleichen, 1935.
(31) Cf. « Au-delà du Principe du plaisi ».
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