Don Bernard Maréchaux. Réponse aux observations de Dr Le Menant du Chesnais [au sujet des apparitions diaboliques]. Apparitions démoniaques. Article parut dans la revue « Le Monde invisible », (Paris), Première année, 1899, pp. 416-419.
[L’article de Le Menant des Chesnais. Apparitions démoniaques est en ligne sur notre site.]
Bernard-Marie Maréchaux (1849-1927). Bénédictin olivétain du monastère Notre-Dame de la Sainte-Espérance de Mesnil-Saint-Loup, Aube (1871/1872-1901 et à partir de 1914). – Assura la charge pastorale de la paroisse du Mesnil-Saint-Loup de 1901 à 1903. – Abbé du monastère de Sainte-Françoise-Romaine à Rome (1903-1914). Quelques-uns de ses travaux :
— La réalité des apparitions démoniaques. Paris, P. Téqui, 1899. 1 vol.
— Le démoniaque dans la vie de Saints. Le monde invisible; 1899.
— Apparitions démoniaques. Article parut dans la revue « Le Monde invisible », (Paris), Première année, 1899, pp. 56-56.
— Le merveilleux divin et le merveilleux diabolique. Paris, B. Bloud, s. d. [1901]. 1 vol
— Anges et démons le monde des esprits. Paris, Bloud , 1911. 1 vol.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr
[p. 416]
RÉPONSE
AUX OBSERVATIONS DU Dr LE MESNANT DES CHESNAIS
J’accepte bien volontiers la discussion à laquelle me convie en termes si courtois, M. le Dr Le Mesnant des Chesnais. Nous sommes, lui et moi, d’accord sur les principes ; l’entente se fera sans trop de difficulté, je l’espère, sur le terrain des faits.
« Il est admis, dit mon honorable contradicteur, que les esprits peuvent puiser dans la matière les éléments nécessaires pour se manifester à nous en impressionnant physiquement soit le sens de la vue, soit tout autre sens. »
A la rigueur, cette constatation me suffit. Mais élargissons la thèse sur le rôle des esprits, et embrassons-la dans toute l’ampleur que lui donne la théologie catholique. D’après saint Thomas, les esprits bons ou mauvais ont la vertu de mouvoir la matière ; ils peuvent agir soit sur nos sens externes, soit sur nos sens internes.
Ils agissent sur les premiers, en produisant des apparitions ou des bruits ; sur les seconds, en imprimant des secousses au cerveau et en y excitant des images. Dans ce dernier cas, leur action, quoique plus subtile, reste une action physique, et ne sort pas de l’ordre matériel. Et c’est tout à fait à tort qu’on la qualifierait d’action morale et purement spirituelle, comme si les esprits pouvaient agir directement sur notre volonté :
Étant donné cet exposé de principes, nous ne comprenons pas pourquoi M. Le Mesnnnt des Chcsnais veut restreindre l’activité des esprits à l’influence interne, et semble révoquer en doute leur influence externe. Il n’est pas dans le plan de la Providence de limiter l’action des causes secondes, qu’elle se contente de diriger sans restreindre aucunement leur sphère d’activité.
Si les esprits peuvent impressionner physiquement nos sens externes, il est logique de conclure qu ‘ils usent quelquefois de leur pouvoir, à savoir dans les temps et les lieux où la Providence souveraine de Dien leur permet d’en user.
Autre considération. M. Le Mesnant des Chesnais admet l’argument [p. 417] d’analogie que j’invoquais entre l’action des bons anges et celle des démons. Nier la réalité objective des apparitions démoniaques, c’est jeter un doute sur la réalité objective des apparitions angéliques. Établir ces dernières, c’est démontrer tout au moins la vraisemblance des autres.
Or, la réalité des manifestations angéliques dans l’Ancien et le Nouveau Testament ne fait doute pour aucun croyant. Faut-il rappeler l’apparition des trois anges à Abraham sous forme humaine, la lutte de Jacob avec un esprit angélique, l’ânesse de Balaam menacée par un ange (ce n’était pas un cas d’hallucination), le guerrier céleste se manifestant à Josué, etc., et surtout la merveilleuse intervention de l’archange Raphaël en faveur de la famille de Tobie ? Dans tous ces faits, le côté extérieur, physique de l’apparition est clairement mis en relief.
Dans le Nouveau Testament, les apparitions de l’ange Gabriel à Zacharie et à la très sainte Vierge se sont évidemment produites d’une manière externe. Notre-Seigneur est servi par les anges nu désert, réconforté par un ange en sa Passion. Saint Pierre est délivré par un ange.
Tirons la conclusion. Si les apparitions angéliques sont si fréquentes, si incontestables, pourquoi n’y aurait-il pas en parallèlement des apparitions démoniaques ? — La sainte Écriture, objectera-t-on, ne les mentionne pas. — Cela tient à cette raison péremptoire, que l’action des anges s’exerçait principalement chez le peuple de Dieu, alors que l’action des démons s’exerçait, comme sur son terrain propre, chez les païens, dont ils étaient les dieux, suivant, ce mot du Psalmiste : omnes dii gentium daemonia. Or, la sainte Écriture ne s’occupe que très indirectement de ce qui se passait chez les païens.
Mais est-il vrai qu’elle se taise absolument sur les manifestations démoniaques ? Il serait inexact de l’avancer, témoins les passages suivants. Les plaies d’Égypte sont attribuées par le Psalmiste aux mauvais anges, immissiones per· angeloss malos. Quand l’ange exterminateur frappait les premiers-nés des Égyptiens, son action était bien externe et physique. De même, quand le diable tourmentait Job. Bien plus, il est probable qu’il apparaissait à ce saint homme sous des formes monstrueuses ; Job dit au Seigneur : Vous me terrifiez par des songes, vous m’agitez par d’horribles visions, c’est-il-dire vous donnez à l’esprit impur le pouvoir de m’obséder au dedans cl au dehors. Enfin Isaïe, dans un très curieux passage, nous dépeint les démons hantant les ruines des villes maudites sous des formes bestiales : et occurent dœmonia ono centauris, (Isaïe, XXXIV, 14.) [p. 418]
Mais laissons de côté ces faits pourtant assez caractéristiques. J’ai hâte d’en venir à la tentation au désert, dont M. l’abbé Le Camus révoque en doute la réalité physique.
Remarquons tout d’abord que si saint Cyprien et Théodore de Mopsueste ont opiné pour une tentation purement interne, la majorité des Pères s’est prononcée pour une tentation externe, et que, du temps du savant interprète Maldonat, l’unanimité des auteurs, omnes auctores, avait embrassé ce dernier sentiment.
Et ce n’était pas sans raison ; seul il répond au sens obvié du saint Évangile. Tout indique une action extérieure. Comment par exemple expliquer la seconde tentation, la tentation de présomption, si Notre-Seigneur n’a pas été réellement transporté sur le pinacle du temple ? Comment entendre ces mots insolents du diable, Je te donnerai tout cela pourvu que tombant à mes pieds, tu m’adores, si Notre Seigneur n’a pas vu devant lui le diable sous une forme humaine ? D’un bout à l’autre, le récit suppose une apparition externe, un vrai colloque terminé par une dernière réplique victorieuse qui force le diable à se retirer. Et alors les anges s’approchent eux aussi visiblement, et ils servent Jésus, c’est-à-dire, avec un respect infini, ils le relèvent de son jeûne en lui présentant des aliments.
Les objections de M. Le Camus ne sont rien auprès des difficultés insolubles où l’engage sa tentative de tout expliquer par une action purement intérieure de Satan. Cette explication, comme renseigne saint Grégoire, et comme le répète Cornélius à Lapide, déroge à la dignité du Sauveur, en le supposant accessible à une illusion. Eh ! quoi, le démon aurait pu troubler I’imagination du Fils de Dieu, au point de lui faire croire qu’il le transportait sur le pinacle du temple. Cela n’est pas admissible. Une telle illusion est possible en nous, à cause de la rupture d’harmonie qui existe depuis le péché entre la raison et les facultés sensitives. Notre-Seigneur, en qui ces facultés étaient dans une dépendance absolue de la raison, ne pouvait être le jouet d’une hallucination de ce genre. Impuissant à troubler son imagination, le diable était réduit à le combattre en lui apparaissant extérieurement.
Je n’insiste pas. Mon honorable contradicteur ne répugne pas à admettre la réalité physique de l’apparition du diable à Notre-Seigneur; mais il me dit : La tentation d’Eve, la tentation de Jésus, cela fait en tout deux apparitions démoniaques avérées. Pouvez-vous me citer d’autres faits du même genre, résistant à une sévère critique ? — Il me semble les avoir tout au moins
J’ai cité en effet lcs vies de saint Antoine par saint Athanase, de saint-benoît par saint Grégoire le Grand, où se trouvent relatés des faits nombreux d’apparitions démoniaques. Je maintiens ce que j’ai dit de I’autorité de ces deux documents, célèbres dans l’antiquité ecclésiastique. Saint Grégoire le Grand, l’un des fondateurs de la civilisation chrétienne, n’était pas puérilement crédule, quoi que semble insinuer M. le Dr Le Mesnant des Chcsnais. Spécialement, en ce qui concerne la vie de saint Benoit, il cite ses sources, il n’a n’avance rien que sur le témoignage de graves et vénérables personnages qui étaient à même de le renseigner authentiquement sur la vie et les miracles du saint ; il fait preuve, au sens moderne du mot, d’esprit critique.
Que mon contradicteur me permette cette réflexion, ces illustres docteurs, saint Athanase et saint Grégoire, n’avaient, pour apprécier les faits surnaturels ou préternaturels, mieux que l’indiscutable sincérité, mieux même que la rectitude et la sérénité du jugement ; ils avaient un tact, un discernement particulier, qui leur venait de Dieu. Seul un saint peut, avec une parfaite compétence, comprendre et juger un saint.
J’estime donc que les apparitions démoniaques, rapportées par ces deux saints docteurs, résistent à la critique la plus exigeante,
Il en est de même de celles qui entrent si étroitement dans la trame de la vie d’un saint, qu’on ne saurait les en séparer sans la déchirer et la défigurer. J’ai nommé sainte Françoise Romaine. Sa caractéristique est la présence continuelle d’un ange à ses côtés sous forme visible. Par contre, elle était souvent harcelée et même outrageusement battue par les démons, dont l’action physique n’est pas niable dans l’espèce, puisque le bruit et les coups étaient entendus par le mari ou par les compagnes de la sainte. Supprimez l’assistance visible d’un ange, supprimez les attaques furieuses des démons, vous n’avez plus la physionomie angélique et héroïque de sainte Françoise, telle que l’Église la propose à notre vénération.
Le peu de temps dont je dispose me contraint d’interrompre cette élude. Puisque j’y suis convié par l’honorable M. Le Mesnant des Chesnais, je ferai une excursion dans les colonnes des Bollandistes, et j’y relèverai sans peine un grand nombre de faits relatifs aux apparitions démoniaques, et de faits tels que d’un côté ils satisfassent aux exigences de la critique historique, et que de l’autre ils ne puissent s’expliquer par l’hypothèse d’une simple hallucination.
Dom Bernard MARECHAUX,
Bénédictin de la Congrégation olivétaine.
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