Guillaume-Léonce Duprat. Le rêve et la pensée conceptuelle. Article parut dans la « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), tome LXXII, juillet à décembre 1911, pp. 285-289.
Duprat, Guillaume Léonce (1872-1956). Philosophe et sociologue. Auteur très prolifique, il a joué un rôle important à l’Institut international de sociologie. Il fut le prédécesseur de Jean Piaget à la chaire de Genève. Outre les très nombreux articles nous avons retenu :
— Les causes sociales de la folie. Paris, J.-B. Bailliète et Fils, 1900. 1 vol.
— L’instabilité mentale. Essai sur les données de la psycho-pathologie. Thèse pour le doctorat es-lettres présenté et soutenue à la Faculté des Lettres de Paris. Paris, Félix Alcan, 1898. 1 vol.
— La négation. Etude de psychologie pathologique. Article paru dans la « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), vingt-huitième année, tome LV, janvier à juin 1903, pp. 598-507. [en ligne sur notre site]
— Le Mensonge. Etude de psycho-physiologie pathologique et normale. Paris, Félix Alcan, 1903. 1 vol.
— Occultisme et spiritisme. Alençon, Veuve Félix Guy et Cie, 1901. 1 vol.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original. – Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr
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LE RÊVE ET LA PENSÉE CONCEPTUELLE
I
Freud, dans une théorie des rêves (1), devenue pour bien des psychologues le point de départ de nouvelles recherches, a insisté sur le « »symbolisme » qui caractériserait l’imagination humaine dans le sommeil. Le rêve ne paraît plus absurde, illogique : on lui reconnaît une importance beaucoup plus considérable, une signification. Mais on n’a peut-être pas encore tiré de la théorie nouvelle toutes les conséquences qu’elle comporte surtout au point de vue des rapports entre l’imagination et la pensée conceptuelle.
Le rêveur, de l’avis de tous ceux qui ont étudié les songes (aussi bien ceux des aliénés et des hystériques que ceux, plus difficiles à connaître, des gens normaux), est dans un état manifeste de régression mentale ; c’est chez nous l’homme civilisé moins la réflexion critique et la domination de soi-même, dépouillé de ce qui en fait un être social et moral, un « penseur » soumis à la discipline de la pensée objective par concepts ou par mots. Sans doute, il est différents degrés dans la régression intellectuelle due au sommeil dans les états hypnagogiques ou de demi-somniation, on parle et l’on pense encore grâce au symbolisme verbal ; les rêves correspondant à ces états sont même ceux dont on se souvient le mieux, ceux qui ont pu faire croire à des psychologues de l’école descriptive, jugeant du rêve d’après leur expérience personnelle, que leur pensée dans le sommeil ne différait de la pensée dans l’état de veille que par l’illogisme, l’incohérence. Mais nous avons un moyen, et peut-être le seul convenable d’étudier la pensée humaine dans le sommeil profond, au stade extrême de la régression mentale au lieu de demander à un être normal de se souvenir imparfaitement, arbitrairement même, grâce à une reconstitution logique et verbale déjà signalée (2), de ses rêves ou [p. 286] plutôt de ses mélanges de rêve et de méditation confuse, nous pouvons amener des hystériques à « l’état second » dans lequel les souvenirs des faits subconscients, ou relevant d’une personnalité « anormale » comme celle du rêveur — sont si nets, si précis, si complets. Alors, le rêve véritable nous apparaît comme la conséquence, non d’une dissociation d’éléments, ou, comme le suggère Freud, d’une opposition relative de deux groupes d’éléments dissociés, mais d’une réduction du moi normal à ce qu’il serait encore sans les artifices sociaux destinés à assurer l’objectivité de la pensée, à réaliser la « pensée conceptuelle. »
Ce qui constitue l’activité mentale du rêveur, c’est en définitive ce qui constitue aussi l’activité mentale primitive, celle de l’être humain appelé à devenir raisonnable, mais qui en est encore au stade prélogique, et dont M. Lévy-Bruhl a montré l’aptitude prédominante à former une multitude d’images, de souvenirs précis et l’inaptitude à la liaison objective de termes communs (3). L’identité foncière de la pensée primitive et du rêve nous explique pourquoi les primitifs, bien qu’ils « distinguent fort bien les perceptions qui leur arrivent en rêve, de celles qu’ils reçoivent étant éveillés », accordent « autant de créance à une sorte de perception qu’à l’autre (4). Sans doute ceci est dû en partie (selon la thèse principale et très sociologique de M. Lévy-Bruhl) à des sentiments mystiques imposés à l’individu par la collectivité, et c’est peut-être pourquoi, chez les Indiens de l’Amérique du Nord, par exemple, se présente encore « toute une technique pour assurer la sincérité et la valeur du rêve ». Mais c’est aussi parce que le primitif ne peut pas opposer comme le civilisé, le rêve à un état de veille très dissemblable, à des notions objectives, critiquées, analysées, articulées après réflexion, socialisées, tout cela grâce à un verbalisme complexe et varié. Notre façon habituelle de voir le monde au travers des mots et des entités nous empêche même de nous souvenir de nos rêves, tant notre moi intellectuel de la veille est profondément différent de celui du sommeil. Le primitif au contraire passe de plain pied des visions du rêve à celles de la veille, et il ne distingue celles-ci qu’à un point de vue très naïvement pragmatique, celui de l’action, de l’efficacité immédiate.
II
Si l’on admet que le rêveur est, comme le sauvage et le primitif, presque un pur imaginatif, qui ne fait pas entrer ses images dans les formes objectives de l’entendement, qui ne remplace pas les faits [p. 287] concrets par des concepts abréviatifs, artificiellement reliés les uns aux autres par des « rapports intelligibles », — nous ne dirons plus avec Freud qu’il symbolise lorsqu’il remplace par des situations ou évolutions complexes, simplement imaginées, des termes et liaisons par nous « conçus ». L’homme civilisé à l’état de veille symbolise sans cesse : le symbolisme verbal est sa caractéristique. Le rêveur au contraire, réduit à son moi fondamental, est obligé de recourir au procédé primitif d’ « imagery », d’évocation d’images concrètes, de situations particulières ou d’évolutions imaginables, pour effectuer le travail mental, rendu si aisé à l’homme éveillé par le concours des mots, des termes communs, des entités (produits d’une application constante à l’activité humaine du principe du moindre effort). Ce qui importe dans le rêve, ce qui est tout le rêve, c’est le déroulement rapide, continu, des phases excessivement variées d’un phénomène hallucinatoire dont la richesse incomparable est parfois digne de l’artiste à l’imagination la plus féconde ; ce sont des jeux variés, incessamment diversifiés, d’images enveloppées et enveloppantes, significatives par elles-mêmes et dispensant d’avoir recours aux concepts de qualités ou attributs, types et relations, à tous ces produits qualifiés « intelligibles » d’une analyse sans laquelle chacun de nous pourrait encore vivre intellectuellement d’une façon estimable.
Mais où donc est le symbole ? Quelques cas récemment signalés (5) montrent par exemple que l’idée mystique de la tentation est remplacée en songe par une scène à plusieurs personnages ; celle du péril par l’évocation d’un précipice ; celle de la difficulté par un chemin rocailleux ; celle de la vie rude et cruelle par l’apparition d’un sauvage brutal qui vous malmène ou vous terrifie ; celle de la cruauté par la vision d’un bandit, etc. Çà fait penser à l’allégorie ; mais l’allégorie est destinée à nous rapprocher du réel. Le rêve, c’est en un sens « l’idée rendue sensible par un procédé essentiellement artistique, souvent signalé sous le nom de « dramatisation ». Rêver, c’est remplacer le symbole verbal par les faits concrets que le mot devrait évoquer plus ou moins nettement. Le rêveur donne raison au nominaliste : il rejette autant que possible le symbolisme verbal, cause de psittacisme, pour se rapprocher des conditions normales d’une représentation claire et distincte. Pour « penser » la profondeur de l’eau en un point rapproché du rivage, il imagine une personne entrant dans la mer, disparaissant sous le flot pour apparaître de nouveau un peu plus loin et, comme pour enrichir « l’imagerie », il voit ensuite un bateau à demi-submergé dans le bas-fond, puis une personne venant en sens inverse et disparaissant à son tour dans la passe dangereuse. Voilà bien l’idée de profondeur convenablement imaginée en l’absence de tout symbole proprement dit. Elle trouvera place sous la même [p. 288] forme dans les rêves ultérieurs de la même personne, dominée, jusque dans ses visions nocturnes, par ses habitudes cérébrales et mentales où nous emploierons le mot « profondeur », le rêveur, plus consciencieux, évoquera les visions dont notre mot est le substitut.
III
Ce qui porterait tout d’abord à adopter le terme « symbolisme », c’est que nous avons à traduire les rêves en notre langage d’homme civilisé éveillé, à donner une « interprétation ». Voici par exemple un rêve d’apparence incohérente : G. voit un caissier qui lui paye une grosse somme partie en billets bizarrement teintés et découpés, partie en pièces dont quelques-unes ressemblent plutôt à des rondelles de plomb ou même de poterie grossière. G. aperçoit en même temps des pièces de monnaie étincelantes et des billets de banque intacts, fort bien teintés. Soudain, il se trouve transporté devant un guichet de la poste, puis dans un grand hall de gare de marchandises, devant un employé comptable. Une rixe se produit, G. se dirige vers une issue éloignée pour ne pas être mêlé à une mauvaise affaire. Au moment où il sort, il voit comme un flot de sang s’échapper de la bouche d’un homme qui chancelle et il imagine une scène de duel ; mais le flot de sang se change en un flot de vin rouge et l’homme chancelant, titubant, disparaît.
Or, tout ce luxe d’images s’explique dès que l’on sait que G. a la préoccupation subconsciente d’une somme à encaisser dans un établissement de crédit, dont un employé lui paraît alcoolique et susceptible d’éveiller la méfiance. Le rêveur a imaginé des pièces fausses et de faux billets contrastant avec de véritables valeurs (idée de tromperie), le caissier de la banque, l’employé de la poste et celui des chemins de fer (idée de paiement), le bruit de la rixe, le duel contrastant avec l’ébriété (réduction d’une apparence de fait grave à un fait banal évoquer les deux états analogues, n’est-ce pas le moyen de distinguer l’un de l’autre et de mieux définir le second), tout cela à l’occasion d’un simple sentiment de méfiance que l’homme éveillé exprime en quelques mots. Mais combien ce processus d’imagination, cette « imagerie » du rêve, diffère par sa fécondité du processus si terne de la pensée conceptuelle !
Autre exemple L. a été frappé, il y a quelques semaines déjà de la décoration inaccoutumée d’une salle d’hôtel de ville. Comment maintenant le concept de fête exotique et le désir d’assister à des réceptions mondaines vont-ils se manifester, par des jeux d’images, dans le rêve ? Nous trouvons dans le songe de L. pour indiquer l’éloignement, la perception très rapide et complexe d’un voyage en paquebot ; pour indiquer la richesse des régions tropicales, le bateau passe en un chenal bordé de plantes, de fleurs, au sein d’une [p. 289] végétation luxuriante ; pour indiquer la fête, apparition sur les rives de groupes mondains, audition de chants, de concerts, danses, lunch, etc. L’école de Freud a sans doute raison de voir dans de tels rêves la satisfaction imaginaire d’un désir qui donne à la succession fantasmagorique une sorte d’unité systématique souvent méconnue, mais nous pouvons y voir aussi, outre une source d’inspiration épique et dramatique chez les peuples primitifs les mieux doués, une manifestation très nette de la possibilité de « penser par images ». Chaque concept peut être remplacé par des synthèses imaginatives : la terreur par la vision d’une personne effrayée au milieu des rats (objets de frayeur habituelle pour la rêveuse de Morton Prince) ; la notion du silence à garder en traversant les épreuves les plus pénibles, par la vision de la même personne passant au milieu des bêtes dangereuses ou sur le bord d’un précipice, sous la protection d’un sauvage à l’aspect cruel qui ne permet pas le moindre mot (6). La causalité, la finalité sont indiquées nettement par la synthèse simultanée ou successive de faits concrets ; la quantité par des oppressions variées, etc. L’exemple de G. cité plus haut, montre bien comment les différences qualitatives se précisent grâce à un contraste de visions dont la juxtaposition, en apparence illogique, se présente à qui sait l’interpréter avec une haute signification.
Je ne veux pas prétendre que tous les rêves soient susceptibles d’interprétations aussi nettes que ceux rapportés ici d’après des observations personnelles ou d’après celles d’autrui. II y a « imagerie » et « imagerie », rêves intéressants et rêves sans intérêt, rêveries désordonnées peut-être. La pensée conceptuelle manque assez souvent d’unité systématique pour qu’on pardonne au rêveur de s’égarer fréquemment dans un chaos de fantasmagories entrecroisées. Mais ce que l’étude expérimentale des rêves confirmera sans doute, c’est que les prétendues formes a priori de la pensée humaine ne sont pas indispensables pour se représenter la vie, l’action, la réalité, ou quelque chose de semblable à la réalité.
G.-L. DUPRAT.
NOTES
(1) Sigm. Freud, Die Traumdeutung, Leipzig, Deuticke, 2e éd. 1900.
(2) Foucault, Le Rêve, Paris, Alcan, 1906.
(3) Lévy-Bruhl, Les fonctions mentales dans les sociétés inférieures, Paris, Alcan, 1910.
(4) Id., Ibid. p. 55 et suiv.
(5) Voir notamment Morton Prince, The mechanism and interpretation of Dreams, Journal of abnormal Psychol., vol. V, n° 4, oct.-nov. 1910, p. 153 et suiv.
(6) Morton Prince, loc. cit.
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