François Picavet. Essai de classification des mystiques. Article parut dans la « Revue philosophique de la France et de l’étranger », (Paris), trente-septième année, tome LXXIV, juillet-décembre 1912, pp. 1-26.
François Picavet, né le 17 mai 1851 à Petit-Fayt, Nord et mort le 23 mai 1921 à Paris, est un philosophe, spécialiste de Kant. Il sera contribuera à de nombreuses revue de l’époque mais principalement à la Revue Philosophique.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original. – Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr
[p. 1]
ESSAI DE CLASSIFICATION DES MYSTIQUES.
I. Le mysticisme existe chez des hommes qui diffèrent d’aptes leur puissance intellectuelle, esthétique et morale, par les aptitudes pratiques et par l’état organique (Th. Ribot). Deux conceptions opposées président à la classification des mystiques : on tient compte de la perfection poursuivie et atteinte ou bien des phénomènes nerveux ou morbides d’où résultent la maladie cérébrale et la folie (Dr Thulié). — II. Les éléments divers du mysticisme : l’idéal, perfection sous forme complète en Dieu, sous une forme aussi élevée que possible dans l’homme. Ses dégradations dans les philosophies et dans les religions positives. Les moyens par lesquels se prépaie l’union avec Dieu : d’abord développement exclusif des facultés naturelles ; puis pratiques théurgiques et pratiques religieuses de toute espèce avec leurs conséquences psychologiques et physiologiques. — III. Première classe de mystiques : ils cherchent par eux-mêmes le développement de la personnalité et l’union avec la suprême perfection. Ils forment trois groupes dans lesquels on constate parfois des bizarreries et des singularités, des troubles cérébraux, concomitants et non causes. Seconde classe de mystiques : ils font appel à Dieu pour réaliser en eux une personnalité plus haute et pour s’unir à Dieu ; ils usent de pratiques qui ont parfois des conséquences physiologiques et morbides. — IV. La troisième classe des mystiques comprend ceux qui ne songent plus au perfectionnement individuel, ceux dont la misère physiologique est aussi grande que la misère psychologique. En tout temps, les mystiques de la première classe sont rares, ceux de la troisième sont les plus fréquents. Le nombre des uns et des autres est plus considérable dans les périodes théologiques.
I
Nos langues se servent d’un seul mot pour désigner des êtres dont les différences sont telles, qu’à la réflexion on se demande pourquoi on l’applique à tous. Marc-Aurèle, Charlemagne, saint Vincent de Paul, Pasteur sont des hommes. Le sauvage le plus borné d’intelligence et de moralité, le malade de la Salpêtrière, le criminel en qui n’a jamais apparu la notion morale la plus simple, l’idiot ou le fou inférieurs à bon nombre d’animaux sont aussi des hommes. Raphaël, Rubens et Murillo ont fait de la peinture, et nous appelons peintre l’homme qui tapisse nos appartements ou met de la couleur sur nos portes et nos fenêtres. De sorte qu’on donnerait en partie l’histoire de nos civilisations, si l’on exposait, en suivant [p. 2] l’ordre chronologique, les sens successifs ou simultanés des mots par lesquels nous exprimons certaines idées générales (1).
Ainsi en est-il pour le mot mystique et pour le mot extase qui impliquent l’un et l’autre, depuis Plotin, l’idée d’une union de l’âme avec Dieu (2).
Le Dictionnaire de Littré donne les significations suivantes : c’est l’élévation extraordinaire de l’esprit dans la contemplation des choses divines. C’est aussi une vive admiration, une volupté intime qui absorbe tout autre sentiment : J.-J. Rousseau parle des chères extases qui, durant cinquante ans, lui ont tenu lieu de fortune et de gloire ; Châteaubriand dit que René reçut Amélie dans une sorte d’extase de cœur ; Lamartine, qu’un sein, oppressé par l’extase, se soulevait sous ses transports ; Paul-Louis Courier, qu’il y a dans les bibliothèques de Toscane de quoi ravir en extase tous les hellénistes du monde. C’est enfin une affection du cerveau dans laquelle l’exaltation de certaines idées, absorbant l’attention, suspend les sensations, arrête les mouvements volontaires et ralentit quelquefois l’action vitale.
De même le mystique est, pour Littré, un initié au culte secret, un philosophe ou un religieux qui admet des communications secrètes entre l’homme et la divinité. C’est encore celui qui interprète allégoriquement l’Ancien et le Nouveau Testament, celui qui raffine sur les matières de dévotion, celui qui croit posséder Dieu dans les bras du démon (Boileau) ; le chrétien qui fait appel à l’amour, par opposition au dogmatique qui invoque la foi. Pour le docteur Thulié (VIII), (3) tous les phénomènes mystiques dont traitent les différentes théologies sont dus aux mêmes faits pathologiques apparitions, révélations, miracles sont de même essence dans toutes les religions.
En réalité le mysticisme se présente chez des hommes fort différents par leur puissance intellectuelle, esthétique et morale, par [p. 3]
l’état sain ou morbide de l’organisme, par les aptitudes pratiques.
C’est ce que M. Th. Ribot a bien vu, dans la Psychologie de l’attention. L’extase suppose l’exaltation de l’intelligence ; c’est l’activité extrême de l’intelligence concentrée sur une idée unique. Mais elle ne peut transformer l’individu. Elle n’agit pas sur l’esprit borné et ignorant comme sur l’esprit très cultivé et de haute volée. Aussi M. Ribot distingue-t-il les mystiques chez qui l’événement intérieur consiste dans l’apparition d’une image maîtresse autour de laquelle tout rayonne (Passion, Nativité, Vierge) et qui se traduit par une suite régulière de mouvements et de discours, comme chez Marie de Moerl, Louise Lateau, l’extatique de Voray ; puis les grands mystiques dont l’esprit, après avoir traversé la région des nuages, atteint celle des idées pures. Volontiers, il opposerait le monoidéisme, facile pour qui n’a que quelques idées ou même quelques images, au monoidéisme qui s’attacherait à l’axiome éternel dont parle Taine, à la loi génératrice et suprême « du sein de laquelle on verrait se dérouler, par des canaux distincts et ramifiés, le torrent éternel des événements et la mer infinie des choses (4). »
Complétons la distinction de M. Th. Ribot en faisant pour les autres facultés ce qu’il a fait pour l’intelligence : l’extase agit différemment sur l’individu complètement formé et sur celui qui, en tout sens, est resté étranger à tout développement personnel.
Voici d’abord l’idéal le plus élevé pour l’homme acquérir toute la science, la vérité intégrale, celle que nos prédécesseurs ont possédée et celle qui reste encore à atteindre ; réaliser toutes les vertus pour approcher du Bien souverain ; s’élever des beaux êtres, des belles choses et des belles œuvres à la Beauté suprême ; poursuivre avec toute son intelligence et sa sensibilité, par toute sa volonté, la perfection que cherchent à réaliser le savant, l’artiste, l’homme épris de moralité ; indiquer aux autres les solutions les plus sages et les voies les plus sûres pour l’activité pratique, voilà le but que se propose l’homme vraiment homme. Le mystique va plus loin. Il poursuit la perfection suprême qui dépasse et explique ce qu’il y a de meilleur dans le monde de la vie, de la pensée, de l’art et de la morale, dans le monde de l’observation et de l’expérience, dans [p. 4] celui que l’homme transforme, améliore ou crée. Il veut vivre dans un monde idéal où ne reste rien d’inachevé et d’incomplet, où résident toutes les perfections, indéterminées encore et à peine entrevues ; il veut s’unir à l’Un ou au Bien, à Dieu, parfois dès cette vie, toujours dans une autre qui sera sans fin. Or les grands mystiques disent que nous trouvons Dieu en nous. Psychologiquement et en laissant ici de côté la question de la réalité objective, il est exact d’affirmer qu’ils l’y mettent, dans la mesure du possible, et que l’union de l’âme avec Dieu est celle de l’individu, en son fond primitif, avec son âme indéfiniment agrandie, enrichie et rapprochée de plus en plus de la suprême perfection. Psychologiquement aussi la connaissance de Dieu sort de la connaissance de soi-même.
Ainsi Plotin poursuit l’union avec Dieu par la vertu, par la dialectique, par l’amour de la beauté. Et il est de bon conseil, prudent et sage dans la vie pratique, qu’il s’agisse de l’éducation des jeunes gens qui lui sont confiés par testament et de l’administration de leurs biens, de la découverte d’un voleur, ou de Porphyre qui songe au suicide et à qui il ordonne un voyage pour rendre la santé à son esprit malade. (Vie de Plotin, IX).
Que la béatitude résulte pour l’homme de la réalisation de cet idéal, c’est ce que l’on peut concevoir sans trop de peine. Toute découverte amène à sa suite une grande joie, depuis celle de la solution d’un problème élémentaire de géométrie par un écolier, jusqu’à celle de la démonstration d’un théorème nouveau que Pythagore ne paya pas trop cher, dit la légende, par un sacrifice de cent bœufs, jusqu’à celles du principe de l’hydrostatique par Archimède, des lois qui régissent la marche des astres par Képler, de la gravitation universelle par Newton, du vaccin de la rage, de la diphtérie et d’autres maladies redoutables par Pasteur et ses disciples.
Il en est de même pour celui qui atteint un idéal moral, pour l’enfant à qui sa mère dit qu’elle est satisfaite de sa conduite, pour Franklin qui avance dans la pratique des vertus dont il veut se rendre maitre, pour Vincent de Paul qui délivre des prisonniers ou [p. 5] sauve des enfants abandonnés, pour ceux qui, sans souci de leur tranquillité ou même de leur existence, assurent le triomphe d’une cause juste, le salut d’un homme ou d’un peuple.
Cela est tout aussi vrai pour la contemplation, la possession ou la création de la beauté. Inutile d’insister pour l’amitié, surtout pour l’amour sexuel qui, en raison même du plaisir espéré ou éprouvé, met dans son objet les perfections qui lui font défaut, comme en témoignent les vers de Lucrèce (IV, 1140-1158) et de Molière dans le Misanthrope (II, 5). Mais il faut rappeler quelle admiration et quelle joie c’était pour les Grecs de contempler, en dehors de toute pensée d’appropriation personnelle, les beaux corps que parfois ils adoraient comme des divinités. Quant aux beautés de la nature, quant à celles que créent les peintres, les sculpteurs, les architectes, surtout les musiciens, elles provoquent une joie d’autant plus grande qu’elle n’est pas égoïste et qu’elle grandit par cela même qu’elle se communique à nos semblables. La beauté des grandes actions produit un tel épanouissement de l’être que nous nous croyons capables, pour un temps, de les imiter. Plus grand encore est le plaisir de la création esthétique, depuis la trouvaille de la formule expressive qui rend heureusement notre pensée jusqu’à la production de l’œuvre artistique qui fait un nom immortel et prépare des joies durables à l’humanité future.
Additionnez toutes les perfections entrevues ou rêvées ; rassemblez toutes les joies éprouvées ou espérées, vous aurez une idée approximative du bonheur souverain et nullement négatif, comme on le dit parfois, qu’attend le mystique de son union avec Dieu. Et il sait que la joie s’accroîtra en lui à chaque progrès nouveau ; qu’à la limite, souveraine perfection et béatitude suprême se confondent. Il n’ignore pas d’ailleurs qu’il n’atteindra jamais complètement le but, pas plus que Zénon ou Socrate ne furent le Sage dont les Stoïciens ont tracé le portrait.
Nous avons maintenant le point de départ d’une classification où les mystiques seraient rangés uniquement d’après le degré de perfection qu’ils ont voulu atteindre. Au premier rang se placeraient [p. 6] ceux qui ont entrepris tout à la fois de saisir la vérité, de faire le bien, de créer ou au moins de goûter le beau, pour se rendre semblables à Dieu avant de s’unir à lui. Parmi eux, on établirait trois catégories principales, selon qu’ils mettraient plus de soin à s’avancer dans l’une des trois directions, sans cependant négliger les deux autres.
Puis viendraient les mystiques qui voient surtout en Dieu ou l’entière vérité, ou l’infinie Beauté ou le Bien absolu. Dans chacune de ces trois divisions, il y aurait des degrés en nombre infini, comme il y en a pour les formes diverses du savoir, de la moralité, de la beauté goûtée ou créée.
Mais l’union avec Dieu ainsi comprise peut ne pas se produire en cette vie, en raison même du progrès qu’elle exige chez l’individu. C’est pourquoi bon nombre de chrétiens réserveront, pour une autre vie, c’est-à-dire pour l’âme séparée du corps, la vision de Dieu, la possession et la béatitude qui en est la conséquence. En tout cas elle est rare, elle se produit pour Plotin quatre fois pendant les six années que Porphyre vit auprès de lui ; Porphyre ne s’unit à Dieu qu’à l’âge de soixante-dix-huit ans. Ne faut-il pas devenir semblable à Dieu pour le contempler ? et combien d’hommes peuvent arriver à la perfection que Plotin met en Dieu et qui est infiniment plus grande encore que nous ne pouvons le supposer ? Non seulement l’extase est rare, mais elle dure peu. L’âme qui s’est élevée là-haut, dit Plotin, n’y demeure pas. C’est, dit M. Th. Ribot, que les éléments nerveux, supports et agents de cette prodigieuse activité, ne peuvent y suffire longtemps. Enfin la manière même dont s’accomplit l’union quand l’âme devient Dieu ou plutôt est Dieu (θεόν γενόμενον, μάλλον δέ δνεα, Enn., VI. 9, 9) — a pour résultat de supprimer la conscience, puisqu’il n’y a plus discrimination la conscience, comme dit encore M. Th. Ribot, est placée alors en dehors de ses conditions nécessaires d’existence et là où il n’y a pas conscience, il ne saurait y avoir souvenir précis. L’extase, prise en elle-même, ne saurait donc nous fournir le moyen d’établir une classification des mystiques chez lesquels on en signale l’existence.
Mais on peut faire entrer en ligne les états concomitants qui se trouvent alors chez l’individu. On croit généralement que le grand homme paie la rançon de son génie par quelque infériorité physique [p. 7] ou morale, qu’il y a en lui un grain de folie et qu’il possède rarement la santé intellectuelle et morale dont jouissent ses semblables moins favorisés. Le mystique qui poursuit le développement complet ou partiel de ses facultés pourra oublier la pratique des règles les plus élémentaires de la vie usuelle et paraître singulier ou même voisin de la folie. De là une classification des mystiques d’après les divergences qu’ils présentent par rapport aux individus qui rentrent dans la moyenne normale on signalerait, d’un côté, les bizarreries, les distractions, les inaptitudes d’adaptation à la vie pratique, de l’autre les lacunes relatives à la vie intellectuelle et morale, les déviations qui peuvent être trouvées chez ceux dont l’état de folie ne fait aucun doute, les phobies, les hallucinations, etc.
On sait de même que la santé physique se présente aussi rarement à l’état pur que la santé intellectuelle et morale. C’est un paradoxe souvent développé que la maladie est partout, que la santé complète n’existe nulle part. Or le mystique, qui cherche science, beauté et sainteté, fait du cerveau un usage si continu qu’il peut en résulter une fatigue et des troubles d’où naissent les neurasthénies et les maladies nerveuses. Puis la tempérance qu’il veut trop stricte, les privations qu’il s’impose, l’excès de travail ou de méditation intérieure mettent l’organisme dans une situation mauvaise qui a son retentissement sur le système nerveux. Enfin les causes qui agissent sur les hommes ordinaires agissent sur le mystique pour produire des maladies de l’organisme et du système nerveux. Pour toutes ces raisons, il pourra présenter des phénomènes identiques à ceux que l’observation clinique relève chez les fous dont l’intelligence a presque complètement sombré.
Voici donc une nouvelle façon de ranger les mystiques. Au lieu de constater uniquement les progrès vers le perfectionnement total de l’individu, on relèvera les signes de folie ou de maladie, les tares physiques, intellectuelles et morales le mysticisme ne sera plus ainsi qu’une maladie et une folie.
C’est ce que fait le docteur Thulié, plus occupé d’ailleurs de combattre le merveilleux « fléau de l’intelligence humaine », que de rassembler les caractères des mystiques non adhérents aux religions révélées, pour en faire sortir une classification positive et vraiment scientifique. Son livre traite surtout des phénomènes [p. 8] maladifs où certains représentants des religions voient une preuve de l’union mystique avec Dieu. Pour lui, ce sont des symptômes d’affections cérébrales, des signes de malformation native ou de déformation accidentelle du cerveau (p. 4). C’est d’ailleurs les mystiques et les théologiens chrétiens qu’il vise (p. 12). Chez les premiers, il relève des imperfections — qu’on pourrait signaler chez bien d’autres que des mystiques (7) — des bizarreries, des singularités des phénomènes que l’on constate chez les fous. Aux seconds, il emprunte les trois voies qui conduisent à la perfection, la voie purgative, la voie illuminative, la voie unitive, présentées sous une forme qui montre déjà comment une conception profonde, dont le but est le souverain perfectionnement de toute la personne humaine, se transforme et se déforme chez des esprits d’ordre inférieur. Pour le docteur Thulié, ces trois voies sont les grandes routes de la folie parsemées de phénomènes maladifs. Lorsqu’on arrive à la voie unitive, la maladie mentale est déjà absolument établie et, dans le plus grand nombre des cas, entièrement incurable (p. 13). « Pour les gens habitués, dit-il, à voir les illuminés dans les maisons d’aliénés où on les rencontre surtout aujourd’hui, il n’y a là que des hallucinations, du délire systématisé et des phénomènes convulsifs ; les mystiques divine, diabolique ou naturelle, constituent une vaste collection d’observations de malades atteints d’aliénation mentale, dont les plus fous sont les plus honorés » (p. 14). Le docteur Thulié part donc de l’étude des mystiques que l’on traite dans nos asiles — et, se bornant à mettre à part ceux qu’il appelle des dégénérés supérieurs, — « comme la délicieuse sainte Thérèse » (p. 16), il y relève surtout « des débiles intellectuels, des imbéciles et quelques déments, plus rares que les aliénés mystiques tués par les macérations et les jeûnes où les pousse leur délire et qui meurent le plus souvent avant de tomber dans la dégradation cérébrale ultime (p. 16). Étude d’où est absente toute sympathie, mais fort intéressante, car elle nous présente toutes les déformations que [p. 9] peut subir une doctrine élevée et féconde en passant par des milieux d’une mentalité constamment décroissante.
Et nous voici en présence de deux conceptions absolument opposées. Dans l’une, on tiendra surtout compte de la perfection poursuivie et atteinte, en laissant au second plan l’état de santé générale ou cérébrale, les dispositions singulières ou bizarres, les manières de vivre qui s’écartent de la moyenne assez pour faire penser à l’absence complète de sens pratique ou même à la folie. Dans l’autre, le mystique sera, par excellence, celui chez qui l’on trouve les phénomènes nerveux ou morbides d’où résultent pour l’individu la maladie cérébrale et la folie. On ne se préoccupera nullement de savoir si le Dieu auquel il veut s’unir représente la souveraine perfection, s’il a lui-même fait effort pour devenir moins imparfait, s’il a atteint un degré plus ou moins élevé de développement intellectuel, esthétique ou moral.
II
Faut-il se prononcer pour l’une ou pour l’autre des deux conceptions ?
Il faut reconnaître qu’on ne saurait établir une classification des mystiques sans examiner l’idée qu’ils se font de l’être dont ils poursuivent la contemplation ou la possession, non plus que les moyens dont ils usent pour y parvenir. Mais s’il y a des hommes pour qui l’idéal à atteindre est la perfection conçue, sous sa forme complète en Dieu, sous une forme aussi élevée que possible dans l’homme, comme Plotin. Avicenne, Averroès, Ibn Gebirol, S. Thomas ou Roger Bacon — auxquels on pourrait joindre quelques-uns de nos modernes intuitionnistes —, il arrive que l’idéal est moins haut et que moins élevés aussi sont les moyens employés pour l’atteindre.
D’abord la notion de l’idéal s’abaisse. Et c’est par là surtout qu’un Plotin diffère d’une malade de la Salpêtrière, même avant qu’on ait dû procéder à son internement. Poursuivre la perfection sous sa triple forme, Bien, Beau et Vrai, est chose commune aux grands mystiques et à tous ceux qui, après Condorcet et sans admettre l’immortalité personnelle, veulent que l’humanité s’avance [p. 10] d’une façon parfois lente, parfois rapide, mais toujours continue vers un perfectionnement indéfini de l’individu et de la société. S’il s’agit d’une conception mystique et purement philosophique, on peut ne chercher que la perfection de l’intelligence, ou que la beauté suprême ou que l’absolue bonté.
Même on ne voit dans l’intelligence, d’un côté, que la puissance de connaître le monde sensible, de l’autre, que celle de construire le monde intelligible. Dans la volonté on considère seulement ou la faculté de s’unir à Dieu ou celle de réaliser en soi la forme la plus haute de l’humanité. Enfin, dans l’ordre esthétique, on s’arrête à la beauté que l’on trouve ou que l’on imagine dans l’être dont on a acquis la possession sexuelle. Ainsi l’idéal mystique du philosophe se limite à une des grandes divisions dont la réunion seule le constituait d’abord; puis la limitation s’introduit, jusqu’à l’infini, dans chacune de ces divisions.
Le mysticisme existe aussi dans la plupart des religions positives, dans le christianisme, dans le bouddhisme, dans l’islamisme. L’idéal suprême, pour la première, comprend la Trinité dont on se représente la perfection, comme celle des trois hypostases plotiniennes, aussi complète que possible. On y joint les anges, les saints, la Vierge, dont la place varie dans le monde intelligible, avec les mérites que les générations diverses leur reconnaissent. Le mystique chrétien peut donc se proposer d’atteindre la plus grande ressemblance avec le Dieu triple et un dont l’image est en lui, comme dit souvent saint Augustin. Mais il peut prendre aussi pour idéal, le Fils, l’Esprit Saint ou la Vierge Marie, comme cela s’est produit et se produit encore dans le christianisme. Que si l’on se borne à Jésus, c’est, d’un côté, avec le Père et le Saint-Esprit, la suprême perfection, mais il est aussi le Fils de Marie et de Joseph, l’homme qui a vécu en Judée au milieu de ses apôtres et de ses disciples, celui qui a été arrêté, jugé et condamné, bafoué et flagellé, celui qui est mort en croix, dont les pieds et les mains furent troués par les clous et le côté percé par une lance. L’imitation du mystique portera sur le Jésus dont la haute moralité peut être constituée par les Évangiles, mais aussi sur le Jésus flagellé, sur le Jésus mort en croix, sur le Jésus aux stigmates, dont on arrivera bien plus aisément à reproduire les traits caractéristiques, sans être obligé de travailler à un perfectionnement personnel, [p. 11] parfois impossible, toujours difficile à réaliser. De ces imitations purement matérielles, le docteur Thulié nous fournit des exemples aussi nombreux que concluants. On ne s’est pas arrêté d’ailleurs dans cette voie historique, on a considéré les parties du corps de Jésus dont il n’est pas question dans les Évangiles et le docteur Thulié abonde encore, sur ce point, en faits caractéristiques dont on ne saurait nier l’exactitude. Avec l’imitation de la Vierge, on ira plus loin peut-être dans les considérations d’ordre matériel et physique.
Les moyens par lesquels se prépare l’union avec Dieu présentent des déviations bien plus grandes encore. Même quand le mystique veut posséder l’absolue perfection, il ne la cherche plus uniquement dans le progrès de ses facultés naturelles. Sans doute la préparation par la recherche de la science, de la vertu, de la beauté, continue d’intervenir comme cause coopérante, nous disent Jamblique et ses disciples, mais on recourt aux pratiques théurgiques par lesquelles on provoque l’intervention des dieux, qui nous attirent à eux, de sorte que l’union sera leur œuvre autant et plus peut-être que la nôtre. Dans ces pratiques entrent le choix des matériaux pour les temples et les statues, les prières et les sacrifices de tout genre.
Puis si l’on place la toute-puissance parmi les perfections divines, on est amené, à moins de faire appel comme Plotin au principe de perfection, à restreindre la liberté et le pouvoir de l’homme, même à les anéantir. Dieu est alors le seul auteur de l’union de l’âme avec lui : le ravissement, au sens énergique et primitif du mot (άρπαγέντα, raptum) devient, comme dans le cas de saint Paul, le moyen unique par lequel il nous arrache au monde sensible pour nous conduire au monde intelligible. Dieu, qui est tout-puissant, ne peut-il, à lui seul et sans notre aide, produire l’union que nous souhaitons ? Les causes conservées d’abord comme coopérantes ne peuvent-elles être laissées de côté, en tout ou en partie ? Même on les trouvera nuisibles, car elles peuvent nous égarer, nous perdre dans la recherche des connaissances qui n’ont pas un rapport direct avec le monde intelligible, dans la poursuite de la beauté naturelle, humaine ou artistique, dans la pratique des vertus individuelles et sociales qui nous détournent des vertus contemplatives ou seules propres à nous unir à Dieu. [p. 12]
Le nombre est grand des mystiques qui, au moyen-âge, condamnent la science et la philosophie, comme Algazel et ses disciples, comme certains Victorins, qui suppriment l’art à peu près sous toutes ses formes, comme saint Bernard, ou qui limitent leur vie morale, comme les moines, à la poursuite des vertus propres à les conduire, en cette vie ou en l’autre, à l’union avec Dieu.
Dès lors les pratiques se multiplient et prennent les formes les plus variées, de façon à occuper la vie humaine tout entière. C’est ce que nous montrent les fakirs indous, les soufis persans, des moines grecs et latins, les Musulmans de la suite d’Algazel et des confréries modernes. Les prières importent tout à la fois par la qualité et la quantité il y a chez tous des formules spéciales qu’il faut réciter dans des conditions déterminées, à certaines heures et en certains jours, dans des lieux spéciaux et dans des positions variées (8). Il y a avantage à en multiplier le nombre ; quand on ne peut les réciter soi-même, on les fait dire par d’autres ou encore on recourt aux moulins à prières qui introduisent le machinisme là où on l’attendrait le moins. Il y a avantage enfin à ce que la prière soit continue aussi remplit-elle les journées et en partie les nuits du moine chrétien ou du religieux musulman. A la prière s’ajoutent les abstinences et les jeûnes la diminution croissante de nourriture et de sommeil affaiblit l’organisme, par suite le système nerveux. De là viennent des troubles du cerveau, des hallucinations, des illusions sensorielles de la vue, du toucher, parfois des autres sens intérieurs ou extérieurs. La pratique de la tempérance, qui empêche l’âme d’être esclave du corps, peut ainsi, quand il y a exagération, conduire l’âme à dépendre d’un corps affaibli et malade qui ne saurait ni remplir ses fonctions ordinaires ni exécuter les commandements qu’elle lui adresse. On fait plus. On maltraite le corps à la façon des fakirs qui s’infligent les tourments les plus variés ou des flagellants, désireux d’aboutir à un double résultat, de dompter leurs passions et d’imiter, de leur plein gré, ce qui fut infligé à Jésus comme un châtiment. A la discipline, on ajoute la haire; aux jeûnes, aux abstinences, on [p. 13] joint l’emploi de certaines substances qui provoquent les visions, attendues et espérées. C’est ce qui se pratique encore, au témoignage de M. Maspéro, en Égypte, où le régime traditionnel et très ancien fait intervenir surtout la belladone. D’autres pratiques produisent des effets analogues. Telles sont celles auxquelles recourent les derviches tourneurs, celles dont usent en tout pays les hommes qui atteignent le monoidéisme en fixant leurs regards sur un point brillant ou sur un seul objet dont ils ne les détournent pas un seul instant. L’ingéniosité des hommes qui ont ainsi substitué des procédés mécaniques au progrès poursuivi et voulu vers la perfection, est inépuisable et inlassable : elle aboutit, en réalité, à la production de phénomènes qui parfois accompagnaient ou suivaient ce progrès, comme une conséquence déplorable pour l’individu, mais qui dans ce cas se présentent seuls et sans aucune des perfections réalisées par le mystique plotinien. C’est la disparition de la conscience et du souvenir qui laisse le champ libre à l’imagination. C’est le rôle grandissant de l’imagination, dont Malebranche a si bien expliqué l’action chez ceux qui croyaient aller au Sabbat. C’est la part de plus en plus grande faite à l’hallucination et aux mouvements variés et complexes, mais inconscients et involontaires, qu’elle provoque et qu’elle détermine.
Des intermédiaires de plus en plus nombreux sont appelés en outre à venir en aide à qui cherche l’union avec Dieu il n’a plus qu’à se laisser guider et à remettre son sort entre leurs mains. Dans le monde intelligible, il y a les anges, les saints, la Vierge, le Christ, l’Esprit Saint. Dans le monde sensible, le prêtre est l’intermédiaire ordinaire entre l’homme et Dieu. L’abbé dirige ses moines ; l’évêque dirige les prêtres ; le Pape représente Dieu sur la terre, montre la voie à tous les fidèles, à l’Église entière et, par les indulgences, par mille autres moyens, il facilite l’accès de Dieu à ceux qui ne pourraient, par eux-mêmes, s’en approcher. D’une façon générale, la grâce, les sacrements, qui sont les meilleurs moyens de l’acquérir, suppléent à la faiblesse de l’individu. L’eucharistie, en particulier, met en lui le corps et le sang de J.-C., du Jésus qui est né de la Vierge Marie, qui est mort sur la croix, qui a été enseveli et qui est ressuscité le troisième jour pour aller s’asseoir à la droite du Père. Du même coup l’individu est déifié, christifié selon les expressions énergiques du XIIIe siècle, [p.14] sans qu’il lui faille autre chose que l’aveu de sa faute, son repentir et l’absolution du prêtre pour être admis par celui-ci à la communion.
III
II y a lieu de synthétiser toutes ces considérations fondées sur l’observation, pour donner des mystiques une classification vraiment satisfaisante.
Dans une première classe, on peut mettre ceux qui poursuivent le développement total de leur personnalité et l’union avec la suprême perfection. Ils savent que la complète béatitude sera la conséquence d’un entier perfectionnement, comme chacune des joies éprouvées fut celle d’un progrès intellectuel, esthétique ou moral. Et, pour le psychologue, l’union de l’âme avec Dieu, très rare et durant peu, sans laisser de souvenir, parce qu’il n’y a pas eu de conscience, est l’union de l’individu primitif avec son âme, débarrassée de tout élément étranger, agrandie et élevée à sa puissance la plus haute.
Cette première classe comprendra trois groupes le premier voudra la réalisation complète de la personnalité humaine ; le deuxième la voudra aussi, mais s’attachera surtout à chercher, en fait, le Vrai, ou le Bien, ou le Beau ; le troisième suivra, de propos délibéré, une seule des trois voies indiquées par Plotin, estimant qu’il est plus aisé de la parcourir entièrement et d’arriver ainsi, par un côté tout au moins, plus près de la suprême perfection. Chez tous ces mystiques, le perfectionnement individuel et l’union avec la souveraine perfection seront surtout l’œuvre des hommes qui, pour cette raison même, seront des représentants marquants de l’humanité, envisagée dans son évolution progressive à travers les siècles. Entre eux, on pourra établir des distinctions secondaires, en notant ce que sont le sens pratique et l’état organique. Mais des distractions, comme celles d’Ampère, des bizarreries, de l’inaptitude à certaines considérations ou besognes de la vie ordinaire, alors qu’on se réserve tout entier pour l’œuvre de haut perfectionnement, il ne faudra tenir compte qu’en passant, pour s’attacher à l’essentiel, c’est-à-dire à l’agrandissement de la personnalité humaine. II en sera de même pour les phénomènes [p. 15] morbides ou cérébraux qui n’impliqueraient pas une santé parfaite. On aura soin de les noter la cause en sera dans des accidents qui surviennent indifféremment à tous les hommes, parfois dans l’excès de travail cérébral ou de contention intérieure que s’impose le mystique. Mais, en aucun cas, on n’établira une relation de cause à effet entre l’état de maladie et le développement spirituel du mystique sous toutes ses formes, pas plus qu’on ne considère l’épilepsie de Flaubert, l’hémiplégie de Pasteur, les phénomènes morbides qui présageaient et précédaient la folie chez Maupassant, comme la cause à laquelle il faut rapporter leurs découvertes ou leurs œuvres (9).
Une seconde classe comprend les mystiques qui travaillent à leur perfectionnement, mais qui usent des pratiques théurgiques ou religieuses. On y distingue trois groupes. Les uns laissent encore une part considérable à l’homme, en soutenant qu’il dépend de lui d’amener l’intervention de la Divinité. D’autres, tout en se proposant le développement de la personnalité, usent surtout des pratiques. Enfin il en est qui condamnent la science et l’art comme moyens de perfectionnement et qui s’en remettent entièrement aux pratiques pour réaliser en eux l’idéal moral, dont la Divinité présente le type supérieur.
Il n’est pas facile d’établir les démarcations entre les trois groupes. Ce sont, pour ainsi dire, des groupes ouverts, dans chacun desquels un seul et même mystique pourra figurer, selon que l’on considérera tel ou tel côté de son existence.
Chez tous, une part reste à l’homme — ne fût-ce que l’acte par lequel il s’abandonne à Dieu ou à Jésus— ; Dieu est conçu comme un idéal de perfection dans lequel il entre des éléments de mentalité [p. 16] humaine ; la poursuite d’un perfectionnement individuel est indispensable pour arriver à l’union avec Dieu.
Dans chaque groupe, il convient de noter les dispositions pratiques des individus, comme les phénomènes morbides ou les troubles cérébraux qui se rencontrent chez un certain nombre d’entre eux. Fort souvent le sens pratique est très développé : saint Augustin, saint Bernard, saint Bonaventure, sainte Thérèse — pour nous borner à quelques noms ont supérieurement rassemblé les moyens propres à amener la réalisation de leurs combinaisons pratiques ou le triomphe de leurs doctrines religieuses.
En ce qui concerne les phénomènes morbides et les troubles cérébraux, il faudra faire une distinction assez précise. D’un côté, certaines maladies résulteront de causes agissant sur tous les hommes et coexisteront avec la conception d’un idéal en Dieu et d’un idéal dans l’homme, sans qu’il soit possible d’établir entre les deux choses la relation de cause à effet. D’un autre côté, il se produira des maladies organiques ou cérébrales qui proviendront d’une trop grande tension de l’esprit, d’une activité cérébrale trop grande, du manque de nourriture et de sommeil. En ce cas encore, il ne faudra pas chercher, dans la maladie organique ou dans les troubles cérébraux, la cause de l’union avec Dieu préparée par l’amélioration intellectuelle, esthétique ou morale, à laquelle Dieu contribue, mais qu’il n’est pas seul à produire. Enfin il y a des pratiques dont le nombre varie avec la puissance physique ou mentale de l’individu qui produisent des troubles organiques et cérébraux, des hallucinations de toute espèce, qui suppriment la conscience et laissent libre cours à l’imagination et par suite font considérer, comme une union avec Dieu, ce qui n’est que la production d’un état psychologique dont la cause est, pour la plus grande part, exclusivement physiologique. Dans les pratiques de ce genre rentrent toutes les macérations et toutes les austérités, toutes les souffrances cherchées et produites, ou artificiellement cultivées, toutes les préparations belladonnées ou autres, tous les procédés qu’on range aujourd’hui dans l’hypnotisme et la suggestion ; bien d’autres encore qui produisent des troubles organiques ou cérébraux chez les individus d’une santé chancelante ou d’une mentalité sans équilibre. Mais c’est toujours par l’observation et non a priori qu’il faut déterminer les relations causales de ce genre. [p. 17]
Dans chacun des groupes de cette seconde classe se trouvent des types fort variés. C’est là qu’il faut placer la plupart des grands mystiques qui relèvent d’une religion positive et qui font parfois tout autant pour leur progrès personnel que les mystiques de notre première classe, chez qui n’interviennent pas les pratiques religieuses. On y mettrait les saints en qui se montre une moralité supérieure ou singulière, des artistes comme Giotto et Fra Angelico, des philosophes et des savants, maîtres de la science du passé ou travaillant à constituer celle de l’avenir, comme Albert le Grand, saint Thomas d’Aquin ou Roger Bacon, pour qui le but suprême est la christification, la déification, autant qu’elle est possible à l’homme en cette vie. Saint Thomas, en particulier, fut un guide et un modèle pour les hommes qui suivirent. Son œuvre compliquée et travaillée comme une cathédrale gothique, utilise pour la vision de Dieu, tous les moyens et tous les intermédiaires qui l’ont jamais facilitée, mais qui parfois nous font uniquement sentir combien grand est l’intervalle qui nous sépare de l’Etre infiniment parfait. Voici Saint François d’Assise et aussi l’auteur de l’Imitation de J.-C. qui restreignent sans doute beaucoup le domaine à cultiver, mais qui donnent à leur conception une puissance et un éclat tels que les imitateurs les suivront en foule.
Voici les mystiques allemands (10) qui simplifient la marche vers [p. 18] Dieu. De maître Eckhart, M. H. Lichtenberger dit que les éléments spécifiquement chrétiens font à peu près complètement défaut chez lui et que sa doctrine peut se résumer dans les deux formules suivantes : « Contemplez la divinité et vous y trouverez le Verbe et les idées de toute chose et la création entière et l’âme humaine. Descendez en vous-même et dans les tréfonds de votre âme, vous trouverez toutes les âmes humaines et le Verbe et la Divinité elle-même. » Pour qui considère les choses d’un point de vue psychologique, Eckhart reproduit la grande pensée de Plotin et de son école, du Connais-toi toi-même de Porphyre, encore développé par Proclus quand vous aurez mis en vous une perfection aussi grande que possible, contemplez cette perfection réalisée et vous vous unirez à Dieu dans la mesure où vous aurez atteint vous-même la souveraine perfection.
Suso, que M. H. Lichtenberger a plus spécialement étudié, semblait être une des figures les mieux connues de la psychologie mystique. D’après son Œuvre et d’après sa Vie, les uns le prenaient pour un des hommes les plus chrétiens de tous les temps et pour un mystique à peu près unique en son genre. D’autres faisaient des réserves sur la conception de la vie qui s’y reflète, sur l’exaltation et la frénésie de l’ascétisme qui s’y montre et dont témoignent le cilice garni de pointes aiguës qu’il porte jour et nuit, la croix de bois hérissée de clous et d’aiguilles qui blesse ses épaules nues, les gants à pointes de laiton qui déchirent cruellement ses blessures, chaque fois qu’il y veut porter la main, la vieille porte de rebut sur laquelle il dort sans couverture au plus fort de l’hiver, la torture de la soif qu’il s’impose, si bien que sa langue se dessèche et qu’à la procession, il ouvre la bouche dans l’espoir qu’une goutte d’eau [p.19] bénite, tombée de l’aspersoir, viendra lui apporter un léger soulagement. C’était, selon William James, le type accompli du névropathe en quête d’austérités physiques, c’était une sorte de bouffon tragique qui inspirerait en somme un médiocre respect. Mais M. L. Lichtenberger a établi, de façon à peu près incontestable, que la Vie de Suso n’est pas authentique, que l’hagiographe a laissé une image du saint tel qu’il le rêvait et telle qu’elle lui est apparue. Ce que M. Lichtenberger a dit de la Vie de Suso est valable d’ailleurs pour les autres mystiques allemands, la plupart de leurs œuvres se sont transformées, sous la main des copistes, avant d’être livrées à l’impression. Nous l’avons fait remarquer déjà à propos de Tauler. C’est ce que disent Jostes, Vernet, Delacroix et Pierre Noël, à propos d’Eckhart et c’est ce qu’on est obligé d’admettre pour la Deutsche Theologie, deux fois éditée par Luther. Et voici ce que M. Lichtenberger conclut en définitive pour Suso. « C’est bien le disciple d’Eckhart. Il s’est plongé comme lui dans la contemplation vertigineuse de l’Unité, il a trouvé comme lui la Divinité même au fond de son âme ; et, comme lui, il a cherché à communiquer ses expériences ineffables à un groupe de disciples et de filles spirituelles. Mais il semble avoir été une nature plus naïve, plus ingénue que son maître, plus apte à exercer une action immédiate et bienfaisante sur les âmes religieuses ordinaires. Il leur a apporté un idéal religieux et moral très simple, mais aussi très élevé. Il leur a montré la valeur éducative de la souffrance et prêché l’acceptation de la douleur, non pas la folie ascétique de l’âge précédent qui hantait encore les imaginations du XIVe siècle, mais la résignation humble à la destinée humaine ; il leur a appris à dire « oui » à la vie, malgré la souffrance et malgré le mal ; il a reconnu dans la douleur l’aiguillon qui pousse l’homme à se dépasser lui-même. Il a montré que le miracle vrai est le miracle intérieur de la grâce, l’unité de l’âme et de Dieu. Il nous apparaît en définitive comme un de ces esprits d’élite par qui la pensée religieuse du moyen âge se rattache à la pensée religieuse des temps modernes, comme un de ces illuminés qui ont découvert le divin au fond de leur âme ». Ajoutons que si Suso rejoint nos contemporains, c’est qu’il continue Plotin et son école, dont les hommes de son temps connaissent les doctrines par saint Augustin et Macrobe, par Eusèbe et les Pères grecs, par les commentateurs néo-platoniciens et par [p. 20] les opuscules de Proclus traduits ou paraphrasés en latin dès le XIIIe siècle.
Tauler doit être rapproché de Suso (11). La publication de Pierre Noël nous montre les rapports de Tauler avec Albert le Grand et saint Thomas, avec saint Bernard et saint Anselme, Hugues et Richard de Saint-Victor, avec saint Bonaventure et l’Imitation : Tauler que les luthériens avaient revendiqué pour un de leurs précurseurs, est repris comme catholique par les Dominicains. En outre P. Noël établit nettement qu’il ne faut pas parler, comme on l’a fait longtemps, de panthéisme à propos des mystiques allemands. Mais il se borne pour cela à dire qu’on ne doit pas prendre à la lettre des formules exagérées ou équivoques. Il eût mieux justifié son assertion en invoquant le principe de perfection qui règle la pensée de tous ceux dont les doctrines comportent un monde intelligible comme Plotin, ils admettent tout à la fois que l’Un ou le Bien conserve son entière perfection après avoir produit le monde intelligible et le monde sensible, que l’Intelligence universelle et les intelligences particulières unies entre elles ont une existence propre ; qu’il en est de même de l’âme universelle et des âmes particulières ; que Dieu est tout-puissant et que l’homme est libre (12). On voit aussi, d’après cette publication, les rapports des mystiques allemands avec Plotin et ses disciples, par l’intermédiaire des Victorins, du pseudo-Denys, de Macrobe, de S. Augustin et d’autres Pères de l’Eglise, des commentateurs néo-platoniciens d’Aristote et surtout de Proclus (13). Ainsi s’expliquent les analogies entre Tauler [p. 21] et Plotin. Sans doute c’est un chrétien qui fait intervenir Jésus et le Saint-Esprit, la grâce et l’Eucharistie, les pratiques de tout genre et les prières, les anges, la Vierge et les Saints ; sans doute la part de Dieu est grande dans le travail qui amène l’union de l’âme avec lui ; sans doute encore les sciences sublimes et les discussions subtiles lui paraissent un mauvais moyen de s’élever à Dieu. Mais les formules plotiniennes abondent :
« Détournez-vous vraiment de vous-même et de toutes les créatures mortelles ; élevez vos esprits au-dessus de tout ce qui est créé, pour les fixer entièrement en Dieu. Au-dessus des sens, au-dessus de toute l’intelligence, dans le fond intérieur de votre urne, entrez en union avec Dieu, vous obtiendrez plus que par toutes les paroles, par tous les exercices, par tous les moyens possibles (II, 344). L’âme, se voyant elle-même, voit Dieu dans son image (IV, 59). Dieu est notre origine et notre principe, c’est de Dieu, infiniment bon et infiniment grand, que nous sommes sortis par la création (IV, 100). L’affinité ou la parenté entre le fond de l’âme (mens) et Dieu est si ineffable que nul homme n’oserait et ne saurait en parler longuement (IV, 192). Le fond le plus intime de l’âme s’unit au fond le plus intime de la très haute divinité (IV, 255). Il faut que l’âme, dans ce qu’elle a de plus pur se soumette humblement à Dieu et avec un amour intime, un désir profond, qu’elle se transporte jusqu’à Dieu sans intermédiaire voilà la seule et véritable prière (III, 10). La préparation prochaine, la plus pure pour la réception du Saint-Esprit, suppose la véritable abstraction, par laquelle on se détourne de tout ce qui n’est pas Dieu, la nudité intérieure, l’habitation de l’homme en son fond intime, l’unité (III, 17). La grâce, l’état de perfection la plus complète, non seulement est compatible avec la nature, mais rend l’homme naturel au suprême degré. L’homme surnaturalisé, divinisé, ne change pas de nature; il reste homme, complètement homme, tout en devenant divin; la nature est simplement élevée, exaltée par la puissance de Dieu (III, 97). Dieu se révèle à l’homme, quand la nativité divine s’opère (III. 257). L’homme doit se tourner vers les œuvres admirables et merveilleuses de Dieu, se prêter sans arrière-pensée à [p. 22] la réception de ses dons et grâces ineffables ; puis il y a transport dans un être, une vie déiforme par l’union ou l’unité de l’esprit créé avec l’esprit vivant de Dieu (III. 328). La préparation à la contemplation suppose une vie extérieure bien ordonnée, toujours employée aux bonnes œuvres, toujours embellie par des mœurs pures, une vie intérieure remplie de la grâce et du divin amour, toujours fixée en Dieu, une conscience pure, une vie innocente, des sens sobres, une nature domptée à qui l’on ne refuse rien de ce que la prudence réclame, de la douceur et de la disposition à rendre tous les services que les autres peuvent attendre. Par-dessus tout il faut se recueillir en soi-même, loin de toutes les formes et de toutes les images, rassembler toutes les puissances de son âme dans l’unité de son esprit (II, 268). Les règles, les œuvres, les pratiques de toutes les congrégations n’ont d’autre fin, en s’imposant à notre observance que de nous apprendre à tendre vers Dieu seul, à conserver notre fond dégagé de tout ce qui pourrait mettre obstacle à ce que Dieu s’y place seul (II, 200). Les philosophes disent qu’en demeurant immobile et en se taisant, l’âme devient sage (III, 441). Voulez-vous faire l’expérience, dit Proclus, que ce fond existe en nous… regardez-le avec l’œil de l’intelligence… faites-vous un avec lui qui est un. Cet un, c’est l’obscurité reposée, silencieuse, dormante, divine et hors de soi (III, 119) ».
L’auteur de la Deutsche Theologie doit, d’après un travail récent, être comme Suso et Tauler, mis à côté des mystiques plotiniens, qui rapprochent l’homme de Dieu. L’ouvrage, édité deux fois par Luther, pourrait être repris, comme ceux de Tauler, par les catholiques. On y trouve l’influence de saint Paul, celle de Tauler et d’Eckhart, celle de saint Augustin et indirectement par ces derniers, par le pseudo-Denys, par Boèce, celle des Plotiniens. C’est une Théologie, avec l’Un ou Dieu-Déité, avec le Dieu-Dieu qui se détache de la Déité, avec le Dieu-Homme ou le Christ qui est la créature dans sa perfection. C’est une morale qui nous décrit le bonheur et la peine de la vie parfaite, celle qui consiste à se livrer entièrement à Dieu, en imitant la vie du Christ. Pour la réaliser, il faut une volonté sincère de la connaître, il faut avoir un exemple que l’on suive, un maître qui nous guide ; il faut essayer, il faut pratiquer la vie divine.
L’âme descend dans la créature pour y manifester l’Etre divin ; [p. 23] elle reste unie à Dieu qu’elle porte en elle et qui la réclame. Par la lumière éternelle, par la grâce, elle peut avoir une intuition immédiate de Dieu, d’où résulte le bonheur suprême. La purification, l’illumination, l’union avec Dieu sont comprises dans la vie parfaite, celle des déifiés, celle du Christ même (14).
IV
Ainsi la première classe des mystiques ne comprendra que des hommes occupés de perfectionner leur personnalité, supposant la présence en eux d’un être ayant toutes les perfections que l’homme peut concevoir et leur union avec cet être, qu’ils travaillent sans relâche à créer en eux, quelle que soit d’ailleurs l’opinion qu’ils aient de sa réalité objective. C’est par eux-mêmes que ces mystiques entendent produire le progrès qui leur permettra de croire, à de rares moments, qu’ils se sont unis à la perfection suprême. Et dans les groupes qu’ils forment, les bizarreries, les singularités, les troubles cérébraux, qui seront concomitants et ne seront jamais des causes, serviront à établir des espèces ou à distinguer les individus.
Dans la seconde classe de mystiques où entrent, avec des esprits philosophiques, les adeptes des religions, révélées ou non, les hommes qui y tiennent le premier rang sont en accord avec ceux de la classe précédente, pour la conception de l’idéal à réaliser en eux et de l’idéal avec lequel on doit s’unir. Les derniers qui y entreront poursuivront encore, par certains côtés, le progrès de leurs facultés naturelles et ils auront l’idée d’une perfection supérieure [p. 24] qu’ils voudront atteindre. Mais tous feront appel aux pratiques théurgiques, aux pratiques religieuses de toute espèce pour obtenir de la Divinité qu’elle les aide à se rapprocher d’elle. Pour ceux qui tiendront, à ce point de vue, le dernier rang, ils seront à peu près passifs, ils laisseront Dieu agir en eux et s’abandonneront entièrement à lui. Mais des groupes seront aussi formés par la distinction des conséquences d’ordre pratique ou physiologique, qui résulteront des procédés dont on aura fait usage. Pour quelques-uns d’entre eux, tout au moins, il y aura suppression du sens pratique il y aura production de faits morbides, de troubles cérébraux qui prendront parfois même l’apparence de la folie.
Nous arrivons ainsi à la troisième classe des mystiques, à ceux dont on trouvera de nombreux exemples dans l’ouvrage du docteur Thulié (14). On peut les caractériser d’une façon négative et d’une façon positive. Au premier point de vue, il n’y a en eux aucune tendance au perfectionnement même partiel de leur personnalité, aucune conception de la perfection souveraine à laquelle il conviendrait de s’unir. Par contre, les pratiques capables de troubler l’organisme et le cerveau abondent. Ce sont, comme le dit fort bien M. Th. Ribot, des esprits bornés et ignorants en qui d’ailleurs les limites esthétiques et morales sont aussi proches que les limites intellectuelles. Le monoidéisme, en eux est aisé, en raison même de leur pauvreté psychologique et il se traduit par une suite régulière de mouvements et de discours. Ce monoidéisme est parfois le résultat, parfois il est accompagné de troubles cérébraux qui voisinent avec la folie, quand ils ne sont pas une des formes de la folie. La misère physiologique est aussi grande que la misère psychologique. Chez les mystiques de la seconde classe, même chez ceux de la [p. 25] première, on pouvait constater l’existence de phénomènes morbides. Il n’y a plus guère que des phénomènes morbides chez ceux de la troisième classe. Et la description pourrait en être étendue à l’infini.
* * *
Les anciens logiciens avaient noté que la compréhension ou le nombre des caractères inclus dans une idée générale est en raison inverse de son extension, c’est-à-dire du nombre des êtres auxquels elle s’applique. Il en est ainsi du mysticisme. Les trois classes de mystiques pourraient être représentées par un cône, tronqué tout près de son sommet, qui figurerait la première, tandis que la troisième serait à la base. En tout temps et en tout lieu, les mystiques de la première classe sont peu nombreux, parce que toujours et partout sont fort rares les hommes qui atteignent un développement aussi complet de toutes leurs facultés naturelles ou même de l’une d’entre elles. Ils sont plus rares encore, en dehors des périodes théologiques, quand l’activité humaine se propose surtout, comme depuis trois siècles, de connaître, de conquérir et d’améliorer le monde dans lequel nous vivons. Et c’est peut-être pour cette raison que ne les rencontrant guère de nos jours — où ils se présentent plus volontiers sous le nom d’intuitionnistes — on n’a plus étudié que les mystiques de l’ordre inférieur. Car dans la seconde classe, le nombre des grands mystiques diminue aussi à mesure que les préoccupations de l’homme le portent à transformer notre monde en l’améliorant, plutôt qu’à constituer un monde intelligible d’où sera éliminée toute imperfection. Le nombre reste grand des mystiques de la troisième classe, quoiqu’ils soient bien moins nombreux qu’ils ne l’étaient pendant tout le moyen âge — du Ier siècle au XVIIe — où des individus transmettaient autour d’eux, par contagion psychologique et physiologique, les phénomènes morbides qui se groupaient d’une façon presque naturelle, autour d’une idée ou d’une image religieuses.
Cette classification n’est pas chronologique; les documents font défaut pour la construire en ce sens d’une façon suffisante. Il est toutefois évident que les mystiques de la première classe ont dû faire assez tard leur apparition, car elle suppose une haute culture de l’individu et de la société. En outre, il est impossible d’établir [p. 26] une démarcation absolue entre les classes et même entre les groupes qui constituent chacune d’elles. Mais nous arrivons ainsi à distinguer fort nettement les hommes qui créent en eux une personnalité supérieure à celle de leurs semblables par le puissant développement de leurs facultés, de ceux dont la personnalité reste inférieure à la moyenne ordinaire, par l’arrêt du progrès intellectuel, esthétique et moral et par l’invasion des phénomènes morbides et des troubles cérébraux.
FRANÇOIS PICAVET
NOTES
(1) On s’en convaincra en lisant, dans l’Évolution des idées générales de M. Th. Ribot, les chapitres où il traite de l’évolution des principaux concepts.
(2) Le mot extase a encore des sens tout différents chez Philon. C’est la frénésie qui fait perdre la raison et naître le trouble dans l’esprit, par suite de vieillesse ou de mélancolie ou de quelque autre cause. C’est la violente consternation dont nous sommes saisis en présence de ce qui nous arrive soudainement et à l’improviste. C’est l’état calme de la raison quand elle se repose. C’est un transport divin et inspiré, celui qui fait les prophètes.
(3) La Mystique divine, diabolique et naturelle, Paris, Vigot frères, 1912.
(4) Th. Ribot, La Psychologie de l’attention, ch. III ; Taine, Les philosophes classiques du XIXe siècle en France, ch. XIV.
(5) Je demande la permission de renvoyer, pour ne pas les reproduire, aux pages de l’Esquisse d’une d’une histoire générale et comparée des philosophies médiévales, pp. 102-110, où il a été montré que la doctrine de Plotin constitue l’explication systématique de la formule de saint Paul : c’est en lui que nous vivons, que nous nous mouvons et que nous sommes.
(6) 1. Plotin, VI, 9, 9, veut faire comprendre la félicité que procure l’union de l’âme avec Dieu, en rappelant, à propos des amours terrestres, la joie qu’éprouve celui qui aime et qui obtient ce qu’il aime. Mais il a soin d’ajouter que ces amours sont mortelles et trompeuses, qu’elles ne s’adressent qu’à des fantômes et ne tardent pas à disparaître. D’autres mystiques s’y arrêteront.
(7) Par exemple l’orgueil chez saint Martin, chez Boehme (p. 27), chez saint Augustin, etc. Sur Jacob Boehme, voir le travail de M. Boutroux. Voir aussi son Pascal où il met fort bien au premier plan tout ce qui a vraiment une importance capitale dans l’existence de Pascal. On lira utilement aussi La psycho-physiologie des états mystiques (Année psychologique, XVII, 97-114) et le Mysticisme catholique et l’Ame de Dante, Paris, Bloud, de M. Albert Leclère, qui avait abordé autrefois l’étude du mysticisme dans nos conférences des Hautes-Études.
(8) Sainte Thérèse distingue la prière ou l’oraison vocale, l’oraison mentale, l’oraison de recueillement, l’oraison de quiétude, l’oraison d’union, l’oraison de ravissement, le vol de l’esprit qui produit l’unification avec Dieu. Voir le commentaire de M. Th. Ribot dans la Psychologie de l’Attention, p. 144-148 (F. Alcan).
(9) Ainsi Plotin — auquel Suidas, huit siècles après sa mort, attribue des attaques d’épilepsie dont n’ont parlé ni Porphyre ni Eunape et qui, par conséquent, ne sauraient être considérées comme réelles — a eu une santé assez bonne, maigre une méditation à peu près continuelle, malgré le peu de sommeil et de nourriture. Il eut, semble-t-il, l’intestin fragile, mais il vécut jusqu’à soixante-six ans. S’il fut atteint dans les dernières années de sa vie, comme le montre Porphyre, de la maladie dont il mourut, il n’y a là rien qui ressemble à des troubles cérébraux ou à une malade nerveuse. Des remarques analogues pourraient être faites pour ceux de nos contemporains qui se rattachent, en affirmant que nous saisissons Dieu par une intuition, à la mystique plotinienne. Le nombre en est plus grand qu’on ne pense, mais ils n’ont aucun signe extérieur qui les désigne à l’attention, comme ceux chez qui se rencontrent des phénomènes morbides et voisins de la folie.
(10) Le récent travail, d’un intérêt considérable, de M. Henri Lichtenberger, a paru dans la Revue des Cours et Conférences : 18 mai 1910, Le mystique Suso, Les origines du mysticisme allemand, p. 433-447 ; 9 juin 1910, L’œuvre de Suso, l’Exemplaire, avec ses quatre parties, la Vie, le Livre de la Sagesse éternelle, le Livre de la Vérité, le Petit recueil de lettres spirituelles ; les Œuvres non comprises dans l’Exemptaire, les Lettres spirituelles, les Sermons et le Minnebüchlein ; l’authenticité de l’Exemplaire, p. 600-612 ; 23 juin 1910, Mysticisme pratique de Suso, d’après le Livre de la Sagesse éternellee. Apologie de la souffrance, Souffrances physiques, Souffrances spirituelles ; composition du livre de la Sagesse éternelle, première partie, seconde partie, valeur poétique, p. 683-695 ; 17 novembre 1910, Le mysticisme spéculatif de Suso, d’après le Livre la Vérité, l’Unité suprême ou divinité. Unité et multiplicité en Dieu, Retour de la créature vers Dieu par le Christ, L’union mystique, p. 7-14 ; 24 novembre 1910, La vie de Suso, Naissance et famille de Suso, Débuts dans la vie religieuse, Études de Suso, Suso lecteur de Constance, Activité pastorale de Suso, Départ de Constance, Émigration à Ulm, p. 73-81 ; 8 décembre 1910, Examen critique de la Vie, Manuscrits et rédactions, Première partie, seconde partie, troisième partie, Résultats généraux de l’analyse critique, Une Vie de Suso qui semble provenir d’une combinaison d’éléments assez divers et qui ne présente pas une rigoureuse unité ; Une seconde Vie de Suso directeur de conscience, et père spirituel d’Elsbeth Stagel, avec lettres ou entretiens de Suso et de Stagel, insérés dans la trame du récit, Un traité de mysticisme spéculatif présenté extérieurement sous la forme de correspondance ou de dialogue entre Suso et sa fille spirituelle, mais n’ayant, en réalité, aucun rapport avec les deux vies et formant un tout indépendant, p. 155-157 ; 15 décembre 1910. Inauthenticité de la Vie de Suso, Caractère apologétique de la Vie. Eléments romanesques de la Vie, Elément surnaturel. Elément ascétique. Vérité et Fiction de la Vie. Authenticité des données générales de la Vie. Conclusion. Suso n’est pas l’ascète farouche qu’on nous a dépeint, il s’est plongé comme Eckhart dans la contemplation vertigineuse de l’Unité… Il semble avoir été une nature plus naïve, plus ingénue que son maître. L’hagiographe à qui nous devons la Vie n’a pas raconté l’histoire vraie de Suso, ni tracé de lui un portrait concret et réel ; mais il nous a laissé l’image idéaledu saint. p. 203-32. Les conclusions auxquelles est arrive L Lichtenberger pour Suso s’imposeraient pour plusieurs des mystiques allemands. Voir ce que nous avons dit de Tauler, Revue philosophique, septembre 1911.
(11) Nous avons signalé, dans la Revue philosophique (sept. 1911) les deux premiers volumes des Œuvres complètes de Jean Tauler, traduction. littérale de la version latine du chartreux Surius, par Pierre Noël. Trois autres volumes ont paru depuis lors. Dans le troisième figurent les Sermons du Temps depuis le dimanche après l’Ascension jusqu’au dixième dimanche après la Trinité. Dans le second est contenue la fin des sermons du temps, du onzième au vingtième dimanche après la Trinité. Puis vient l’Ecole mystique dominicaine du XIVe siècle avec un avertissement au lecteur, un exposé doctrinal et des sermons d’Eckhart junior et senior, de Henri Suso, de Jean Rusbrock. Dans le tome V. nous trouvons le Propre des saints et le Commun des saints avec un appendice sur les préparations à la mort.
(12) M. Pierre Noël renvoie à l’Esquisse d’une Histoire générale et comparée des philosophies médiévales. Nous y avons rappelé que les conclusions auxquelles nous étions arrivé sur la subordination des principes de causalité et de contradiction au principe de perfection pour la constitution d’un monde intelligible, sont analogues a celles auxquelles a abouti M. Ribot dans la Psychologie et la Logique des sentiment.
(13) II suffit de rappeler que nous possédons, seulement dans des traductions latines du XIIIe siècle, trois œuvres de Proclus, de Providentia, de decem dubitationibus circa Providentiam de Malorum subsistentia, de théologie, abrégé de la théorie des trois hypostases, sont le fond du de Causis, utilisé et commenté par Albert le Grand, saint Thomas et bien d’autres.
(14) Mlle Maria Windstosser, Étude sur la Théologie germanique, suivie d’une traduction française faite sur les éditions originale, le 1516 et de 1518, 1 vol. in-8 de XI-218 p., Paris, F. Alcan. C’est une thèse de doctorat d’Université Revue Internationale de l’Enseignement du i15 mars 1912, p. 269-271). La première partie comprend cinq chapitres I. La Théologie germanique (les manuscrits, les éditions, les travaux auxquels elle a donné lieu, le titre, l’auteur) ; II. Plan et Analyse de la Théologie germanique (Théologie, morale, syndérèse ou état de l’âme humaine avant son union avec Dieu) ; III. Sources auxquelles l’auteur de la Théologie germanique a puisé ; IV. Influence de la Théologie germanique sur la réformation religieuse du XVIe siècle ; V. Influence de la Théologie germanique sur la pensée postérieure. La seconde partie est la traduction de la Theologie germanique, faite sur les éditions originales et précédée des deux préfaces de Luther de 1516 et de 1518.
(15) La Mystique divine, diabolique et naturelle des théologiens, par le Dr Thulié, 1 vol. in-8 de VIII-406 p. Paris, Vigot frères. —I. Définition et division de la mystique par les mystiques ; Il. Le terrain mystique ; III. La culture mystique par entrainement physique ; IV. La culture mystique par entraînement moral ; V. Le premier pas ; VI. Phénomènes mystiques intellectuels. La parole imaginaire. La parole intellectuelle. Les visions imaginaires. La vision intellectuelle ; VII. Phénomènes mystiques dans l’ordre corporel. Hallucinations sensorielles. Les paroles surnaturelles auriculaires ; VIII. id., Visions surnaturelles oculaires ; IX. Phénomènes mystiques de l’ordre affectif, Mariage mystique; X. id., La jubilation mystique et les saintes voluptés ; XI. id., L’extase ; XII. id., Les stigmates ; XIII. Phénomènes mystiques de la grâce. Les dons corporels ; XIV. id., Dons intellectuels. Don des tangues. Don de la science infuse ; XV. La mystique diabolique ; XVI. Suggestions et auto-suggestions. Causes déterminantes du délire mystique ; XVII. Mystique naturelle et conclusion.
LAISSER UN COMMENTAIRE