Jean Lhermitte et Beaudoin. Un cas de démonopathie. Etude clinique et essai d’interprétation pathogénique.] Article parut dans la revue des « Annales médico-psychologiques », (Paris), n°4, 1939, pp. 261-282. [Edité en tiré-à-part : S. l. n. d., [Paris], 1939, 1 vol. in-8°, 16 p.]
Jean Lhermitte (1877-1959). Neurologue et psychiatre français. Elève de Fulgence Raymond et de Pierre Marie. Successivement chef de clinique de ce dernier à la Salpêtrière, médecin en chef de Henri Claude, il devient professeur de psychiatre en 1923. Il s’intéresse de très près aux phénomènes mystique ainsi qu’à la possession démoniaque et nous laissera de nombreux articles sur ces sujets ainsi que quelques ouvrages dont :
— La psychanalyse. Gazette des Hôpitaux, (Paris), 26 novembre 1921).
— Le problème des miracles. Paris, Gallimard, 1956. 1 vol. in-8°,
— Marie-Thérèse Noblet (Considérée du point de vue neurologique). Extrait des Etudes Carmélitaines, octobre 1938. Paris, Desclée de Brouwer, 1938. 1 vol. in-8°, pp. 201-209.
— Mystiques et faux mystiques. Paris, Bloud et Gay, 1952. 1 vol. in-8°, 254 p., 1 fnch.
— Le Problème médical de la Stigmatisation. Article parut dans les « Etudes carmélitaines – Douleur et stigmatisation », (Paris), Desclée de Brouwer et Cie, 20e année, — vol. II, octobre 1936, [en ligne sur notre site]
— Vrais et faux possédés. Paris, Arthème Fayard, 1956. 1 vol. in-8°, 170 p., 2 ffnch.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original, mais avons corrigé quelques fautes de ponctuation et de typographie. – Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr
[p. 261]
Essai sur les phénomènes de possession démoniaque.
par Jean Lhermitte et Beaudoin.
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Ainsi que chacun a pu le constater, l’idée de forces mauvaises occultes ou patentes, hante l’esprit des hommes, et beaucoup de ceux-ci par le processus si commun de l’identification « animique » le matérialisent, le « chosifient » en font un objet matériel agissant en eux et dont ils d’efforcent de se délivrer. Ce « Passage du malin » selon l’expression de M. François Mauriac se révèle la cause apparente de nombreux troubles mentaux, et comme j’ai eu l’occasion d’en étudier de multiples exemples, je désirerais donner une esquisse de ce que m’a appris l’observation de ces faits.
Encore que ce soit une vérité d(évidence ; il faut bien se mettre dans l’esprit que pour se réaliser, l’état de possession démoniaque suppose la croyance dans la réalité du démon, sous quelque forme qu’on représente l’esprit mauvais. Et c’est pourquoi ce phénomène encore actuellement si commun, quoique cela puisse surprendre, apparaît si souvent signalé dans tout le cours de l’histoire des religions. Comme le relève Oesterreich (1) dans un important ouvrage consacré à l’étude des possédés, l’on peut déjà remarquer que dans la contrée de l’Euphrate et du Tigre, la croyance aux esprits se montrait fort répandue. Aux Babyloniens et aux Assyriens, le monde réel paraissait tout peuplé de démons, leurs menaces guettaient chaque individu, en même temps que chacun se croyait en danger par mille sortilèges magiques que les sorcières étaient capables de vous insuffler. [p. 262] Ainsi qu’il en est encore au sein des sociétés dites »primitives » il n’était pas jusqu’aux maladies corporelles ou mentales qui ne fussent interprétées comme le témoignage de la pénétration dans la personnalité mentale et physique de quelque malin esprit. J’ajoute que cette théorie s’est prolongée pendant des siècles et que, d’ailleurs, elle semble n’avoir pas perdu tout crédit même dans les civilisations qui se prétendent avancées et dans le siècle des lumières. On ne sait pas assez, peut-être, que la théorie « peccamineuse » de la folie a conservé encore récemment des adeptes, tant il répugne à certains esprits de se figurer les choses sous leur aspect naturel.
C’est en effet une tendance innée et, en tout cas, bien ancrée dans l’âme de l’homme, de rapporter à une influence étrangère occulte, les accidents, les manifestations pénibles ou obscurément désagréables dont il est victime, et dont la source ne se dévoile pas aisément. Ne nous étonnons donc point de saisir dans l’humanité primitive mille exemples de possession corporelle ou spirituelle ainsi que les multiples exemples de l’influence attribuée à l’action d’esprits maléfiques sur la pauvre humanité. Cette tendance qui se révèle si intimement liée à la psychologie humaine et qui sollicite à imaginer que des êtres doués de conscience sont capables de régir, de conduire les forces de la nature n’est autre que l’animisme ; et Napoléon voyait juste lorsqu’il déclarait : « La plus grande force qui ait été donnée à l’homme, c’est de donner aux choses une âme qu’elles n’ont pas ».
Cette tendance animiste dont on peut saisir tant d’exemples frappants dans la poésie, la littérature, l’histoire, la jurisprudence, les sciences les plus pures, nous la retrouvons agrandie, flagrante, chez nombre de psychopathes.
Inquiets et tourmentés, ne découvrant pas, et pour cause, l’origine des phantasmes qui assaillent leur imagination ou leurs sens, ces malheureux en viennent rapidement à penser que derrière la façade des phénomènes, se dissimulent des créatures malfaisantes et perfides qui, tantôt, sont faites à notre image, et tantôt sont devinées comme des êtres étranges et insaisissables : les démons.
L’idée de forces mauvaises, démoniaques, qui agissent sur le monde, remonte bien avant le développement du christianisme, mais il faut confesser que la doctrine chrétienne [p. 263] conféra au démon une personnalité beaucoup plus concrète, et donna à celle-ci un relief tel que sa représentation ne pouvait pas frapper l’imagination des fidèles.
On sait que l’Eglise, s’appuyant sur les Evangiles, admet que, dans certaines conditions, le démon peut influer sur notre conduite, nos sens, pour troubler grossièrement, au point de nous faire perdre la raison. Toutefois, s’il est vrai que l’influence démoniaque peut agir sur notre esprit, gardons-nous de penser que cette influence puisse s’exercer à l’exclusion de notre jugement. Tous les théologiens sont d’accord sur ce point que si les actions des hommes peuvent reconnaître leur source ex Deo, ex diabolo ou ex nobis, en celles-ci toujours notre personnalité y participe.
Si l’on prétend reconnaître une véritable, authentique et légitime possession démoniaque il est de toute nécessité d’opérer ce que l’on appelle le « discernement des’ esprits », c’est-à-dire de distinguer dans les opérations psychiques du sujet, ce qui appartient à sa personnalité propre et ce qui en diffère et peut être attribué à quelque force supra-naturelle. Mais cette première opération ne peut être suffisante et il est indispensable ensuite de déterminer dans quelle mesure les phénomènes observés ne peuvent absolument pas trouver leur explication dans le jeu des fonctions physiologiques normales ou déréglées par la maladie. Au discernement des esprits doit donc s’adjoindre « la critique du merveilleux ». Pour admettre la validité d’un phénomène préternaturel, il est nécessaire que celui-ci impose l’idée d’une intervention extraordinaire liée à une cause intelligente autre que celle de l’homme.
Ainsi que l’exprime dans son ouvrage classique sur la possession démoniaque, le R.P. de Tonquédec, « l’esprit mauvais domine le corps, s’empare de ses organes, et se sert d’eux comme s’ils lui appartenaient en propre, faisant mouvoir et gesticuler les membres parlant par la bouche du patient. C’est la possession. Sans doute, un tel comportement est supporté par une doublure de phénomènes psychologiques correspondants. Les attitudes du possédé ne lui sont pas imposées d’une manière mécanique : elles procèdent d’un état mental sous-jacent, mais comme extérieur à la personnalité propre ».
L’agent causal des désordres psycho-physiologique [p. 264] étant, de par sa nature, inaccessible à nos prises directes, c’est donc à l’exorciste qu’il revient d’agir pour libérer la personnalité du patient, de cette emprise qui nous échappe et nous dépasse. Mais 1’œuvre de cet exorciste se heurte à de certaines difficultés dont l’assurance qu’il doit posséder de la réelle possession démoniaque n’est pas la moindre. C’est pourquoi, avec beaucoup d’insistance, les théologiens ont fait porter un accent singulier sur la nécessité d’un examen psychologique complet chez les sujets qui semblent être soumis à l’influence maléfique du mauvais esprit.
N’étant pas qualifié pour aborder le problème sous l’angle métaphysique ou théologique, je bornerai mes réflexions à ce qui touche la possession diabolique, la « pseudo-possession » si l’on admet la réalité d’une possession matérielle, telle que le présentent les malades qui viennent à notre observation.
J’ai donc eu l’occasion d’observer un grand nombre de patients pour lesquels se posait le problème de savoir si l’Esprit malin était en cause ou non, et c’est le résultat de mon expérience que je désirerais exposer ici.
Mais examinons d’abord sous quel aspect se présente le possédé tel qu’il est figuré dans les ouvrages les plus répandus. Ce qui a frappé, me semble-t-il, les observateurs non-versés dans la science des maladies de l’esprit, c’est la transformation morale du sujet.
En vérité, il paraît être transformé, pénétré par une personnalité nouvelle qui se superpose ou se juxtapose à la personnalité réelle de l’individu. Non seulement, écrivent ces auteurs dont on trouvera les narrations dans l’ouvrage que j’ai cité et qui comprend une ample moisson de documents intéressants, non seulement, on a l’impression que le possédé est envahi par une autre âme, mais il semble que, même sa physionomie, son port, sa démarche, en bref son comportement social soient littéralement transformés. Evidemment, cette apparente transformation n’est pas constante dans le temps et ne se manifeste que pendant les périodes où la possession se montre active, je veux dire pendant les moments de transes, mais ce changement corporel essentiellement dynamique se dévoile très personnel à chaque possédé ; en sorte que l’on peut avoir l’impression que, véritablement, la personnalité physique du sujet est transformée en une personnalité étrangère. [p. 265] Aussi souvent que le démon s’emparait d’elle, dit Eschenmayer à propos d’une femme qui se croyait possédée par l’esprit d’un mort, elle prenait les mêmes, traits que celui-ci avait eus dans sa vie et qui étaient très accusés, de sorte qu’il était nécessaire, à chaque attaque, d’éloigner ce sujet des personnes qui avaient connu le défunt parce qu’elles le reconnaissaient aussitôt sous les traits du démoniaque.
Ce qui est très saisissant, c’est que le nouveau caractère, la nouvelle attitude, le changement de la conduite qui caractérisent le sujet en état de transe ou de crise de possession s’opposent trait pour trait à la personnalité primitive du possédé. Aussi l’entourage s’étonne, s’indigne même, d’entendre proférer les pires injures, les plus obscènes paroles à telle jeune fille dont l’éducation et la moralité auraient pu être tenues pour incompatibles avec ce déchaînement des passions les plus basses et les discours les plus orduriers.
De la jeune fille d’Orlach dont parle Eschenmayer, il est dit que « pendant ces accès, l’esprit des ténèbres exprime par sa bouche des paroles dignes d’un démon en folie, des choses qui n’ont pas de place chez une jeune fille au cœur droit, des malédictions de la Sainte Ecriture, du Rédempteur, de tout ce qui est sacré. »
J’ai observé personnellement des faits de ce genre qui sont quelquefois déconcertants, car l’on se demande vraiment où ces jeunes filles pures, élevées à l’abri des bruits et des agitations du monde ont pu apprendre le vocabulaire, qu’elles éjectent, pendant leur crise, avec une violence passionnée.
Les exemples de possession démoniaque que nous découvrons si nombreux dans la littérature abondante qui leur a été consacrée, se caractérisent surtout par ce fait que l’invasion de la personnalité démoniaque ne se réalise que pendant certains états, dits de crise ou de transe, au cours desquels le possédé ne se contrôle plus et perd même conscience de sa personnalité naturelle. On ne pourrait donc dire qu’il se produit une scission de la personnalité, et l’on devrait se persuader, avec Eschenmayer et Oesterreich que la perte ou l’évanouissement de la conscience s’affirment dans les cas de régence comme le caractère essentiel de la [p. 266] possession démoniaque ; a cette suspension des fonctions de conscience s’ajouterait une ignorance totale de ce qui s’est passé pendant la crise.
Il n’est pas contestable que de tels faits se sont produits et se réalisent encore de nos jours, mais nous en saisissons mieux l’origine et la nature que nos devanciers. En effet, il est une affection dont les exemples sont innombrables et qui se spécifie par la perte temporaire de la conscience du sujet et la transformation de celui-ci en un véritable automate envahi par des idées, des sentiments, des souvenirs tout autres que ceux dont son esprit est habité à l’état normal, et qui se montrent même, tout à l’opposé de sa personnalité. Cette affection a nom : épilepsie.
L’épilepsie psychique se dévoile, on le sait, par des changements soudains de la personnalité morale du malade, des bouleversements catastrophiques dont la durée peut ne pas dépasser quelques instants, mais que l’on voit, assez couramment, s’étendre, s’étaler sur des heures et même des journées complètes. De ce qui s’est passé au cours de ces crises, le malade ne garde aucune conscience. Or, le mal épileptique, non seulement nous pouvons le définir rigoureusement par les éléments que nous tirons du contexte clinique, mais il nous est possible, aujourd’hui, de préciser la nature du dérèglement du cerveau grâce à la détection des ondes spéciales que nous fait apparaître le relevé de l’électro-encéphalogramme.
Mais si le mal comitial peut bien simuler un état de possession démoniaque, il est un autre état morbide, des plus communs aussi, que nous trouvons à la source des manifestations que nous visons ici: la grande névrose de Charcot,
l’hystérie. Il n’est pas douteux que c’est à cette psycho-névrose que l’on doit rapporter la plupart des cas de possession caractérisée par des transes, des crises au cours desquelles la personnalité du sujet apparaît transformée, et qui s’entourent de manifestations tapageuses, théâtrales, d’autant plus excessives que le public est plus nombreux pour les contempler et s’en émouvoir. Certes, l’état de conscience de l’hystérique est bien différent de cc qu’il est chez l’épileptique, et si l’on peut observer la réalité d’un obscurcissement de la conscience, celui-ci n’atteint point la profondeur de la dissolution que nous fait appréhender le mal comitial ; [p. 267] cependant ainsi que je l’ai analysé ailleurs (2) la « grande névrose » de Charcot ne se révèle pas, comme certains médecins l’ont prétendu, faite uniquement de supercherie, de duperie, de théâtralisme, de moquerie, de mythoplastie et de « pathoplastie », on retrouve encore ici un désordre réel de l’esprit et de la conscience comme en témoignent les singulières modifications de l’électro-encéphalogramme que nous ont révélées les études remarquables de M. Titéca (de Bruxelles). Que la conscience de l’hystérique en crise ne se dévoile pas marquée par un état de dissolution totale ou générale au sens Jacksonien, comme dans le mal comitial, la chose n’est pas douteuse, mais qu’il y ait effectivement une suspension ou une profonde atténuation de certaines fonctions psychiques, trop de faits nous en montrent l’exactitude pour qu’il soit impossible à un esprit non prévenu, d’en suspecter la réalité. On comprend donc assez bien pourquoi bien des psychologues, à commencer par M. Oesterreich, estiment que les états de possession dans lesquels l’individualité normale se trouve brusquement remplacée par une autre personnalité à titre temporaire, et pour lesquels le retour à la normale ne laisse aucun souvenir, doivent être nommés somnambuliques. Mis il part le propos relatif à la perte complète des souvenirs, qui méconnaît la différence qui sépare l’hystérie d’avec l’épilepsie, l’on peut souscrire à la thèse de l’auteur. Ainsi que je l’ai indiqué plus haut la grande névrose hystérique se montrant essentiellement contagieuse, les expériences de la Salpêtrière, du temps de Charcot, en ont mis au jour toute la réalité, c’est évidemment la démonopathie hystérique qu’il convient de rattacher l’immense majorité, pour ne pas dire la totalité, des épidémies de possession qui furent si nombreuses autrefois, à l’époque où l’on ne connaissait que bien imparfaitement les manifestations de la grande simulatrice, l’hystérie.
Chacun se souvient des épidémies de possession qui ont sévi dans le monde, en un temps où la psychiatrie s’ébauchait à peine ; or, les exemples que présentaient ces épidémies s’avéraient marquées du sceau le plus pur de la psychonévrose
hystérique, ou encore du pithiatisme, c’ est-à-dire de cette névrose où la simulation et la mythomanie [p. 268] jouent le rôle que l’on sait. Il ne faut cependant pas penser que nos devanciers ignoraient rien du Pithiatisme.
Si l‘on nous demandait d’en administrer la preuve, nous la pendrions dans le cas de cette Marthe Brossier dont le procès fut poursuivi sous Henri IV. Marthe est une jeune fille sans fortune, l’ainée de quatre filles, d’un père assez indifférent. Désireuse de se marier et voyant sont projet échoué, elle se coupe les cheveux et revêt des habits d’homme comme Jeanne d’Arc, puis l’année suivante, elle se précipite sur une compagne Anne Chauvion, lui laboure le visage et l’accuse d’avoir fait échec au rêve qu’elle caressait. Considérée comme possédée du démon à cause de l’impétuosité de ses réactions et des « merveilles qu’elle disait contre les Huguenots », ceci se passait en 1560, précisément l’année de l’Edit de Nantes, Marthe fut considérée comme possédée et exorcisée en grande pompe. Beelzébuth, lit-on, lui enflait le ventre, puis lui courbait le corps si fort derrière que la tête touchait les pieds, et cela, plusieurs fois, criant : « J’ai plus de tourments que si j’étais en enfer » ; et étant commandée par l’exorciste, dit « tu seras cause que le perdrai les Huguenots ».
Devant ce scandale, Henri IV prend le parti de faire interner Marthe au grand Châtelet où elle est visitée par des médecins et des clercs. Puis, devant l’affirmation des experts, qu’il ne s(agissait pas de possession véritable, Henri IV ordonne que Marthe soit rendue à son père habitant Romorantin. Que s’était-il donc passé ? Nous possédons les procès du procès, et rien n’est plus instructif que leur lecture. Le docteur Marescot aidé de trois de ses confrères examine la prétendue possédée.
Est-elle capable de comprendre les langues que jamais elle n’a apprises, ainsi que l’on soutient ? NON ; interrogée directement en grec, en latin, elle reste coite. L’exorcise-t-on, elle tombe en pâmoison, se remue les flancs comme un cheval quo a couru, et qu’il est aisé d’imiter ; Marthe se moque de l’exorciste, mais prise au collet par Marescot, elle avoue que le diable l’a quittée. Et Marescot de conclure : Nihil a demone multa ficta ; a morboso pauca.
Poursuivant sa démonstration, Marescot se demande sur quels critères l’on pourrait s’appuyer pour décider de la réalité de la possession. Sur les convulsions : mais les bâteleurs et les laquais en font autant, l’insensibilité aux piqûres ? Mais [p. 269] comme les laquais et les bâteleurs y réussissent à merveille ; l’absence d’écoulement de sang à la traversée de la peau par l’aiguille ? Mais cela témoigne seulement que les vaisseaux on été épargnés ; la ventriloquie ? Mais Hippocrate déjà la signalait chez certains sujets en dehors de toute influence maléfique ; le discernement des objets ? Mais Marthe s’est lourdement trompée : On lui présente, par exemple, une clef enveloppée n lui affirmant que l’objet est un fragment de la vraie Croix et voici que Marthe et voici que Marthe fait mille diableries ? Mais si quelques personnes ont cru voir Marthe suspendue en l’air sans appui, ce fut l’après-midi, après que les esprits eurent été échauffés par un bon repas, le matin rien de semblable ne s’était produit.
Marescot dont la puissance d’analyse se montre si remarquable, ne s’en tient pas là ; et notre confrère se demande quelle peut être la cause de cette possession simulée. Et il la découvre dans la cupidité de Marthe et de son père lequel a reçu des sommes d’argent pour que sa fille guérit. Mais comment enfin, cette Marthe dont l’instruction était courte a-t-elle pu se montrer capable de tant d’exploits, se demande enfin notre confrère ? Mais l’enquête démontre que Marthe a lu beaucoup d’ouvrages ou l’on parle des faits attribués au démon et, d’autre part, on n’a cessé de lui répéter qu’elle avait le diable au corps.
Le rôle de la suggestion qu’ont si vigoureusement démontré BERNHEIM, puis BABINSKI, nous le retrouvons chez une patiente que j’ai eu l’occasion d’observer parmi d’autres. Il s’agit d’une jeune religieuse, laquelle depuis l’âge de 15 ans est assaillie par des épreuves sexuelles : obsession et peut-être impulsion. Son directeur ayant eu la fâcheuse idée de lui dire que le démon agissait sur elle, cette patiente se sentit soudain dédoublée et envoûtée par l’Esprit mauvais. Dès lors, on redouble les exorcismes qui sont pratiqués quotidiennement. Au cours de ceux-ci, notre sujet se livre à mille contorsions, aux diableries les plus étranges et les plus saugrenues. Bien plus, en dehors des périodes d’exorcisme ; elle se prend à frapper, à briser les objets, à prophétiser, au point que le calme et le recueillement du couvent sont profondément troublés.
Nous avons procédé à l’examen de cette patiente en présence d’un exorciste dûment qualifié, tout en nous gardant [p. 270] d’appliquer le rituel dont il avait été fait un usage démesuré : et nous avons fait lire, seulement la prière à Saint Michel que l’on récite à la fin des messes privées. Dès que notre religieuse arriva à « défendre nos in praetio », elle se mit debout, nous dévisagea d’un regard incendiaire, nous abreuva d’injures grossières, enfin arracha guimpe, voile et coiffe et nous les lança violemment. Un peu après, elle se mit à tourner, à danser sur elle-même, à prendre des attitudes spectaculaires analogues à celles que l’on observait à la Salpêtrière au temps de Charcot et Paul Richer.
Dans un second examen, les mêmes phénomènes se reproduisirent, aussi décidâmes-nous d’appliquer l’électro-choc et de mettre cette patiente à l’isolement. Après un mois de ce traitement, la patiente fut complètement délivrée de la hantise de la possession du démon.
Voici un second exemple : une jeune fille de 20 ans attire l’attention de ses parents par sa piété, elle couche sur le papier des réflexions pieuses ; ses parents peu enclins au mysticisme cependant, déclarent : nous avons une petite sainte. Or, un jour, cette jeune fille s’en vint visiter un religieux pour lui demander conseil, c’était un vendredi après midi, et voici que se découvre une inondation sanglante du front et du cuir chevelu. Qu’est-il donc arrivé ? lui demande le religieux. « Mais, mon père, il en est ainsi tous les vendredis ». Et elle ajoute : « je crois être possédée par l’Esprit mauvais ; le Démon, il m’apparait pendant la nuit sous la forme d’un gros chien-loup, il saute sur mon lit, appuie sa poitrine contre ma poitrine il arrache mes chaussures quand je vais au confessionnal, dès que j’entre dans une église, les chaises s’agitent, des bruits étranges se font entendre. »
On décide de faire surveiller cette fille par une compagne très sûre et avisée, de manière à être renseignée sur la réalité des phénomènes allégués. Pendant 15 jours, tous les actes de notre sujet sont soumis à une surveillance de jour et de nuit. Et on nous affirme que, réellement, le démon agite les objets et se livre à mille mystifications. Ainsi une nuit, « la possédée » crie « au feu, au feu ! » Immédiatement la surveillante se lève et se précipite sur le lit de sa compagne qui lui montre une chemise en partie carbonisée. Bien entendu, nous demeurions plus que sceptiques devant ces phénomènes illusionnels d’une dramatisation calculée, mais, nous [p. 271] ne nous décourageâmes pas et nous demandâmes à vérifier la réalité de la sueur sanglante qui se produisait, selon cette fille, chaque vendredi à 3 heures.
Nous convoquâmes donc cette jeune fille à 15 heures, un vendredi, et nous attendîmes. Et voici ce qui arriva : le matin même du jour où elle devait avoir lieu cette expérience nous recevions une lettre dans lequel notre sujet expliquait
que tout ce qu’elle avait rapporté était purs mensonges, que jamais elle n’avait vu ni entendu le démon, mais qu’elle était poussée par une force inconnue à mentir, à imaginer des aventures. Ici encore, le rôle de la mythomanie apparaît flagrant.
Un dernier exemple de cet ordre : une religieuse enseignante encline à de fâcheuses habitudes sexuelles depuis l’âge de 8 ans et sujette à l’obsession et aux scrupules parvient à force de contention et de volonté à traverser les étapes qui conduisent du postulat aux vœux perpétuels à travers le noviciat.
Mais voici que vers la trentième année, l’obsession du démon hante son esprit; elle ne supporte plus la vue d’un crucifix, d’une image pieuse, elle se persuade qu’elle est possédée du malin esprit et demande à être exorcisée. Mais malgré l’exorcisme, les phénomènes démonopathiques persistent et s’exagèrent. Oui, le démon est là, qui la guette la nuit, la ligotte sur sa couche, la déshabille quelquefois et la dépouille de ses vêtements. Voulant en finir, elle signe un pacte avec le diable et elle trace avec une pointe trempée dans son sang, sur un feuillet, ces mots : « Oh Satan, mon Maître, je me donne à toi pour toujours. » Comme Pascal portant contre sa poitrine son poignant Mémorial, elle garde sur elle, jour et nuit ce talisman diabolique, puis, prise de remords, exécute un simulacre de suicide en prenant quelques comprimés de gardénal.
Dans ce cas, comme dans les précédents, l’exorcisme a été vain parce qu’il s’agissait de psychose et non de possession, et nous ajoutons que, dans les faits de ce genre, où ma suggestion se montre d’un si grand poids dans le déterminisme des phénomènes morbides, il faut se garder non seulement de tout exorcisme, mais aussi de tout exercice qui tendrait à maintenir dans l’esprit du sujet l’idée de la possession. D’ailleurs, comme le rappelait Marescot, le [p. 272] Rituel romain commande de ne pas croire facilement à la possession et il ajoute : « car souventes fois, les trop crédules sont trompés, et souvent les mélancoliques, lunatiques et ensorcelés trompent l’exorciste, disant qu’ils sont possédés et tourmentés du diable, lesquels ont plus besoin des remèdes du médecin que du ministère des exorcistes ».
A côté de cette modalité de démonopathie qui se manifeste par crises ou par transes accompagnées d’une dissolution plus au moins poussée de la conscience, il nous faut voir maintenant une variété très différente et qui mérite, je crois, encore plus d’attention. J’ai en vue ici ce que l’on a appelé la forme lucide de la possession. A vrai dire, l’expression proposée n’est pas très heureuse et sent trop l’époque où l’on décrivait trop généreusement les « folies lucides », et je pense qu’il est préférable de décrire les faits auxquels je fais allusion sous la dénomination de délire de possession ou de délire démonopathique.
Quels sont donc les caractères qui permettent de différencier cette forme de possession d’avec les précédentes. La plus importante, remarque que l’on peut faire, est que les patients que nous visons ne sont pas affectés d’attaques, de crises, ni de transes, leur conscience demeure lucide en ce sens, que les sujets se rendent un compte très exact de ce qui se passe en eux, je veux dire dans leur esprit et dans leur corps, ils en donnent des descriptions minutieuses, pittoresques et singulièrement révélatrices.
Un des exemples les plus significatifs de cet état d’esprit est le cas du P. Surin, exorciste des possédés de Loudun, que l’on trouve dépeint dans l’ouvrage intitulé « Cruels effets de la vengeance du Cardinal de Richelieu ou l’histoire des diables de Loudun ». Ce religieux dont la vie mystique fut si élevée, si abondante et si vénérable fut atteint de troubles singuliers qu’il nous dépeint ainsi dans une lettre adressée à un sien ami : « Je suis en perpétuelle conversation avec les diables ou j’ai eu des fortunes qui seraient trop longues à décrire… Tant y a que depuis 3 mois et demi, je ne suis jamais sans avoir un diable auprès de moi en exercice… Le diable passe du corps de la personne possédée et, venant dans le mien, me renverse, m’agite et me traverse visiblement en me possédant plusieurs heures comme un énergumène. [p. 273] Il se fait comme si j’avais deux âmes, dont l’une est dépossédée de son corps et de l’image de ses organes et se tient à quartier en voyant faire celle qui s’y est introduite. Les deux esprits se combattent dans un même champ qui est le corps, et l’âme est comme partagée ». Il ajoute à sa lettre par apostille : « Le diable m’a dit : Je te dépouillerai de tout et tu auras besoin que la foi te demeure, je te ferai devenir hébété … ; aussi je suis contraint pour avoir quelque conception, de tenir souvent le Saint Sacrement sur ma tête, en me servant de la Clef de David pour ouvrir ma mémoire ».
Dans son ouvrage intitulé « Etudes d’Histoire et de Psychologie du mysticisme » DELACROIX rapporte quelques autres traits relatifs à l’état du P. Surin et qu’il a relevés dans un manuscrit de la Bibliothèque Nationale. Il y est écrit que les tourments du malheureux Père ne durèrent pas moins de 2 ans, « il devint si accablé qu’il perdit toute faculté de prêcher et d’agir en la conversation. Sa peine monta à un tel excès qu’il perdit même la parole et fut muet pendant sept mois, ne pouvant même ni s’habiller ni se déshabiller, ni enfin, faire aucun mouvement. Il tomba dans une maladie inconnue dont tous les remèdes restaient sans effet. Il eut des tentatives de suicide et même fit une grave tentative : Il avait une extrême impétuosité de se tuer ».
Malgré tout cela, son âme ne perdait pas l’attention à Dieu ; souvent au milieu de ses peines infernales, il lui venait des instincts de s’unir à Jésus Christ. Dans son épreuve il sentait à la fois le désespoir et le désir d’agir conformément à la volonté de Dieu ». Encore que l’on n’ait pas été en mesure de préciser la qualité exacte des troubles psychiques· dont était affecté le P. Surin on tint celui-ci pour aliéné, et il fut inscrit sur les registres de son ordre comme malade d’esprit.
Rien n’était plus judicieux, et nous devons avoir pour malheureux de ce genre la plus extrême compassion, leurs tortures incessantes sont inexprimables et les conduisent, hélas, assez souvent à l’auto-destruction.
Pour tout médecin psychologue, le cas du P. Surin apparaît digne de la plus grande attention pour bien des raisons : la progressivité et l’incurabilité de la maladie, les désordres généraux qui bouleversèrent tout ensemble, le corps et l’esprit, les inhibitions, les impulsions, les contradictions, [p. 274] les hallucinations auditives verbales, les auditions attribuées au démon, ce sentiment de dédoublement de la personnalité ou d’emprise de l’esprit par une force supérieure à celle de la volonté, cette sensation continuelle de contrainte, tout cc foisonnement d’éléments psychologiques anormaux ou étranges, il est peu de sujets qui, mieux que le P. Surin, les ait analysés et dépeints.
Il serait aisé de prendre dans la littérature consacrée à la démonopathie bien d’autres exemples, mais, puisque l’espace m’est mesuré, je crois qu’il est préférable de présenter quelques observations de sujets qu’il m’a été donné de suivre personnellement.
Je reçus un jour la visite d’un homme de 60 ans, fonctionnaire retraité d’un ministère, lequel me déclara que, depuis longtemps, il était en butte aux maléfices du démon, que ce dernier lui faisait subir les plus étranges avanies, qu’il ne le quittait jamais, ni de jour ni de nuit, bref, qu’il était possédé du démon. Elevé dans un collège religieux, il fut dès son enfance hanté par le problème, sexuel et se livra à des pratiques solitaires avec une certaine inclination à l’homosexualité. Il se maria cependant et s’il commit des infractions, celles-ci ne furent pas nombreuses, et jamais homosexuelles. Mais sans cesse des obsessions l’assaillaient et le harcelaient, en sorte qu’il fut obligé de se réfugier de plus en plus dans la prière, la contention d’esprit et le remords ? Un attrait de plus en plus violent pour l’oraison se fit sentir lorsqu’un jour, il sentit en lui une transformation étrange. Tout ce qui se passe autour de lui devient symbole : ainsi le chant du coq signifie délivrance morale, les couleurs et objet foncés, les linges sales, la boue, les grilles d’égout, les parties obscures des appartements, les cendres de cigarettes, le gravois, les dépôts de ferraille, les troncs d’arbres, les fonds de casseroles figurent les esprits mauvais, tandis que les bons esprits sont spécifiés par l’or, l’argent, les cadres dorés, les glaces, la couleur bleue, les lumières, les fleurs éclatantes.
Toutefois, malgré cette symbolisation forcenée, la vie de notre homme se poursuivait assez tranquille lorsqu’un jour en passant près du lac du Bois de Boulogne, il se croit interpellé et entend des paroles qu’il est impossible même de répéter dans cette langue dont les mots bravent l’honnêteté. Il hèle un taxi et rentre chez lui, fort anxieux en disant [p. 275] à sa femme : « Cette fois, le démon est avec moi, je suis possédé ». Et depuis cet épisode, qui remonte à bien des années, jamais le malin esprit ne l’a quitté. Sans cesse, il sent sa présence inopportune, à tout moment, il lui parle, lui jette les injures, les obscénités les plus immondes, ou encore le poursuit de paroles incongrues, intempestives et inopportunes. Bien souvent aussi, le démon le brave ou le commande, lui rappelle ses fautes passées, ce qu’il appelle ses Culpae. Un jour, en se rendant à Ville-d’Avray, le démon le menace : « Si tu avances encore, tu es mort ». Non seulement l’esprit mauvais l’assaille d’expressions ordurières ou répète sa pensée en cherchant à l’irriter, mais encore celui-ci lui offre les tableaux les plus effarants de la luxure. Devant ses yeux défilent des scènes de la plus hardie lubricité, des spectacles où l’érotisme déchaîné fait penser aux tentations de Saint-Antoine avec ceci de singulier et qui souligne un des caractères de notre sujet : ces scènes lubriques qui sont supérieures en beauté à tout ce que représentent les fils des hommes sont avivées par des traits de la plus cynique homosexualité. Bien souvent aussi, le démon lui apparaît sous la forme d’un singe chien-loup. Il se dresse devant lui, le nargue où le menace, se dresse sur ses pattes, tire une langue rouge et découvre des dents acérées. Alors, furieux, il se précipite sur cette vaine image, lui jette des pierres, la flagelle, la cloue au pilori. Heureusement, à ces supplices s’opposent des consolations qui lui sont fournies par les bons esprits. Ceux-ci se font entendre par le truchement d’une statue de Sainte Vierge et d’un crucifix, ou se présentent sous l’aspect de serpents onduleux et colorés d’azur. Ainsi donc, notre homme trouve en lui deux influences de sens opposés ; celle du démon qui reste dominante et celle des bons esprits qu’il appelle bien souvent à son secours. Connaissant les mille et une ruses du malin, il expérimente et utilise une série de moyens de défense spirituels et matériels : indifférence aux outrages, ironie, récitation d’une prière, self-exorcisme, silence complet, organisation de statues en triangle de force qui s’oppose à toute intrusion démoniaque, Mais, trop fréquemment l’esprit malin se joue de ces fragiles défenses, se rit de lui, le ridiculise à ses propres yeux.
Il était à désirer de connaître d’une manière encore plus pertinente la genèse de ce délire démonopathique ; aussi [p. 276] ai-je demandé à ce patient d’écrire en détail toute sa triste aventure. Et ainsi, j’ai pu avoir en mains le récit circonstancié des épreuves que notre homme a eu à subir et surtout le mode de l’esprit malin. Et il m’a paru très remarquable que ce malade, qui ignore tout de la psychiatrie nous donne presque exactement les mêmes formules que celles que nous devons au créateur de l’Automatique mental, G. de Clérambault. Voici donc selon les propres termes de notre sujet, de quelle façon le démon agit sur l’esprit : Par l’introspection de la pensée, « la pensée qui sait qu’elle se pense » et qui donne ainsi l’illusion d’une dualité de l’esprit, la connaissance de la pensée, le rappel involontaire et forcé des souvenirs, des locutions entendues, même et surtout peut-être, les plus scandaleuses, le rappel aussi des fautes passées, « des turpitudes sexuelles » commises, le langage automatique qui se marque par l’éclosion automatique des paroles sur les lèvres sans participation de la volonté, l’aliénation apparente de la volonté, les dialogues imposés, l’imposition de phrases ou de locutions qui sont hors des habitudes du sujet, les suggestions, l’intrusion de sentiments dans l’âme du patient comme celui de l’infériorité, de la haine, l’anxiété, le doute, l’incertitude qui, lorsqu’ils s’exacerbent, entraînent la confusion ; enfin l’esprit malin agit encore en provoquant l’oubli de certains souvenirs, la perte d’images déterminées ou de représentations, enfin et surtout, le démon fait surgir soit des perceptions déformées (les illusions sensorielles), soit des perceptions sans objet que sont les hallucinations auditives, psycho-motrices verbales, visuelles, cénesthésiques.
J’ai analysé très longuement dans un ouvrage consacré à l’étude de l’Image de notre Corps, le cas d’une jeune fille, Sibylle dont l’histoire pathologique est d’autant plus remarquable, que celle-ci s’étend sur de très longues périodes et que l’on peut y saisir l’origine et la cause matérielle du délire de possession. Il s’agit d’une jeune fille qui me fut adressée par le R. P. de TONQUEDEC qu’elle avait été consulter dans le but d’être exorcisée de sa possession diabolique. Le R. P. de TONQUEDEC ayant jugé qu’il ne s’agissait pas d’une réelle possession, mais d’un cas pathologique me demanda donc de traiter cette malade. Que racontait-elle donc ? Ceci : elle était persuadée d’être envoûtée, soumise à l’influence du démon surtout pendant les heures de la nuit. Alors qu’elle [p. 277] était sur le point de s’endormir, le démon venait dans sa couche, la dépouillait de son corps de chair, « la dédoublait » et transportait son double dans une sphère céleste qu’elle appelait « l’astral ». Là, le démon, se plaisait à la torturer, à la lacérer de coups, à la flageller, à la précipiter dans des buissons d’épines, ou pis encore, à lui tirer des coups de pistolet à travers le corps, à lui faire subir les pires humiliations. Sous cet empire effroyable, la malheureuse essayait de se débattre, de se défendre, de rentrer en possession de « son double » qui lui avait été arraché, elle suppliait le démon de « le lui rendre », et cette lutte, ces supplications duraient longtemps, jusqu’à un moment, où, épuisée, le diable consentait à lui restituer ce corps qu’il lui avait ravi dans l’astral. Fait curieux, ce double ne lui était pas rendu toujours en entier, mais seulement par fragments, il lui manquait tantôt un bras, tantôt une jambe, et ce n’était qu’après une lutte violente que cette malade rentrait en possession complète de sa corporalité. Parfois, excédée de supplier son bourreau, elle se levait de son lit, mais ayant, le sentiment d’être privée de son corps, elle trébuchait, ses jambes l’abandonnaient au point de la faire s’écrouler sur le parquet. Pendant ces périodes, Sibylle ne laissait pas d’observer ce qui se passait autour d’elle, et voici qu’elle était frappée de bien singuliers phénomènes, les objets bougeaient, s’inclinaient, il lui semblait comprendre le langage rythmé du réveil matin. Des pulsions violentes, des inhibitions contrariaient son activité volontaire, des hallucinations auditives et visuelles la visitaient, mais, le plus souvent, elle comprenait ce que pensait le démon rien qu’à le regarder torturer « son double » dont il s’était emparé.
Comme tous les sujets en proie au délire de possession, comme le R. P. SURIN, Sibylle utilisait les moyens de défense les plus propres, pensait-elle, à faire fuir le démon ; ainsi, en aspergeait sa couche d’eau bénite, ne manquait pas de s’entourer de son chapelet, souvent aussi elle faisait brûler au pied de son lit quelques morceaux de sucre, suivant en cela une vieille croyance populaire, pour chasser loin d’elle l’esprit maléfique. Mais hélas ! la plupart du temps ces moyens de défense s’avéraient insuffisants ou complètement inefficaces.
Progressivement les choses s’aggravèrent et la vie sociale [p. 278] devint intenable, de telle sorte que Sybille dû être internée dans un hôpital psychiatrique où elle succomba à une maladie aiguë.
Mais avant d’en arriver à ce terme, Sibylle demeura dans la vie courante fort raisonnable, en apparence, vivant avec son père, elle s’occupa pendant de longues années des soins du ménage sans que sa conduite donnât prise à des critiques sérieuses. Réservée, pieuse, jamais Sibylle ne succomba au péché de la chair : ce n’est que pendant ses transes que Sibylle avait l’impression que le démon abusait d’elle en se livrant comme un forcené, aux actes que l’on devine aisément.
Or, si dans la, plupart des cas, il est impossible de découvrir en dehors des tares héréditaires, l’origine de l’activité délirante, chez Sibylle, l’on retrouvait de la manière la plus explicite la cause de la maladie. En effet, à l’âge de 12 an, Sibylle avait été atteinte d’encéphalite léthargique épidémique, et soignée pendant de longs mois dans un hôpital parisien.
Aujourd’hui que nous savons les conséquences éloignées dont cette maladie peut-être la source, il est bien évident que la cause du délire démonopathique est là.
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Ainsi que nous le font voir les faits que je viens d’exposer brièvement cette modalité de possession diabolique se montre bien différente des possessions hystérique et épileptique, et la psychologie de ces maladies en est infiniment plus attachante parce que plus complexe et plus nuancée. Ce que permet de découvrir une analyse psychologique qui ne se limite pas à un seul moment de la psychopathie, c’est que dès avant l’intrusion dans l’ esprit de l’idée de possession le patient éprouve déjà des modifications très significatives de sa vie intérieure, déjà il est envahi par un sentiment difficile à définir, de contrainte ou même d’emprise ; il lui semble que ses idées, ses sentiments, ses tendances lui sont, en partie, étrangers, je veux dire qu’il ressent l’impression étrange que certain obscurcissement de sa pensée, certains sentiments brusquement éclos dans sa conscience échappaient [p. 279] au contrôle de la volonté, en bref qu’il n’est plus complètement maître de soi.
Bientôt, ce sentiment d’emprise s’amplifie, devient plus profond, il envahit des plans plus secrets de la conscience, et le sujet s’inquiète, s’interroge, se demande s’il ne serait pas le jouet d’une force ou d’une puissance étrangères à sa personnalité. Déjà s’ébauche une division, une scission de la personnalité, renforcée plus tard d’une série de phénomènes qui furent étudiés, en France spécialement, par G. de CLÉRAMBAULT et sur lesquels ce psychiatre se fonda pour créer l’individualité d’un syndrome mental particulier à base de ce qu’il appelait l’automatisme mental.
Il semble, en effet, que chez les malades que nous avons vu, se créer s’édifie à côté de la personnalité foncière, une seconde personnalité ; à la personnalité « prime » s’adjoint une personnalité « seconde », pathologique, et c’est du conflit inévitable de ces deux personnalités que résultent les perturbations mentales, les thèmes délirants pour lesquels le psychiatre est appelé à donner son avis.
Cette personnalité seconde, de quoi donc est-elle construite ? de plusieurs éléments : moteurs, sensitivo-moteurs, et idéo-verbaux. Expliquons ces différents points. Le sentiment, d’automatisme moteur, nous le rencontrons à plein dans la description du P. SURIN, car il insiste, et avec quelle force, sur les impulsions violentes, les mouvements, les gestes que lui imposent, croit-il, le démon, sur les inhibitions, les contraintes qu’il subit et qui vont jusqu’à paralyser complètement son activité. Il se sent ainsi manœuvré par une influence sur sa personne qu’il attribue à l’intrusion en lui de l’Esprit du mal. Observons encore que tout ne se borne pas à ces sentiments d’emprise et de contrainte non plus qu’à cette activité qui semble forcée : le sentiment de possession s’accuse et se renforce par l’apport de toute une série d’idées qui semblent imposées et d’autant plus singulières qu’elle contrastent de la manière la plus sanglante avec la psychologie personnelle du sujet : aussi dès le principe le malade se refuse-t-il à les tenir pour siennes ; il cherche à les repousser, à échapper à leur prise, mais il n’y parvient pas. — C’est que, tout à l’opposé de l’obsession idéique, qui, elle, est identifiée et reconnue comme telle, la création, le développement des pensées morbides, sont tout de suite [p. 280] considérés comme la marque, le témoignage immédiat de la pénétration dans la conscience d’une personnalité étrangère. Et de même que, comme nous, l’avons indiqué, notre malheureux patient se juge transformé en partie à la manière d’un automate auquel on impose ou auquel on interdit certains mouvements, il se considère comme manœuvré dans sa pensée même, puisqu’on lui suggère des idées qui ne sont pas siennes ou qu’on lui enlève celles qui lui paraissent les plus précieuses. Dans un certain sens, l’on peut dire qu’avant d’être possédé, notre sujet est véritablement dépossédé.
Mais ce n’est pas tout, à cette emprise tout ensemble corporelle et mentale se joignent des hallucinations et surtout des hallucinations auditives verbales. Celles-ci se montaient spécialement riches et abondantes chez notre retraité. —Bien plus, non seulement notre possédé entend des voix généralement persécutrices, railleuses, persifleuses, grossières, obscènes, mais il arrive que lui-même soit poussé, contraint à prononcer ces paroles qui lui répugnent. — « On me fait parler malgré moi, prononcer des mots que je déteste » — « Il (c’est -à -dire l’Autre), parle par ma bouche, par mes dents, par mon estomac », nous content ces malades. Il n’est pas d’ailleurs jusqu’au sentiment de la personnalité corporelle, de l’image du corps qui ne se trouve exposé aux plus singulières déformations. N’est-ce pas une malade de Sollier qui disait : « Je sens que l’on tire une personne de moi, comme si on allongeait mes membres pour en former d’autres. La dernière fois que cela m’est arrivé la sensation était si forte que j’ai dit : Je suis dans la situation du Père Adam quand on sortait sa femme de sa côte ».
Mais, si l’on comprend, non pas l’essence même de la perturbation qui conduit à l’idée de possession, mais le mécanisme psychologique qui en règle l’ordonnance et si l’on se persuade aisément que le fait majeur consiste dans la scission de la personnalité par défaut d’appropriation personnelle des idées et des actes, si l’on saisit aussi l’angoisse, le désarroi moral des malheureux soumis à la domination d’une personnalité qui est non seulement étrangère, mais opposée, il reste à se demander pourquoi certains esprits confèrent à la personnalité seconde un caractère démoniaque. Est-il besoin de le rappeler, la plupart des sujets atteints de syndromes [p. 281] d’influence à base d’automatisme, et donc de scission de la personnalité ne deviennent point, pour autant, des possédées du démon.
Il est mentionné dans plusieurs auteurs des XVIIe et XVIIIe siècles qu’une des causes fréquentées de possession tient dans la fréquentation des possédés. — On rapporte dans l’Histoire des diables de Loudun qu’un ancien auteur du XVIIe siècle prétend que « les exorcistes participent presque tous, peu ou prou, aux effets des démons par des incommodités qu’ils en reçoivent ». Cette opinion est radicalement erronée. — Ainsi que nous y avons insisté, la psychose de possession démoniaque lucide se présente comme une maladie parfaitement déterminée avec son début insidieux, sournoisement dissimulé (accusé seulement par un sentiment vague, diffus d’emprise, de contrainte, auquel font suite les automatismes de la pensée et de l’action. L’individu ne devient pas possédé d’une manière catastrophique ou brutale comme le sont les hystériques dont la fragilité et la sensibilité à la suggestion forment le fond de leur nature, ce n’est qu’après bien des hésitations, ou sous le coup d’hallucinations longuement préparées, que se développe l’idée de possession diabolique.
Il semble qu’à une certaine époque et dans certaines contrées l’idée de possession ait été entretenue par le médecin ? Si l’on en croit KERNER, « »la tâche des médecins consiste dans les cas suspects à amener le démon au grand jour » y-a-t-il un moyen plus propre à renforcer la croyance en la possession par l’esprit des ténèbres ?
Cette époque est bien loin de nous, et si la culture médicale peut jouer, ce n’est certainement pas dans ce sens.
Je serai beaucoup plus réservé pour ce qui est de l’action du Directeur de conscience, celle-ci peut être néfaste, et il ne serait pas bon que la croyance dans la possession fut trop facilement acceptée. J’ai observé avec un excellent et savant abbé, une religieuse qui, se disant possédée, avait été soumise trois cent soixante fois, au moins, à des exorcismes, non seulement sans succès, mais avec une aggravation évidente de sa psychopathie: En réalité, ce qui paraît la cause la plus certaine de la naissance de l’idée de possession diabolique c’est le sentiment de culpabilité, et avant tout le remords des fautes ou des complaisances contraires à la chasteté.[p. 282] Nous irons plus loin même et nous évoquerons ici, comme on l’a fait à propos du délire des persécutions, la reconnaissance par le sujet de sa tendance à l’homosexualité. L’exemple de notre retraité est assez significatif à cet égard.
De tout cet exposé que conclure, sinon qu’il existe, à côté du problème de la véritable possession démoniaque que nous n’avons pas effleurée, plusieurs types de démonopathie assez communément observés ; les premiers qui se spécifient à la fois par l’incidence brutale, catastrophique de la possession ; par la survenance de celle-ci au cours de transes ou de crises marquées par une dissolution complète de la conscience ou de son atténuation, ainsi qu’on l’observe dans l’épilepsie et dans l’hystérie, les secondes plus complexes qui constituent une psychose rigoureusement déterminée dont on peut prévoir le développement et prédire à coup sûr l’incurabilité.
NOTES
(1) Oesterreich. – Les possédés. 1 vol. 478 p. Payot, 1947.
(2) J. Lhermitte. – « Qu’est-ce que l’hystérie ? ». Annales Théologiques , 1942.
A quand le prochain article 😉 Toujours un plaisir de vous lire.
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Très bientôt. Avant la fin mars. Merci pour vos encouragements.