Mythologie populaire. Le Drac, l’Étouffe-Vieille et le Matagot d’après les traditions occitanes. Par Antonin Perbosc. 1941.

PERBOSCDRAC0007Antonin Perbosc. Mythologie populaire. Le Drac, l’Étouffe-Vieille et le Matagot d’après les traditions occitanes. Article parut dans « Revue de Folklore Français et de Folklore Colonial de la Société du Folklore Français et du Folklore Colonial », tome XII, n°1, 1941, pp. 1-18.

Antonin Perbosc (1861-1944). Paysan du Quercy, poète et folkloriste il nous a laissé de nombreuses contributions. Il fut instituteur dans le Tarn et Garonne, dont 15 ans en Lomagne, puis bibliothécaire de la ville de Montauban durant vingt ans (1912-1932). Il fut, en quelque sorte, le successeur de Jean-François Bladé.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.
 – Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

MYTHOLOGIE POPULAIRE

Le Drac, l’Étouffe-Vieille et le Matagot
d’après les traditions occitanes

par Antonin PERBOSC, Majoral du Félibrige

[p. 1]

1

LE DRAC

Parmi les nombreux êtres imaginaires de la mythologie populaire, le plus fameux est sans doute le Drac, connu dans toutes nos provinces sous ce nom ou sous d’autres, le plus souvent les mêmes en français et en langue d’oc. Voici ceux qui le désignent dans les divers parlers méridionaux d’après le TRESOR DOU FELIBRIGE de Mistral : dra, drac, draquet, drap, drapet, esperitoun, es perit fantastic ; fantastic, follet, folletoun, glàri; gripet, fadet, farfadet, et les noms féminins drago etfarfadeto, lutins femelles, signalés seulement en Languedoc. Il faut ajouter une autre déformation du mot drac : c’est drat en Auvergne.

Le Drac est, ni plus ni moins, le Diable, non pas le Diable griffu et cornu, trop connu de tout le monde pour oser se montrer ainsi sur la terre, mais une des nombreuses formes que prend le Malin pour engeigner les pauvres chrétiens et les faire tomber dans l’enfer, ou simplement pour leur faire des malices, des tracasseries, des farces, des bouffonneries, des mystifications, pour tout dire, d’un mot qui, à lui seul, résume tout cela, des espiègleries (1) [p. 2]

Le Drac est un démon familier rarement méchant ; il est badin, folâtre, moqueur, plus malicieux que malfaisant. Il lui arrive même d’être bon et serviable pour les pauvres gens.

Maintenant, on ne parle plus guère que pour rappeler le passé des méfaits du Drac, mais on parle encore des méfaits commis maintes fois par les jeunes gens de quinze à vingt ans en toute saison, mais surtout au temps de carnaval. Une nuit, en revenant en troupe du bal, le plaisir de ces dégourdis est d’enlever les tuiles d’une toiture ; de démolir le parapet d’un pont et d’en faire tomber les pierres dans le ruisseau; de faire rouler, du haut d’un penchant jusqu’en bas, une charrette chargée de bois et non ramenée à la ferme; de précipiter au fond d’un ravin une charrue abandonnée à la lisière d’une arée ; d’accrocher au sommet d’un peuplier les chaudrons, les cruchons, les râteaux, les serpes, les pioches, les faux et les faucilles ramassés ou décrochés dans les cours ou sous les hangars : c’est cela, et beaucoup d’autres amusements de la même farine, qui s’appelle faire la Drac (faire le Drac). Rien de plus exact: ces frasques de nos espiègles ruraux font penser peu ou prou aux équipées fantasques du vrai Drac.

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Lozère – Sainte Enimie.

Le Drac prend la forme d’un chat, d’un mouton, d’une chèvre, d’un lapin, d’un lièvre, d’un chien, d’un veau, d’un cheval, d’un âne et d’autres bêtes encore; il a été vu sous la forme d’une bûche, d’un écheveau, d’une jarretière, d’un ruban, d’une épingle, d’un anneau … Cependant, il ne peut pas se changer en aiguille: on dit qu’il ne sait pas en percer le chas (2).

Il se plaît à jouer de vilains tours aux laboureurs et aux pâtres, ainsi qu’aux femmes — aux vieilles, à l’occasion, mais surtout aux jeunes — et encore aux enfants qui reviennent du catéchisme.

C’est le matin et le soir, à pointe d’aube ou au crépuscule, qu’il court les champs.

En plein jour, il se cache sous les lits, au galetas, dans les boulins des murs. C’est pendant la nuit surtout qu’il fait ses farces.

Quand tout dort dans la maison, voilà que, soudainement, les dormeurs sont éveillés par un grand bruit: c’est le Drac qui descend par la cheminée.

A la veillée, pendant que les hommes égrènent le maïs, que les femmes filent leur quenouille et que les enfants font des [p. 3] « châteaux » au moyen des panouilles égrenées qu’ils empilent en les entrecroisant deux par deux, voilà que le Drac passe comme un coup de vent dans la chambre en éteignant le calel. Par où est-il entré et puis sorti ? Quelquefois par la fenêtre, en cassant les vitres, mais le plus souvent par la chatière, le trou de l’évier ou même le trou de la serrure.

Un soir d’hiver, dans une borde d’Auvergne, toute la maisonnée était réunie autour du feu pétillant sous la marmite où bouillait une bonne soupe aux choux. Voilà que, tout à coup, la cuisinière voit le lard qui cuisait au pot tomber dans les cendres du foyer ! Elle découvre le pot, et que voit-elle ? Une vieille savate qui nage dans le bouillon, pendant qu’elle entend le rire moqueur du Drac, qui a disparu, mais que tout le monde a bien reconnu.

Qui ne l’a vu rôdant dans les étables, les écuries, les bergeries ?

Vers minuit, on entend s’entrechoquer les chaînes qui lient les bœufs et les vaches à la crèche; le bétail, effrayé, rompt les liens, brame à corps perdu; c’est un tumulte d’enfer : la Diables es à las vacas (le Diable est aux vaches). Mais les bêtes finissent par s’habituer à ces jeux nocturnes ; le Drac ne leur fait aucun mal ; il les détache, les mène boire en sifflant comme font les bouviers, les ramène chacune à leur place. Dans les écuries, un de ses passe-temps est de tresser la crinière et la queue des chevaux, et les crins sont tressés de telle manière qu’il faut perdre toute une matinée pour les démêler. Il va prendre de l’avoine dans le coffre, et il en donne aux bêtes jusqu’à ce qu’elles soient gonflées comme des outres, et il fait sur leur dos, sans bride ni selle, mais non sans grelots, de fantastiques chevauchées. Ce qui lui plaît surtout, c’est le bruit des grelots qu’on met au cou des chevaux (3), et aussi celui des clochettes des brebis: en Albigeois, on l’a vu conduire aux champs, la nuit, un troupeau de brebis porteuses de cimbolas (sonnailles), qu’il ramenait à l’aube à leur bergerie. C’est encore en Albigeois, à Roquecourbe, qu’un valet, rentrant à minuit, vit le poulain de la borde qui gambadait sur le pré. Au moment où il éveillait son maître pour lui dire ce qu’il avait vu, le poulain rentrait dans l’écurie en passant per la catoniera (par la chatière) (4). [p. 4]

Que diriez-vous si l’on vous contait qu’on a vu le Drac « lever la dîme », comme faisait autrefois le clergé? En Quercy, chaque fois que l’on cuisait une fournée, on faisait pour lui unflambadèl (gâteau cuit à la flamme) qui s’appelait le cocon del Drac (gâteau du Drac). Et cet usage n’existait pas seulement en Quercy, témoin ce passage des PAIENS INNOCENTS concernant les droits du Drac sur le four et le moulin entre Toulouse et Narbonne: « Chaque four lui doit un gâteau, qu’on appelle le « gâteau du Drac ». Dans les moulins, le cheval de tournée est forcé de rester un « jour par semaine à l’écurie « pour que le Drac s’en serve dans « ses courses » » (5).

Les pauvres paysans faisaient ce qu’ils pouvaient pour se défendre contre les méfaits du Drac. On n’ignore pas que le signe de la croix et l’eau bénite l’obligent à disparaître soudainement et qu’il perd tout son pouvoir au premier chant du coq. À la Saint-Jean, on ne manquait pas de clouer une croix d’épis de blé à la porte de la maison ainsi qu’au portail de l’étable. On savait des remèdes meilleurs encore. Le Drac a une manie bien bizarre: il faut, à toute force, qu’il sache le nombre de tous les objets qu’il voit; autant qu’il y en ait, autant qu’il lui en coûte, il faut qu’il les compte. Voici donc ce qu’on faisait dans les bordes : on répandait dans un coin une boisselée de menues graines : quand le Drac arrivait, il fallait qu’il les ramassât et les comptât de la première à la dernière avant de faire ses farces. À cette occasion, il prenait la forme d’un poulet, afin de ramasser plus facilement son grain à coups de bec. On dit qu’après avoir passé deux ou trois nuits à cette besogne, il ne revenait plus (6).

Eusèbe Bombai, qui a écrit une jolie comédie intitulée LOU DRAC, a résumé en deux couplets, dont voici les principaux passages traduits en français, la liste des espiègleries du Drac limousin : « Je suis le Drac plein de malice, mais non pas de méchanceté… comme un enfant par sa nourrice, je me plais à me faire porter. Je me change en besace pleine d’or, en écheveau, en sifflet… Quand je puis enfourcher un bon cheval et que, du talon, de la houssine, j’enlève le noble animal, quel plaisir! Mais souvent me met en peine le grain qu’il me faut ramasser: avant que la besogne soit faite, voilà que le coq chante… » (7). [p. 5]

Ce qu’on dit du Drac limousin se retrouve, non sans de nombreuses variantes de forme plutôt que de fond, dans toutes les provinces méridionales. Voici, colligés çà et là, les principaux récits qui se disent encore aux veillées d’hiver.

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Un soir, en revenant de la journée, un pauvre homme trouva en chemin une grosse bûche de chêne. « Voilà, pensa-t-il, de quoi faire un bon feu », et il mit le rondin sur l’épaule. À mesure qu’il marchait, sa charge devenait de plus en plus lourde. Enfin, épuisé de fatigue, il arriva à sa chaumière et posa sa bûche dans l’âtre; mais, au moment où il allait l’allumer, voilà que la bûche se redressa, un rire moqueur s’en échappa et elle disparut.

Une fois, une femme rencontra sur un sentier un joli chat noir qui se laissa prendre.

Elle le plia dans son tablier et l’emporta. Ce chat lui pesait, lui pesait tellement qu’elle le remit à terre, au pied d’un griottier. Le chat grimpa sur l’arbre, et il se mit à manger des griottes, tout en criant à la femme : « Hèp ! ne vos pas, tu, d’aquelas luzentas? Monta, que t’ajudarai. » (Hep ! n’en veux-tu pas, toi, de ces luisantes ? Monte, je t’aiderai). Mais la femme détala au galop, sans jamais se retourner : elle comprit, raconta-t-elle, que ce chat était un diablaton (un diableteau).

Un homme qui s’était attardé à une foire soupa à la ville. En s’en retournant, il entendit une horloge qui sonnait minuit. Il était dans un bois, il vit un mouton qui avait l’air d’être perdu. Il se dit : « Je vais le prendre». Il met le mouton sur ses épaules et s’en va. Il n’eut pas fait cent pas, qu’il entendit une voix qui disait: « Hèp ! ont ès ? hèp ! ont ès ? » (Hep! où es-tu ?). Le mouton qu’il portait répondit: « Soi aici que me carriôli sus las espaulas d’un colhon. » (Je suis ici, je me charroie sur les épaules d’un imbécile). Pensez si l’homme posa son mouton et décampa à toutes jambes (8).

Dans un conte de Bladé, c’est une brebis qu’un métayer charge sur son cou et emporte. Pendant que l’homme l’emportait, la brebis se mit à parler: « Carriôli, carrioli ». (Je vais en carrosse). Arrivé chez lui, le métayer enferma la brebis seule dans une étable, et rentra ensuite à la métairie pour conter à sa femme ce qui venait de se passer. Mais sa femme n’y était [p. 6] pas, et les voisins lui dirent qu’ils ne l’avaient pas vue depuis le coucher du soleil. Le métayer alla se coucher fort inquiet. Mais, le lendemain matin, à la pointe de l’aube, quand il voulut aller à l’étable pour voir ce qu’était devenue la brebis qu’il y avait portée, il trouva sa femme à la place de la brebis » (9).

Parfois, c’est un lapin blanc que l’on rencontre, la nuit, sur un chemin. On le poursuit; il se laisse presque atteindre, mais jamais on ne peut s’en emparer.

Une fois, les gens d’une borde virent un lièvre gros comme un mouton se cacher sous un tas de fagots. Le maître, la maîtresse, le valet, la servante se mirent à défaire la fagotière du haut en bas; mais ils eurent beau chercher, ils ne trouvèrent rien.

La plus belle aventure est peut-être celle de la fiancée qui trouva un écheveau. Voilà qu’un jour, accompagnée de son fiancé, elle était allée à la ville pour acheter les habits de noce, les bagues, tout ce qu’il faut. Le soir, en s’en retournant, les fiancés s’aperçurent qu’ils avaient oublié d’acheter quelque chose: le fil de soie verte qu’il fallait pour coudre la robe de noce, et voilà qu’à point nommé ils trouvèrent, au beau milieu de la route, un écheveau de fil de soie qui était justement de la couleur qu’il fallait. Cet écheveau servit à coudre la robe nuptiale. Le jour de la noce, voilà le cortège à la porte de l’église. Au moment où la nouvelle mariée met le doigt au bénitier, zoup ! crac! crac! crac! voilà la robe qui se découd complètement, et la mariée, toute confuse de se trouver en chemise en tel endroit et à la vue de tant de monde, entendit une voix qui disait ironiquement: « Oc crezias, de me i far dintrar? T’ès enganada, hôu ! » (Tu le croyais, que tu m’y ferais entrer ?? Hé ! tu t’es trompée) (10).

Et la jeune fille qui trouva une splendide épingle ornée d’une perle rouge. Elle la fixa à son collet. « Qu’est-ce que c’est que tu as au cou ? » lui demanda le jeune homme qui la faisait danser au bal. « C’est une épingle d’argent orné d’une perle rouge que j’ai trouvée dans la rue. – Pauvre enfant! c’est un clou rouillé. Regarde. » Zoup ! l’épingle disparut (11). [p. 7]

Et celle qui trouva une jarretière, une belle jarretière de soie, sur le chemin. Toute contente, elle la ramassa et en entoura son mollet. Voilà que, de dessous son cotillon, sortit une voix moqueuse qui disait : « Hôu ! drolla, la te vezi, la te vezi, la ginol ! » (Hé! jouvencelle, je le vois, je le vois, ton genou !).

Mme Louisa Paulin a bien voulu me communiquer une variante albigeoise de ce récit quercynol. Une jeune fille trouva sur la route un joli ruban, qu’elle ramassa et mit sur sa poitrine « entre la camiza e la pèl » (entre la chemise et la peau). Voilà que le ruban se transforme: il devient un agneau qui saute à terre, et dit à la jeune fille : « Los ai vis tes, los ai vistes, los teus tetons ! » (Je les ai vus, je les ai vus, les tiens tetons !).

Tout cela est bien moins grave que la mâle aventure qui arriva à une femme avare, tellement avare qu’elle aurait tondu un œuf. En gardant les vaches, tout en filant sa quenouille, elle trouve sur le chemin un gros écheveau de laine. Elle se baisse pour le ramasser; mais voilà que l’écheveau roule, roule devant elle; jamais elle ne peut le saisir. Elle pose sa quenouille et, les deux mains en avant, elle suit l’écheveau qui roule, roule toujours. La pauvre femme ne songe plus à sa quenouille ni à ses vaches; elle court comme une folle, poursuivant cet écheveau qui toujours roule, toujours grossit et toujours lui échappe. À la fin, elle saisit non pas l’écheveau, mais le bout du fil qui traîne à terre. Elle se met à enrouler la laine autour de sa main et en fait un petit écheveau qui peu à peu s’arrondit, grossit, pendant que le grand écheveau toujours roule sans qu’il diminue, lui, le moins du monde. La femme est heureuse: bientôt elle tient, non pas dans ses mains, mais dans ses bras, non pas un petit écheveau, mais un immense écheveau gros comme une mue. C’est une fortune! Elle ne ressent pas la fatigue. L’écheveau est devenu si gros qu’elle ne peut plus l’entourer de ses bras, et, autant qu’il lui en coûte, elle se résigne à couper le fil. Pauvre femme! l’écheveau lui échappe. La voilà qui saisit de nouveau le brin de laine traînant à terre et se met à faire un nouvel écheveau. Vingt fois elle recommence le même travail, vingt fois elle se retrouve les mains vides. Elle chemine à travers monts et combes, sans se rendre compte de sa course folle… Où s’arrêta-t-elle ? que devint-elle ? Son mari trouva les vaches et la quenouille abandonnées; quant à elle, jamais plus personne ne la vit.

Quelquefois, le Drac fait semblant de laver la lessive au bord d’une mare ou d’un ruisseau. On dit que vers le milieu d’une nuit, une nuit obscure comme la poix, un homme qui traversait un bois entendit un bruit qui venait d’une mare et qui semblait être produit par les coups de battoir de laveuses sur leurs bancs. [p. 8]

L’homme songea : « Il faut que des laveuses soient folles pour laver leur lessive à pareille heure. » Il voulut aller voir cela. Comme il arrivait au bord de la mare, le battage cessa, et le Drac s’enfonça dans la mare, en faisant rejaillir l’eau et la vase, qui embouèrent l’homme de la tête aux talons (12).

Voilà qu’un Drac eut la fantaisie de se marier avec une fille de paysan, sage, jolie, vaillante. II prit la forme d’un jeune homme bien mis et de bonne mine, alla trouver le père de la jouvencelle et la lui demanda pour femme. Le paysan ne voulut pas donner sa fille à un jeune homme qu’il ne connaissait pas. Pendant trois ans, une fois par semaine, le Drac revint faire sa demande, et toujours le père de la jeune fille disait non. À la fin, il lui dit : « Tenez, je vous donnerai ma fille si, demain, avant que le coq chante, le ruisseau, qui est là-bas dans la combe, passe devant ma porte. — Ainsi soit-il ! » dit l’autre.

Pendant la nuit, le paysan fut éveillé par un bruit qu’il n’avait jamais entendu près de sa maison. Il mit la tête à la fenêtre: il s’aperçut que ce bruit était celui de l’eau, et que sa maison avait quitté le haut du coteau et descendait vers le ruisseau. Alors il se souvint de la promesse qu’il avait faite; mais il ne perdit pas du tout la tête pour cela. Il cria de toutes ses forces: « Jal, Jal, Jalinat, sauva-me ma filha ! » (Coq, coq, brave coq, sauve-moi ma fille !) et il fit son signe de croix. Tous les coqs du voisinage lui répondirent: « Cascarasca ! Cascarasca ! » et aussitôt la maison cessa de descendre dans la vallée. La jeune fille était sauvée du Drac (13).

Si le Drac est le Diable, c’est le plus souvent un bon Diable; mais, parfois, il est étrangement susceptible et mauvais compagnon.

Un Drac devint l’ami d’un maquignon qui lui avait fait cadeau d’un fouet de soie à manche de micocoulier. Ce fouet était suspendu à une cheville plantée à la muraille de l’écurie, et personne, excepté le Drac, n’avait le droit d’y toucher. Le Drac, reconnaissant et affectueux, avait l’œil sur les juments et les poulains; jamais les bêtes n’étaient malades, elles avaient le poil lisse et luisant, nulle part on n’en aurait pu voir de plus belles. Malheureusement, le maquignon eut, un jour, la fantaisie de se servir du fouet de soie. Le soir, sur son premier sommeil, il fut éveillé par de grands coups de fouet; il entendit un horrible [p. 9] vacarme dans l’écurie, où tout son bétail sautait et hennissait éperdument. Vite, il y alla. Il ne vit rien; mais les pauvres bêtes étaient mouillées de sueur comme si elles avaient fait vingt lieues ventre à terre. Chaque nuit, ce fut le même vacarme. Ni le maître, ni les valets ne purent jamais rien voir. Au bout de sept mois, cela prit fin. Ni en bien ni en mal, le maquignon n’eut jamais plus de nouvelles du Drac qui avait été son ami et qu’il avait à tel point fâché et courroucé pour si peu de choses (14)

Il y a des gens qui disent que tout ce qu’on raconte sur le Drac se passait il y a bien longtemps, et ne se passe plus depuis que les cloches sonnent l’angélus. Comme l’angélus, le signe de la croix était une bonne défense contre des attaques qui, d’après les récits populaires les plus répandus, étaient aussi redoutables pour les chrétiens que celles des pires ogres mangeurs de « chair baptisée ».

En Avignon, on parlait d’un cheval ou d’un mulet — d’autres disaient une grosse truie — qui apparaissait parfois aux libertins à leur sortie du cabaret. C’est sous la forme d’un cheval noir que le Drac se laissa enfourcher, une nuit, par une bande de coureurs qui venaient de faire bombance. Douze montèrent sur son dos, qui s’allongeait, s’allongeait toujours. Le treizième dit : « Jésus! Marie! grand saint Joseph! je crois qu’il y a encore une place ». À ces mots, le cheval disparut, et les cavaliers se retrouvèrent à terre, tout droits sur leurs jambes (15).

Voici trois variantes du même conte qui courent en Rouergue, en Quercy, dans le Toulousain et sans doute ailleurs.

Un matin, il y avait vingt-deux enfants qui allaient au catéchisme. Dans un pré, ils trouvèrent une jolie pouliche, aimable et avenante à tel point que l’un d’eux s’écria en riant: « Il faut lui monter sur l’échine », et il y monta. Après celui-là un autre, puis un autre. L’échine de la pouliche s’allongeait à mesure que les chevaucheurs l’enjambaient l’un derrière l’autre ; elle s’allongea tant et tant que vingt et un enfants y montèrent. Le dernier dit en levant la jambe : « Quand mon père monte à cheval, il fait le signe de la croix» et, en disant cela, il se signa. La pouliche à si longue échine se préparait à courir vers la rivière voisine pour y noyer tous ces pauvres enfants; mais, au signe de la croix, elle disparut, les déposant sur l’herbe à la renverse, en disant : [p. 10]

Se Nomine Patris no fos,
ne negabi vint e dos.

(Si Nomine Patris ne fût, j’en noyais vingt-deux) (16).

Les chevaucheurs d ‘Avignon étaient treize ; ici ils sont vingt –deux ; dans la troisième version, où le Drac a pris la forme d’un âne, ils sont vingt-quatre, ce qui amène la modification des deux vers de la fin et l’altération de Patris en Patre pour avoir une rime en atre :

Sens le Nomine Patre,
ne negabi vint e catre.

(Sans le Nomine Patre, j’en noyais vingt-quatre) (17)

Enfin, en voici une quatrième, où ils ne sont que neuf, neuf jouvenceaux de Pinsaguel (Haute-Garonne) revenant d’une despelocada (veillée où l’on « dépouille» le maïs), qui rencontrent en chemin la pouliche diabolique et montent tous les neuf sur son dos. Celle-ci, au grand galop, à travers les prés et les haies, les fossés et les tertres, se dirige vers la Garonne. Alors ils comprennent que c’est le Drac qui les emporte: « Nous sommes perdus», se disent-ils. Mais l’un d’eux, l’Arnaud, se souvient des paroles qui ont le pouvoir de sauver les chrétiens en tel péril :

Drac, Draga a Drap,
de paradis per tu n ‘i a cap.

(Drac, Drague ou Drap, pour toi il n’y a pas de paradis.)

Il les prononce; aussitôt le Drac disparaît, laissant, renversés sur la berge du fleuve, ses chevaucheurs qui l’entendent crier dans la nuit:

Sens l’Arnaud,
dins la trauc
ne negabi nau.

(Sans l’Arnaud, dans le trou j’en noyais neuf) (18)

Ce Drac, qui hante les prairies et le bord des rivières, s’apparente peut-être à celui qui chevauche dans une ballade du poète montalbanais Siméon Pécontal, au Drac gascon de Jean-François Bladé et au Drac rhodanien chanté par Mistral. [p. 11]

Le Drac de Pécontal est un cavalier qui rencontre, au crépuscule, un enfant « jouant dans le val» et courant vers la fontaine où sa mère lave la lessive:

« Veux-tu monter sur mon cheval ? »

lui demande-t-il.

— « J’en ai peur: il a l’œil si rouge !
Il est noir, noir comme la nuit,
Et puis, voyez! toujours il bouge,
Et ses pieds ne font aucun bruit. »

Le cavalier rassure l’enfant et lui promet un merveilleux voyage; son cheval l’aura vite rapporté auprès de sa mère :

« Il peut aller en moins d’une heure
Au bout du monde et revenir… »

Le cheval emporte le cavalier et l’enfant, le pauvre enfant que sa mère ne revit plus (19).

Les espiègleries du Drac gascon sont à peu près les mêmes que celles qu’on raconte dans toutes les provinces du Midi ; mais dans un des contes de Bladé (tome l, p. 227) apparaît un Drac bien différent. Nous n’en avons qu’un portrait bien vaguement ébauché par lui-même :

« Belle Jeanneton, je suis le Drac. Je suis le Roi des eaux … Je suis amoureux de toi. Tu seras ma reine. — Drac, tu n’es pas de la race des chrétiens. Nous ne nous marierons jamais, Jamais … »

Le Drac prit un anneau d’or et le riva, à grands coups de marteau au pied gauche de la belle Jeanneton. À cet anneau il attacha une chaîne dorée, fine comme un cheveu, forte comme une barre d’acier et longue de sept cents lieues.

Belle Jeanneton, voici qui me répond de toi. Sur la mer, où je commande, tu peux courir où tu voudras. Quand tu seras lasse de courir, tu diras :

« Drac, tire la chaîne,
Dans la mer m’emmène. »

Chaque matin, la belle Jeanneton courait ainsi sur la mer, et quand elle était lasse, à son appel, le Drac tirait la chaîne et ramenait sa prisonnière au château. Mais c’est « le Fils du Roi de France », amoureux lui aussi de la belle Jeanneton, qui [p. 12] l’épousa. Hardi ! le Fils du Roi de France poussa son grand cheval dans la mer, saisit la belle Jeanneton par la ceinture, brisa la chaîne dorée d’un seul coup de hache, et repartit au grand galop … À terre finit le pouvoir du Drac. »

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Le Drac ailé sur la façade d’une maison de la rue Sorni à Valence

« Il y a, dit le TRESOR DOU FELIBRIGE, les bons Dracs et les mauvais Dracs. Le Drac du Rhône était un monstre ailé et amphibie qui portait sur le corps d’un reptile les épaules et la tête d’un beau jeune homme. Il habitait le fond du fleuve, où il tâchait d’attirer, pour les dévorer, les imprudents gagnés par la douceur de sa voix. » Gervais de Tilbury rapporte qu’une femme de Beaucaire, lavant du linge dans le Rhône, en 1250, fut enlevée par le Drac, qui la garda sept ans pour lui faire nourrir son fils et la renvoya ensuite. Le Dictionnaire de Pellas définit ainsi le Drac : « Vedèu que roda la nue tout lou long dôu Rose» (veau qui rôde la nuit tout le long du Rhône) (20). On sait avec quelle magnificence et quelle grâce les récits populaires concernant « lou bèu glàri dôu Rose » (le beau génie du Rhône) ont été transposés par Mistral dans le POUEMO DOU ROSE :

« Superbe et svelte ainsi qu’une lamproie, il se tortille dans l’entonnoir des tourbillons où, blanc, il vous transperce de ses deux yeux glauques. Ses cheveux longs, verdâtres, floches comme de l’algue, lui flottent sur la tête au mouvement de l’onde. Il a les doigts, dit-on, et les orteils palmés, comme un flamant de la Camargue, et deux nageoires derrière le dos, transparentes comme deux dentelles bleues. Les yeux à moitié clos, nu comme un ver, il en est qui l’ont vu, au fond d’un gouffre, nonchalamment couché au soleil sur le sable, humant comme un lézard la réverbération, avec la tête renversée sur le coude. Errant sous l’eau avec la lune, d’autres l’ont entrevu, dans les flaques tran­ quilles, qui, à la dérobée, tirait les fleurs d’iris ou de nénuphars. Mais, puis le plus fort, enfants, écoutez… On raconte qu’un jour, au quai de Beaucaire, une jeune femme lavait au Rhône sa lessive. Et, en battant son linge, tout à coup elle aperçut dans le courant de la rivière le Drac, frais et gaillard comme un nouvel époux, qui, à travers le clair, lui faisait signe. Viens donc! lui murmurait une voix douce, viens, je te montrerai, ô belle fille, le palais cristallin où je demeure, avec le lit d’argent où je [p. 13] me gîte, et les rideaux d’azur qui le recouvrent. Viens donc, que je te montre les richesses qui se sont entassées sous la vague, depuis que les marchands y font naufrage et que j’amoncelle en mes souterrains. Viens! j’ai un nouveau-né qui n’est encore qu’une larve, et qui, pour se nourrir dans la sapience, n’attend que ton lait, ô belle mortelle ! La jeune lavandière, somnolente, laissa tomber de sa main écumeuse son battoir; pour aller le chercher, troussant sa jupe vitement à mi-jambe, puis au genou, puis jusques à mi-cuisse, bref, elle perdit pied. Le cours du fleuve l’enveloppa de son flot violent. Des jours, des ans passèrent. À Beaucaire, personne, hélas! ne pensait plus à elle, lorsqu’un matin, au bout de sept années, on la vit qui rentrait, toute tranquille, dans sa maison… Tous ses gens aussitôt la reconnurent et chacun s’écria: Mais d’où sors-tu? Elle, se passant la main sur le front, répondit : Voyez, cela me semble un songe … Mais, qu’il vous plaise de le croire ou non, je sors du Rhône. En lavant ma lessive, mon battoir est tombé et, pour l’avoir, dans un bas-fond terrible j’ai glissé… Et je me sentais embrassée sous l’eau par un fantôme, un spectre, qui m’a prise ainsi qu’un jeune homme qui ferait un rapt… Le cœur m’avait faibli et, revenue à moi, dans une grotte vaste et pleine de fraîcheur et éclairée d’une lueur aqueuse, avec le Drac je me suis vue, seulette. D’une jeune fille à demi noyée, il avait eu un fils, et de son petit Drac, moi, pour nourrice, il m’a gardée sept ans » (21).

« D’autres… n’ont-ils pas vu le Drac, sous la forme d’un serpent ou dragon gros comme une bouteille, sortir du Rhône et entrer dans les blés en tordant les épis !… Et ne l’a-t-on pas vu aussi…, au temps de la moisson, en tapinois se glisser sous les jupes de quelque moissonneuse à demi endormie et, s’entortillant autour de sa taille, l’étreindre doucement de ses circonvolutions et lui téter le sein jusques à ce qu’il tombe assouvi de lait et de volupté ! » (22).

À une veillée, une bonne conteuse du Quercy vint à dire: « Le Drac, moi, je l’ai vu bien souvent.

— Oh ! grand’mère, dit un des enfants qui l’écoutaient, et il ne vous a pas mangée?

— Pas que je sache, lui répondit-elle.Le Drac ne mange personne, et, s’il fait beaucoup d’espiègleries, au fond il n’a pas mauvais cœur. » [p. 14]

Une autre, qui pensait comme elle, raconta :

« Il y avait, une fois, une fille bien laide, bien laide, mais qui avait bon cœur. Elle avait le visage couvert de taches de rousseur, aussi l’appelait-on Roussette. Elle était bergère. Chaque jour, elle allait garder le troupeau, et, comme elle était toujours toute seule, la pauvrette soupirait. Voilà qu’un jour près d’elle passèrent des pâtres qui allaient noyer au ruisseau un vieux chien. Roussette eut pitié de la pauvre bête et pria les pâtres de la lui donner. Ceux-ci se moquèrent d’elle en lui disant: « Nous te la donnons. À vous deux, vous ferez un joli couple. « Le chien dit à Roussette : « Tu m’as sauvé la vie ; je sais que ta peine est d’être laide, je te rendrai belle. — Que faut-il faire ? — Quand tu entendras sonner minuit, va au ruisseau et laves-y tout ton corps jusqu’à ce que tu entendras chanter un hibou, et tu seras belle. » Ainsi fit Roussette, et quand le hibou chanta, le miroir de l’eau lui fit voir son corps et sa figure merveilleusement beaux…

— « Voilà un bon Drac », dit la grand’mère, mais j’en connais un qui a fait mieux que ça. »

« Il y avait un homme bien riche et bien avare. Il avait plus de cent quarterées de terre au soleil. Un été, au temps de la moisson, il avait tant de piles de blé qu’il n’arrivait pas à en faire le compte. Voilà qu’il vit une pauvre femme qui, en glanant, ramassa deux épis près d’une pile. Il courut sur elle méchamment et, après lui avoir pris le peu de blé qu’elle portait, illa fit chasser par sa valetaille en lui disant :

« Femna, se vos de blat,
te dàni tot l’escampilhat. »

(Femme, si tu veux du blé, je le donne tout l’éparpillé.)

« Il n’eut pas fini de parler, qu’un gros mouton noir, bien encorné, se précipita sur les moyettes et, à grands coups de tête, éparpilla toutes les gerbes, et voilà que tomba du ciel un immense vol de tourterelles qui charrièrent dans leur bec tout le blé répandu et le portèrent à la chaumière de la pauvre femme; et quand tout fut fini, le mouton et les oiseaux crièrent au mauvais riche :

« Es plà seu tot aquel blat :
n ‘abèm pres que l’escampilhat. »

(Il est bien à elle, tout ce blé: nous n’avons pris que l’éparpillé.) (23). [p. 15]

On a vu que folet (dimin .foleton) est un des noms du Drac.

À ce nom se rattachent deux expressions beaucoup plus employées : le foc folet (feu follet) et le vent folet (vent follet).

Dans la nuit, l’éclat du feu follet éblouit les voyageurs, qui perdent leur chemin et sont conduits dans des précipices.

Mais le vent follet est beaucoup plus dangereux encore. On croyait que le folet, placé au milieu des tourbillons de vent, avait le pouvoir de féconder les femmes qui se trouvaient sur son passage. Pour s’en préserver, celles qui étaient aux champs rentraient au plus vite dans leur maison et répandaient du mil devant leur porte. Un moyen de détourner le vent follet de sa direction était de lui crier : « Croza, diables ! » (Croise, diable !).

Tel est le Drac sous les nombreuses formes qu’il prend en terre d’Oc d’après les traditions populaires. Il appartient à l’antique famille des Tritons, fils de Poseidon et d’Amphitrite, d’où sont nés tous les Ondins qui ont peuplé les golfes, les lacs, les eaux courantes. Le vieux Triton, recréé par l’imagination de nos aïeux – bien moins que mi­ dieu et à peine mi-diable – est devenu une sorte de Protée populaire, parangon qui, en émigrant de pays en pays, s’est transmué en cent types nouveaux.

Il semble que le peuple a mis en lui toutes ses complaisances ostensibles ou secrètes; l’homme a mis au compte du Drac ses défauts, ses manies, ses désirs, un peu du bien et du mal qu’il fait ou qu’il a rêvé de faire. Le moderne Eulenspiegel, ce mystificateur universel qui n’est pas moins occitan que germanique, est la dernière personnification du vieux Protée. L’histoire du Drac est un miroir satirique, caricatural, où se reflète un peu, de génération en génération, la vie morale et sociale du peuple.

II

L’ÉTOUFFE- VIEILLE

Il y a des dormeurs qui sont éveillés en sursaut par une souffrance atroce, on ne sait quoi, qui semble se pelotonner sur le lit à la manière des chats, pèse lourdement sur leur poitrine, les fait panteler, les écrase, les étouffe. On n’a jamais ouï dire que personne ait pu voir ni palper cet être effroyable; cependant, certains disaient qu’il était fait comme une poupée de laine, ce qui n’était pas beaucoup plus précis que ce passage des ÉVANGILES DES QUENOUILLES : « Jenneton Tost Preste dist qu’elle… [p. 16] tasta que ce povoit estre, si trouva que c’estoit une chose velue de assez doux poil » (24). On l’appelait en vieux français la Cauquemare (d’où cauchemar), et en langue d’oc la Sarramauca, ou encore la Caucavièlha ou Cachavièlha, noms qui se définissent eux-mêmes: la Sarramauca sarra (serre) la mauca (ventre, bedaine), et la Caucavièlha cauca (foule) la vièlha (vieille) ; dans la seconde forme, cacha a à peu près le sens de cauca ou calca : pèse sur, oppresse. — La traduction étouffe-vieille, que nous devons à Raoul Gineste, si elle n’est pas littérale, n’en est pas moins très exacte.

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Félix Labisse (1905-1982). Chauche-poulet

Voyez comment notre pauvre langue, faute d’être écrite, se déforme et se déshonore sur la bouche des paysans prononçant de vieux vocables qu’ils ne comprennent plus: il y a des endroits où les femmes disent aux enfants pour les rendre « sages » en leur faisant peur : « S’ès pas sage, te metrem dins las causas vièlhas » (Si tu n’es pas sage, nous te mettrons dans les chausses vieilles). D’autres disent: « dins la pôcha vièlha » (dans la poche vieille) .

Il faut croire que les femmes n’ont plus peur de la Cachavièlha pour en être venues à ne plus comprendre ce nom, qu’elles ont si étrangement défiguré, et à en faire un épouvantail pour les enfants. Il n’en a pas été toujours ainsi.

On dit qu’une femme qui était tracassée par la Sarramauca eut l’idée, en allant au lit, de poser sur sa poitrine un horrible ustensile de travail qui a disparu depuis que nous n’avons plus à peigner ni lin ni chanvre, mais qu’on voyait, il y a cinquante ans, dans toutes les bordes: las penches (les peignes). C’est ce qu’on appelait en français le séran ou sérançoir : une forte planche de bois ayant la forme d’un tranchoir de cuisine, dont l’une des faces était armée de grandes dents de ter. Elle posa donc à plat sur sa poitrine le sérançoir levant vers le ciel ses dents aiguës. Voilà que, vers minuit, elle fut éveillée par ces paroles qui la firent trembler d’épouvante : « E se las reviri ? » (Et si je les retourne ?). Cependant, la Sarramauca disparut sans lui faire aucun mal ; mais on raconte que, pour d’autres qui voulurent employer la même ruse, elle ne se contenta pas de la menace: elle le retourna, le sérancoir, et s’assit dessus, enfonçant ainsi ses dents dans leur poitrine. [p. 16]

III

LE MATA GOT

Le Matagot a été vu sous la forme d’un chat, d’un rat, d’un renard, d’un singe. Il est, dans la maison où il demeure, comme une sorte de dieu lare, mi-bête et peut-être mi-diable, qui assure la fortune de son possesseur, à condition que celui-ci lui fasse faire bona vida (bonne chère) et consente à sa damnation éternelle en échange de son bonheur terrestre.

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Le Matagot.

Celui qui veut avoir le Matagot risque donc de perdre son âme ; cela n’empêche pas que beaucoup de pauvres gens voudraient le trouver. Ne le trouve pas qui veut. Le Matagot erre à travers la campagne une fois par an seulement, de minuit au lever du soleil, on ne sait quel jour. Celui qui veut s’en emparer doit donc aller à l’espèra (à l’affût) chaque nuit jusqu’à ce qu’il puisse faire son coup. Le meilleur moyen de réussir est d’attacher une poule à la croisière de quatre chemins. Le Matagot, qui est goulu, sent la poule et court vers elle; c’est alors que le chasseur, caché dans une haie, saute sur son gibier. Il prend le Matagot par la queue; il l’enferme dans un sac sans le malmener; il met le sac sur l’épaule gauche, et revient à la maison sans parler, sans se retourner, autant de bruit qu’il puisse entendre et quoi qu’il arrive (25).

Ce que l’on dit du Matagot s’accorde en grande partie avec ce que l’on dit de la Mandragore. Une des croyances les plus répandues était que l’homme qui trouvait une Mandragore et qui la gardait délicatement enveloppée dans de fines étoffes de soie et de lin ne serait jamais pauvre. D’autres croyaient que la racine de la Mandragore était une espèce de taupe et que celui qui la trouvait était sûr de faire fortune, à condition de bien nourrir et choyer la bête porte-bonheur. La grosse racine charnue de la Mandragore, qui a souvent une forme presque humaine ou bestiale, est devenue, aux regards du peuple, une véritable bête : taupe, singe, chat. … Il semble que la Mandragore a précédé le Matagot ; avec le temps, la bête a fait perdre le souvenir de la plante; en changeant à peine de nom, la Mandragore est devenue le Mandagot ou Matagot, ou simplement les deux formes de cet être imaginaire se sont vaguement confondues.

Le Matagot vaut la Poule aux œufs d’or. Celui qui s’en est emparé le garde dans un coffre. Là, il le nourrit de pain, de [18] viande, de tout ce qu’il y a de bon sur la table. Se dona al Matagôt la primièra bocada. (On donne au Matagot la première bouchée). Chaque matin, le maître trouve dans le coffre un écu, d’autres disent: una juntada de lovidors (une jointée de louis d’or) ; l’homme fait vite fortune et peut vivre la canne à la main. Malheureusement cela ne dure pas, et cela finit mal. À son dernier moment, le maître du Matagot doit le donner à quelqu’un; tant qu’il n’a pas fait ce don, que ses héritiers ne veulent pas toujours accepter, il agonise en souffrant horriblement sans (26) pouvoIr mourir.

Si la racine bifurquée de la Mandragore, imitant grotesquement des jambes et des bras d’homme ou de singe, n’était pas rare, il n’en était pas ainsi du Matagot : bien peu de gens l’ont vu, et ceux qui l’ont vu ne s’en sont pas vantés; aussi ne sait-on que très mal comment il est fait. C’est, semble-t-il, sous la forme d’un chat noir qu’on se le représente, blotti sous le lit de son maître ou dans un coffre. Jour et nuit il est là ; il ne parle pas, il ne dort pas, il songe. À quoi songe-t-il ? Quelquefois à se moquer de quelqu’un qui ne le sait pas là, à lui faire une farce pour rire.

Un jour d’hiver, un paysan gascon eut la visite d’un de ses voisins. « Venez vous chauffer », lui dit-il, et il le fit asseoir près du feu. De chaque côté du foyer, il y avait un coffre qui servait de chaise, tout en servant à un autre usage: celui de droite était la « salinière » ; celui de gauche était la « matagotière ». Le voisin s’assit sur le coffre de gauche. Lorsque les deux hommes eurent suffisamment caqueté, le voisin voulut s’en aller ; mais : « Qu’est cela, dit-il, je ne peux pas me lever ! — Ce n’est rien, ce n’est rien», lui répondit l’autre, qui frappa doucement sur le coffre en disant : « Allons, petit, laisse-le partir ; celui-là est un ami. » Aussitôt le voisin put se lever, et s’en alla, tout épouvanté, en se disant : « Maintenant, je comprends d’où vient tout l’or qui roule dans cette maison : il y a le Matagot. »

NOTES

(1) Note de l’auteur : J’ai recueilli personnellement la plus grande partie des récits ici rapportés ou résumés, dans le Quercy et les pays voisins : le Rouergue, l’Albigeois, le Toulousain, l’Agenais. et la Lomagne. Pour la plupart, et surtout pour ceux qui me sont venus d’ailleurs, j’indique, autant que possible, mes sources précises d’information.

(2) HENRI DOMMERGUES, Couontes el porpondejados, p. 64. (Aurillac, 1927).

3) FRÉDÉRIC MISTRAL, Li Trèvo de la niue, dans l’Armana proucençau, 1885, p. 60. La traduction française, par Raoul Gineste, a paru dans La Tradition du 15 avril 1887.

4) Communiqué par Mme LOUISA PAULIN, de Réalmont (Tarn).

5) HIPPOLYTE BAROU, Les Paiens innocents, nouv. éd. (Paris, Charpentier, 1898).

6) DOMMERGUES, loc. cit., p. 66 ; Lo Cabreto, 1922, n » 22.

7) EUSÈBE BOMBAL, Lou Drac, p. 18. (Brive, 1900).

8) J’ai recueilli personnellement à Comberouger (Tarn-et-Garonne) ce récit et les deux précédents. Le dernier se retrouve presque textuellement en Auvergne (DOMMERGUES, lac. cit., p. 64), et aussi en Limousin (BOMBA L, Loc. cit., p. 92),

9) JEAN-FRANÇOIS BLADÉ, Contes populaires de La Gascogne, t. Il, p. 366. (Paris, Maisonneuve, 3 vol.).

10) Quercy, Auvergne, Agenais, etc. Voir DOMMERGUES, lac. cit., p. 65, et GEORGES D’ESPARBÈS, La Légende de l’Outil, p, 242. (Paris, Flammarion, s.d.).

11) BOMBA L, lac. cit., p. 101.

12)BLADÉ, lac. cit., t. II, p. 264.

13) BOMBAL, loc. cit., p. 80.

14 BLADE, Loc. cit., t. II, p. 262.

15 MISTRAL, Arm. prouv., 1885, p. 62.

16 PERBOSC, Contes popuLaires, 20 Série, p. 33. (Paris, E. Champion, 1924).

17) LOUIS GARDES, AL Coufin, p. 94. (Montauban, 1929).

18) Almanac patoues de l’Ariejo, 1898, p. 45.

19) SIMÉON PÉCONTAL, Ballades et Légendes, p. 59. (Paris, Masgana. 1846).

20) Tresor dou Felibrige, s. v. dra. — Voir Bérenger FÉRAUD, Étude sur le Drac du Rhône, dans La Tradition, 1888, pp. 4, 43 et 109. Dans cette étude, l’auteur recherche, bien que son titre ne l’indique pas, « quels sont lcs contes analogues à celui du Drac qu’on rencontre dans les divers pays d’Europe ».

21 MISTRAL, Le Poème du Rhône, pp. 139 et 165. (Paris, A. Lernerre, 1909).

22 MISTRAL, Le Poème du Rhône, pp. 139 et 165. (Paris, A. Lemerre, 1909).

23) GARDES, lac. cit .. p. 108.

24) Les Évangiles des Quenouilles, nouv. éd., p. 37. (Paris, Jannet, 1855).

25) BLADÉ, loc. cit., t, Il, p. 336.

26 BLADÉ Loc. cit., t. Il, p. 336.

 

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