Pierre Janet. La psycho-analyse. Partie 1 – Les souvenirs traumatiques. Article parut dans le « Journal de psychologie normale et pathologique », (Paris), onzième année, 1914, pp. 1-36 et pp. 97-129. [Publié auparavant : Janet, P. (1913). La psychoanalyse. In XVIIth International Congress of Medicine. Section XII. Psychiatry]
Janet Pierre-Marie-Félix (1859-1947). Nous ne présenterons pas Pierre Janet bien connu de tous, au même titre que Jean-Martin Charcot ou Sigmund Freud, dont il est question dans cet article. Cette critique de la psychanalyse, en réalité la première et une des rares qui compta véritablement, creusa un fossé entre les deux hommes et une cicatrice qui ne fut jamais guérie.
Nous mettrons en ligne cette longue communication en trois partie :
I. Les souvenirs traumatiques. – Le mécanisme pathologique du souvenir traumatique. [en ligne sur notre site]
2. Les souvenirs traumatiques relatifs à la sexualité. [en ligne sur notre site]
3. — Conclusion. La philosophie et la psychologie en médecine. — Discussion. [en ligne sur notre site]
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original. – Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Nous n’avons pas cru souhaitable de rajouter des images, qui auraient nui à l’austérité du texte. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr
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LA PSYCHO-ANALYSE (1).
Les travaux de M. Freud (de Vienne) ont été le point de départ d’une étude particulière qui s’intitule « la Psycho-analyse » et qui se propose de se substituer sur bien des points aux anciennes études psychologiques et psychiatriques. Les élèves de cette école nous représentent ces études comme « un point de vue nouveau », comme une révolution dans la science psychologique (2). Je ne puis pas essayer d’exposer ici ces études nouvelles, extrêmement nombreuses et variées : elles sont d’ailleurs connues de la plupart des membres de ce Congrès et elles vont être exposées ici même par le second rapporteur de cette question, M. Jung, qui est un des plus brillants défenseurs de ces doctrines (3). Je ne puis pas non plus avoir la prétention d’entreprendre ici la discussion complète de la psycho-analyse qui touche non seulement à toutes les questions de la psychologie et de la psychiatrie, mais qui aborde aussi résolument tous les problèmes de la grammaire, de la linguistique, de la littérature, des arts et des religions : je me sens bien incapable de la suivre sur toutes ces hauteurs. Je me propose un but bien plus modeste : je me propose simplement de chercher sur quelques points particuliers ce qu’il y a de caractéristique et de nouveau dans ces études afin de permettre aux membres du Congrès de les discuter et de choisir en connaissance de cause entre l’ancienne psychologie et la nouvelle.
Mes propres travaux me donnent peut-être le droit de chercher à [p. 2] établir cette distinction : M. Freud dans ses premiers travaux a signalé avec une amabilité dont je le remercie mes propres recherches sur l’hystérie (4), et M. K. Jung, dans son rapport sur les théories de l’hystérie présenté au Congrès d’Amsterdam, a bien voulu signaler mon nom parmi les humbles précurseurs de la bonne parole (5)
Les études auxquelles ces auteurs faisaient obligeamment allusion n’avaient rien de révolutionnaire, elles s’efforçaient d’appliquer l’analyse psychologique avec ses anciennes méthodes d’observation et d’induction à divers symptômes pathologiques.
Puisque la psycho-analyse en est sortie brillamment, il est intéressant de constater en quoi elle en diffère ; et mon travail aura pour objet de mettre en lumière la différence entre la psycho-analyse et l’analyse psychologique. J’examinerai ces différences à propos de trois problèmes seulement : le problème des souvenirs traumatiques dans les névroses, le problème du rôle de ces souvenirs traumatiques, et en dernier lieu le caractère sexuel de ces souvenirs traumatiques. Ce n’est là évidemment qu’un point dans une œuvre immense et touffue, mais peut-être son étude permettra-t-elle de mettre en lumière quelques caractères essentiels de la nouvelle psychologie.
I.
LES SOUVENIRS TRAUMATIQUES
Le point de départ des doctrines de la psycho-analyse me semble bien être, comme M. Freud l’a indiqué lui-même, les observations de Charcot sur les névroses traumatiques et mes propres recherches sur certaines idées fixes des hystériques : qu’il me soit permis de rappeler brièvement ces études de l’analyse psychologique afin de faire voir de quelle manière la psycho-analyse les a transformées.
Parmi les causes auxquelles les aliénistes et les neurologistes rattachaient les symptômes pathologiques observés chez leurs malades, hérédité, influence du milieu, éducation, fatigues, intoxications, etc., on a toujours fait une place importante à certains événements particuliers de la vie du malade, capables de bouleverser son esprit. On répétait depuis longtemps qu’un grand nombre de troubles névropathiques [p. 3] pouvaient naître à l’occasion d’une émotion, d’une préoccupation, d’un chagrin déterminés par un événement particulier. Moreau de Tours, Baillarger, Briquet surtout insistaient sur ce rôle pathologique des chagrins et des émotions ; mais la fréquence de pareils événements au début des maladies de l’esprit et leur importance dans la détermination de la maladie n’avait guère été déterminée que d’une manière fort vague.
Dans ses leçons de 1884-1885 sur certains accidents de l’hystérie, Charcot a réussi à mettre en évidence d’une manière bien plus nette ce rôle des événements impressionnants. À propos de quelques cas de paralysie hystérique survenue à la suite d’un accident, il a montré que l’émotion momentanée déterminée par l’accident n’était pas la seule cause de la maladie, mais qu’il fallait faire jouer un rôle aux souvenirs laissés par cet accident, « aux idées, aux préoccupations » que le malade conservait à propos de l’accident. Beaucoup d’observateurs, et en particulier Moebius, 1888, Frank, Forel s’étaient rattachés à cette conception et admettaient que certains accidents hystériques étaient des modifications corporelles se rattachant à des idées et à des souvenirs.
J’ai eu l’occasion dès mes premiers travaux publiés de 1886 à 1892 de confirmer cette conception à propos de nombreux cas de paralysie ou de contracture survenus à la suite de traumatismes matériels plus ou moins graves et du souvenir laissé dans l’esprit par l’accident. Puis j’ai été amené à élargir cette notion en montrant que des troubles névropathiques du même genre pouvaient survenir à la suite d’événements plus simples, qui ne déterminaient pas une blessure matérielle mais une simple émotion morale. Le souvenir de l’événement persistait de la même manière avec son cortège de sentiments divers et c’est lui qui déterminait directement ou indirectement certains accidents de la maladie.
J’avais fait cette observation à propos d’un très grand nombre de malades, mais comme mon premier livre sur l’automatisme psychologique avait un caractère plus philosophique que clinique, je n’en rapportais qu’un petit nombre d’observations. Parmi celles-ci une des plus caractéristiques est la suivante (6) : Une jeune fille de dix [p. 4]-neuf ans présentait tous les mois à ses époques de grandes crises convulsives et délirantes qui se prolongeaient pendant plusieurs jours. Les règles commençaient normalement, mais quelques heures après le début de l’écoulement la malade se plaignait de ressentir un grand froid et présentait un frissonnement très caractéristique : à ce moment les règles s’arrêtaient et le délire commençait. Dans l’intervalle de ses crises le même sujet avait des accès de terreur avec l’hallucination du sang répandu devant elle ; en outre, elle présentait divers stigmates permanents et entre autres une anesthésie de la face du côté gauche avec amaurose de l’œil gauche.
En étudiant avec soin l’histoire de la vie de cette malade et surtout les souvenirs qu’elle avait conservés des divers événements de sa vie, on constatait certains faits curieux. À l’âge de treize ans, cette jeune fille avait essayé d’arrêter ses règles en se plongeant dans un baquet d’eau froide et elle avait eu à ce propos du frisson et du délire ; les règles immédiatement arrêtées ne s’étaient plus présentées pendant plusieurs années et quand elles avaient réapparues elles avaient amené les troubles que nous venons de constater. Plus tard elle avait été terrifiée en voyant une vieille femme tomber dans l’escalier et inonder les marches de son sang. À une autre époque, vers l’âge de neuf ans, elle avait été forcée de coucher avec un enfant dont la face sur tout le côté gauche était couverte de gourme et elle avait éprouvé pendant toute la nuit un grand dégoût et une grande frayeur.
On peut constater que ces événements ont déterminé des attitudes du sujet qui ressemblent exactement à celles que nous constatons aujourd’hui dans les accidents qu’il présente. On peut vérifier que les accidents ne se sont développés qu’à la suite de ces événements et du souvenir qu’ils ont laissé ; aujourd’hui encore on peut rappeler l’accident en rappelant le souvenir de l’événement correspondant. Enfin en modifiant le souvenir par divers procédés on constate la disparition ou la modification du symptôme correspondant. De ces remarques découle l’hypothèse assez naturelle que le souvenir laissé par ces incidents a joué et joue encore un certain rôle dans le déterminisme des symptômes hystériques que cette jeune fille a présentés et qu’il influe sur la forme particulière qu’ont prise ces symptômes. [p. 5]
Ce même ouvrage sur l’automatisme psychologique contenait plusieurs autres observations du même genre (7). Plus tard j’ai pu vérifier les mêmes faits à propos d’un cas d’aboulie remarquable (8), et surtout à propos des troubles amnésiques présentés par Mme D. Cette femme de trente-quatre ans était entrée brusquement dans l’état névropathique à la suite d’une violente émotion déterminée par un mauvais plaisant qui lui avait crié brusquement à l’oreille que son mari était mort. J’ai pu établir que l’amnésie continue si curieuse de cette malade, ses crises délirantes, et tous ses troubles étaient en relation avec le souvenir traumatique laissé par cet incident (9). Dans mes autres travaux postérieurs ces observations deviennent beaucoup plus nombreuses et on pourrait facilement y relever une cinquantaine de cas où le souvenir traumatique est présenté comme un facteur essentiel de la maladie. Dans les uns il s’agit d’anorexie et de délire d’inanition déterminé par le souvenir d’une séduction et d’un accouchement clandestin, dans d’autres de diverses dysesthésies, en particulier de l’horreur de la couleur rouge en rapport avec le souvenir d’un enterrement où le cercueil était recouvert d’immortelles rouges ; dans ceux-ci on voyait des paraplégies avec rétraction des adducteurs, les custodes, déterminées par le souvenir d’un viol ou par le souvenir des rapports avec un mari devenu odieux, dans ceux-là on observait diverses chorées systématiques reproduisant les mouvements professionnels à cause de la pensée persistante de la misère des parents et de la nécessité du travail (10)
J’insiste particulièrement sur une observation assez remarquable qui prend ici un certain intérêt (11) : Une jeune fille de vingt-cinq ans présentait depuis six ans une série d’accidents variés : anesthésies cutanées et viscérales, accès de météorisme, troubles de la digestion, vomissements incoercibles, contractures des jambes, astasie-abasie énorme qui depuis cinq ans avait rendu la marche tout à fait impossible. J’appris par une conversation au cours d’un état somnambulique [p. 6] une triste aventure survenue à cette jeune fille : vivant seule avec son père à l’âge de dix-huit ans elle était devenue sa maîtresse et les relations avaient duré pendant un an. Les accidents hystériques avaient commencé peu de temps après. J’ai pu montrer la relation étroite qui unissait tous ces accidents avec le souvenir des relations coupables et la crainte de leurs conséquences, et par des modifications de l’idée fixe j’ai pu supprimer tous les troubles, ce qui justifiait assez bien l’hypothèse relative à leur origine.
Des études du même genre ont été continuées dans mon livre sur les Obsessions et la psychasténie, 1903 ; elles ont été confirmées par beaucoup d’auteurs, et on peut considérer comme acquis que le souvenir d’un événement particulier de la vie peut jouer un rôle important dans la détermination des accidents névropathiques, c’est ce que l’on peut résumer en admettant l’importance du souvenir traumatique dans les névroses.
De telles recherches cependant ont toujours été présentées comme des interprétations hypothétiques et partielles des troubles névropathiques et psychopathiques. Les souvenirs traumatiques paraissent jouer un rôle essentiel dans un certain nombre de cas, mais il est incontestable qu’ils peuvent n’avoir qu’une importance très restreinte ou même ne jouer aucun rôle dans d’autres observations et, j’en ai publié un très grand nombre de ce genre. Comment cela est-il possible ? C’est qu’une névrose, avec l’ensemble des symptômes qu’elle présente, est une chose fort complexe que bien des causes ont contribué à édifier. Le souvenir n’agit pas seul, car on ne pourrait comprendre que le souvenir d’un événement lointain gardât chez quelques individus une si grande puissance tandis qu’il restait insignifiant chez la plupart des autres. Il faut pour qu’il devienne dangereux qu’il se rencontre avec un état mental tout particulier capable de favoriser son développement. J’ai essayé bien souvent d’analyser cet état mental dangereux et prédisposant, ou, si l’on préfère, cet ensemble d’autres symptômes mentaux qui doivent se joindre au souvenir d’un événement pour le rendre traumatique : j’ai essayé de le résumer par les mots de rétrécissement du champ de la conscience, de faiblesse de la synthèse psychologique, d’abaissement de la tension psychologique, etc. L’événement, pour devenir dangereux et laisser un souvenir traumatique, devait coïncider avec cet état de [p. 7] dépression mentale : « Si par malheur une impression nouvelle et dangereuse est faite sur l’esprit à ce moment où il est incapable de résister, elle prend racine dans un groupe de phénomènes anormaux, elle s’y développe et ne s’efface plus. C’est en vain que les circonstances fâcheuses disparaissent et que l’esprit essaye de reprendre sa puissance accoutumée, l’idée fixe comme un virus malsain a été semée en lui et se développe à un endroit qu’il ne peut plus atteindre (12) ». Il est facile de faire à ce propos un rapprochement entre les troubles de l’esprit et les maladies infectieuses du corps dont le développement ne dépend pas uniquement du microbe mais aussi du terrain, c’est-à-dire de l’état général de l’organisme au moment de l’infection (13).
D’où vient maintenant cette faiblesse psychologique, cette dépression qui doit coïncider avec le souvenir pour le rendre traumatique ?
C’est là à mon avis une deuxième question qu’il ne faut pas confondre avec la première, avec celle qui a rapport à la recherche du souvenir traumatique. Dans certains cas, mais dans certains cas seulement, la dépression peut avoir débuté au même moment que le souvenir traumatique lui-même et à propos du même événement. Cet événement a déterminé une forte émotion, et par conséquent une fatigue et un épuisement qui ont abaissé la tension psychologique et, en même temps, il a donné naissance à un souvenir précis qui est devenu traumatique, grâce à l’épuisement précédent : les choses semblent s’être passées ainsi dans le cas de Mme D. et dans quelques-uns des cas que je viens de signaler quand toute la névrose semble avoir un point de départ très précis dans un événement particulier. C’est là un cas tout spécial et à mon avis assez rare, mais même dans ce cas il faut distinguer deux phénomènes, le souvenir ou l’idée fixe et la dépression produite par l’épuisement, car ces deux phénomènes n’ont pas le même mécanisme ni les mêmes conséquences.
Le plus souvent il n’en est pas ainsi, les deux phénomènes se séparent visiblement et débutent même à des époques différentes et pour des causes différentes. Quelquefois, dans des cas également assez curieux, on peut rattacher ces deux modifications mentales à deux [p. 8] événements successifs : c’est ce que j’ai appelé « la double émotion » (14). Un événement détermine l’émotion épuisante qui abaisse le niveau mental, et peu de temps après, un autre événement sème dans l’esprit l’idée fixe. Ou bien les choses se passent d’une manière inverse : un premier événement a laissé un souvenir qui par lui-même n’était pas traumatique, mais peu après un autre événement a déterminé une dépression grave et a permis au premier souvenir de prendre un développement dangereux.
Ce sont encore là des cas particuliers, le plus souvent la dépression était beaucoup plus ancienne et avait été déterminée peu à peu par une foule de petites émotions, de petites fatigues répétées qui avaient rempli le cours de la vie sans déterminer des événements bien distincts ni bien remémorés. Enfin il faut bien souvent remonter plus loin et trouver dans la constitution héréditaire, dans la période de la vie que traverse le sujet, dans les maladies physiques, dans les intoxications diverses qu’il a supportées, l’origine de la dépression elle-même. Celle-ci peut sans doute se préciser, grâce à un souvenir traumatique surajouté, et prendre alors des formes spéciales qu’il faut bien connaître, mais il ne faut pas oublier qu’elle a aussi des caractères qui lui sont propres, qu’elle peut, même en étant réduite à elle-même, se manifester par une foule de symptômes et qu’elle peut enfin constituer une névrose fort pénible en l’absence de souvenir traumatique.
Les idées fixes elles-mêmes qui peuvent surgir dans ces névroses ne sont pas forcément l’expression des souvenirs traumatiques : elles peuvent se former par un tout autre mécanisme. Ces idées peuvent être simplement l’expression plus ou moins imagée et métaphorique des sentiments d’incomplétude que le sujet éprouve du fait de sa dépression. Bien des malades, par exemple, quand leur tension psychologique est abaissée, ne peuvent accomplir les actions dès qu’elles deviennent sociales. Ils constatent que leur pensée s’abaisse, ou qu’elle s’arrête et qu’elle dérive en agitations mentales et en angoisses dès qu’ils se trouvent en présence de telle ou telle personne. Il leur semble alors que cette personne leur « vole leur pensée » et ils ont à son propos des idées fixes de scrupule, de honte, de haine, de persécution. [p. 9] Il ne faut pas toujours affirmer qu’il y a eu un événement traumatique dans lequel cette personne a été mêlée : l’idée fixe n’est ici que l’expression de la dépression elle-même et elle ne doit être ni interprétée ni traitée de la même manière que l’idée fixe qui résulte d’un simple souvenir traumatique.
Ces réflexions ont déterminé dès le début de mes études des précautions toutes particulières dans l’étude et dans la recherche des souvenirs traumatiques. La découverte de tels souvenirs étant importante pour l’interprétation et pour le traitement de certaines névroses, il faut faire tous ses efforts pour les découvrir quand ils existent; mais, comme il reste entendu que de tels souvenirs peuvent fort bien être absents dans d’autres cas de névrose qui devront être interprétées et traitées autrement, il faut également faire tous ses efforts pour ne pas découvrir de tel souvenirs traumatiques quand ils n’existent pas. Par conséquent il faut
recueillir avec précision toutes les indications que le sujet peut donner sur ses propres pensées et sur ses souvenirs, il ne faut être rebuté ni par la longueur de ses bavardages, ni par la puérilité de ses récits et il faut examiner avec soin le rôle qu’ont pu jouer tous les événements qu’il raconte. Malheureusement j’ai été vite convaincu que les souvenirs traumatiques les plus importants n’étaient pas toujours bien connus par le sujet lui-même, ni exprimés par lui clairement quand il cherchait à le faire volontairement. Il fallut donc rechercher même les souvenirs cachés que le malade conservait dans son esprit à son insu. On pouvait les soupçonner souvent d’après les gestes, les attitudes, les intonations du malade, quelquefois il fallut les rechercher dans ces états de conscience particuliers où d’autres catégories de souvenirs réapparaissent, dans les somnambulismes, dans les écritures automatiques, dans les rêves (15). Les souvenirs traumatiques de Marie, cette jeune fille qui présentait du délire au moment de l’arrêt des règles, ont été surtout découverts pendant des crises d’hystérie et pendant des somnambulismes. Les souvenirs traumatiques de Mme D… ont été surtout découverts, au moins au début, pendant les rêves de la nuit (16).
Dans tous ces cas, on prenait la précaution de recueillir les paroles [p. 10] mêmes du sujet pendant l’état anormal sans les modifier d’aucune manière. Mme O…était surveillée pendant son sommeil et l’on recueillait les paroles qu’elle prononçait à demi-voix ; dans d’autres cas je faisais réveiller brusquement le sujet afin de recueillir les paroles qu’il prononcerait au premier moment du réveil. Ces paroles n’étaient conservées que si elles avaient un sens précis par elles-mêmes et se rapportaient à un événement déterminé.
Une très grande circonspection était nécessaire quand on cherchait à établir une relation entre tel ou tel souvenir ainsi découvert et certains symptômes pathologiques. Il fallait rechercher avec soin si les troubles avaient coïncidé avec l’événement remémoré, s’il y avait parallélisme entre le développement des troubles et celui du souvenir, si aujourd’hui encore les deux termes étaient liés de telle manière que l’on ne pût modifier l’un sans influencer l’autre. Ce n’est qu’après un grand nombre de vérifications de ce genre que j’étais disposé à admettre dans certains cas particuliers et dans certains cas seulement le rôle d’un souvenir traumatique.
Tel était le bilan des études commencées sur cette question par l’analyse psychologique quand sont survenus sur le même terrain les travaux de M. S. Freud et de ses nombreux élèves qui devaient, paraît-il, tout révolutionner. Je dois avouer à ma grande honte qu’au début je n’ai pas du tout compris l’importance de ce bouleversement et que j’ai naïvement considéré les premières études de MM. Breuer et S. Freud comme une confirmation des plus intéressantes de mes études. « Nous sommes heureux, disais-je à ce moment (17), que MM. Breuer et Freud aient vérifié récemment notre interprétation déjà ancienne des idées fixes chez les hystériques. » En effet ces auteurs montraient par des exemples très heureusement choisis que certains troubles étaient la conséquence de « réminiscences traumatiques » et leurs observations, je le constatais avec plaisir, étaient tout à fait analogues aux miennes. Tout au plus ces auteurs changeaient-ils quelques mots dans leur description psychologique : ils appelaient psycho-analyse ce que j’appelais analyse psychologique, ils
nommaient « complexus » ce que j’avais nommé « système psychologique » [p. 11] pour désigner cet ensemble de phénomènes psychologiques et de mouvements, soit des membres, soit des viscères, qui restait associé pour constituer le souvenir traumatique ; ils baptisaient du nom de « catharsis » ce que je désignais comme une dissociation des idées fixes ou comme une désinfection morale. Les noms étaient différents mais toutes les conceptions essentielles, même celles qui étaient encore sujettes à la discussion, comme celle du « système psychologique », étaient acceptées sans modification. Encore aujourd’hui si on laisse de côté les discussions aventureuses et si on examine seulement les observations publiées par des élèves de M. Freud à propos des souvenirs traumatiques, on retrouve encore des descriptions très analogues à celles que je publiais autrefois. En considérant ces premières doctrines et ces observations on a quelque peine à comprendre en quoi la psycho-analyse diffère tellement de l’analyse psychologique et où se trouve « le point de vue nouveau »
qu’elle a apporté à la psychiatrie.
Il est certain cependant que ces premières études sur les souvenirs traumatiques devaient déjà contenir au moins en germe une tendance nouvelle puisque toute la psycho-analyse en est sortie. Plusieurs auteurs ont essayé de nous montrer que le caractère propre de la psycho-analyse se trouve dans sa méthode : M. Jung déclare, non sans enthousiasme, que l’on essaye de réfuter M. Freud sans avoir utilisé sa méthode, et que l’on se conduit à ce propos comme un homme de science qui se rirait de l’astronomie sans consentir à regarder dans la lunette de Galilée. M. A. Brill (18), M. A. Maeder (19), M. E. Jones (20) nous ont indiqué les traits essentiels de cette méthode dont nous avons vu d’ailleurs les applications dans nombre d’études. Cherchons à mettre à part ce qui dans cette méthode est propre à la psycho-analyse.
Au premier abord les lecteurs se trouveront un peu déçus, car les méthodes indiquées semblent ne rien présenter de bien particulier. Ces auteurs insistent sur l’examen prolongé du malade, sur les longues heures consacrées au même sujet pendant des années. Hélas! [p. 12] ce n’est pas là quelque chose de bien original : d’innombrables observateurs, parmi lesquels je dois me compter, ont perdu des heures et des heures, le jour et même la nuit, à observer de pauvres malades, à les retourner dans tous les sens sans parvenir à y rien comprendre. Il vaut mieux ne pas insister, on pourrait nous répondre comme fait le Misanthrope, quand il écoute le sonnet d’Oronte :
« Allez, Monsieur, le temps ne fait rien à l’affaire. »
S. Freud insiste sur des conseils qu’il est fort juste de répéter sans cesse, mais qui ne peuvent prétendre à l’originalité : il démontre après bien d’autres qu’il faut connaître toute la vie de son malade pour pouvoir comprendre ses troubles actuels. Les psychoses ne peuvent être considérées comme des accidents momentanés et locaux que l’on peut étudier et traiter en eux-mêmes sans s’occuper de toute l’histoire psychologique qui les a précédés. Pour bien connaître cette vie antérieure du malade, nos anciens maîtres répétaient qu’il faut recueillir des renseignements de tous les côtés, qu’il faut comparer les détails racontés par les parents et les amis avec ceux que donne le malade lui-même et
qu’il faut surtout savoir écouter le malade. Ce dernier point est particulièrement important pour bien connaître les événements qui ont fait une impression sur le sujet et qui ont pu lui laisser des souvenirs impressionnants et dangereux. Il ne faut pas seulement tenir compte des réponses à des questions précises, mais noter toutes les paroles que le malade prononce en dehors de l’interrogatoire et quand il se laisse aller à bavarder sans se surveiller. Pour noter un tel bavardage, les disciples de M. Freud conseillent de placer simplement le sujet sur un fauteuil, tandis que le médecin se place derrière lui, et de lui conseiller de se laisser aller à exprimer tout haut les rêveries qui viennent spontanément dans son esprit. Cela me paraît un procédé médiocre et un peu naïf, car le malade se sent surveillé malgré tout et arrange plus qu’on ne le croit ses paroles pour produire un certain effet. Il ne faudra y recourir à mon avis que si l’on ne peut faire mieux. Le malade doit être observé très souvent à son insu, quand il croit être seul, ainsi que je le faisais souvent, et il faut s’efforcer de noter ce qu’il fait et ce qu’il dit quand il se laisse aller à parler à demi-voix. M. Freud ajoute qu’il faut tenir compte non seulement des paroles que prononce le sujet, mais encore [p. 13] de ses réticences, de ses gestes, de ses tics, de ses rires, de ses lapsus, de ses plaisanteries forcées, etc. « Il faut savoir comprendre, sans qu’elle le dise, qu’une jeune fille a envie de se marier, ou qu’elle est inquiète sur les suites de ses relations avec son cousin et qu’elle parle d’appendicite parce qu’elle a peur d’être enceinte. » Tout cela est excellent dans un cours à de jeunes étudiants, mais vraiment je n’aurais jamais osé donner ces bons conseils à des médecins aliénistes.
Une méthode plus intéressante a été proposée par M. C.-G. Jung (de Zurich) (21) : cet auteur a repris et a essayé d’appliquer à la clinique une ancienne expérience des laboratoires de psychologie. Après avoir préparé une série de mots, l’opérateur prononçait successivement chacun de ces mots et le sujet, immédiatement après l’audition d’un de ces termes, devait prononcer ou écrire à son tour le premier mot qui lui venait à l’esprit. On mesurait ensuite l’intervalle de temps qu’avait exigé chaque association et ses particularités. MM. Mayer et Orth, 1901, avaient déjà observé que des associations de ce genre sont plus rapides quand elles sont accompagnées par un sentiment de plaisir et plus lentes quand elles provoquent un sentiment désagréable (22). M. Jung constate de même que les associations sont toujours ralenties ou modifiées en quelque manière quand le mot prononcé par l’opérateur éveille dans l’esprit du sujet un sentiment pénible relatif à ces souvenirs traumatiques qu’il garde en lui quelquefois à son insu. S’agit-il par exemple d’un individu tourmenté par l’idée fixe du suicide par la noyade, les mots « rivière, lac, nager », qui éveillent l’idée de la noyade, détermineront des associations d’idées plus lentes et anormales par quelque côté. Il en résulte que l’on pourra se servir de cette expérience pour mettre en évidence l’existence dans l’esprit du sujet de souvenirs particulièrement émotionnants et peut-être de souvenirs traumatiques.
L’expérience est intéressante et elle réussit quelquefois. Quand on a affaire à un sujet calme et attentif, capable de se prêter à l’expérience et même de s’y intéresser, quand on connaît déjà bien les idées [p. 14] fixes qui le tourmentent, on peut préparer des listes de mots convenables et on arrive à obtenir des associations prolongées et anormales à propos des mots qui ont quelque rapport avec les idées fixes du sujet : j’ai constaté à plusieurs reprises que l’on pouvait réussir cette petite expérience de démonstration. Je ne suis pas également convaincu que l’expérience réussisse de la même manière quand on ne connaît pas les idées fixes du sujet ou quand celui-ci ne présente pas de souvenirs qui puissent jouer ce rôle : les erreurs cliniques seraient, je crois, considérables si on prétendait ne guider son diagnostic que par cette expérience. J’ai cru observer que tous les mots qui éveillent une petite émotion quelconque, fût-ce une simple surprise, déterminent également un retard plus ou moins considérable et une altération de l’association. Il suffit qu’un mot bizarre et choquant détonne dans une liste de mots usuels pour amener une surprise de ce genre : j’ai obtenu des retards de six et neuf secondes en prononçant brusquement un mot peu convenable, comme « merde » ou « votre cul », au milieu d’une liste de mots graves et le sujet dont je connaissais fort bien l’état mental depuis longtemps n’avait aucun souvenir traumatique qui pût se rattacher à l’un de ces mots. Il serait fort dangereux d’inventer forcément des souvenirs traumatiques simplement à propos d’une pareille expérience. D’ailleurs la plupart des malades se prêtent mal à des expériences de ce genre : leurs distractions, leur mauvaise ou même leur trop bonne volonté amènera des retards dans l’association bien plus graves que ceux qui pourraient être déterminés par des souvenirs émotionnants. Ce procédé ressemble à beaucoup d’autres procédés de laboratoire auxquels je regrette d’avoir consacré autrefois trop de temps et qui, au moins actuellement, ne peuvent guère rendre des services à la clinique que dans des cas très spéciaux. Ces procédés ne peuvent servir aujourd’hui qu’à exprimer avec une apparence de précision scientifique des résultats auxquels on était déjà parvenu par la simple observation clinique. Quoiqu’il en soit, cette expérience intéressante, qui en se perfectionnant donnera peut-être naissance plus tard à des procédés d’examen plus pratiques, s’ajoute simplement aux diverses méthodes qui avaient déjà été employés par l’analyse psychologique pour découvrir les souvenirs émotionnants, elle ne semble pas apporter le principe d’une doctrine bien nouvelle. [p. 15]
Cependant on peut déjà dans ces premières méthodes de la psycho-analyse noter quelque chose de particulier. Les méthodes cliniques et psychologiques précédentes étaient plus complexes parce qu’elles se proposaient des objets multiples. D’un côté, évidemment elles cherchaient si la vie antérieure du sujet présentait un événement qui fût susceptible d’avoir déterminé une émotion durable. Mais ce problème n’était pas le seul : elles cherchaient également si le souvenir de cet événement avait été réellement traumatique, s’il avait réellement influencé l’évolution de la maladie ou s’il était resté sans effet. Cette discussion était considérée comme aussi importante ou même comme plus importante que la première recherche. Enfin l’analyse psychologique ne se bornait pas à cette étude sur les systèmes psychologiques persistants, elle examinait toutes les autres fonctions mentales et cherchait s’il n’y avait pas des troubles de l’attention, de la volonté, de la synthèse mentale, etc., développés simultanément ou antérieurement à ce souvenir émotionnant et capables précisément de le rendre traumatique. La psycho-analyse semble concentrer tous ses efforts sur le premier problème et ne pas se soucier des deux autres : elle cherche par tous les moyens possibles à mettre en évidence l’existence d’un souvenir émotionnant et semble faire de cette découverte le but essentiel, le but unique de l’examen mental du sujet. C’est là un caractère de la psycho-analyse qui va s’accentuer de plus en plus si nous considérons ses autres méthodes d’étude, bien plus originales.
L’analyse psychologique s’était servi pour rechercher les souvenirs traumatiques de l’examen du sujet dans divers états pathologiques ou normaux, mais distincts de la veille. Elle examinait les sujets pendant les crises délirantes, dans les somnambulismes naturels ou provoqués, pendant les périodes de distraction, dans l’état de médiumnité qui déterminait l’écriture automatique ou simplement pendant le sommeil et dans les rêves (23). La psycho-analyse a surtout insisté sur ces derniers phénomènes et a surtout observé les rêves des malades ; mais il faut reconnaître que cet examen des rêves a été fait d’une manière très originale. Au lieu de se borner à recueillir les attitudes et les paroles du sujet pendant les rêves ou immédiatement [p. 16] après le réveil, et de ne tenir compte que de ces paroles elles-mêmes, la psycho-analyse a tiré de ces documents un parti infiniment plus avantageux grâce à la méthode féconde de l’interprétation.
S. Freud a publié un ouvrage remarquable sur la psychologie des rêves, Traumdeutung, 1900 (traduction anglaise par A. BrilI, New-York) et ses élèves ont beaucoup développé les idées qu’il avait avancées sur ce sujet. Ces études sur les rêves ne comportent pas de méthodes particulières pour les recueillir avec précision au moment où ils se produisent ou peu après, ni de méthodes pour les provoquer. M. Freud ne paraît pas se préoccuper, comme font tant d’autres auteurs, des troubles de la mémoire qui transforment tant de rêves et de la systématisation que le sujet met dans ses rêves dès qu’il est réveillé. Il se borne à recueillir et à accepter tel quel le récit que le malade veut bien faire de son rêve quelques heures ou quelques jours après. Il ne cherche pas à critiquer ses récits, son but est tout autre : il veut simplement expliquer tous ces récits par un principe général.
Autrefois Maury, 1861, et avant lui Charma, dans son livre sur le sommeil, 1851, avaient dit que les passions et les désirs des hommes se manifestent plus librement dans le rêve que dans la pensée de la veille : « L’âme étant en un profond repos et en son calme découvre comme en un fond clair ses vraies affections et convoitises et bien souvent ce qu’on n’ose ni faire ni dire en veillant se présente en songe pendant le sommeil (24) » « Le rêve est une soupape », disait aussi A. Daudet. Mais pour ces auteurs, ce n’était là qu’une loi particulière s’appliquant à certains rêves et non à tous et combinant son action avec celle de beaucoup d’autres lois différentes. M. Freud transforma cette hypothèse partielle en un principe général : pour lui un rêve n’est jamais autre chose que la réalisation d’un désir plus ou moins dissimulé pendant la veille. Le désir est refoulé pendant le jour par la conscience, qui joue le rôle de censeur sévère, et il se développe pendant la nuit quand le censeur se repose et cesse sa surveillance.
Cependant le désir ne peut, sauf dans des cas exceptionnels, se réaliser même en rêve d’une façon complète et simple : cela pourrait réveiller le censeur qui se fâcherait et interromprait la récréation, je veux dire le sommeil. Le désir doit même pendant le sommeil se [p. 17] déguiser pour ne pas réveiller le censeur : il doit subir des transformations qui le rende méconnaissable. Ces transformations se feront suivant des lois très simples, par condensation, par déplacement, par dramatisation, par élaboration secondaire ; elles arrivent à dissimuler si bien le désir primitif qu’en écoutant le récit d’un rêve on ne peut plus du tout reconnaître la tendance refoulée qui se réalise grâce à lui (25). Si nous laissions le rêve dans cet état nous n’y comprendrions rien et nous ne pourrions guère nous en servir pour découvrir les tendances cachées du sujet. « Il faut soigneusement distinguer dans les rêves le « contenu manifeste « (manifester Trauminhalt) qui est un tissu de fantaisies incohérentes et les « pensées latentes du rêve » (latente Traumgedanken), qui se dissimulent mal sous cette apparence fantasmagorique pour qui sait les reconnaître. » Faisons donc un petit effort, supprimons les effets de ces modifications surajoutées, cela est facile puisque nous les connaissons bien, nous n’avons qu’à enlever la condensation, le déplacement, la dramatisation et l’élaboration secondaire et à la place du récit du sujet nous mettrons à nu la tendance qui se dissimulait. C’est là l’interprétation du rêve qui permet mieux que tout autre procédé de découvrir les souvenirs traumatiques anciens, sources des tendances qui cherchent à se manifester dans les rêves. Une femme rêve qu’elle assiste sans éprouver aucun chagrin à la mort du fils unique de sa sœur, elle ne peut pas admettre qu’il y ait là la manifestation d’un désir refoulé, car elle ne souhaitait aucunement la mort de cet enfant. Interprétons : en fouillant ses souvenirs on trouve qu’elle est entrée jadis dans une maison où venait de mourir un enfant et qu’elle y a rencontré un individu qui est devenu son amoureux ; or elle souhaite vivement rencontrer de nouveau ce personnage, il est évident qu’elle a eu le désir de rencontrer de nouveau son amoureux à l’occasion de ce décès d’un enfant de sa sœur.
Les disciples de M. Freud ont singulièrement perfectionné cette méthode d’interprétation des rêves. On trouvera en particulier quelques règles d’interprétation dans le travail de M. Maeder (26) qui [p. 18] indique la traduction la plus fréquente de quelques-unes des images qui se présentent dans les rêves. Ainsi il est bon de savoir pour ne pas s’égarer que dans les rêves une caverne ou une petite maison signifie toujours l’organe sexuel féminin, la vulve, qu’un serpent ou un bâton représente l’organe masculin, le pénis ; rêver que l’on marche dans une forêt signifie que l’on s’égare dans les poils du pubis, rêver d’une gare de chemin de fer, c’est évidemment rêver à l’amour, car dans une gare de chemin de fer il y a un va-et-vient très caractéristique, etc. Nous reviendrons plus tard sur les théories sexuelles de cette école, pour le moment j’insiste seulement sur cette méthode d’interprétation comme moyen de découvrir les souvenirs d’événements qui ont jadis impressionné le sujet.
Au premier abord cette méthode d’interprétation paraît singulière et bien dangereuse, car on peut interpréter un même rêve de bien des manières différentes. Récemment, un de mes malades, jeune homme de vingt-cinq ans, très disposé aux idées mystiques, vint me raconter un de ses rêves qu’il considérait comme important pour son avenir : « J’ai rêvé, me dit-il, qu’une force invisible me forçait à regarder un point du ciel où était écrite ma destinée : dans ce coin du ciel il y avait une étoile et deux colombes. — Deux colombes et une étoile, m’écriai-je, c’est limpide, les maîtres de la psycho-analyse nous ont livré la clef de pareils songes. Les deux colombes signifient l’amour, vous êtes évidemment amoureux. L’étoile est d’une interprétation plus délicate, on pourrait vous dire que vous êtes amoureux d’une étoile de café-concert, et M. Maeder nous apprend que l’étoile désigne les parties génitales des jeunes Suissesses.
Mais je ne veux pas être accusé de faire de la psycho-analyse grossière (wilde Psychoanalyse) et je préfère vous dire que l’étoile désigne quelque chose de merveilleux et d’inaccessible : vous serez malheureux en amour. — Point du tout, me répondit-il, vous n’y comprenez rien. L’étoile signifie la marine, parce que les marins se dirigent par les étoiles. Une des colombes c’est l’âme de Jeanne d’Arc qui s’éleva au-dessus du bûcher de Rouen sous la forme d’une colombe et l’autre colombe c’est mon âme à moi tout à fait semblable, comme vous le voyez, à celle de Jeanne d’Arc. Je dois donc faire sur mer quelque chose d’analogue à ce que Jeanne d’Arc a fait sur terre ; mon rêve signifie, à n’en pas douter, que je dois aller à la tête d’une flotte de guerre délivrer la [p. 19] Bretagne opprimée par les préfets irréligieux. » Je dus renoncer à la discussion, car l’interprétation de ce jeune homme pouvait se défendre aussi bien que la mienne. Une interprétation ne peut être faite que si l’on sait d’avance dans quel sens on doit interpréter.
C’est justement là ce qui caractérise la doctrine de M. Freud à propos du souvenir traumatique : il peut se servir de la méthode d’interprétation parce qu’il est guidé par une conviction préalable. L’analyse psychologique ne peut pas se permettre d’interpréter les rêves ni les autres faits donnés par l’observation parce qu’elle ne sait pas d’avance s’il y a, oui ou non, un souvenir traumatique et s’il joue ou ne joue pas un grand rôle ; elle ne saurait dans quel sens faire l’interprétation. La psycho-analyse qui lui a emprunté la notion du souvenir traumatique l’a singulièrement transformée. Elle admet comme démontré que dans tous les cas de névrose il y a un souvenir traumatique ; elle admet une fois pour toutes qu’il est la cause de tous les autres phénomènes, qu’il est toute la maladie et alors elle n’a plus de raison pour être prudente dans l’interprétation des faits car elle sait dans quel sens il faut les interpréter.
Comme je l’ai dit, je ne veux pas critiquer cette conception ; je me borne à indiquer les différences caractéristiques qui séparent les deux doctrines. Elles partent toutes deux de la considération d’un même problème, de l’étude du souvenir traumatique dans les névroses. L’analyse psychologique constate le souvenir traumatique dans certaines observations non interprétées, elle admet à titre d’hypothèse qu’il s’est combiné avec d’autres faits pour jouer un rôle dans la détermination de certains symptômes ; la psycho-analyse transforme cette hypothèse partielle en principe général, pose ce principe comme donné et par conséquent interprète facilement toutes les observations dans le sens de ce principe fondamental.
II.
LE MÉCANISME PATHOLOGIQUE DU SOUVENIR TRAUMATIQUE
Laissons de côté ces premières divergences sur le degré de généralité du souvenir traumatique et sur l’importance de sa recherche ; considérons-le quand il existe nettement à la suite d’un accident ou d’une grande émotion et cherchons à comprendre le mécanisme par lequel il peut agir sur la santé physique et morale. Ici encore mes [p. 20]) études déjà anciennes semblent présenter beaucoup d’analogies avec celles que l’école de la psycho-analyse a publiées postérieurement et il est intéressant de comprendre exactement les différences qui les séparent.
Pour expliquer les accidents de la névrose traumatique Charcot avait fait appel à un mécanisme psychologique que l’on commençait à connaître à son époque, celui de la suggestion. Le souvenir de l’accident donnait naissance à des réflexions bien naturelles sur ses conséquences possibles, sur les blessures, les impotences, les infirmités que de tels accidents pouvaient entraîner à leur suite. C’est cette idée d’infirmité, d’impotence qui par le mécanisme de la suggestion tendait à se réaliser et qui déterminait la paralysie. J’ai commencé par admettre la vérité de cette interprétation dans certains cas particuliers où l’on pouvait mettre en évidence l’apparition de l’idée antérieurement aux accidents et son influence sur le développement de ceux-ci. J’ai longuement insisté sur le mécanisme de la suggestion en montrant que l’idée se développait d’une manière exagérée par l’absence de phénomènes antagonistes dans une conscience rétrécie. Il est inutile d’insister sur ces notions qui ont été assez communément admises et qui même ont été trop souvent exagérées.
Dans un grand nombre d’autres cas, j’ai été amené à remarquer que cette idée d’impotence nécessaire pour admettre le mécanisme de la suggestion n’existait pas comme intermédiaire entre l’accident initial et les symptômes présentés par le sujet ou ne jouait qu’un rôle insignifiant. Les troubles apparaissaient par un mécanisme beaucoup plus simple que j’ai désigné sous le nom d’automatisme psychologique. Le souvenir même de l’événement était constitué par un système de faits psychologiques et physiologiques, d’images et de mouvements très variés ; ce système persistant dans l’esprit ne tardait pas à devenir envahissant, il s’annexait par association une foule d’images et de mouvements au début étrangers. Enrichi de la sorte et devenu puissant au milieu d’un ensemble d’autres pensées affaiblies par la dépression générale, il se réalisait de lui-même automatiquement sans passer par l’intermédiaire de l’idée et de la suggestion et il donnait naissance à des actes, des attitudes, des souffrances, des délires de différentes espèces. J’avais distingué à ce propos les [p. 21] idées fixes primaires et les idées fixes secondaires : il est facile de comprendre cette distinction dans mes premières observations quand on voit chez la jeune fille dont nous parlions précédemment l’arrêt des règles survenir à l’occasion du souvenir d’un bain froid ou l’amaurose de l’œil gauche se développer à propos du souvenir d’un enfant qui a de la gourme sur le côté gauche de la face.
Le passage suivant de mon étude sur le traitement psychologique de l’hystérie montre comment ces développements automatiques de systèmes psychologiques se combinent avec des phénomènes de suggestion pour réaliser divers accidents. « La jeune fille (qui avait été pendant un an la maîtresse de son père) a eu d’abord la terreur de la grossesse, de là probablement le météorisme abdominal, car on observe souvent l’association de ces deux phénomènes. C’est vraisemblablement le météorisme et l’idée de la grossesse qui ont déterminé les troubles de la respiration, ceux de la digestion et les vomissements. Les craintes et les remords ont amené des idées de suicide qui ont déterminé à leur tour le refus des aliments, l’anorexie et même les troubles de déglutition qu’un médecin avait pris pour les symptômes d’une lésion bulbaire. L’idée de la grossesse d’une part, l’excitation génitale de l’autre, une hallucination étrange du sens tactile et du sens génital que nous ne pouvons décrire et qui se développait au moindre mouvement des jambes ont rendu la marche de plus en plus difficile. L’idée obsédante que cette démarche singulière faisait tout découvrir s’ajoute aux premières et l’astasie-abasie devient complète pendant cinq ans. Une autre malade, la femme atteinte d’ovarie, est avant tout une aboulique qui n’ose pas et ne peut pas prendre une décision. Elle aime trop son mari et son enfant pour les quitter, elle aime trop son amant pour renoncer à lui ; aussi a-t-elle remis sa décision jusqu’au moment où elle serait bien guérie d’une petite indisposition. Mais elle a reculé sa guérison indéfiniment, elle redoute cette guérison de peur d’avoir à répondre décidément à la proposition de son amant et depuis huit mois elle reste couchée et souffre de plus en plus. Ajoutez la contracture des adducteurs, des « custodes », si fréquente chez les femmes qui ont des préoccupations génitales et on saisit quelques-uns des termes intermédiaires qui ont conduit les malades aux accidents qu’ils présentent actuellement. Il faut donc bien savoir que l’hystérique a rarement dans l’esprit l’idée [p. 22] fixe de son symptôme : elle ne pense pas à avoir une attaque ou à garder la bouche de travers, comme le supposent ceux qui veulent tout expliquer par la suggestion. Il n’en est ainsi que dans quelques cas particulièrement simples. L’idée fixe qu’elle a dans l’esprit est en apparence étrangère au symptôme et ne le détermine que par l’intermédiaire de toute une série de conséquences morales et physiques. » Je concluais autrefois cette étude en disant que les symptômes se rattachent au souvenir traumatique par tout cet ensemble de lois psychologiques et physiologiques qui règlent le développement et la manifestation des émotions.
Dans mes dernières études plus récentes sur les émotions j’insistais particulièrement sur un autre fait qui doit aussi jouer un rôle considérable dans ces phénomènes, je veux parler de la fatigue. L’individu qui garde un souvenir traumatique conserve en réalité le souvenir d’une situation difficile dont il n’a pas su se tirer à son honneur, à laquelle il n’a pas su s’adapter. En raison de ce souvenir obsédant il se retrouve constamment en présence de cette même situation, et il fait sans cesse des efforts infructueux pour s’y adapter : il ressemble à un individu qui pousserait constamment contre un mur avec l’espoir vague de le démolir. De cette lutte résulte un épuisement sans cesse croissant, un abaissement de la tension psychologique et les manifestations de cette dépression viennent compliquer d’une manière inattendue tous les phénomènes précédents.
Beaucoup d’auteurs ont exprimé à cette époque des idées du même genre. Je rappelle surtout les intéressantes études de M. Morton Prince sur les « Associations neuroses » (27), dans lesquelles il montrait que « la névrose consiste souvent dans l’évocation malheureuse de systèmes psychologiques associés. Dans une autre étude, « Fear Neurosis » (28), il expliquait que certains mouvements stéréotypés, en apparence fort étranges, peuvent être rattachés à une tendance à la peur indéfiniment conservée. Il comparait cette association à celle qui est établie dans les expériences de M. Pawlof entre la salivation des chiens et l’audition de telle ou telle note. Récemment M. Morton Prince est encore revenu sur ses anciennes interprétations dans son [p. 23] travail « Recurrent Psychopathic States » (29), et je suis heureux de voir qu’il conserve encore l’opinion que j’avais proposée autrefois quand il conclut ainsi : « la tendance à conserver des complexes organisés avec un certain degré d’indépendance automatique varie beaucoup avec les individus, mais elle ne peut se présenter à un haut degré que s’il y a un état fondamental de désagrégation mentale. »
Ces recherches sur le mécanisme du souvenir traumatique m’avaient conduit en outre à une autre étude qui a pris également dans les travaux de la psycho-analyse une grande importance et que je dois également rappeler. Une des difficultés que l’on rencontre dans l’étude du souvenir traumatique chez les hystériques, c’est que très souvent le sujet ne se rend pas compte de l’importance de ce souvenir et qu’il semble même l’ignorer, l’avoir complètement oublié. « Ces idées, disais-je dans un de mes premiers articles, surtout l’idée primaire qui joue le principal rôle, ne sont pas toujours nettement connues par le malade lui-même. Il semble souvent ignorer tout à fait l’obsession qui le tourmente et qui détermine à son insu tous les accidents. Mais alors, comment pouvons-nous
dire que cette idée existe puisque le malade n’en a pas conscience. Parce que cette idée est exprimée par le malade d’une manière extrêmement nette à de certains moments particuliers et dans certaines conditions quoiqu’il ne le puisse absolument pas faire dans les autres. Dans les attaques, dans les délires, dans les somnambulismes surtout, il nous explique clairement l’obsession qui le tourmente d’une façon continuelle… On connaît bien ce caractère clinique des fugues hystériques : le sujet ne peut raconter sa fugue et les raisons qui l’ont déterminée que si on le met en état de somnambulisme. Eh bien, ce même caractère clinique se rencontre dans les idées fixes qui déterminent des attaques, des paralysies, des anorexies, etc., C’est là un fait banal dans l’hystérie, qu’il est nécessaire de connaître, non seulement pour traiter mais même pour diagnostiquer avec précision un accident hystérique. » C’est ainsi que les événements relatifs à l’arrêt des premières règles par un bain froid, à la nuit passée près d’un enfant couvert de gourmes ne m’ont été racontés par la malade que pendant des états de somnambulisme provoqué ; ils ne pouvaient être racontés [p. 24] pendant la veille, car le sujet semblait alors les ignorer complètement.
Il ne s’agit pas là d’un oubli véritable, car les tendances réellement oubliées ont cessé d’être actives et ici les tendances latentes ont une véritable activité et déterminent des rêves, des délires et des troubles de toute espèce. Il ne s’agit pas non plus d’une dissimulation du malade qui éprouve quelque peine à avouer ce qui le tourmente et qui cherche à le dissimuler. Il s’agit d’une impuissance véritable à se rendre compte de ce qui se passe en lui et à se l’exprimer à lui-même. C’est une modification particulière de la conscience hystérique qui semble porter sur la conscience personnelle du sujet plutôt que sur la tendance elle-même, et que j’avais essayé de décrire en 1889 sous le nom de « subconscience par désagrégation psychologique ».
Ces faits ayant attiré ma curiosité, je les ai recherchés avec quelque soin et j’ai eu l’occasion d’en décrire une vingtaine de beaux exemples, sous le titre d’idées fixes subconscientes ou d’idées fixes de forme hystérique (30). Ce caractère particulier de certains souvenirs traumatiques chez les hystériques semble avoir de l’importance, car les idées fixes de ce genre se présentent comme les plus dangereuses. On peut dire au moins à titre d’hypothèse que ces idées fixes sont dangereuses parce qu’elles échappent à la personnalité, parce qu’elles appartiennent à un autre groupe de phénomènes sur lesquels la volonté consciente n’a plus de prise (31). La puissance de semblables idées dépend de leur isolement, elles grandissent, s’installent dans l’esprit à la manière d’un parasite et ne peuvent plus être arrêtées dans leur développement par les efforts du sujet, parce qu’elles sont ignorées, qu’elles existent à part dans une seconde pensée, séparée de la première (32).
Pourquoi certaines tendances prennent-elles ce caractère subconscient ? J’étais disposé à rattacher ce fait au caractère général de la pensée hystérique dans laquelle on observe beaucoup de dissociations du même genre et aux effets de certaines émotions déprimantes [p. 25] sur un tel état mental. Il est facile de constater (33) que ces phénomènes de subconscience n’apparaissent que pendant la période la plus grave de la maladie et qu’ils disparaissent quand commence la guérison. On constate fréquemment que des malades pendant la guérison retrouvent spontanément le souvenir des événements qui précédemment n’étaient connus que pendant les somnambulismes. L’effet déprimant de l’émotion peut porter sur une tendance particulière en exercice au moment d’un événement pénible. Cette tendance épuisée ne peut plus se relever suffisamment pour prendre dans ses réalisations les caractères des phénomènes psychologiques supérieurs, elle ne peut plus donner naissance à des actes accompagnés de conscience personnelle. Nous retrouvons ici le problème de la dépression qui peut dépendre comme on l’a vu de diverses causes, se rattacher à un événement particulier, à une suite lente de troubles, ou dépendre d’une constitution fondamentale. L’idée fixe subconsciente est une forme particulière de cette dépression localisée sur une tendance spéciale.
Ces études, toutes incomplètes qu’elles aient été ont eu l’honneur d’inspirer les travaux de M. Freud sur ce même problème du mécanisme des souvenirs traumatiques. Sur certains points les modifications apportées me semblent assez minimes : il faut d’abord examiner ces changements de détail avant d’arriver aux transformations fondamentales. M. Freud et ses collaborateurs ont insisté comme nous sur le développement exagéré de certaines tendances. Ils le rattachent à la force de ces tendances qu’ils appellent « la charge émotive du complexus, la puissance affective du complexus ». Il y a là évidemment des mots différents, mais il n’est pas bien sûr qu’il y ait au fond des idées bien nouvelles. Je crains un peu, je l’avoue, que la notion de « charge émotive, de puissance affective d’une tendance» ne soit bien vague et je préfère considérer dans les tendances la puissance motrice qui peut mieux se préciser et caractériser la force des tendances par la facilité plus ou moins grande avec laquelle une tendance en conflit avec d’autres arrive cependant à se réaliser et à se transformer en acte. [p. 26]
Ces auteurs ont aussi beaucoup insisté sur les phénomènes qu’ils appellent « la conversion, le transfert, le déplacement ». Quoique ce langage ne soit pas très précis, il est probable que ces expressions désignent quelques-uns des faits que je viens de rappeler. Le souvenir d’un enfant couvert de gourme du côté gauche donne naissance à une anesthésie de la face à gauche, le souvenir du sang dans un escalier ou des fleurs rouges sur un cercueil donne naissance à une horreur douloureuse pour la couleur rouge, etc. Nous appelions ces faits des associations psychologiques, des tendances envahissantes. M. Morton Prince en faisait ses névroses d’association. M. Paulhan, dans son excellent livre sur La synthèse mentale et les éléments de l’esprit, 1890, avait déjà très bien expliqué à ce propos la lutte des systèmes psychologiques qui se ravissent leurs éléments les uns aux autres qui tantôt grandissent dans cette rivalité et tantôt diminuent. La conversion d’un phénomène moral en un phénomène physique, ou plutôt d’apparence physique n’est qu’un cas particulier de cette concurrence des tendances, il ne me semble pas qu’il y ait grand intérêt à en faire la loi générale du phénomène. Tout récemment M. H. Coriat (34) disait justement : « Quand une émotion est forte, il se forme immédiatement un automatisme puissant qui associe des phénomènes psychiques et des phénomènes physiques sans qu’il soit nécessaire de faire appel à des conversions hypothétiques. » M. J. P. Donley à propos d’une observation prolongée des troubles hystériques faisait des remarques analogues (35). En réalité, il ne s’agit dans ces expressions de la psycho-analyse que de changements de mots sans grande importance.
Peut-être trouverait-on une différence plus intéressante entre la psycho-analyse et l’analyse psychologique ordinaire si on étudiait les recherches de M. Freud sur les causes de la subconscience. Cet auteur et ses élèves ont pris comme point de départ, sans les critiquer, mes premières études sur l’existence et les caractères des phénomènes subconscients chez les hystériques : je le regrette un peu, car ces études auraient eu besoin de confirmation et de critique. Ils se sont surtout préoccupés de découvrir le mécanisme par lequel se [p. 27] produisait cette subconscience, la raison qui faisait passer tel ou tel fait du domaine des phénomènes psychologiques conscients dans le groupe des phénomènes subconscients. M. Freud, comme il le dit encore récemment à propos d’un cas de cécité hystérique (36), trouve que mon ancienne explication par la faiblesse de la synthèse mentale est tout à fait insuffisante : en quoi il a probablement tout à fait raison. Il pense trouver une explication plus profonde et plus précise dans la conception du « refoulement », de la répression (Verdrängung).
« Notre dynamisme psychique, écrivaient MM. E. Régis et A. Hesnard dans leur résumé de cette théorie de M. Freud (37), se divise en deux systèmes : les forces directrices de la pensée, qui constituent le premier, le plus considérable et le plus anciennement fixé, sont maintenues au sein de l’inconscient par la Censure (Censur), second système de forces, plus ou moins antagoniste du premier, et qui, acquis par l’individu au cours de son développement psychique, circonscrit ainsi notre personnalité. La censure agit plus ou moins énergiquement sur le cours de nos pensées et tendances, permettant parfois l’irruption, dans la conscience claire, au cours de certains états (rêverie, distraction, inspiration, etc.), de quelques bribes plus ou moins défigurées de notre inconscient, placées comme à l’entrée de ce vaste domaine (vorbewusst). »
Les réminiscences traumatiques, les tendances et les idées qui s’y rattachent se présentent à l’esprit du sujet d’une manière fort pénible : elles heurtent sa sensibilité ou sont en contradiction avec ses idées morales. Le sujet mécontent d’avoir dans l’esprit de pareilles pensées, fait de grands efforts pour s’en débarrasser et il lutte contre ces idées de toutes ses forces. Quand ces phénomènes se présentent à sa conscience, il ne leur permet pas de se développer, de se réaliser en actes ou en pensées claires ; il les arrête dès leur premier début et il s’efforce de ne pas les apercevoir, de les oublier. « Le refoulement, disait M. A. Maeder, fait partie du système de défense de l’organisme. »
Il en résulte d’abord une première modification, c’est qu’une peur s’ajoute à la pensée refoulée dès qu’elle commence à apparaître : ce [p. 28] qui au début était un désir devient une peur. « Toute peur morbide, disait M. E. Jones, est un désir arrêté et réprimé. » Voici un exemple : un individu désire épouser la femme d’un ami gravement malade et il attend en réalité avec impatience la mort de cet ami. Mais il ne peut pas s’avouer à lui-même ce souhait peu moral et il le repousse de toutes ses forces : il en arrive à éprouver des peurs exagérées, des anxiétés morbides à propos des moindres troubles de la santé de cet ami (38). La peur prend un caractère pathologique parce qu’elle remplace un désir refoulé. À un plus haut degré, le souvenir ou l’idée constamment repoussés sortent de la conscience à laquelle ils n’essayent plus de se manifester, ils deviennent subconscients et vivent à part : la dissociation a été le résultat du refoulement. De cette manière la conscience ne souffre plus du conflit, mais elle est rétrécie et amoindrie. Ainsi, dans le cas de cécité hystérique dont je viens de parler, M. Freud pense que le malade a repoussé de toutes ses forces un désir sexuel qu’il ressentait. Or le désir sexuel a une relation étroite avec les yeux, car il est évident que l’on peut employer les yeux aux œuvres d’amour ; le sujet en repoussant l’amour a repoussé de sa conscience par crainte des tentations tout ce que ses yeux pouvaient lui apporter : il a refoulé les sensations visuelles dans le subconscient et c’est ainsi qu’il est devenu aveugle. Enfin, la tendance ainsi refoulée, « coincée » (geklemmt) dans l’inconscient, n’a pas pu se détendre en paroles et en actes (abreagieren), n’a pas pu éliminer sa puissance effective par un exutoire normal ; il en résulte un trouble dans l’équilibre des forces psychiques. Ce mécanisme du refoulement, présenté de diverses manières (Abwehr, Verdrängung), a joué ainsi un rôle extrêmement considérable dans toutes les explications de la psycho-analyse.
Je dois avouer qu’au début je n’ai pas éprouvé une grande sympathie pour cette théorie psychologique du refoulement et que j’étais disposé à m’en méfier pour plusieurs raisons. En premier lieu, ne connaissant pas encore bien la méthode de la psycho-analyse et ses généralisations infinies, j’étais un peu surpris de voir constamment appliquer cette explication fort spéciale à des phénomènes que je jugeais fort différents les uns des autres, dans lesquels devaient intervenir à mon [p. 29] avis tantôt la suggestion, tantôt l’émotion, la fatigue, l’épuisement, tantôt des phénomènes de dérivation. En second lieu, je n’aimais guère à expliquer les troubles pathologiques par la volonté du malade et j’avais de la peine à comprendre que le simple effort de la volonté du sujet pût produire ces altérations pathologiques. Enfin, il ne me semblait pas que le refoulement, la lutte contre nos tendances déterminât d’ordinaire des phénomènes analogues à la subconscience des hystériques. La lutte contre nos tendances les empêche de se manifester, de se développer et par là même elle les réduit peu à peu et les annihile. Si pour des raisons de santé je veux résister à la mauvaise habitude de fumer, je n’arriverai pas à fumer subconsciemment en somnambulisme, je ferai disparaître la tendance à fumer, voilà tout. Ce qui caractérise la subconscience, ce n’est pas que la tendance diminue ou reste latente, c’est au contraire que les tendances se développent, se réalisent fortement sans que les autres tendances de l’esprit soient averties de leur réalisation et sans qu’elles puissent travailler à s’y opposer.
Mais, dira-t-on, il s’agit de tendances puissantes qui résistent au refoulement et ne se laissent pas annihiler. Soit, elles résisteront, elles continueront à se développer de temps en temps en écrasant les tendances morales opposées. Il y aura des luttes, des déchirements de conscience, mais ce n’est pas non plus de la subconscience : le désir d’une action défendue par le médecin ou par le confesseur sera accompagnée, si l’on veut, d’une peur de la mort ou d’une peur de l’enfer, mais il ne se transformera pas lui-même en peur. J’ai envie de fumer un cigare, mais j’ai peur que cela ne me rende malade : je ne vois pas bien pourquoi on appellera cela une phobie du cigare, et comment cela deviendra un acte de fumer subconsciemment. Ces objections viennent assez naturellement à l’esprit et je les retrouve chez divers auteurs, en particulier dans une étude de M. Morton Prince (39).
Cependant certaines observations m’ont montré qu’il ne serait peut-être pas impossible de faire jouer un rôle intéressant au refoulement, au moins dans certains cas. Il est évident que chez un homme normal le refoulement ne produit ni la phobie, ni la subconscience ; [p. 30] mais en est-il de même dans un esprit déjà malade ? Si on suppose un individu en état de dépression, chez qui le plus léger obstacle arrête le développement des tendances et chez qui se produisent aisément des phénomènes de dérivation, il est possible que la lutte morale contre une tendance empêche celle-ci de se réaliser et donne naissance à la place de l’acte à des agitations viscérales analogues à de la peur. Si on suppose un champ de conscience déjà étroit, le développement de l’idée inhibitrice pourra reléguer une autre tendance en dehors de la conscience. J’ai décrit autrefois des conduites singulières de certains somnambules dédoublés : Quand Léonie 1 refusait d’exécuter un de mes ordres, il arrivait quelquefois que cet ordre était exécuté par Léonie 2. Ainsi chez des esprits déjà malades et déjà dédoublés, le refoulement pourrait être dans certains cas une occasion de phobie ou de subconscience.
Pour justifier ces remarques j’ai cherché à appliquer l’hypothèse du refoulement à certaines observations. Dans une étude sur la dissociation des souvenirs par l’émotion, j’ai montré que l’on observait quelquefois des périodes de phobie du souvenir au début et à la fin des amnésies hystériques, comme si le souvenir commençait par devenir terrifiant avant de devenir subconscient (40). Mais j’ai surtout insisté à ce propos sur un cas remarquable de paralysie hystérique que j’ai publié dans mon rapport sur la subconscience présenté au Congrès de Genève, 1909. Une femme de 30 ans, Sah., présente depuis l’âge de 20 ans une série de troubles névropathiques survenus à la suite d’une émotion terrible (41). Son père qui était couché, avait voulu se lever en s’appuyant sur elle, mais il succomba tout d’un coup à une angine de poitrine et tomba sur sa fille. Celle-ci fut renversée et resta plusieurs heures sous le cadavre qui portait sur son côté gauche et que dans sa terreur elle n’osait déplacer. Depuis ce moment elle présente de temps en temps un délire singulier : elle se plaint que son bras gauche est brusquement changé et qu’elle ne peut supporter ce changement. Son bras lui semble quelque chose ([p. 31] d’étranger à sa propre personne : « Ce n’est Plus ma main, dit-elle, c’est comme la main de quelqu’un d’autre, ce n’est plus une main humaine, c’est comme la main d’un animal, la main d’un reptile…, je veux qu’on me rende ma main à moi. » Elle ne veut plus se servir de cette main gauche, et surtout elle ne tolère pas que cette main gauche touche sa main droite ou touche sa figure. Cependant elle peut remuer volontairement sa main gauche et elle sent les piqûres et les attouchements faits sur elle. En un mot elle a tout à fait le langage et l’attitude du psychasthénique qui répète : « Ce n’est pas mon bras, c’est le bras d’un autre, ce n’est pas moi qui parle, qui marche, » etc. Ili n’y a qu’une irrégularité fort bizarre, il est vrai, c’est que le trouble est exclusivement localisé à un membre, ce qui est fort rare chez les psychasthéniques.
Cette attitude dure peu chez Sah. car quelques jours après le début de ce délire elle a une grande crise d’hystérie dans laquelle elle veut battre et arracher son bras gauche. Le sujet ressemble alors à la malade de Barrows, 1860, rappelée et commentée par William James (42) qui frappait son bras en l’appelant « vieux chicot, old stump ». Après la crise elle a tout simplement une hémiplégie avec anesthésie de tout son côté gauche. Alors elle ne parle plus de son bras, ne s’en plaint plus, mais ne peut plus le remuer et n’y sent plus aucune impression : du moins le mouvement et la sensation ne s’y présentent plus que sous la forme subconsciente.
Cette observation est intéressante au point de vue clinique, parce qu’elle nous présente une oscillation assez rare, à mon avis, entre l’attitude psychasthénique et l’attitude hystérique ; mais elle pourrait être aussi intéressante au point de vue psychologique, parce qu’elle pourrait être interprétée dans le sens de la doctrine de M. Freud sur le refoulement. Ne pourrait-on pas dire que chez une femme évidemment prédisposée aux troubles hystériques, le souvenir de la mort tragique de son père s’associe avec le bras gauche sur lequel a porté le cadavre, et détermine une singulière horreur de ce côté gauche ? Ce serait cette horreur qui pousse la malade à repousser son bras gauche d’une manière à la fois morale et matérielle. Enfin cette répulsion, ce véritable refoulement semble précéder et déterminer [p. 32] l’hémiplégie hystérique, c’est-à-dire le passage dans le subconscient des tendances relatives au côté gauche. Présentée ainsi sous forme d’hypothèse et soumise à des discussions et à des restrictions que nous verrons plus tard, cette interprétation par le refoulement semble capable de rendre des services. On voit par cet exemple que la conception du refoulement présentée par la psycho-analyse peut se concilier avec les études de l’analyse psychologique et peut dans certains cas leur apporter un complément utile. Mais il ne semble pas qu’il y ait là entre les deux doctrines une différence radicale. Aussi n’est-ce pas là que nous verrons la véritable différence entre l’analyse psychologique et la psycho-analyse dans leur interprétation du mécanisme des souvenirs traumatiques.
La différence entre la psycho-analyse et l’analyse psychologique me semble cependant réelle et profonde, il nous faut la chercher non dans les observations et les doctrines qui sont à peu près identiques, mais dans la méthode d’étude et la conception générale que l’on se fait de ces doctrines.
L’analyse psychologique, comme cela était naturel au début d’études aussi difficiles, se bornait à constater des faits de suggestion, d’automatisme psychologique, de subconscience, d’abaissement de la tension psychologique ; elle cherchait à préciser le sens des mots et à rendre l’observation aussi précise que possible. L’hypothèse n’intervenait que pour attribuer un rôle aux faits observés, leur donner une importance plus ou moins grave dans la maladie. La supposition ainsi faite était d’ailleurs justifiée autant que possible par des observations répétées sur la fréquence du fait, par des comparaisons et même par des expériences, mais elle restait toujours douteuse et ne pouvait être appliquée sans vérification à des cas nouveaux où les mêmes faits n’auraient pas été évidents.
On peut voir un exemple de ces hésitations dans l’interprétation du cas de Sah. que je viens de rappeler. Il n’est pas impossible, disais-je, d’expliquer l’hémiplégie de cette femme par un phénomène de refoulement, car à certains moments la paralysie du bras gauche à été précédée par une sorte de délire où le sujet repoussait avec horreur la sensation de son bras et paraissait la refouler. Mais il ne suffit pas que cette explication soit possible pour qu’on la considère comme [p. 33] certaine et je suis obligé de rappeler une difficulté. Comme on peut le voir dans l’observation plus complète que j’ai présentée au Congrès de Genève, les faits se présentent actuellement de la manière que j’ai décrite dans les rechutes de la maladie. Mais tout au début, quand on a relevé Sah. Qui était couchée sous le cadavre de son père, elle a présenté tout de suite une crise d’hystérie et une hémiplégie gauche qui a duré d’une manière plus ou moins complète pendant plusieurs mois. Cette hémiplégie a guéri et c’est quelque temps après, à la suite d’émotions et de fatigues qu’il y a eu une rechute dans laquelle les troubles ont commencé par cette horreur du bras gauche durant plusieurs jours et ont été suivis de nouveau d’une hémiplégie. On voit que l’hémiplégie avec subconscience a existé une première fois sans avoir été précédée par le sentiment d’horreur et par le refoulement. Est-il bien certain que la seconde fois, lorsqu’elle a été précédée par ce refoulement, elle en ait été réellement la conséquence ? Ne pourrait-on pas supposer que dans cette rechute l’horreur du bras gauche ait été la première manifestation d’une hémiplégie commençante ? Sous l’influence de la première émotion très violente l’épuisement des tendances relatives au bras gauche aurait été tout de suite assez complet pour produire la subconscience totale avec anesthésie et paralysie ; dans les émotions qui ont amené la rechute l’épuisement aurait été d’abord incomplet et aurait amené simplement une modification des tendances avec sentiment d’étrangeté et phénomènes de dérivation sous forme de peur, enfin l’épuisement croissant aurait déterminé peu à peu la conscience totale. Dans cette conception, le refoulement n’aurait pas une action volontaire du sujet, cause directe de la paralysie, il n’aurait qu’une conséquence, une manifestation de l’épuisement à son début. L’analyse psychologique hésite entre ces interprétations et attend des éclaircissements de l’évolution même de la maladie.
La psycho-analyse ne s’embarrasse pas de ces subtilités, parce qu’elle se place, si je ne me trompe, à un tout autre point de vue. Elle adopte deux notions, celle du transfert et celle de la subconscience par refoulement, et les considère comme des notions fondamentales, entrant dans la définition de toute névrose. Ces définitions étant admises une fois pour toutes, elle se borne à rechercher de quelle manière, par suite de quelle interprétation symbolique on peut [p. 34] rattacher un symptôme à ces notions fondamentales du transfert et du refoulement. On s’étonne de la voir ainsi interpréter les faits comme de simples symboles que l’on transforme à volonté, c’est qu’elle est convaincue avant toute étude qu’il y a derrière ces faits un transfert et un refoulement sans lesquels la névrose serait impossible.
On peut trouver dans les œuvres de cette école bien des exemples de ce mode d’interprétation. On sait par exemple que certains névropathes, des hystériques et des psychasthéniques, manifestent un attachement tout particulier et parfois bizarre pour le médecin qui a réussi à prendre quelque influence sur leur esprit. Cet attachement se présente de bien des manières différentes et semble dépendre de phénomènes psychologiques très divers dans lesquels interviennent suivant les cas des suggestions, des aboulies, l’incapacité à conclure par soi-même, le besoin d’être compris, le besoin d’être dirigé et surtout le besoin d’être excité si important chez les déprimés. La psycho-analyse explique les faits bien plus simplement par le transfert (Uebertragung) d’un sentiment d’amour sexuel que le sujet aurait éprouvé autrefois soit pour l’un de ses parents, soit pour une autre personne et qu’il reporte maintenant sur son médecin (43). La suggestion et l’hypnotisme sont alors des phénomènes très simples qui consistent dans le transfert des tendances sexuelles du complexe « enfants-parents » au complexe « sujet-hypnotiseur ». Il est évident que si on a admis une fois pour toutes que toute docilité quelle qu’elle soit est un symbole de sentiments érotiques, que dans toute névrose il y a un transfert inconscient de quelque chose, on peut expliquer les choses de cette manière.
On trouve aussi des exemples intéressants de ce mode de raisonnement dans les études faites par M. Freud d’abord, puis par ses élèves sur les petites erreurs journalières que nous appelons des distractions, sur les lapsus linguae, les lapsus calami, sur les oublis, les plaisanteries. Nous nous figurons d’ordinaire que ces faits sont très complexes et très variés comme toutes les erreurs ; suivant les cas nous faisons intervenir pour les expliquer des paresses de la volonté et de l’attention, des arrêts de développement de telle ou telle [p. 35] tendance dont la tension est insuffisante, des phénomènes d’épuisement, des préoccupations, des habitudes, des associations d’idées, des suggestions, etc. Ces auteurs ne se préoccupent pas de tout cela et ils n’étudient en réalité qu’un seul problème : de quelle manière, par quelle suite d’interprétations symboliques peut-on rattacher ces distractions à l’action de quelque tendance dissociée, refoulée dans le subconscient ? Il s’agit toujours d’une tendance de ce genre qui cherche à se manifester par des actes sans l’autorisation de la conscience normale qui joue le rôle de censeur. Si les faits nous semblent quelquefois embarrassants c’est qu’ils ont revêtu un « travestissement » pour échapper au censeur. Il s’agit en somme d’un mécanisme analogue à celui des rêves et nous devons interpréter ces distractions comme tout à l’heure nous devions chercher la clef des songes. Nous avons heureusement comme guide de cette interprétation le principe général du refoulement qui doit être admis au début comme fondamental.
Le caractère général de ces méthodes me semble avoir été indiqué d’une manière intéressante dans un article de M. Frederick Lyman Wells, « Critique of Impure Reason » (44). Ce qui caractérise cette méthode, dit-il, c’est le symbolisme, un événement mental peut toujours, quand cela est utile à la théorie, être considéré comme le symbole d’un autre. La transformation des faits, grâce à toutes les méthodes de condensation, de déplacement, d’élaboration secondaire, de dramatisation peut être énorme, et il en résulte qu’un fait quelconque peut signifier tout ce que l’on voudra. L’auteur ajoute que c’est là, à son avis, une conception un peu naïve du déterminisme psychologique. C’est surtout, si je ne me trompe pas, une conséquence de la confiance des auteurs dans un principe général posé au début comme indiscutable, qu’il ne s’agit pas de démontrer par les faits, mais d’appliquer aux faits.
Il faut reconnaître que la pauvre conception de la subconscience, que je présentais timidement en 1886-1889, a eu depuis cette époque une brillante destinée. Elle n’était à mes yeux que l’expression de certaines observations psychologiques, une apparence que prenaient dans certains cas divers troubles pathologiques. La subconscience [p. 36]) est devenue dans les études des spirites et des occultistes un principe merveilleux de connaissance et d’action bien au-dessus de notre pauvre personnalité. La subconscience est devenue chez les psycho-analystes le principe général et la définition à priori de toute névrose.
Professeur Pierre Janet
(A suivre)
NOTES
(1) Rapport présenté à la section XlI, Psychiatrie, du XVW Congrès international de Médecine réuni à Londres au mois d’août 1913.
(2) A. Maeder. Sur le mouvement psycho-analytique, un point de vue nouveau en psychologie, L’Année psychologique, XVIII, 1912.
(3) Un exposé remarquable de ces doctrines vient d’être publié en français par M.M. E. Régis et A. Hesnard, La doctrine de Freud et de son école, L’Encéphale, 10 avril 1913, p. 356, 10 mai 1913, p. 446.
(4) Freud. Die Abwehr Neuropsychosen, 1894, p. 1. J. Breuer et S. Freud. Studien über Hysterie, 1895, p. 4.
(5) C. Jung. Comptes rendus du Congrès de Psychiatrie, Amsterdam, 1908, p. 273.
(6) L’Automatisme psychologique, 1889, pp. 160, 439.
(7) Cf L’Automatisme psychologique, pp. 208, 211.
(8) Revue philosophique, mars 1891 ; Névroses et idées fixes, 1898, l, p. 16.
(9) Congrès psychologique de Londres, 1″‘ août 1892 ; Revue générale des Sciences, mai 1893; Névroses et idées fixes, 1898, p. 139.
(10) L’État mental des hystériques, 1″ édit., 1893, 1l, p. 100 et seq.
(11) Traitement psychologique de l’hystérie, publié dans le Traité de Thérapeutique appliquée de A. Robin, 1898, XV, p. 62
(12) L’Automatisme psychologique, p. 457.
(13) L’État mental des hystériques, 1″ édit., Il, p. 183 : Traitement de l’hystérie, dans le Traité Thérapeutique appliquée, de A. Robin, XV, pp. 156, 160.
(14) Obsessions et psychasténie, 1903, p. 594.
(15) Traitement psychologique de l’hystérie, loc. cil.. p. 191.
(16) Congrès de psychologie de Londres, 1892; Névroses et idées fixes, l, p. 127.
(17) L’État mental des hystériques, 1ère édit., II, p, 68.
(18) A. Brill. Freud’s method of Psycho-analysis, W. 8. Parker, Psychotherapy, 1908, II. 4, p. 36.
(19) A. Maeder. Op. cit., L’Année psychologique, 1912.
(20) E. Jones. Papers on Psycho-analysis, 1913
(21) C. G. Jung. Ueber das Verhalten der Reaktionszeit beim Associations experiment, Leipzig, 1905 ; cette technique a été résumée en français par MM. Ley et Menzerath. L’étude expérimentale des associations d’idées dans les maladies mentales. Rapport au Congrès de Bruges, sept.-oct. 1911.
(22) Claparède. L’Association des idées, 1903, p. 285.
(23) Cf. Traitement psychologique de l’hystérie, op. cit., p. 191.
(24) Charma. Le sommeil, 1851, p. 851.
(25) Cf A. Brill, « Psycho-analyse » ; Parker, Psychotherapy, 1913. p. 27 ; E. Jones, Papers on Psycho-analyse, 1913, p. 27.
(26) A. Maeder, « Essai d’interprétation de quelques rêves », Archives de Psychologie, Genève, avril 1907.
(27) Journal of Nervous and Mental Diseases, mai 1891.
(28) Boston Medical and Surgical Journal, septembre 1898.
(29) Journal of Abnormal Psychology, juillet 1911.
(30) Cf. en particulier, L’État mental des hystériques, 1892, pp. 67 et seq. « Un cas de possession et l’exorcisme moderne » [en ligne sur notre site], Névroses et idées fixes, 1894, l, p. 375. « Les idées fixes de forme hystérique », Presse médicale, 1895. Névroses et idées fixes, l, p. 213.
(31) L’Automatisme psychologique, pp. 430, 436
(32) L’État mental des hystériques, Il, p, 267.
(33) L’Automatisme psychologique, p. 153.
(34) H. Coriat, Journal of Abnormal Psychology, avril, mai 1911.
(35) J.-P. Donley, Journal of Abnormal Psychology, avril 1911, p. 131
(36) S. Freud, Aertzliche Fortbildung, 1910, n°9.
(37) E. Régis et A. Hesnard, « La doctrine de Freud », L’Encéphale, 10 avril 1913. p. 361.
(38) E. Jones, Journal of Abnormal Psychology, avril, mai 1911, p. 13.
(39) Morton Prince. Discussion of the Symposium, Journal of Abnormal Psychology, janvier 1911, p. 179.
(40) « L’amnésie et la dissociation des souvenirs par l’émotion », Journal de psychologie normale et pathologique, septembre 1904, p. 417. L’État mental des hystériques, 2′ éd., 1911, p.541
(41) « Rapport sur les problèmes du subconscient », Comptes rendus du Congrès de psychologie, Genève, 1909, p. 68.
(42) William James. « Automatic Writing », Proceedings of the Society for Psychical Research, 1889, p. 550.
(43) Cf., en particulier, S. Ferenczi, « Die Rolle der Uebertragung bei der Hypnose und Suggestion », Jahrbuchfür psycho-analylische Forschungen, 1910. 1. R. Acher, « Recent Freudian Literature », The American Journal of Psychology, 1911, p. 433.
(44) Fr. Lyman Wells, « Critique of Impure Reason « , The Journal of Abnormal Psychology, juin-juillet 1912.
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