Sur la paramnésie ou fausse mémoire. Par Jules-Jean. Van Biervliet. 1894.

VANBIERVLIETPARAMNeSIE0003Jules-Jean. Van BIERVLIET. – Sur la paramnésie ou fausse mémoire. Article parut dans la « Revue de philosophie de la France et de l’étranger », (Paris), 2, 1894, pp. 47-46.

Jules-Jean Van Biervliet (1859-1945). Doctorat en philosophie à l’Université de Louvain en 1882, puis docteur en Sciences naturelles, il fit quelques pas dans les études de médecine. Il fut le fondateur du premier laboratoire de psychologie expérimentale en Belgique. Membre de l’Académie Royale de Belgique. Il nous a laissé une quinzaine d’ouvrages et plus d’une cinquantaine d’articles. Nous avons retenu:
— La Mémoire. Paris, Octave Doin, 1902. 1 vol.
— Esquisse d’une éducation de la mémoire. Gand, impr. de A. Siffer, 1903.
— La Part de l’imagination, essai philosophique. Paris, Félix Alcan, 1937. Dans la « Bibliothèque de philosophie contemporaine ».

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.
 – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

OBSERVATIONS ET DOCUMENTS SUR LES PARAMNÉSIES

Sur la paramnésie ou fausse mémoire. 

[p. 47]

Monsieur le Directeur,

Permettez-moi de soumettre aux lecteurs de la Revue quelques idées nouvelles à propos des deux articles parus récemment sur la Paramnésie ou fausse mémoire.

M. Dugas décrit ainsi un cas de fausse mémoire complète : « Un sujet arrivant dans un milieu nouveau pour lui, reconnaît l’endroit où il se trouve. Les personnes qu’on lui présente pour la première fois lui semblent avoir été vues par lui exactement dans les mêmes circonstances, il y a longtemps. Les paroles qu’il entend prononcer, les mots qu’il dit, il croit les avoir entendus. Mais son illusion n’est pas de longue durée, le souvenir ne peut se préciser, il fuit et se dissout à mesure » (Lemaitre).

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Précisons les circonstances ; Monsieur X… perçoit à un moment donné et pendant un temps qui peut se prolonger, une série d’images cérébrales, un groupe d’idées. Au premier abord, ces images, ces idées se présentent avec le caractère de souvenirs. Toutefois l’illusion ne dure pas ; le sujet reconnait son erreur peu à peu.

Avant d’ébaucher une explication de ce phénomène revenons, pendant quelques instants, au mécanisme de la mémoire normale. Nous serons bref.

Toute sensation débute par un mouvement, mécanique, physique ou chimique. La percussion, la chaleur, l’odeur sont des mouvements. Toute stimulation sensible se convertit dans l’œil, dans l’oreille, dans le muscle en un courant nerveux. Ce courant nerveux, nous en ignorons la nature précise, mais nous savons que c’est un mouvement, fonction du mouvement qui l’a engendré. Par le fait que tous les courants nerveux sont fonction chacun d’un mouvement extérieur particulier, ils ont beau traverser les nerfs avec la même vitesse, chacun d’eux garde une allure propre qui suffit à le distinguer de tous les autres. Un enfant et un adulte peuvent parcourir un kilomètre dans le même temps. Leur vitesse est la même. Le nombre de pas que chacun fait est différent. Tout courant nerveux arrivé à l’écorce cérébrale avec son pas particulier [p. 48] communique son mouvement à une ou plusieurs cellules corticales. Il modifie ces cellules, les anime d’un mouvement passager qui, vu du dedans, par la conscience, constitue ce que nous appelons : rouge, chaud, froid, pesant, brillant, etc. Toute image cérébrale, vue du dehors, est un mouvement particulier différent pour chaque espèce de stimulation, différent pour chaque nuance dans la stimulation. C’est donc un mouvement représentatif déformant momentanément une cellule corticale, c’est-à-dire changeant l’état antérieur d’équilibre moléculaire de la cellule affectée.

Or tout corps solide qui sous l’empire d’une force agissant momentanément sur lui, a subi une déformation, ne reprendra plus jamais sa forme première. En vertu de leur élasticité imparfaite, les molécules qui ont été écartées les unes des autres et celles qui ont été rapprochées sous l’action de la force momentanée, demeureront toujours écartées et rapprochées plus qu’elles l’étaient auparavant. La trace qu’aura laissée une première modification, rendra plus aisée une seconde déformation semblable ; celle-ci facilitera la troisième, et ainsi de suite. Donc toute modification moléculaire des cellules de l’écorce cérébrale, toute image et par là même toute idée liée à une ou plusieurs images, quand elle se reproduit une seconde, une troisième, une dixième fois, se formera plus aisément, s’accompagnera d’un effort moindre que celui que nécessite la formation d’images nouvelles. La base physiologique de la faculté rétentive consiste dans la perception de la facilité relative avec laquelle une image ancienne surgit au milieu de la foule innombrable toujours des images qui apparaissent pour la première fois. Cette quantité d’images nouvelles qui se produisent à chaque moment, est véritablement prodigieuse. A côté de l’image visuelle renaissante d’un objet connu, se forment les images visuelles de tous les objets qui en un instant sollicitent notre regard, les images auditives des mille bruits flottant dans l’espace environnant, les images olfactives des odeurs épandues dans l’atmosphère, mais surtout les centaines d’images que le sens musculaire dégage dans la profondeur de nos muscles. Le sens musculaire est notre sens fondamental. Lui surtout nous apporte des images nombreuses et éternellement variées.

Si dans ce monde d’images qui occupent en un instant le champ de la conscience, il en est une ou plusieurs qui se représentent, nous avons conscience de leur ancienneté, non parce que nous comparons l’image revue à la même image vue autrefois, mais parce que nous la comparons aux autres images nouvelles. Mais cette perception de la facilité d’apparition n’est que la base de la mémoire, elle ne suffit pas, elle donne lieu à des illusions.

Ainsi une image nouvelle se produisant dans des conditions très favorables d’attention passive, pourra surgir avec la même aisance qu’une image ancienne qui trouve les organes adaptés à sa production. Comment corrigeons-nous cette illusion ? — En rappelant les autres images associées à celle qui nous occupe. Si les représentations associées [p. 49] surgissent avec le caractère du souvenir, nous jugerons que l’image considérée est ancienne. Remarquez qu’il faudra toujours à côté des images rappelées avoir dans la conscience des images nouvelles se formant à mesure ; cela multipliera les points de comparaison. Plus il y aura d’images nouvelles nettes et vives, plus facilement nous distinguerons les anciennes. Si au contraire nous diminuons les images se produisant pour la première fois, il sera très malaisé de reconnaitre les souvenirs, de les distinguer d’avec les quelques images nouvelles pour peu que celles-ci soient vives.

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Revenons maintenant à la paramnésie. Dans tous les exemples rapportés par MM. Lalande (1) et Dugas, les idées, les images qui ont donné lieu à l’illusion du déjà vu, ont été des images vives, des idées frappantes. Voyez notamment le passage de Dickens cité par M. Lalande ; l’épisode de l’examen rapporté par M. Dugas. En outre, dans les cas rappelés il me semble évident que les sujets étaient dans un état particulier : ils étaient absorbés. Voyez les passages cités : Copperfield, Loti, le récipiendaire, etc., absorbés, mettons si vous voulez : distraits. « La distraction empêche les personnes d’apprécier aucune autre sensation en dehors de celle qui occupe actuellement leur esprit. »

Voyons ce que devient le cas de M. X., cité plus haut.

M. X., absorbé, distrait, perçoit à un moment donné quelques images visuelles et auditives nouvelles. Ces images surgissent dans sa conscience avec l’aisance, la facilité de l’habituel, du déjà vu. Par suite de son état de distraction, M. X. ne perçoit actuellement que fort peu d’images musculaires. Le champ de la conscience est momentanément très rétréci, chez lui. Ses images nouvelles, intenses, aisées, n’ont à côté d’elles que très peu d’images nouvelles faibles servant de points de comparaison ; assez pourtant pour qu’il s’aperçoive de la possibilité d’une illusion. A mesure que le temps avance, il mesure que de nouvelles images s’ajoutent et se précisent, son illusion diminue. Un moment vient où le champ de la conscience renferme assez de représentations neuves pour que le doute disparaisse sur la nature du pseudo-souvenir. M. Dugas croit que la paramnésie se produit surtout durant l’enfance et la jeunesse. Je ferai observer que c’est surtout pendant cette période de la vie que le sens musculaire joue un rôle prépondérant ; que par conséquent la quasi-absence d’images musculaires à un moment donné devra singulièrement troubler le mécanisme psychique chez les enfants et les jeunes gens.

Puisse cette interprétation de la paramnésie, contribuer à faire rechercher l’interprétation des phénomènes psychiques sur un terrain plus solide que ne l’est celui de la télépathie.

Agréez, monsieur le Directeur, l’expression de mes sentiments les plus distingués.

J.-J. Biervliet
(Université de Gand.)

 

  1. Voir le numéro de novembre 1893. [en ligne sur notre site]

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