Eugène Billod. Démonomanie. Article parut dans les « Archives cliniques des maladies mentales et nerveuses », (Paris), tome premier, 1861, 1, pp. 409-414.
Eugène Billod (1818-1886). Médecin aliéniste, fut médecin en chef, Directeur de l’asile de Vaucluse, et membre de la Société médico-psychologique. Il publia de très nombreux articles dans les Annales médico-psychologiques, dont les « Maladies de la volonté » . Outre ses travaux sur ma « Folie à double forme », se fera remarqué par un article « Maladies de la volonté »dans lequel décrit le fameux cas d’aboulie constamment cité après lui (Marquise de Dampierre), et repris notamment par Théodule Ribot en 1883. Quelques publications :
— Relation d’une visite a l’asile des idiots d’Earlswood, comte de Surrey (Angleterre), suivie de quelques réflexions sur le no-restraint, par E. Billod,1861. 1 vol. in-8°.
—Des Maladies Mentales et nerveuses. Pathologie, Médecine légale, Administration des Asiles d’Aliénés. Paris, G. Masson, 1882. 2 vol. in-8°.
—Les Aliénés en Italie, établissements qui leur sont consacrés, organisation de l’Enseignement des Maladies Mentales et Nerveuses. Paris, G. Masson, 1884. 1 vol. in-8°.
—Traité de la pellagre, d’après des observations recueillies en Italie et en France, suivi d’une enquête dans les asiles d’aliénés. Deuxième tirage, avec additions. Paris, Victor Masson, 1870. 1 vol. in-8°.
—De la protection donnée par la loi du 30 juin 1838 contre les aliénés dits criminels. Extrait ds Compte-rendu du Congrès annuel de médecine mentale 1876.
Les [<>] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original, mais avons rectifié quelques fautes de composition. – Nous avons renvoyé la note originale de bas de page en fin d’article. – Les images sont celles de l’article original. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr
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ASILE DE SAINTE-GEMMES (1). ― M. BILLOD
Démonomanie.
SOMMAIRE. ― Conceptions délirantes systématisées. ― Prédominance de l’idée que le diable est dans son corps attaché par une corde à la partie antérieure de son cerveau. ― Evolution successive d’hallucinations de l’ouïe d’abord, de la vue ensuite et enfin du tact. ― Névropathies nombreuses, passagères, et se liant pour la plupart aux troubles psychiques.
C… (Claude), né au Pont-de-Cé, le 21 août 1831, dut, dans sa jeunesse, être entouré de soins continuels à cause de la faiblesse de sa constitution. D’une intelligence ordinaire, il peut acquérir suffisamment de connaissances pour être placé, dès l’âge de seize ans, dans les bureaux du receveur d’enregistrement de sa commune. Vers l’âge de vingt et ans il fut atteint d’une fièvre intermittente rebelle qui, d’après le malade, serait la cause première de tous ses tourments actuels. Cependant rien de particulier ne se présente chez lui jusque vers la fin du mois de février 1860. A cette époque, le malade accuse de la céphalalgie frontale avec élancements sourds et très douloureux ; les globes oculaires sont tiraillés ; la respiration est gênée, un poids semble empêcher la dilatation de la poitrine. Quelque temps après l’apparition de ces symptômes, qui ne prirent qu’une intensité graduelle, le malade est tourmenté par des conceptions délirantes, systématiques, particulièrement dans le sens de la persécution ; « la population de Pont-de-Cé (et je répète ici les paroles mêmes du malade) ne cessait de faire des rassemblements, des conspirations, des trames contre moi, et je ne pouvais m’expliquer les motifs qui la portaient à agir ainsi. » <409><410>
Un mois après, les tourments physiques prennent un tel degré d’intensité que le malade, qui jusque-là avait pu travailler assez régulièrement, ne le fait plus qu’avec une extrême difficulté ; c’est en se rendant chez lui, qu’il entend des voix pour la première fois. C’étaient des voix de femmes qui lui disaient : Il en est malade, des vois d’hommes qui l’appelaient voleur. Ces voix étaient confuses, quelques-unes semblaient venir de loin, d’autres se faire entendre à ses côtés, mais il ne voyait personne. Il est plein d’effroi, quoiqu’il ne comprenne que rarement le sens des insultes qu’on lui adresse. Rentré chez lui et n’entendant plus rien, il s’alite et reste trois jours sans se lever ; le quatrième, un médecin vient le voir et lui prescrit un purgatif. Dès que le purgatif a agi, les voix se font de nouveau entendre ; mais maintenant ce sont deux voix distinctes, l’une d’elles a le timbre de celle de M. B… (receveur d’enregistrement chez lequel le malade est employé), elle lui fait une foule de questions, lui parle de femmes, de mariage, et entremêle le tout de moqueries. Cette voix est basse, surtout dans les premiers temps. C… croit d’abord avoir affaire à M. B… lui-même, mais plus tard il pense que c’est le diable qui a pris cette voix, d’accord peut-être avec M. B… L’autre voix est celle d’un nommé X…., mauvais sujet du Pont-de-Cé, auquel notre malade suppose de mauvais dessins à son égard, parce qu’il l’a obligé plusieurs fois à verser de l’argent au bureau de son maître. Cette voix qui a un timbre plus élevé que la précédente, ne lui fait pas de questions, mais l’accable de toute espèces d’insultes, qu’elle adresse aussi à une veuve de Pont-de-Cé connue du malade. Pour C… cette voix est bien celle de X… et « s’il n’aperçoit pas cette dernière, c’est qu’il prend le soin de se cacher ou qu’il se tient à plus de deux cent pas ; et C… croit tellement être la victime de ce mauvais sujet, qu’il se rend un jour chez le commissaire de police et qu’il porte plainte contre X…. qu’il accuse de diffamation ; il n’as pas de témoins, mais il prie la justice de se livrer à <410><411> une enquête. Inutile de dire qu’on le dissuada de poursuivre.
C…, en proie à un effroi continuel, n’ose plus sortir de chez lui ; cependant la voix de M. B… (qui pour lui est la voix du diable) ne cesse de lui dire d’aller remercier ce même M. B…, et de se rendre à Angers, muni d’un certificat, chercher une place ; il hésite longtemps, mais se décide enfin à obéir. Arrivé à Angers, il entend la voix de X… qui l’injurie, les insultes qu’elle lui prodigue sont entendues par les passantes, tout le monde le regarde, la police va se mettre à ses trousses : en proie à un effroi indicible, il se retourne et aperçoit un fantôme derrière lui qui le poursuit. Cette première hallucination de la vue qui a lieu quinze jours après environ les hallucinations de l’ouïe, est encore vague, C… ne peut donner une forme à ce fantôme, mais il devine que c’est le diable. Notre malade reprend immédiatement le chemin de Pont-de-Cé, mais ce n’est que bien loin dans la campagne et alors qu’il n’est plus tourmenté par ces hallucinations, qu’il peut se remettre de sa frayeur. Cependant la voix de M. B… (qui est toujours pour lui la voix du diable) lui enjoint encore de retourner à Angers, elle le menace même s’il ne s’y décide ; C… repart huit jours environ après sa première excursion. En descendant de l’omnibus « je vis apparaître tout à coup, écrit-il, un homme qui marchait devant moi : tu as perdu ta place par ta faute, me disait-il, tu as brisé ton bonheur, tu te serais marié avec une jeune fille de vingt-trois ans ; je fus suivi jusqu’à la porte de la maison dans laquelle était mon frère que j’allais voir ; arrivé-là, il disparut subitement en me lançant une bouffée de chaleur et en me disant : Voleur, voleur ! » L’hallucination de la vue est maintenant mieux accusé, et C… peut dépeindre ainsi le fantôme qui l’a poursuivi : « il était de taille élevée, avait le teint jaunâtre et un rond brillante sur le front. » Tant que le malade est occupé à Angers, il n’entend ni ne voit rien, mais à sa sortie de la ville il croit entendre derrière lui le don du tambour, et au milieu du bruit, des <411><412> insultes qu’on lui adresse. C… pense que c’est encore le diable qui le poursuit comme précédemment. Rentré chez lui, il renonce à toute occupation, et du reste il comprend lui-même qu’il ne pourrait s’y livrer. Cependant les voix paraissent faiblir, sont moins fréquentes et moins nettes à son oreille.
C…, fatigué par ses hallucinations, croit trouver un remède à ses maux en allant les confier à un confesseur, il communie, et après sa communion les voix sont de plus en plus rares, et disparaissent enfin complètement. Pendant une quinzaine de jours, C… peut s’en croire définitivement débarrassé. Les souffrances physiques ont aussi graduellement disparu. Mais dans la nuit du 22 février 1860, il est éveillé subitement par une personne qui se tient devant lui et qui l’accable d’injures ; un instant ces hallucinations sont très nettes et C… croit reconnaître la personne qui l’insulte ; mais bientôt tout devient vague, apparition et paroles. Dans la nuit suivante nouvelle hallucination. C’est à peu près vers cette époque le malade croit ressentir vers les régions mammaires des douleurs violentes ; bientôt le siège de ces douleurs change et il les éprouve vers la région du foie. La céphalalgie reparaît aussi, il y a en outre des bourdonnements d’oreilles presque continuels. C… envoi chercher un médecin qui ne lui prescrit qu’un régime tonique te lui propose de lui donner un certificat pour entrer à l’asile de Saint-Gemmes, proposition que le malade refuse.
Cependant les hallucinations de l’ouïe ne font qu’empirer, celles de la vue deviennent plus fréquentes ; il ne paraît pas y avoir d’hallucinations de l’odorat et du goût, mais le tact est aussi affecté. Ainsi, les fantômes qui l’assaillent la nuit, et qui sont quelquefois très nombreux, ne se contentent plus de l’injurier, quelques-uns se jettent sur lui, d’autres le secouent rudement, et toujours il sent le contact de leurs mains décharnées. C… prend alors l’habitude de mettre une baguette dans son lit, et dès que les fantômes s’approchent trop près, il les frappe avec sa baguette, ce qui les met en fuite. <412><413>
C’est vers la même époque qu’il entendait une voix lui dire « Tu as le diable dans le corps, ton ventre est son habitation, ». Depuis lors il interprète ses souffrances imaginaires par la présence du diable dans son abdomen, où il est maintenu par une corde attachée à la partie antérieure du cerveau. Le diable exécute parfois des mouvements qui déterminent des douleurs abdominales ; d’autres fois ce sont des sauts, de véritables bonds. Il retombe alors brusquement, tiraille la corde qui le maintient, et fait ainsi éprouver à notre malade une céphalalgie vive, mais passagère.
Au milieu de ces souffrances imaginaires, le délire de notre malade se systématise de plus en plus ; il voit bien que quelques personnes ont juré sa mort, et que, pour en arriver à leurs fins, elles ont fait un pacte avec le diable, qui lui a jeté un sort. Il fait converger vers son délire les incidents les plus insignifiants : deux mendiants lui demandent l’aumône, ils se moquent de lui ; la musique défile-elle en sa présence, c’est pour narguer ses souffrances, etc. On lui demande un jour s’il est allé à la Ménitrée, il croit saisir dans ces paroles une allusion à une jeune fille qu’il a vue seulement deux fois, et qui habite ce bourg ; ces paroles le frappent vivement, il cherche à leur donner une signification, et le lendemain le malade ne se sent plus chez lui : « Il fallait que j’allasse à la Ménitrée ». Malgré toute la répugnance qu’il éprouvait à sortir, C… part pour cette localité, ne sachant ce qui va lui arriver. Son émotion croît à mesure qu’il approché ; aussi, lorsqu’il entre dans le bourg, ne s’y reconnaît-il plus, les rues semblent avoir changé de place ; celle dans laquelle il se trouve lui paraît se prolonger indéfiniment. Tout à coup une voix se fait entendre : « Si tu vas plus loin, le curé viendra te chercher avec une bannière et la croix, et tu mourras immédiatement. » puis il croit entendre le son d’un tambour. Terrifié, il reprend le chemin de Pont-de-Cé, mais le tambour le suit toujours et semble le forcer à augmenter de plus en plus la vitesse de sa marche, de sorte qu’il rentre chez <413><414> lui presque au pas de course. Retiré dans sa chambre, où il se croit en sûreté, son hallucination cesse.
L’état de notre malade ne s’améliore pas, et C… se décide enfin, le 9 février 1861, à entrer à l’asile de Sainte-Gemmes. Un mois environ après sa réception à l’asile, l’état de C… est sensiblement meilleur : il n’y a plus d’hallucinations du tact, celles de l’ouïe et de la vue sont très rares, mais les souffrances imaginaires persistent, quoiqu’à un plus faible degré. Cependant le malade peut se livrer dans l’asile à quelques travaux de comptabilité. Malheureusement l’amélioration ne progresse pas, et le malade, après deux ou trois mois d’un état à peu près satisfaisant, est repris par ses hallucinations ; les souffrances imaginaires sont aussi intenses que par le passé.
Cependant C… attendait le 20 août 1861 avec une grande impatience ; il espérait que ce jour, pendant lequel il accomplissait sa trentième année, allait mettre un terme à ses souffrances ; mais ce jour est passé sans apporter aucun changement. « Ce sera peut-être l’année prochaine, dit-il ; mes souffrances ont eu un commencement, il faut bien qu’elles aient une fin. » Mais cette fin est loin de se faire pressentir, car depuis quelques jours les symptômes psychiques ne font que s’aggraver. C… refuse d’aller dans le parc, disant que des personnes placées de l’autre côté des murs l’insultent et le menacent de la mort s’il ne rentre dans son quartier.
C… n’a jamais fait d’excès d’aucune nature, et il n’y a certainement pas d’habitudes masturbation ; il n’y a pas non plus d’antécédents héréditaires. L’état physique de notre malade est des meilleurs ; l’auscultation et la palpation de la poitrine et de l’abdomen n’ont rien fait découvrir d’anormal.
NOTE
(1) Observation recueillie par M. Salet, interne de service.
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