Charles Méré. La sensation du « déjà̀ vu ». Article parut dans le « Mercure de France », (Paris), (Série moderne), juillet-septembre, tome XLVII, 1903, pp. 62-81.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original, mais avons corrigé quelques fautes de typographie. – Par commodité nous avons renvoyé les très nombreuses notes de bas de page en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. . – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr
[p. 62]
LA SENSATION
DU « DEJA-VU »
Aussi poignante qu’un sentiment d’angoisse ou d’impuissance, mystérieuse jusqu’à susciter en nous la secrète épouvante de L’Inconnu psychique et, peut-être d’un au-deçà vécu, la sensation du Déjà-vu — par son fondement illusoire, nous trouble, l’instant d’une seconde, de ce qu’un psychologue appelle : le vertige de la mémoire… Ouvrir un livre et, dès les premières lignes, s’arrêter. Surpris : « J’ai lu cela… » monter une côte et, arrivé à la cime d’où domine la vue, s’écrier devant l’étendue lointaine du paysage: « J’ai vu cela… » Etre présenté à un étranger et tressaillir sans cause, tour â tour attiré et repoussé vers lui comme par une force inconnue en disant : « J’ai rencontré cet homme quelque part jadis, j’ai causé avec lui, comme maintenant… », alors qu’en réalité c’est le premier livre de la sorte qu’on ouvre, le paysage le plus beau qu’ on ait jamais vu, la personne la plus inconnue de qui l’on ait serré la main…
Dickens dit par la bouche de David Copperfield :
Nous connaissons tous par expérience ce sentiment qui nous envahit parfois, que ce que nous sommes en train de dire ou de faire a déjà été dit et fait antérieurement, il y a longtemps ; que nous avons déjà été entourés par les mêmes figures et les mêmes objets, dans les mêmes circonstances. [p. 63]
Et Wigan dans son livre sur la Dualité cérébrale rapporte que, pendant qu’il assistait au service funèbre de la princesse Charlotte dans la chapelle de Windsor, il eut tout d’un coup la sensation d’avoir été témoin jadis du même spectacle.
Ce phénomène connu depuis longtemps, a reçu des dénominations diverses. Les anciens y attachaient des croyances superstitieuses et c’était la base de leur théorie sur une existence antérieure. Saint Augustin y fait allusion lorsqu’il réfute les idées de Pythagore sur ce sujet en insinuant que ce sont de faux souvenirs (falsa memorias) suscités par des esprits malins pour tromper les hommes. Il serait, au premier examen, inexact d’identifier la sensation du « déjà-vu »à la fausse mémoire ou paramnésie. Dans ce dernier phénomène, en effet, qui n’est qu’un manque de mémoire, la localisation du fait antérieur se fait tôt ou tard dans l’esprit réfléchi, et l’illusion s’évanouit. Dans le premier, au contraire — (« le déjà-vu ») — la réflexion ne fait qu’accroître le doute. L’impression n’y porte pas uniquement sur une perception isolée, mais sur un ensemble de perceptions. L’on de croit pas reconnaître seulement une personne ou un objet, mais aussi le milieu ou les circonstances dans lesquelles ils se présentent à nos sens. « S’agit-il d’un paysage, dit Lalande, on croira retrouver dans son souvenir non seulement les grandes lignes, mais encore chaque feuille, chaque arbre, chaque nuage, chaque rayon ; et même le plus souvent on se sentira soi-même dans le même état et les mêmes sentiments que le jour illusoire de la première perception. » Cela explique mieux certaines observations prises sur des malades qui avouent constaté chez eux ce phénomène du [p. 64] « déjà-vu », mais d’une façon subjective et poignante. C’est, disent-ils, comme si nous avions vécu ce moment dans notre vie antérieure ; c’est une impression dominante de, recommencement d’un instant de la vie passée avec toutes les sensations que nous en eûmes…
La mémoire n’entre donc pas seule en jeu dans ce phénomène complexe et notre sensibilité, avec ses ressources les plus profondes, s’y affirme. Quant à la reconnaissance vraie elle-même, M. Bourdon n’a-t-il pas écrit : « La reconnaissance, est une sorte de sentiment qui s’associe au phénomène reconnu, plutôt qu’un jugement, qu’une comparaison, de deux représentations » ? La reconnaissance s’opère en nous comme à la suite d’une secousse irraisonnée ; elle est instantanée, subite, s’accompagnant tout à la fois d’attention, d’étonnement, de certitude et d’incertitude, ‘d’interrogation ; elle doit prendre place dans la catégorie des sentiments intellectuels, dont parle M. Ribot. Dès lors, on est davantage porté à admettre que la sensation du déjà-vu, n’étant qu’une anomalie de la reconnaissance vraie, est surtout d’espèce affective, et nous verrons par la suite que ce caractère d’affectivité suffit pour expliquer la possibilité et la fréquence de cette anomalie. La sensation du déjà-vu est plus_ psychique que sensorielle, moins objective que subjective, et le verbe sentir rend mieux, que celui de juger, de voir, ou de comparer, l’impression de l’homme qui y est en proie.
Vous vivez, dit M. Fernand Gregh, vous, allez et venez, vous dites des mots et soudain vous sentez que vous avez déjà fait ces gestes, dit ces mots dans le même ordre, de la même façon, sans qu’il vous soit, possible de dire ni où ni quand. Vous sentez que vous vivez identiquement [p. 65] une minute que vous avez déjà vécue. Mais vous ne pouvez la situer dans votre passé. J’ai senti que j’avais déjà fait tout ce que je faisais, éprouvé tout ce que j’éprouvais, parlé intérieurement tout ce que je me disais à moi-même dans un moment semblable.
Et remarquez que cette impression que l’on sent venir, suivant le terme de M. Fernand Gregh, vague et flottante et sui se fond et fuit à mesure qu’elle croît en intensité, on peur l’arrêter par une tension de la volonté ; elle est même très courte, à peine de la durée d’un « clin d’œil », du brusque attouchement électrique de deux courants ; elle tient du vertige. Mais on peur éviter de se pencher sur ce gouffre d’inconnu qui vous attire en écartant avec énergie, en le fuyant, dès que son approche se manifeste par le malaise de mémoire caractéristique. Des faits banaux, insignifiants sont assez forts pour le provoquer, une association fortuite d’objets, la coïncidence inattendues de deux faits inondent l’esprit de ce trouble spécial. Et pareils à ces phénomènes sensoriels connus en physiologie sous le nom de diplopie, il même si l’on y résiste, par la fréquence de ses répétitions, à la neurasthénie ou aux délires de la dépersonnalisation. De l’étude des étiologies du phénomène, observées par MM. Ch. Féré ou Bernard-Leroy, il résulte d’ailleurs que la sensation du « déjà-vu » est la manifestation d’un état morbide, que dans presque la moitié des sujets elle est causée par une fatigue physique ou intellectuelle, surmenage chronique ou anémie cérébrale, et qu’elle est presque toujours inhérente à des symptômes névropathiques ou neurasthéniques sous l’effet de toxiques divers. Le phénomène se rencontre quelquefois enfin, à l’instar des hallucinations et des hantises, chez les hystériques ou les aliénés. [p. 66]
C’est parmi les observations recueillies par MM. Bernard-Leroy et Lalande sur les malades ou sujets à mentalité saine que l’on peut définir la sensation du déjà-vu et — avant d’en chercher la cause et d’en donner l’explication naturelle ou surnaturelle — de la spécifier. Elle s’accompagne presque toujours de phénomènes très variables en nature et en force.
On est obligé de distinguer la sensation du déjà-vu, proprement dite, de l’impression de dépersonnalisation ; de « cette espèce de sentiment inanalysable que la réalité est un rêve », suivant l’expression de M. Paul Bourget (1) ou ce dédoublement de la personnalité tel que Taine l’a étudié dans un livre sur l’Intelligence :
Constamment il m’a semblé que mes jambes n’étaient plus à moi ; j’agissais par une impulsion étrangère à moi-même, automatiquement. Parfois je me demandais ce que j’allais faire.
Dugas cite aussi le témoignage de M. C… qui se sent étranger à toutes ses perceptions :
J’écoutais ma voix comme j’aurais écouté celle d’une personne étrangère, mais en même temps je la reconnaissais comme mienne ; je savais que c’était moi qui parlait, mais ce moi qui parlait me faisait l’effet d’un moi perdu, très ancien, et soudainement retrouvé (2). [p. 67]
Le sujet se dédouble-t-il dans la sensation du déjà-vu ? La réponse varie selon les interprétations que l’on donne à la sensation… Non, car le sujet ne perd pas conscience de son unité mentale jusqu’à se sentir étranger à tous ses états, oui, en ce sens que l’illusion consiste à distinguer à la réflexion son moi présent de son moi passé, à diviser — c’est l’explication proposée par M. Lalande du phénomène — une unique perception, et, percevant un même objet deux fois simultanément, à projeter une de ces sensations dans un passé plus ou moins lointain.
L’impression de déjà-vu s’accompagne-t-elle de prévision ? Ce serait logique puisqu’il y a à proprement parler reconnaissance. Admettons qu’il soit faux que l’on ait vu ou « éprouvé » jadis, l’objet ou l’état d’âme qui nous affecte, comment expliquer l’étonnement du sujet et aussi ce sentiment intime que quelques-uns relatent avoir éprouvé, qu’ils s’attendaient incessamment à cette rencontre ? Ici, les impressions sont différentes. Certains sujets attribuent au rêve, d’autres à l’imagination antérieure leur première perception : « Je sentais seulement que j’avais dû prévoir, dit Bernard-Leroy, puisque je reconnaissais. »
Je crois, dit A. Q… prévoir, c’est nettement les impressions que je vais éprouver : c’est comme la suite d’un rêve que je connais bien ; mais voici ce qui se passe en réalité : Je suis dans la rue, je reconnais ce groupement de maisons, d’hommes, de couleurs, de mouvements dont l’ensemble me donne une impression [p. 68] de « déjà vu », je comprends alors que je suis dupe d’une
Fausse reconnaissance et je vois que les impressions qui vont se succéder je les reconnaîtrai, que ce qui va être dit ou fait autour de moi, je l’aurai déjà entendu ou vu.
Fausse prévision, alors, d’après ces dernières lignes ?… Et c’est bien notre opinion. Presque toujours la fausse prévision suit la fausse reconnaissance. Elle est la réciproque inévitable que le sujet en déduit. A notre avis, elle ne fait qu’un avec elle.
Ce qui est indubitable enfin qu’un état émotionnel intense, trouble ou oppression, précède ou suit le phénomène. Nous avons dit plus haut que M. Fernand Gregh sentait venir la sensation inquiétante : « L’angoisse, ajoute-t-il, que j’éprouve en ce moment est indicible, je me sens devenir fou et j’en défaille non métaphoriquement, mais littéralement. » Ou bien c’est un sentiment de gêne, de curiosité, de surprise, ou encore de vertige. M. T…, relate Lalande, se trouvait en chemin de fer, lisant un roman qu’il ne connaissait pas auparavant : « Tout à coup, dit-il, je fus saisi par l’idée que je l’avais lu, et, en même temps, il se produisit dans mon esprit un tel tourbillon de souvenirs et d’images que je crus devenir fou… »
La vitesse et le fracas du train en marche, la fuite vertigineuse du paysage au cadre des portières ne sont pas étrangères à cette sensation de tourbillonnement des souvenirs et des idées.
Parmi les interprétations que les psychologues modernes ont données jusqu’à ce jour de la sensation du déjà-vu il faut d’abord grouper celles qui reconnaissent [p. 69] au phénomène un fondement antérieur, soit dans la vie réelle, soit dans le rêve.
Ribot et plus récemment MM. Sander et M. Bourdon croient que toutes les fois que la sensation du déjà-vu se manifeste, nous avons bien ressenti jadis quelque chose qui ressemble à peu près à notre impression présente.
L’impression reçue, dit M. Ribot, évoque dans notre passé des impressions analogues confuses, à peine entrevues, mais qui suffisent à faire croire que l’état nouveau en est la répétition. Il y a un fond de ressemblance rapidement senti entre deux états de conscience, qui pousse à les identifier. C’est une erreur, mais elle n’est que partielle parce qu’il y a, en effet, dans note passé, quelque chose qui ressemble à une première expérience.
Jacques le Lorrain a adopté cette thèse et en a précisé très heureusement l’explication assez confuse fournie par ses devanciers. Il y a, selon lui, dans la sensation du déjà-vu, un rappel de faits antérieurs analogues — et pour notre part, nous les situerions volontiers dans l’enfance ou la première adolescence dont nous n’avons que souvenance infidèle et confuse. L’impression passées et affaiblie par l’éloignement et dans la rencontre où a lieu la fausse reconnaissance, on ne s’en rappelle que la ressemblance, en oubliant la différence. M. Boirac essaye d’expliquer ce rappel par une hypothèse ingénieuse, mais gratuite, car le on peut admettre peut ne pas être admis…
On peut admettre, dit-il, que toute sensation, toute représentation spéciale, surtout quand l’esprit n’est pas habitué, est accompagnée d’un sentiment propre, d’une saveur (en anglais relish) et qu’in pourrait ainsi nommer, un timbre, une masse affective. Dans le cas qui nous occupe, un objet nouveau excite peut-être dans l’esprit [p. 70] le même sentiment indéfini, innomé qu’un objet ancien qui ne lui ressemble pas nécessairement et qui est depuis longtemps oublié : d’où la reconnaissance d’une disposition mentale, déjà connue en effet, et l’effort impuissant pour ressusciter la perception primitive dont elle faisait partie.
Les interprétations les plus convaincantes, peut-être parce qu’elles ont recours à ce qui, à côté de la vie réelle, est encore l’x mal résolue, ce que les poètes appellent mystérieusement « le pays des songes », sont celles qui reconnaissent au phénomène un fondement dans le rêve : si l’on ne se souvient que vaguement de la première perception, c’est qu’on ne l’a vue qu’en rêve et que la trace qu’elle laisse en nous, pour être persistante, n’en est pas moins chimérique et déconcerte notre raison impuissante à associer parfaitement les deux termes de la comparaison. L’hallucination dont nous avons été victimes pendant le sommeil ne nous a pas laissé un souvenir assez, violent pour surgir dans notre esprit dès le réveil immédiatement postérieur. Le souvenir est resté latent en nous parmi ces régions psychiques que les philosophes s’entendent à nommer des mots, tous deux imparfaits, de subconscience ou inconscience ; mais dès que nous nous trouvons en présence de l’objet, du paysage ou du sentiment que nous avions vu ou éprouvé en rêve antérieurement, un retour brusque du souvenir s’opère en nous, nous avons conscience de les avoir prévus, sans toutefois qu’il nous soit, possible de localiser cette première perception et c’est cette impuissance qui nous jette dans une recherche désespérée des coins ignorés de notre passé, nous assiège d’inquiétudes sur la faiblesse de notre mémoire ou notre incertitude mentale ; mais, en [p. 71] presque tous les cas, la perception actuelle n’est qu’analogue à la perception ancienne et non identique, bien que par insuffisance de synthèse ou la perçoive ainsi ; c’est en effet le résultat d’une dissociation psychique dans laquelle la perception ne contrôle plus l’émotion.
A. J. F…, artiste peintre, écrit à M. Lalande qu’il a souvent éprouvé une sensation à peu près semblable de déjà-vu, mais où le fait actuel et le fait passé étaient tous deux perçus dans le rêve :
Je rêve que je passe au coin d’une rue de Moscou où il y a la boutique d’un épicier ; un dvornick, en chemise rouge et chaussé de bottes ; balaye le trottoir ; or, je rêve que j’ai déjà rêvé pareille chose. Ceci me frappe tellement que j’en prends note le matin au réveil.
Il m’st arrivé même de rêver que j’ai accompli un acte identique, dans des circonstances analogues plusieurs fois dans un passé de rêve. Il y a une distinction assez délicate à établir. Ai-je rêvé un rêve réellement vu dans le passé ou bien était-ce une véritable paramnésie hypnagogique ? J’incline pour cette dernière hypothèse, puisque jamais à mon réveil je ne m’étais souvenu avoir rêvé pareille chose…
La raison ne paraîtra pas suffisante à tous ceux qui savent à quelles bizarres lois d’anéantissement apparent et de reviviscence la mémoire est soumise.
X… H., étudiant, dans son témoignage à Osborn, est plus précis :
Quelquefois, en rêve, je me vois dans un certain entourage et dans une certaine situation ; le matin, je me rappelle vaguement le rêve pendant un instant, puis je l’oublie. Dans le courant du mois, ou peu après, il m’arrivera de me trouver dans une situation qui ne ma paraîtra pas tout à fait nouvelle, quoique je sois sûr de ne m’y être jamais trouvé. Le souvenir de mon rêve me [p. 72] revient alors, et je me rends compte de la ressemblance, quoique le souvenir du rêve soit loin d’être distinct.
« En général, dit M. Jules Lemaitre dans une communication à Bernard-Leroy, le phénomène s’est produit à l’occasion d’une phrase que j’entendais ou à laquelle je pensais tout à coup ; j’avais l’idée de l’avoir déjà dite en rêve. Alors, malgré moi, je cherche à me rappeler ce rêve — je cherche si c’est bien en rêve que la chose s’est passée, cette recherche m’affecte et m’angoisse.
Shelley, dans ses Mémoires, raconte le fait suivant :
Je me promenais avec un ami dans les environs d’Oxford, tous deux absorbés par une conversation intéressante et animée. Au détour d’une allée, un tableau, jusqu’alors caché par les plis du terrain et par un repli de hautes haies, s’offre tout à coup à nos yeux. Un moulin à vent au milieu d’une prairie close de murs, et entourée de plusieurs autres herbages ; entre les murs de l’enclos et la route que nous suivions, un terrain irrégulier, tourmenté, aux lignes abruptes… C’était le soir. Nous étions à cette saison où l’hiver commence déjà, où la dernière feuille tombe des bouleaux dépouillés… Cet assemblage insignifiant d’objets d’objets vulgaires ne pouvait faire songer qu’à une paisible continuation de l’entretien commencé, à une soirée finie au coin du feu, entre quelques bouteilles de vin et· quelques conserves de fruits…
Cependant l’effet produit en moi fut immense et prompt comme la foudre. Je me rappelai avoir vu, en rêve et bien longtemps aussi avant, ce site exactement reproduit. Le frisson me prit, une sorte d’horreur s’empara de moi. Je dus quitter aussitôt la place.
Enfin, M. Jules CIaretie paraît aussi situer dans un rêve antérieur la première perception :
N’est-il pas arrivé à quelqu’un qui voyage beaucoup [p. 73] d’entrer dans une ville inconnue et pourtant de s’y reconnaître comme si les rues, les places, qu’il ignore, lui en étaient familières ? Cette ville qu’on n’a jamais vue, on l’a vue. Quand cela ? Où ? Comment ? En rêve peut-être. Non, pas même en rêve. On l’a vue, parce qu’on la vue. On la connaît d’instinct comme de souvenir.
Et je ne parle pas des cités célèbres vulgarisées par la photographie et dont on trouve couramment des vues à la devanture des papeteries ; il serait tout simple qu’on reconnût ainsi le Colisée, la Giralda, les Uffiizi ou la place Saint-Marc. Mais je songe à de petites bourgades inconnues, à des sous-préfectures quasi-ignorées, à des villages dont on ne savait même pas le nom et qu’on reconnaît, qui ont ce « je ne sais quoi » de déjà-vu, de ce château du temps de Louis XIII, dont parlait Gérard de Nerval et « dont il se souvenait » pour l’avoir entrevu au pays des songes.
Le Dr E. Thibault propose, en 1889, une autre explication qui contenait en puissance les précédentes, mais y apportait de notables modifications et surtout une part très grande d’inductions psychologiques. Elle établissait enfin la base de cette première classe d’interprétations :
Le Dr Thibault invoque cette seconde conscience dont l’activité s’accomplit mystérieusement et à notre insu sans que la volonté intervienne (phénomène que Schopenhauer appelait une rumination inconsciente) à savoir : la subconscience. Elle est le « magasin de la mémoire » des actes et des pensée de l’homme. Durant le sommeil, la conscience s’efface, la subconscience prend le rôle prépondérant. Dans cet état hypnagogique, intermédiaire entre la veille et le sommeil et qui est le rêve, le rêve avec ses hallucinations monstrueuses, bizarres, capricieusement invraisemblables, c’est la subconscience [p. 74] qui veille en notre esprit, enregistre nos sensations, donne corps à nos sentiments fantasques ; c’est elle, qui fonctionne obscurément à l’état diurne, dans des états sensoriels particuliers, tels que la distraction résultant du travail intellectuel ou physique, ou encore de la lassitude sentimentale. Enfin, quand elle envahit et submerge le moi conscient, c’est elle qui provoque et coordonne l’action somnambulique pendant le sommeil, ou hystérique et névropathe, pendant l’état de veille. M. E. Thibault se sert de cette faculté subconsciente pour donner à la sensation du déjà-vu une paternité raisonnable : II se pourrait, en effet, que la perception antérieure dont nous nous souvenons confusément au moment où le phénomène du déjà-vu nous émotionne, ait eu lieu au cours d’un de ces états, nocturnes ou diurnes, où la subconscience domine la conscience intelligente et forte — et ait été enregistrée par elle-même. C’est ce qui serait cause du rappel infidèle et, incomplet de notre vision ou d’ notre sentiment passés. A propos de vers de Verlaine que nous citerons plus loin et où il est question du phénomène du déjà-vu, M. Jules Lemaître écrivait :
…Cela vous est-il arrivé quelquefois ? On croit se souvenir, on veut poursuivre et préciser une réminiscence, très confuse mais dont on est sûr pourtant que c’est une « réminiscence », elle fond, et se dissout à mesure, et cela devient atroce. C’est à ces moments-là que l’on se sent devenir fou. Comment expliquer cela ? Oh ! que nous nous connaissons mal ! C’est que notre vie intellectuelle est en grande parie inconsciente ; continuellement les objets font sur notre cerveau des impressions dont nous ne nous apercevons pas et qui s’y emmagasinent sans que nous en soyons avertis ; à certains moments, sous un choix extérieur, ces impressions ignorées de nous se réveillent à demi ; nous en [p. 75] prenons subitement conscience, avec plus ou moins de netteté, mais toujours sans être informés d’où elles nous sont venues, sans pouvoir les éclaircir ni les ramener à leur cause, et c’est de cette ignorance et de cette impuissance que nous nous inquiétons… (les Contemporains, t. IV).
Pour ma part, je crois que si l’on devait communément reconnaître au phénomène de déjà-vu un fondement antérieur dans la vie réelle, il faudrait accorder au moi conscient un rôle moins effacé dans la première perception. La subconscience existe, c’est entendu, mais au second plan, avec un rôle assez borné dans l’activité humaine. Il est impossible d’en faire, en tous les cas, la cause permanente de la première perception. Si le fait passé dont le souvenir nous hante brusquement au cours de la sensation du déjà-vu a été le produit d’un rêve, le résultat de l’effort imaginatif d’une de nos facultés évocatrices, pourquoi le croire créé par l’imagination subconsciente, pendant le rêve, plutôt que par l’imagination consciente, à l’état de veille ?
La puissance créatrice de celle-là est bien faible à côté de celle-ci puisque la subconscience a le rôle plutôt passif de « magasin de la mémoire » (je cite M. Thibault).
Je remarque enfin que la plupart des observations recueillies par MM. Bernard-Leroy ou Lalande ont été prises sur des artistes, peintres ou littérateurs à imagination particulièrement visuelle et affective et dont l’esprit est continûment exercé à un travail de créations et d’inventions professionnelles — ou sur des étudiants et des adolescents chez qui l’imagination, naturellement vive, a été davantage développée par les lectures et la vie [p. 76] un peu claustrale des études. Dans tous ces cas qui, sans être pathologiques, sont du moins très spéciaux, les sensations du déjà-vu éprouvées peuvent être expliquées par un exercice antérieur de l’imagination. En réalité, les sujets voient bien pour la première fois le paysage, l’objet ou la personne dont l’apparition inattendue les angoisse, mais ils les avaient imaginés jadis et cette image, point assez forte pour provoquer l’hallucination, fut assez claire et détaillé pour impressionner la mémoire et y rester à l’état subconscient. D’ailleurs, cette première image de la perception du réel ne sont qu’analogues (l’identité absolue serait une bien étrange coïncidence !), mais le sujet qui, inconsciemment, a gardé de l’image un cliché confus et comme brouillé de songe, la révoque en tous ses détails semblable à la perception présente, ne gardant de celle-là que le souvenir de la ressemblance, impuissant à en détailler les différences avec celle-ci. Il attribue enfin au fait antérieur une origine réelle dans la vie passée, d’où l’illusion…
Il est une seconde classe d’interprétations qui n’admettent pas l’existence d’une sensation ou d’un fait antérieur à la sensation ou au fait que l’on croit reconnaître. Wigan, dans son livre sur la Dualité cérébrale, propose la théorie suivante, reprise plus tard mais exposé différemment par Jensen et M. Van Biervlet :
Un fait se produit, nous le percevons, et cette perception se transmet aux deux hémisphères du cerveau, mais il se trouve qu’à ce moment un des deux hémisphères n’est pas en activité mais plongé dans une sorte de sommeil, il ne percevra donc qu’une image très faible. Mais que l’instant d’après il se réveille, le même [p. 77] fait donnera lieu à une image forte, celle-ci sera considérée comme présente, et la première est rejetée dans le passé.
Cette explication anatomo-physiologique ressemble assez aux hypothèses émises, sous une forme psychologique, par MM. Aujel et Dugas, qui supposent un trouble de la reconnaissance normale. Selon Aujel, la sensation et la perception qui, normalement se superposent et ne peuvent être distinguées, sont pourtant séparées dans certaines circonstances exceptionnelles par un laps de temps assez long, de sorte que, la sensation précédant la perception, celle-ci, lorsqu’elle se produit, apparaît comme déjà connue. M. Dugas, de son côté, écrit :
Soit un paysage qu’on regarde sans voir, son image flottante traverse l’esprit sans laisser de traces. On ne l’entrevoit que pour l’oublier ; mais il n’y a pas d’oubli absolu : tout état mental, si faible qu’il soit, si inaperçu qu’il ait été, peut toujours renaître, et renaître à avec une intensité qu’il n’avait pas. Supposons que l’esprit s’éveille de sa torpeur : le passage que tout à l’heure comme disait Leibnitz, on percevait sans l’apercevoir, maintenant on l’aperçois en éprouvant la sensation étrange de l’avoir déjà perçu.
D’après M. Fouillée la sensation du déjà vu n’est qu’un « phénomène maladif d’écho et de réception intérieure ». Il y a formation, à court intervalle, de deux images et rejet de la plus faible dans le passé.
Cette théorie du rejet dans le passé est également soutenue par M. Lalande qui s’appuie sur la donnée de Taine, à savoir qu’on peut se représenter en un clin d’œil toute une série d’états de conscience qui demanderaient plusieurs heures pour être développés. M. Lalande explique la sensation du déjà-vu, [p. 78] dans les cas plus complets et accompagnée de troubles émotionnels, par les phénomènes de télépathie. Avant que notre interlocuteur nous ait parlé, une sensation télépathique perçoit la parole intérieure qui est dans le schéma d’une phrase. Et dès que celle-ci est prononcée, la sensation du déjà-vu se produit tout naturellement. Notons toutefois que cette théorie a le tort d’être trop complexe, de demander elle-même un éclaircissement d’explications et de ne pouvoir être invoquée que dans les rapports de l’homme avec l’homme.
En fin de compte, que reste-t-il de ces théories multiples poussées en serres chaudes de psychologues et qui, pour avoir trop entremêlé leurs branches adverses, ont englouti le problème sous une floraison trop riche d’interprétations et d’hypothèses ? Le doute et une obscurité croissante.
Mais les poètes et les artistes, intuitifs et rêveurs, ne se sont pas étonnés plus que de raison du phénomène qui flattait leurs plus intimes espoirs et, sans vouloir en rechercher les prosaïques causes, lui ont donné une portée métaphysique. Dans un éclair de génie, ils ont vu plus haut et plus loin que les minutieux psychologues modernes. Esprits légendaires, tourmentés du vague effroi de l’au-delà et du silence encore plus redoutable des passés inconnus où l’âme latente sommeillait avant la genèse humine, il sont dit avec la simplicité presque enfantine et la crédulité des primitifs — leur croyance, sans consentir à l’habiller du vêtement étriqué de l’explication scientifique. Certains ont cru expliquer le phénomène du déjà vu par ce fait que nos ascendants auraient réellement vu ce que nous croyons [p. 79] reconnaître. Ce serait un phénomène d’hérédité du souvenir, comme il y a l’hérédité de l’instinct et du caractère : « Qui, dit même un philosophe, M. Fouillée, si comme le croyait Platon et comme un darwiniste serait porté à le soutenir, nous n’avons pas parfois des réminiscence d’une expérience antérieure à notre naissance… et conséquemment ancestrale… ? »
Mais écoutons P. Loti quand, pour la première fois — du moins depuis qu’il a conscience de ses sensations — il est mis en présence de cette Mer qu’il aime, par instinct et qu’il a chanté avec son cœur, en fils passionné :
Devant moi quelque chose apparaissait, quelque chose de sombre et de bruissant, qui avait surgit de tous les côtés en même temps et qui semblait ne pas finir, une étendue en mouvement qui me donnait le vertige mortel…
Evidemment c’était ça ; pas une minute d’hésitation ni d’étonnement que ce fut ainsi ; non, rien que de l’épouvante, je reconnaissais et je tremblais…
Pour la reconnaître ainsi la mer, l’avais-je déjà vu ? Peut-être inconsciemment, lorsque vers l’âge de cinq ou six mois, on m’avait emmené dans l’île, chez ma grand’tante, sœur de ma grand’mère, ou bien avait-elle été regardée si souvent par nos ancêtres marins que j’étais né, ayant, déjà, dans la tête, un reflet confus de son immensité…
(Le Roman d’un enfant).
D’autres écrivains, ne pouvant localiser la première perception du déjà vu dans la vie passée, l’ont refoulée dans le lointain imprécis d’un autre monde et située au cours d’une préexistence, terrestre ou astrale : rêve illimité de métempsychose, légende qui illumine le cerveau fumeux des peuples primitifs [p. 80] et ouvre toute grande vers l’infini les fenêtres où s’accouent nos mélancoliques captives/
Etait-ce dans un rêve ou dans un autre monde ?
Car bien souvent aux jours d’émotion profonde
Comme un ressouvenir me tourmente, et je sens
Mon âme s’en aller en des pays absents
Et d’où ce vague élan vers des fleurs ignorées
Si mon âme jamais ne les eût respirées…
écrit, Paul Bourget dans Hélène. Cette pensée d’existence antérieure est toujours voilée et confuse, comme si les auteurs qui l’expriment éprouvaient la peur irraisonnée d’essuyer le sourire moqueur du sceptique… et le mot est à peine énoncé, lâché, dirait:-on, à la fin d’un épanchement inattendu.
Ainsi, un des personnages de l’Enfant de volupté de M. Gabriele d’Annunzio dit :
Certainement je vous ai déjà vue ; je ne sais plus où, je ne sais plus quand, mais, certainement, je vous ai vue. Dans l’escalier tandis que je vous regardais monter, un souvenir indistinct s’élevait de ma mémoire, quelque chose qui prenait forme suivant le rythme de votre ascension, comme une image qui naîtrait d’un air de musique… je n’ai pas réussi à tirer ce souvenir au clair, mais lorsque vous vous êtes retournée, j’ai senti que votre profil répondait incontestablement à votre image. Ce ne pouvait être une divination : c’était donc un obscur phénomène de la mémoire. Certainement, je vous ai vue déjà. Qui sait ? Peut-être dans un songe, peut-être dans une création d’art… peut-être aussi dans un monde différent… dans une existence antérieure… ‘
Et Gérard de Nerval :
Il est un air pour qui je donnerais
Tout Rossini, tout Mozart.et tout Weber,
Un air très vieux, languissant et funèbre,
Qui pour moi seul a des charmes secrets. [p. 81]
Or chaque fois que je viens à l’entendre,
De deux cents ans mon âme rajeunit ;
C’est sous Louis Treize… Et je crois voir s’étendre
UN coteau vert que le couchant jaunis.
…Puis une dame à sa haute fenêtre,
Blonde aux yeux noirs, en ses habits anciens.
Que dans une autre existence, peut-être,
J’ai déjà vue et dont je me souviens…
Voici enfin les vers de Paul Verlaine intitulés Kaléidoscope, que cite Jules Lemaître :
Dans une rue, au cœur d’une ville de rêve
Ce sera comme quand on a déjà vécu
Un instant à la fois très vague et très aigu.
………………………………………………….
Ce sera comme quand on ignore des causes,
Un lent réveil après bien des métempsychoses
Les choses seront plus les mêmes qu’autrefois.
………………………………………………….
Ce sera si fatal qu’on en croira mourir.
Ne trouvons-nous pas que le problème est singulièrement élargi par ces musards de l’idée et ces décrocheurs d’étoiles ? Tant il est vrai que a poésie donne des ailes et un essor métaphysique aux hypothèses psychiques qu’elle interprète et embellit. L’on part au clair de lune, à la recherche des escargots, dirait naïvement M. Prud’homme, et l’on s’oublie, vaincu, en levant les yeux, par l’attraction mystérieuse qui tombe des astres, dans la contemplation du ciel…
De ces voyages de découvertes l’on ne rapporte pas, il est vrai, une ample moisson scientifique, mais une âme aérée et fécondée d’espérance. Et si notre humanité — ignorante — s’en contente… Pourquoi pas ?
Charles Méré.
NOTES
(1) Je suis sujet d’une manière si constante à l’impression, du déjà-vu, que je l’ai toujours considérée comme normale. Il ne s’est pas passé, je crois, de semaine, depuis ma lointaine enfance, sans que j’aie éprouvé cette impression, à propos de toutes sortes de choses et de gens. L’impression du dejà-vu ne s’accompagne pas de dédoublement, mais d’une espèce de sentiment inanalysable que la réalité est un rêve. J’éprouve le même sentiment lorsque, dans le sommeil, autre phénomène constant chez moi, je revois un mort avec la certitude qu’il est mort quoiqu’il m’apparaisse vivant et agissant.
Paul Bourget (Bernard-Leroy).
(2) Il faut rapprocher de ce témoignage le cas de Gérard de Nerval n’écrivait jamais que sous la dictée de son frère mystique, ce double qui lui apparaissait aux heures fatales, semblable au double lumineux, à l’âme céleste dont parle le livre des morts égyptien. Cette folie du dédoublement de la personnalité s’accompagne toujours de déjà-vu. Mais il n’y a pas réciproque.
Como poder ilustrarte, si has recibido una formación de negación tacita, inmediata, necesito primero mostrarte mis cartas credenciales de un eminente, brillante y triunfador ateo, para empezar a creerme… y aun asà siendo �p28;escé2tico” debieras dudar de mis juicios y conjeturas.