Patrick Vandermeersch. Médecins et congrégations religieuses en Belgique : les distributions du transfert dans le traitement moral. 1985 [Article revu par l’auteur en 2014].
Patrick Vandermeersch (né en 1946) a enseigné l’éthique et l’histoire de la sexualité à l’Université catholique de Louvain avant de devenir professeur titulaire de psychologie de la religion à l’Université d’État de Groningue (Pays-Bas). Il a accédé à l’éméritat en 2008.La plupart de ses publications peuvent être consultées sur la page WEB de l’Université de Groningue : http://theol.eldoc.ub.rug.nl/dai/070541736/Vandermeersch,%20P.M.G.P
Signalons deux de ses livres les plus importants: un sur la controverse entre Freud et Jung à propos de la psychose : Unresolved Questions in the Freud-Jung Debate ; On Psychosis, Sexual Identity and Religion (Louvain: 1991) et un sur l’histoire et la psychologie de la flagellation religieuse: La chair de la passion. Une histoire de foi : la flagellation (Paris: 2002).
Pour situer cet article trente ans plus tard (1985-2014):
Après avoir publié mon premier livre sur l’éthique de la psychothérapie (Het gekke verlangen [Le désir fou] 1978) je me suis dit que je ne pouvais quand-même pas être le premier à me poser des questions sur ce que la naissance de la psychiatrie avait signifié pour la religion qui exerçait son emprise sur ses fidèles en les influençant psychologiquement. Allant à la recherche dans la bibliothèque de Leyde – celle de Louvain ayant été incendiée en 1914 – je fis la connaissance d’un jeune stagiaire en muséologie, Joost Vijselaar, devenu depuis professeur d’histoire de la psychiatrie. Il venait de découvrir dans un grenier de l’hôpital psychiatrique de Santpoort les bibliothèques de deux psychiatres célèbres du 19ème siècle, Jean Ramaer (1817-1887) et Gustave Schneevoght (1814-1871). Ils étaient au courant de tout ce qui se passait dans le monde psychiatrique de leur temps et, surtout, ces vieux textes révélaient des masses de discussions sur la religion au moment où, après les Lumières et la Révolution française, elle essayait de reprendre pied sous différentes formes en Europe.
Je lus donc l’Histoire de la folie de Michel Foucault, que je continue d’admirer. Ce n’était pas en premier lieu son « grand renfermement » qui me faisait problème, bien qu’il ait été à juste titre critiqué. Il me posait problème par la continuité qu’il affirme entre le dix-huitième et le dix-neuvième siècle sans remarquer la cassure introduit par Pinel et son traitement moral, ni la spécificité de la religion issue de la Restauration. C’est surprenant, parce que Foucault avait donné au début de sa carrière, à Uppsala puis à Hambourg, une série de cours consacré au « Sentiment religieux de Chateaubriand à Bernanos ». Mais c’est la thématisation du traitement moral qui retint surtout mon attention: Pinel s’était rendu compte du transfert, qu’il n’analysait pas, bien sûr, mais qu’il manipulait sciemment. Et je me retrouvai donc dans le groupe Parisien autour de Jacques Postel, qui avait mis cette nouveauté du traitement moral en exergue. Là, j’ai rencontré Michel Collée, Claude Quétel, Jackie Pigeaud et d’autres. Et puis il y a eu Dora Weiner, qui travaillait à son livres sur Pinel (Comprendre et soigner, 1999) et qui venait de découvrir qu’avant de devenir médecin, Pinel avait étudié la théologie, en suivant pendant plusieurs années des cours à option sur la façon de convertir les hérétiques. De là, le traitement moral…
C’est dans ce contexte que cette communication a été rédigée pour le Troisième Colloque de la Société Internationale d’Histoire de la Psychiatrie et de la Psychanalyse, tenu à Caen en 1985, organisé par Pierre Morel et Michel Collée. J’ai tenu à mettre en question la façon dont en France on a coutume d’envisager « le » catholicisme en croyant que sa variante française est la seule existante, alors qu’elle est très particulière. Plus tard, ma réflexion sur la transfert m’aidera à développer une théorie sur l’éthique qui affirme qu’on se leurre quand on prend pour point de départ un catalogue de ce qu’une morale considère comme étant licite ou défendu. Ce n’est pas cela qui différencie les systèmes éthiques. Deux éthiques qui l’une accepte et l’autre abhorre certaine actions, peuvent être très semblables quant à leur fond: essayer de diriger les consciences de leurs « fidèles » en employant les mêmes méthodes psychologiques. C’est en différenciant les façons dont on essaie de motiver les gens qu’on trouve les écarts fondamentaux entre les éthiques et c’est surtout ces méthodes qu’il faut évaluer d’un point de vue moral. C’est d’ailleurs la même chose pour les croyances: ce n’est pas le contenu de ce qu’on croit qui introduit des différences fondamentales entre les religions, mais les différences d’ordre psychologique qui fait que l’acte de croire peut être tout autre.
Patrick Vandermeersch.
Médecins et congrégations religieuses en Belgique :
les distributions du transfert dans le traitement moral.
Les phénomènes religieux ont toujours attiré les psychanalystes. On pourrait se demander pourquoi. Irritation et fascination par une zone d’ombre qu’on ne parvient pas à éliminer ? Préoccupation par la morale que la religion ne fait que trop appuyer, mais qu’on ne saurait délaisser tout à fait, ne fût-ce que pour la retrouver sous le vocable de l’éthique ? Ressemblance entre ce qui se passe dans les sociétés psychanalytiques et dans les églises – rapprochement qui est quand-même plus honorable que celui avec l’armée, comme le fit Freud ?
Seulement : qu’est-ce la religion ? Ce mot n’est-il pas trop facilement employé comme fourre-tout, tandis qu’il y aurait à distinguer plusieurs choses qui se passent sous la couverture de ce terme ? C’est une première question qui s’est imposée à nous quand nous nous sommes mis à étudier l’histoire de la psychiatrie, et spécialement cette particularité belge, que 79,9 % des lits psychiatriques sont gérés par des congrégations religieuses. Pour éviter des clichés trop simples, qui disent, comme les anciennes histoires de la psychiatrie, que cette vénérable science est née du combat contre la démonologie, et que le psychiatre ou le psychanalyste a remplacé le curé, ou pour éviter des explications sociologiques qui ne parlent que de pouvoir, il a fallu distinguer et analyser, pour voir ce que cette prise en main des institutions psychiatriques par des religieux a signifié réellement.
Cette recherche qui veut spécifier ce qui est trop souvent conçu comme un phénomène de sécularisation englobant toute l’Europe, rejoint aussi une interrogation psychanalytique. Ceci nous mène à notre deuxième question: qu’est-ce qui a rendu la psychanalyse possible comme fait culturel et comme pratique à la fin du siècle dernier ? Qu’est-ce qui a fait que dans notre monde, on puisse provoquer un transfert en disant : « Je suis psychanalyste ». Et il ne suffit pas de dire que le transfert existe partout, ou de répéter qu’avant le psychanalyste, il y avait le shamane. Cette réponse trop simple ne tient pas compte du fait que le psychanalyste n’est pas shamane, et qu’il refuse précisément de travailler en empruntant son statut ailleurs. Il affirme : je ne suis que psychanalyste. Là-aussi, il me semble important d’analyser en détail ce rêve presque angélique de pureté psychanalytique. L’auto-référence du discours et du transfert psychanalytique est-elle souhaitable, voire possible, ou est-elle encore toujours soutenue par des références qui dérivent de la religion ?
Voilà le questionnement qui a animé une recherche qui souvent ne semblait que collectionner des anecdotes. Aujourd’hui, je voudrais me limiter à cette question : si les congrégations religieuses ont pris en charge les institutions psychiatriques, elles n’ont pourtant pas pris en main le traitement moral. Pourquoi ? A première vue, cela semble incompréhensible, puisque le traitement moral était l’essence même et la justification première de l’institution psychiatrique. Alors, que s’est- il passé ? On pourrait penser que puisque tout comme la France, et peut- être encore plus qu’elle, la Belgique était catholique, les choses s’y seraient passées à peu près de la même façon. Ce ne fut pas le cas. Le catholicisme n’y a pas recouvert la même réalité sociale qu’en France. Et le résultat final de cette histoire, c’est qu’encore aujourd’hui, on y pose la question de l’identité propre d’une institution catholique de façon fort différente.
Reprenons les grandes lignes de l’histoire. Pour autant que je le sache, le centralisme royal a opéré en France un regroupement des secteurs de ce que nous appelons maintenant « l’assistance publique » en passant à côté des pouvoirs ecclésiaux en place. Le despotisme éclairé des empereurs autrichiens, qui ont gouverné la Belgique jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, était animé d’un même centralisme, mais il a tenté d’utiliser les structures ecclésiales. Le Joséphisme, ainsi appelé en référence à Joseph II d’Autriche, et qui me semble quelque chose d’autre que le Gallicanisme, a voulu mettre l’appareil de l’église à son service et faire des curés des fonctionnaires d’état. C’est dans cette perspective qu’il créa un Séminaire Général où serait formé, sous contrôle de l’état, un clergé « universitaire », qui devrait être en mesure d’assumer sa fonction « pastorale » qui, vue de France, doit sembler bien sécularisée. La chose est dite fort clairement dans le règlement, qui peut surprendre : « L’établissement des Séminaires Généraux ayant pour objet unique de donner à l’État, après quelques années d’instruction et de pratique, des citoyens prêtres bien élevés pour les fonctions pastorales ; […] Il ne s’agira donc d’aucune bigoterie, d’aucune momerie, et on n’admettra aucune de ces pratiques de dévotion inconnues dans les premiers siècles de l’ère chrétienne, et inventées comme de nouveaux moyens de fournir l’entretient d’un clergé trop nombreux ». Donc pas de vaines dévotions, mais des bases en économie rurale, en histoire naturelle, en chimie …, car: « Un curé instruit des principes de l’économie rurale, peut affranchir les habitants de la campagne de beaucoup de préjugés nuisibles à la culture, il peut diriger leurs entreprises d’améliorations, il peut animer leur industrie, et enfin, s’il est dans le cas, il peut leur donner l’exemple par la bonne direction de son propre ménage rural ». Cet idéal se fonde sur une théologie éclairée, qu’on retrouve dans la lecture spirituelle du dimanche: « Qu’il (le second vice-recteur) leur fasse une lecture extraite des meilleurs auteurs qui ont écrit sur la vie sociale de l’homme, qu’il leur fasse voir comment, par un concours mutuel, de siècles en siècles, les lumières se sont étendues, les arts mécaniques se sont perfectionnés, comment la société civilisée par degrés, a acquis successivement de nouvelles productions, des commodités de tout genre, qui ont augmenté à l’infini les moyens du bonheur. Nourris de cette idée consolante, ils deviendront humains, charitables, ils rapporteront avec chaleur leurs actions particulières au bonheur général. Par-là, ils rempliront les vues du Créateur… » Pour conclure : « Ils deviendront ainsi par habitude, de vrais et de vigilants pasteurs, et ils ne confondront point la sollicitude du bien des hommes, et les vraies pratiques de la religion, avec l’habit noir, la tonsure et le célibat, qui ne sont que des points de convention … » (1).
Si un certain rationalisme fut introduit de la sorte dans le catholicisme belge, ce catholicisme éclairé, mais aussi sécularisé et social, fut aussi associé avec l’idéologie de l’oppresseur. Dès lors, deux courants se dessinent qui persisteront au travers des différents régimes que la Belgique connaîtra en y jouant un rôle chaque fois différent. Il y aura un catholicisme libéral, ouvert aux Lumières, qui essayera plusieurs fois et réussira finalement à créer un état indépendant et « ouvert au progrès », et un catholicisme nationaliste, rêvant des privilèges et du corporatisme de l’ancien régime, c’est-à-dire le régime d’avant l’Autriche centraliste, celui du vieux rêve des libertés Bourguignonnes. Ce catholicisme-là est un catholicisme de masse, avec tout ce que cela comporte de dévotions populaires, et par réflexe nationaliste il prendra parti pour le Pape contre les souverains étrangers que la Belgique rencontrera encore avant son indépendance en 1830.
Mais revenons à 1789. La Révolution Brabançonne eut lieu dans le sillage de la Révolution Française, et sous la poussée des mêmes idéaux, bien que l’observateur étranger ne le reconnut pas dans les formes extérieures : témoins ces caricatures de prêtres et de moines armés conduisant l’armée révolutionnaire. Il en résulta une « République Belgique » (on employait alors le terme comme adjectif), de fort courte durée, et où les divergences entre les deux tendances catholiques apparurent immédiatement. Puis ce fut le retour des Autrichiens, la prompte « libération » par les troupes révolutionnaires françaises, et puis l’annexion à la France. C’est à ce moment, sous Napoléon, que plusieurs nouvelles congrégations religieuses à vocation sociale furent créées.
Deux facteurs y ont concouru. La première est la pénurie de personnel laïc qui apparut dès qu’on appliqua les réformes françaises à ces nouveaux départements du Nord. Comme les institutions hospitalières et l’assistance aux pauvres avaient été aux mains de l’église - tout en étant étatisées, c’était le modèle autrichien – tout le système s’écroula dès qu’on y appliquait la sécularisation à la française. Les préfets demandèrent donc au personnel religieux de rester en place et firent tout pour le protéger. Un autre facteur d’ordre politique rendit la chose encore plus facile. Fallot de Beaumont, l’évêque de Gand, était un fidèle serviteur de Napoléon. Grand-aumônier de la Cour, ce sera lui qui recevra son serment au Champ de Mars pendant les Cent Jours. C’est sous son épiscopat et dans son diocèse que furent fondées les deux congrégations religieuses à qui appartient encore aujourd’hui la majorité des institutions psychiatriques belges : les Frères et les Sœurs de la Charité (qui n’ont donc rien à voir avec les religieux portant le même. nom en France).
L’histoire de leur fondation est bien typique pour la situation belge. L’initiative vient d’un homme qui gardera au travers des différents régimes une influence politique considérable, le chanoine Triest. Homme dynamique et cultivé, il est nommé grâce au soutien de l’évêque Fallot de Beaumont, membre de la Commission des Hospices Civils. A ce moment – nous sommes en 1803, donc sous le régime français – le problème crucial est le recrutement du personnel des hôpitaux. Ce problème se posait d’ailleurs aussi en France, et Napoléon avait autorisé en décembre 1800 aux Filles de Charité de St-Vincent-de-Paul d’accepter de nouvelles novices, ou, pour être plus exact, il donna « l’autorisation de former des élèves pour le service des hospices » (2). Cela ne signifiait pas la tolérance, puisqu’en 1804 l’existence de toute congrégation religieuse clandestine fut formellement défendu par décret. Ce décret visait surtout les Jésuites qui émergeaient sous le nom de « Père de la Foi », mais il sema la panique parmi les sœurs hospitalières qui avaient continué d’exécuter leur tâche en habit laïque. De toute part, et ce fut aussi ce que fit notre chanoine, on essaya donc de s’associer à ces Filles de Charité qui avaient droit d’existence, mais celles-ci trop sollicitées, refusèrent. Grâce à son appui politique Triest parvint néanmoins d’obtenir du ministre Portalis l’autorisation d’instituer une congrégation religieuse autonome et d’obtenir de l’Empereur les mêmes privilèges que ceux dont jouissaient les sœurs hospitalières françaises.
Fort de son succès, il tenta de faire de même pour une congrégation d’hommes, mais là, ce fut bien plus ardu, et cela pas seulement pour des raisons d’ordre politique. Les premiers novices vont déserter et il faudra plusieurs nouvelles tentatives avant qu’un premier noyau définitif soit formé. Finalement ces frères se mettront à travailler dans un climat de semi-clandestinité, bien qu’en fait protégés par l’administration locale. La tâche, à laquelle ces congrégations encore fort petites s’attelèrent, fut de prendre en charge certaines des quarante petites maisons qui dépendaient de la Commission des Hospices Civils et du Bureau de Bienfaisance. Ils allèrent donc tout simplement remplacer le personnel civil, ou plutôt, y suppléer. Et c’est ainsi que les sœurs prendront en main l’hospice n°8 (hospice des folles) et les frères le château de Gérard le Diable, dont les caves abritaient les fous.
Tout cela était bien modeste, et rien ne laissait prévoir que ces frères s’occuperaient de psychiatrie, mais ils rencontrèrent un jeune psychiatre qui voyait grand, et la situation politique changea de telle façon que les simples frères et sœurs devinrent en mesure de voir grand, eux aussi. C’est de la coopération entre Guislain et de notre chanoine Triest que naîtront les grands asiles belges. Mais suivons le cours des événements.
En 1815, la Belgique passe sous régime hollandais, et en 1828 Guillaume I de Hollande ordonne une enquête sur l’état des aliénés dans le Royaume. Un des résultats fut que la ville de Tournai décida de réformer son asile et de suivre le modèle de Gand. On demanda donc aux Frères et aux sœurs de la Charité de prendre en main les maisons concernées. L’entreprise commença donc à s’étendre. C’est à ce moment-là que Guislain fut poussé par le chanoine Triest.
Il n’est pas très clair de quelle façon Guislain fut amené à la psychiatrie. Nous savons finalement très peu de choses sur lui. Célibataire, ses papiers disparurent ainsi que sa bibliothèque, et les quelques notices biographiques existantes se bornent à dire qu’il n’avait d’autre amour que les pauvres insensés et sa mère. Elles nous répètent aussi qu’il avait une âme d’artiste, qu’il était excellent dessinateur, et qu’il avait voulu devenir architecte avant d’opter pour la médecine. Il se fit en effet remarquer en introduisant un projet d’hôpital pour insensés en réponse à un concours organisé en 1824 par l’Académie d’Architecture de Bruxelles. L’année d’après, il fut le lauréat d’un concours ouvert par la Commission Provinciale d’Amsterdam qui avait pour sujet l’amélioration du sort des insensés. Le fameux « Traité sur l’aliénation mentale et sur les hospices des aliénés » de 1826 est la réponse primée à ce concours. Des recherches entreprises aux Archives de la Commission qui se trouvent à Haarlem n’ont pas fourni beaucoup d’éclaircissement s au sujet de la raison pour laquelle Guislain s’est intéressé au sort des insensés. En revanche, j’ai appris qu’on ne peut se fier à ce qui est dit dans la préface du livre à ce sujet. Le manuscrit de Guislain manque malheureusement, mais j’y ai trouvé la lettre du président de la Commission qui demande à Guislain de changer le texte de l’introduction et lui dicte le texte que nous y trouvons maintenant. Nous savons aussi que ce n’est pas le premier envoi de Guislain qui fut couronné, mais qu’on lui demanda de remanier son texte, et plus spécialement d’y ajouter un aperçu de ce qui s’est fait en France, en Angleterre et en Allemagne pour le traitement des insensés. La seconde version est en effet du beau travail. Si nous ne trouvons pas encore dans ce « Traité » les vues propres à Guislain comme il les développera plus tard, c’est l’ouvrage de référence par excellence pour avoir un aperçu de l’état de la question et des réalisations en Europe en 1824. La touche la plus personnelle est peut-être la maxime qui signe le travail au lieu du nom de l’auteur qui devait rester sous enveloppe scellée jusqu’à ce que le jury se fut prononcé. Cette maxime disait : « Un sage médecin est celui qui, connaissant nos passions, sait les flatter quand il ne peut les guérir ».
Pendant la rédaction de son ouvrage, Guislain a du rendre visite aux deux maisons d’aliénés à Gand, tenues respectivement par les Frères et les sœurs de la Charité. Quand son œuvre fut couronnée, le chanoine Triest trouva que c’était l’homme indiqué pour appliquer les nouvelles vues sur le traitement des aliénés dans le nouvel asile qu’il avait en vue pour remplacer les caves fort sinistres du château de Gérard le Diable. Le chanoine proposa la nomination de Guislain à la Commission des Hospices Civils, dont il faisait partie, et il fit tomber les résistances d’ordre budgétaires en proposant de payer lui-même la moitié du traitement alloué à Guislain. C’est ainsi que Guislain fut nommé le 10 octobre 1828, « médecin spécial des deux maisons d’aliénés qui dépendent de nous, et ceci avec l’autorisation de Monsieur le chanoine Triest, avec la tâche exclusive de traiter les soi-disant maladies mentales » (3).
A ce moment, la situation politique change radicalement. Si Triest a profité jusque-là des réformes voulues par le gouvernement hollandais, il est devenu une des bêtes noires des Orangistes à Gand, et c’est de nuit que les aliénés doivent être transférés à l’ancien couvent des Alexiens, qui sera le nouvel asile. Le gouvernement hollandais lui défend d’accepter des novices. Mais la Révolution de 1830 éclate, et avec l’indépendance, libéraux et catholiques s’unissent en promulguant une constitution très libérale, qui suscite d’ailleurs dans un premier temps la fureur de Rome. Ces premières années d’indépendance ont du être une période fort dynamique, car immédiatement on s’attelle à des réformes de tout le système social. Un autre catholique libéral, Edouard Ducpétiaux, est la cheville ouvrière de la réforme de l’assistance aux pauvres, du système pénitencier, et du système asilaire. En 1832, il publie son « État des aliénés en Belgique ». Il rencontre Guislain, et avec quelques autres médecins il se met à rédiger un projet fort ambitieux de construction de nouveaux asiles. A partir d’une perspective libérale classique, il était prévu que l’état passerait des contrats avec des particuliers – en fait surtout avec les congrégations religieuses – pour prendre en charge les asiles. C’est ce qui se fera sur une large échelle et sans beaucoup de contestation, jusqu’aux années 1840, quand les tensions feront surface: à l’intérieur du catholicisme, la tendance libérale sera de plus en plus combattue par la tendance ultramontaine, tandis que le libéralisme et la franc-maçonnerie deviendront de plus en plus anticléricaux. Pourtant, le modèle ne sera pas mis en question par la loi de 1850. Après 1850, la médicalisation se fera de plus en plus sentir, et il y aura plusieurs tentatives de médecins pour s’imposer comme directeurs des asiles, mais ce dernier objectif ne sera pas atteint. Néanmoins, il est clair que la somatisation de la psychiatrie dans la seconde moitié du XIXe siècle est un phénomène international, et que les enjeux du traitement moral sont dès lors tout à fait dépassés.
Mais quels en étaient les enjeux ? On s’attendrait que ce soit le fondement du principe de pouvoir comme tel : le pouvoir est-il sacré, ou peut-il être laïcisé ? Seulement, il y avait plusieurs raisons pour ce que le problème ne fut pas posé dans ces termes en Belgique. Le catholicisme libéral tout d’abord, qui accepte parfaitement la sécularisation du pouvoir, et n’en est pas plus chaud pour sacraliser le pouvoir de Rome. D’ailleurs, ayant vécu sous des souverains étrangers qui se taxaient eux-mêmes de despotes éclairés, on n’avait pas à se libérer d’une royauté sacralisée. En plus de cela, ce catholicisme libéral est un catholicisme du clergé séculier, et s’il y a bien sûr pas mal de congrégations religieuses qui prennent des tas de choses en main, il faut bien voir qu’elles n’ont rien à voir avec les grands ordres religieux d’autrefois. Ce sont de nouvelles congrégations qui sont créées. Elles sont aux mains des évêques et destinées aux tâches sociales, que l’église croit croit devoir assumer dans la nouvelle société. Il s’agit moins d’un choix proprement religieux que d’un choix d’un modèle particulier de l’état. Les frères et les sœurs sont finalement un personnel subalterne, mais ils considèrent eux-aussi qu’ils accomplissent leur vocation religieuse dans l’exécution d’une tâche sociale. Et, s’il y aura plus tard polémique entre catholicisme et anticléricalisme, l’enjeu ne sera pas celui du principe d’autorité. Le débat tournera autour de la différence entre philanthropie et charité, ce qui veut dire qu’on vit d’un autre type de transfert que celui qu’on voulait provoquer par le traitement moral. De plus, la situation politique poussait à la coopération entre médecins et clergé supérieur, et pas du tout à la rivalité.
Dans cette perspective, des textes comme ceux de Calmeil, attaquant la religion à partir de la folie, sont bien sûr incompréhensibles en Belgique, tandis qu’il est très concevable que Guislain dédicace son « Traité sur les phrénopathies » de 1833 ainsi : « A Monsieur Pierre-Joseph Triest, Chanoine Titulaire du Chapitre de Saint-Bayon ; Membre de la Commission Administrative des Hospices Civils et de celle du Mont-de-Piété; Membre de la Commission Centrale de la Maison de Détention et de celle de l’Atelier de Charité; Fondateur de l’Institut des Incurables, des Sourds-muets et des Aveugles à Gand; Fondateur de l’Ordre Hospitalier des Sœurs et des Frères de Charité, en Belgique. A celui dont la vie entière est consacrée au soulagement des malheureux, témoignage de reconnaissance, hommage du cœur », et qu’il n’y a aucun manque de respect à son cher chanoine quand il écrit à propos des frères de Charité fondés par lui : « Nos religieux hospitaliers vivent dans l’isolement ; ils connaissent, dira-t-on, moins ces causes sans cesse renaissantes qui agissent si vivement sur le moral : ils sont sans expérience : avec moins de pénétration à découvrir les causes morales, ils ont aussi moins d’aptitude à saisir les maladies qui en résultent. Leurs besoins, leurs penchants sont sans cesse contrariés par une vie austère ; leur caractère en acquiert parfois une certaine sévérité, et c’est ainsi qu’en s’isolant des hommes, ils déterminent ceux-ci à ne pas toujours les rapprocher d’eux. Mais leur but est une récompense céleste : le gain appelle le servant mercenaire. Nos religieux sont vrais, sobres, mènent une vie dure ; ils exhortent le malade à la vertu. Si le laïque parait plus apte à pénétrer le moral, il acquiert souvent une immoralité qui se mêle à ses discours et se dessine dans toutes ses actions, tandis que nous trouvons parmi les membres de nos communautés religieuses les règles de la morale, de la bonne éducation et souvent une instruction solide, qualités qui, comme on peut le sentir, sont d’une grande ressource dans le traitement : leur costume même ajoute à leur donner une certaine dignité. » (4).
La répartition des tâches est donc claire, ainsi que la symbiose qui fonde en fait la distinction belge entre l’église et l’état. Il n’y a donc pas de lutte concernant l’attribution du traitement moral, sauf une exception, celle du chanoine Maes, qui, à Bruges cette fois, fonde un ordre de religieuses, les « Sœurs de la Miséricorde de Jésus ». A l’opposé de Triest, il essaye de limiter au maximum l’influence des médecins dans les asiles qu’il fonde, et il écrit même un pamphlet contre la médicalisation progressive du traitement moral. Nous y retrouvons à première vue la lutte classique pour le pouvoir à propos du traitement moral : « D’ailleurs, puisque le nombre des affections qui réclament un traitement moral, l’emporte de beaucoup sur le nombre de celles auxquelles le traitement médical convient mieux, n’est-il pas clair que c’est en philosophe et en moraliste bien plus qu’en médecin que devrait agir le plus souvent le chef d’un tel établissement ? Cela est incontestable et pourrait nous donner le droit de discuter s’il ne conviendrait pas mieux de donner à l’aumônier que je suppose une spécialité, la direction supérieure d’une maison d’aliénés, en laissant au médecin la plus grande latitude possible pour tout ce qui regarde l’hygiène et le traitement médical proprement dit. Pour répondre à cette question, il faudrait résoudre d’abord le problème suivant : par la nature des devoirs inhérents à son ministère, par les sacrifices que son état lui impose sous le rapport des plaisirs, par la nature des relations qui lui crée ce ministère avec les familles et les individus, relations d’un genre si intime qu’elles le font souvent dépositaire des plus grands secrets, le prêtre ne connaît-il pas mieux que le médecin tous les replis du cœur humain, ces sources fécondes de folie ? Nous manquerait-il, par conséquent, des raisons fondées pour soutenir, que, grâce à cette position sociale, et avec la coopération d’une corporation religieuse, le prêtre serait plus à même que tout autre d’instituer un traitement moral ? » (5).
N’oublions pourtant pas que cette présence des frères et des sœurs (aussi bien chez Triest et Guislain que chez Maes) fait du traitement moral quelque chose de bien plus différencié que chez Pinel et Esquirol : il n’y a pas seulement l’autorité du médecin, relayée par celle de l’institution qui est conçue dans le prolongement d’une même perspective verticale et autoritaire. Les « frères » et les « sœurs » introduisent d’autres personnages et d’autres types de transfert à côté de celle qu’une formule psychanalytique toujours trop simple pourrait désigner comme ceux relevant de la fonction paternelle. La communauté religieuse ne s’y résume pas par la sacralisation de l’autorité. Le traitement moral s’y apparente bien plus à celui des Tuke, bien qu’il s’agisse bien sûr encore d’un autre type de religion.
La campagne du chanoine Maes eut peu de succès – du moins du point de vue de la théorie, car la congrégation qu’il fonda dirige encore aujourd’hui quatre importantes institutions en Belgique. Son plaidoyer venait en tout cas trop tard : pendant les années 1840 la tendance ultramontaine s’était faite de plus en plus sentir parmi les catholiques, et le libéralisme deviendra de plus en plus anticlérical. Cet anticléricalisme s’acharnera d’ailleurs au moins autant que l’ultramontanisme à l’intérieur de l’église à délimiter une image clichée de la religion qui sera l’enjeu des luttes à venir, mais dans laquelle les tendances s’affrontant précédemment seront de moins en moins reconnaissables. Un idéal laïque à la française apparaît, et il est d’ailleurs renforcé par l’immigration de français qui doivent fuir leur pays au moment de la révolution de 1848. La polémique concernant le patrimoine des couvents prend forme, et nous ne sommes plus loin des luttes scolaires et de celle des cimetières. Pourtant, la loi belge de 1850 sur la psychiatrie sera acceptée sans que l’animosité se profilant en d’autres domaines s’y fasse sentir. L’aliénation mentale intéressait vraisemblablement trop peu de monde pour être un enjeu politique. La situation qui s’était installée de fait fut officialisée. Il n’eut pas création d’établissement publics, mais contrats avec des asiles privés, et s’il fut exigé que chaque établissement eut son médecin, ce médecin n’était pas automatiquement directeur – et jusqu’à nos jours, la fonction de médecin-chef et celle de directeur sont confiés à des personnes distinctes.
Tout cela commençait d’ailleurs d’avoir peu d’importance. Le déclin du traitement moral et la montée de l’organicisme amena une médicalisation de la théorie, mais pas de la pratique hospitalière. Au contraire, un certain fatalisme thérapeutique s’installa, et ce qui importa surtout, ce fut la qualité des soins. C’est à ce niveau qui n’est plus celui d’un débat concernant les principes, que quelques conflits de compétence surgirent encore entre frères et sœurs et médecins : qui déciderait si un patient doit être puni, s’il peut recevoir de la visite, s’il peut se promener librement dans l’institution, quelles lectures lui seraient lues, de quel type de chaussures il serait pourvu ? Mais on a enterré le débat fondamental concernant « l’art de subjuguer et de dompter pour ainsi dire, l’aliéné, en le mettant dans l’étroite dépendance d’un homme qui, par ses qualités physiques et morales, soit propre à exercer sur lui un empire irrésistible, et à changer la chaîne vicieuse de ses idées » (6). Dans cette même période, le débat concernant le vécu religieux et les positions possibles de l’église dans la société moderne est réduit au silence. Les enjeux socio-culturels, religieux et éthiques se sont figés en structures, qui vivront leur propre vie, jusqu’à ce qu’elles se mettent à s’étonner de nouveaux, comme aujourd’hui.
NOTES
(1) Plan de l’Institut des Séminaires Généraux dans les États de l’Empereur, Traduit de l’Allemand, passim, Luxembourg, 1787.
(2) Cnockaert (L.), Pierre Joseph Triest (1760-1836). Le Vincent de Paul belge, Louvain, 1974, p. 163.
(3) Archives des Frères de Charité à Rome.
(4) Guislain (J.), Traité sur les phrénopathies, Gand, 1833, p. 478-479.
(5) Maes (P.), Considérations sur les Maisons d’Aliénés en Belgique, Bruges, 1845, p. 96-97.
(6) Pinel (Ph.), Traité Médico-Philosophique sur l’Aliénation Mentale ou la Manie, Paris, an IX, p. 58.
BIBLIOGRAPHIE
On trouvera les références bibliographiques, ainsi qu’une argumentation plus détaillée dans le livre paru en néerlandais
P. Vandermeersch (éd.), Psychiatrie, godsdienst en gezag. De onststaansgeschiedenis van de psychiatrie in België aIs paradigma, Leuven, acco, 1984. (traduction du titre : Psychiatrie, religion et autorité. Le paradigme de la naissance de la psychiatrie en Belgique.)
Communication faite au Troisième colloque de la Société Internationale d’Histoire de la Psychiatrie et de la Psychanalyse, tenu à Caen, à l’Hôpital du Bon Sauveur, en 1985.
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