Nacht Sacha. La Pensée magique dans le rêve. Article parut dans la « Revue française de psychanalyse », (Paris), tome septième, n°1, 1934, pp. 84-97.
Sacha Nacht (1901-1977). Médecin et psychanalyste français. Il se tourne d’abord vers la neurologie sous l’influence du Célèbre neurologue Charles Foix. Puis il se tourne vers la psychiatrie et travaille à Sainte-Anne dans la service de Henri Claude et suit l’enseignement de Valentin Magnan. C’est vers 1919 qu’il découvre la psychanalyse et quelques années plus tard qu’il fera une analyse avec Rudolph Loewenstein. Alors qu’il était très proche de Jacques Lacan, semble-t-il, il se positionne contre lui lors de la scission et la création de la Société Française de Psychanalyse. Il sera il des membres les plus actifs de la Société psychanalytique de Paris et de la Revue française de psychanalyse.
Quelques publications :
— Psychanalyse des psychonévroses et des troubles de la sexualité. Conceptions psychanalytiques des névroses et des psychoses. – Les troubles de la sexualité. – Psychanalyse d’un cas de névrose obsessionnelle. – Psychanalyse d’un cas d’homosexualité. – Structure des psychoses, etc. Paris, Félix Alcan, 1935. 1 vol.
— Pathologie de la vie amoureuse. Essai psychanalytique. Paris, Editions Denoël, 1937. 1 vol.
— Le masochisme. Etude historique, critique, psychogénétique et thérapeutique. Paris, Editions Denoël, 1938. 1 vol.— La psychanalyse d’aujourd’hui. Préface de Ernest Jones. Paris, Presses Universitaires de France, 1956. 2 vol. Dans la collection « L’actualité psychanalytique »
— Traité de psychanalyse. Volume I. Histoire. Paris, Presses Universitaires de France, 1965. 1 vol. [Seul volume paru]
— Guérir avec Freud. Paris, Payot, 1972. 1 vol. 11/18. Dans la « Petite Bibliothèque Payot n°192 ».
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr
[p. 84]
La Pensée magique dans le rêve
Par le Dr S. NACHT
« Que serions-nous donc sans le secours de ce
qui n’existe pas ? » P. VALÉRY.
Mesdames,
Mesdemoiselles,
Messieurs,
On vient toujours trop tard, pourrais-je dire.
En effet, après les brillants exposés qui ont été faits ici même successivement sur la pensée magique dans la mentalité primitive, dans la névrose, dans l’art, etc., vais-je encore pouvoir vous montrer des aspects nouveaux de ce problème ? Je crains bien que non !
Cependant, les questions qui vont être effleurées au cours de cette causerie, ce soir, sont si passionnantes qu’il me vient quelque espoir.
Nous devons, en effet, nous entretenir de la pensée magique dans le rêve et où trouverait-on – je vous le demande – plus merveilleuse rencontre que celle de la pensée magique et du rêve ?
Le rêve, cette expression si mystérieuse de l’âme, si obscure entre toutes, commence à s’éclairer peu à peu si nous suivons le chemin lumineux tracé par Freud et qui nous mène à l’interprétation du songe. Mais celui-ci ne nous livre réellement son secret profond, agissant, que si nous le considérons animé par cette force que constitue la pensée magique précisément.
Freud nous a appris à comprendre le rêve, à lui découvrir un sens. Ce sens du rêve, nous le connaissons aujourd’hui ; il tient en quelques mots : c’est un désir qui s’exprime et qui, en ce faisant, se réalise dans le rêve, un désir qui, pour une raison ou pour une autre avait été jugé irréalisable par le conscient dans la réalité extérieure, dans la vie éveillée.
Ce qui n’est pas possible dans le monde extérieur, réel, devient alors possible dans le monde intérieur, dans le monde de la pensée. Mais alors, pourrait-on dire, c’est bien trop facile, c’est un pur jeu de l’esprit, voire même un jeu de dupe.
Comment l’esprit humain peut-il se laisser prendre à ce leurre ? [p. 85] Ainsi se pose tout de suite un problème prodigieux, le problème de l’illusion, de l’illusion humaine dans ce qu’elle a de plus indispensable à la vie. Car l’homme, tout homme, vit à partir d’un certain moment, passé une certaine frontière, d’illusion, de fiction. « Que serions-nous sans le secours de ce qui n’existe pas ? » se demande Valéry. Mais comment l’illusion peut-elle suppléer ou se confondre jusqu’à un certain point avec le réel ?
Comment un leurre peut-il apparaitre vérité ?
C’est ici que la compréhension des mécanismes de la mentalité primitive et tout particulièrement de la pensée magique nous aidera à trouver les réponses.
J’ai peur de tomber dans des redites, mais il est indispensable avant d’aborder le rêve – même dans ce qu’il renferme de pensée magique, d’envisager très brièvement celle-ci, d’abord dans le comportement du primitif et de l’enfant. L’un aidera à comprendre l’autre, d’ailleurs, ainsi que nous le verrons plus loin.
Voici l’homme primitif d’abord, l’homme qui ne sait rien, l’homme qui ne connaît rien du monde qui l’environne. L’homme qui, faible et désarmé devant les phénomènes de la vie, n’a même pas une notion nette de son propre moi. L’être humain, à ce moment de son histoire, se confond presque avec ce qui l’entoure et cependant pas assez pour échapper à tout ce qu’il sent de menaçant, de dangereux autour de lui. Car il se sent entouré d’éléments hostiles, d’esprits malveillants, d’hommes ennemis, de bêtes dangereuses. Et tout ce monde hostile, il l’imagine animé, régi par des forces mystérieuses, invisibles. II a peur !
Cependant, tout ce monde puissant et invisible, dont le mystère est fait du danger présent à chaque pas, il imagine de le soumettre, de se l’asservir. Et cela non pas tant pour le dominer que pour se protéger, pour vivre ! C’est l’ensemble des moyens que l’homme primitif emploie à ce dessein qui constitue la magie.
Procédé magique est tout ce que le primitif utilise afin de se concilier, ou de faire agir, l’invisible. Désire-t-il la pluie pour ses champs, il lui suffit de s’y promener avec un voile tendu de telle ou telle manière. Souhaite-t-il la mort de son ennemi, il n’a qu’à transpercer d’une flèche son image ou seulement ce qu’il a décrété être l’image de l’ennemi pour que celui-ci meure.
Convoite-t-il une femme, il n’aura qu’à prononcer telle ou telle formule, et son amour se réalisera. [p. 86]
Désire-t-il que son fils ait le courage et la force du lion, il lui suffira pour cela de lui faire manger du cœur de lion.
Bref tout danger peut être écarté, tout souhait réalisé, tout but accompli !
On peut dire que le primitif ignore ainsi l’impossible. Pour lui tout est possible, à condition de se livrer à une de ces actions en miniature » si vous voulez car tout acte magique apparaît comme une action réduite, un acte en miniature. Ou bien, il peut même se passer de ce semblant d’action, il lui suffit de désirer, de penser, de songer !
Voilà donc l’homme primitif, l’être faible, devant l’inconnu de la vie, menacé de toutes parts, animé ainsi – à ses yeux tout au moins – d’une force, d’une puissance sans limite.
Le voilà – grâce au miracle de l’illusion – fort et surtout hors de tout danger. Le but est ainsi atteint. Mais d’où lui vient cette croyance, cette foi en lui-même ? Vous connaissez tous l’hypothèse de Freud à ce sujet. La pensée magique est régie par ce que Freud appelle « la toute-puissance des idées ».
C’est d’un de ses malades que Freud tient cette expression de « toute-puissance de la pensée », et c’est en analysant des malades que Freud a pu édifier sa théorie de la pensée magique.
Cette théorie, quoique incomplète comme nous le verrons plus loin, est cependant celle qui a le plus approfondi la question. Une autre théorie – celle de Frazer en particulier – si précieuse quant au comment, aux formes de la magie, reste impuissante à nous expliquer le fond du phénomène, c’est-à-dire cette croyance illimitée dans la puissance de la pensée ou du geste, Ce phénomène de croyance dans la pensée et qui mène à l’efficacité de la magie, est le fait dominant.
Freud a montré que ce même phénomène peut se rencontrer chez certains malades (notamment les obsédés) qui croient qu’il leur suffit de penser à telle ou telle chose pour que tel ou tel événement se produise ou, au contraire, ne se produise pas.
Nous assistons ainsi en présence de ces malades à des modes de pensée identiques à ceux du primitif. C’est que le névrosé et le primitif se rapprochent en effet, par certains côtés de leur psychisme, c’est-à-dire par leur affectivité si particulière. Particulière en ce sens que chez l’un comme chez l’autre, elle occupe le premier plan du psychisme et domine toute la pensée. [p. 87]
C’est l’intensité du désir intensité commandée par celle de l’affect qui peut nous aider à comprendre cette croyance en la « toute-puissance des idées ».
Mais encore faut-il que cette activité se déroule sur un plan particulier, s’exerce sur un mode spécial.
En effet, Freud a été amené à décrire dans l’évolution psychoaffective des êtres, le stade dit narcissique. Certains névrosés, de même que le primitif de même que le rêveur, – nous le verrons plus loin, – vivent sur le mode narcissique de leur affectivité.
Ce stade narcissique correspond à une étape de l’évolution où l’individu est incapable de diriger son désir ou son intérêt en dehors de lui-même. Toutes ses forces libidinales sont prisonnières de son propre moi. Elles vivent et se satisfont sur elles-mêmes.
Le sujet ainsi épris de lui-même se croit et se sent le centre et le but de tout. Tout est contré sur sa propre personne.
Il s’attribue donc une valeur exagérée, pouvons-nous dire.
Dès lors, ses désirs, ses souhaits, ce qu’il veut, prendra également une valeur démesurée, une force disproportionnée avec la réalité, d’où cette croyance dans sa propre pensée, cette pensée dont la charge affective se trouve être ainsi en effet énorme.
Nous pouvons donc dire que la toute-puissance des idées (source dynamique de la pensée magique) est en fait la toute puissance des affects. Ici, s’arrête l’explication psychanalytique de la pensée magique, telle que Freud l’avait donnée.
Elle peut être poussée plus loin par l’analyse du comportement des enfants. Pour cela, les études subtiles de M. Piaget, de Genève – entre autres – sont particulièrement intéressantes. Le développement qu’il donne à la notion de réalisme chez l’enfant, ses réflexions judicieuses sur l’origine de la participation éclaire remarquablement les problèmes qui nous occupent ce soir.
Ces faits d’observation nous aident à mieux comprendre comment cette valeur exceptionnelle dont le narcissisme charge le désir aboutit à la croyance en son efficacité.
En effet nous pouvons croire à tout ce que nous voulons tant que quelque chose ou quelqu’un ne nous en empêche pas en nous infligeant un démenti. Ce démenti ne peut venir que du dehors, de la réalité extérieure, de la réalité tout court.
Mais c’est précisément la conception de la réalité, conception si singulière que se fait l’enfant à l’instar du primitif et, comme nous [p. 88] le verrons plus loin, le rêveur à son tour, c’est cette conception de la réalité que permet la croyance dans la toute puissance de la pensée.
Cette conception de la réalité apparait comme particulière du fait du peu de développement du moi de l’enfant au début de sa vie, ou, peut-on dire, de l’absence de la conscience du moi.
Chez lui, la distinction entre son propre moi, donc entre son corps et la réalité environnante, entre les autres corps ou objets, n’existe pas d\me façon précise. L’enfant, jusqu’à une certaine période de son développement, confond la réalité extérieure et sa propre réalité. Il s’identifie avec le reste du monde. Ce qui l’entoure lui apparaît comme un prolongement de lui-même. Son monde se confond avec le monde, il est le monde.
C’est ainsi qu’il est amené à ignorer qu’il puisse exister autre chose que ses désirs. Il ne peut donc qu’ignorer qu’il puisse y avoir opposition à la réalisation de ses désirs. D’ailleurs, si nous observons la vie du tout petit enfant, nous pourrons mieux comprendre tout cela, car en fait les premières expériences de l’enfant l’amèneront fatalement à cette conception narcissique du monde. Pour un enfant, sa personne n’est pas seulement le centre du monde, elle est plus, elle est le monde. C’est précisément cette confusion initiale qui va nous rendre-tout intelligible.
Par exemple, observons l’enfant qui commence à prendre conscience de ses propres mouvements, de son propre corps. L’étonnement et la joie qu’éprouve l’enfant qui exécute ses premiers mouvements volontaires sont à ce point de vue significatifs. On a l’impression – dit M. Piaget – qu’il éprouve la joie d’un Dieu qui dirigerait à distance les mouvements des astres ! « Inversement, quand le bébé prend plaisir au mouvements situés dans le monde extérieur, comme les mouvements des rubans de son berceau, par exemple, il doit sentir une liaison immédiate entre ses mouvements et le plaisir qu’il en a. Bref, pour un esprit qui ne distingue pas le moi du monde extérieur, tout participe de tout et tout peut agir sur tout. »
La participation pré-logique résulte ainsi d’une indifférenciation entre la conscience de l’action de soi-même sur soi-même et la conscience de l’action de soi sur les choses. Ajoutons encore à tout ceci le rôle si important de l’entourage de l’enfant qui apporte une complicité sérieuse au développement du narcissisme, c’est-à-dire à la croyance de l’enfant à sa propre toute-puissance. En effet, les parents et tout l’entourage en général n’ont qu’une hâte, c’est celle de donner [p. 89] immédiatement satisfaction aux désirs et aux besoins du nourrisson.
Les moindres désirs sont réalisés, les ennuis écartés il suffit pour cela d’un cri ou d’un regard c’est-à-dire que tout et tous lui obéissent.
Ses propres mouvements lui obéissent aussi bien que ceux des autres qui lui apparaissent comme la continuation, le prolongement des siens. Ainsi, puisque son propre corps lui obéit – comme les corps et les choses qui l’entourent lui obéissent – tout doit lui obéir.
Dès lors, le monde, l’univers est conçu sur ce mode. D’où la vertu magique du désir, de son désir, de sa volonté sur les choses et les êtres, sur la réalité extérieure. Nous parlions au début de cette causerie de ce mystérieux phénomène psychologique qu’est l’illusion dans ce qu’elle a de plus général, de plus humain et de plus vital. Ses sources se confondent évidemment avec celles de la magie. Et nous venons de voir que ce qui nous apparaît comme une illusion a été quand même à un moment donné quelque chose comme une réalité. Ce sont ces premières sources de la pensée narcissique – sources si profondes, donc si ancrées dans l’âme humaine – qui confèrent à l’illusion son attrait éternel mais aussi sa force. Ce paradis de la toute-puissance narcissique sera difficile à quitter pour certains êtres. En tout cas tous les êtres en seront fortement marqués à tout jamais. Plus tard, ils en auront la nostalgie. Nostalgie d’autant plus aiguë que la réalité sera plus dure à accepter. Certains, parce que les difficultés sont trop grandes, y reviendront par régressions successives et là retrouveront cette illusion de toute-puissance dans différents états pathologiques appelés à juste titre par Freud névroses ou psychoses narcissiques. Mais, sans aller si loin, tous tant que nous sommes, nous éprouvons le besoin de ce retour en arrière, de ce voyage vers le paradis narcissique de notre enfance. Ce retour, nous l’accomplissons chaque nuit, car nous rêvons chaque nuit.
Le rêve n’est, en effet, qu’un phénomène narcissique et il ne livre son secret que si nous faisons appel à ce que nous savons sur la pensée narcissique, c’est-à-dire sur la pensée magique. En effet, dans le rêve, nous retrouvons poussée à l’extrême cette confusion de la pensée et de l’action, du moi et du non-moi, du monde subjectif et du monde objectif.
Un autre élément apparaît également comme essentiel, c’est le symbole. [p. 90]
Pour la compréhension du symbole, l’étude de la phase narcissique de la pensée est également très précieuse.
C’est, en effet, à. cette même époque que le langage se développe, les mots se forment, les images aussi.
Tout obéit encore à une confusion inhérente, celle où le signe, le symbole, se confond avec la chose signifiée. Ainsi le signe peut remplacer le signifié, l’acte symbolique, l’action efficace.
Nous verrons combien dans le rêve ceci est phénomène courant.
L’étude de la pensée magique chez le primitif – de la pensée narcissique chez l’enfant – nous a ainsi rendu compréhensibles les élément essentiels et dynamiques du rêve.
Maintenant, avant d’aborder définitivement le rêve de l’adulte, nous allons faire encore un détour si vous le voulez bien.
Nous connaîtrons mieux les rêves d’adultes si nous essayons de voir un peu comment rêvent les primitifs et comment rêvent les enfants.
Voyons d’abord les rêves des primitifs.
Deux fats psychologiques se retrouvent à la base de l’attitude des primitifs à l’égard de leurs rêves.
Ils ne sauront nous surprendre après ce que nous avons dit au sujet de la pensée magique. Ces phénomènes psychologiques ont d’ailleurs été notés judicieusement par des observateurs tels que Spencer et Gillen et le major Powell.
Les premiers disent textuellement : « Ce qu’un sauvage connaît en rêve est juste aussi réel pour lui que ce qu’il voit quand il est éveillé »
Et le major Powell de dire : « La confusion des confusions dans la pensée des non-civilisés est la confusion de l’objectif et du subjectif. »
Encore une fois, nous sommes maintenant à même de comprendre ces faits psychologiques apparemment surprenants, si nous tenons compte des connaissances que nous avons sur la pensée magique.
Voyons maintenant quelques exemples de rêves de primitifs cités dans l’ouvrage de Lévy-Bruhl sur « Les fonctions mentales dans les sociétés primitives ».
En Australie, si un homme rêve que quelqu’un a en sa possession de ses cheveux, ou un morceau d’un aliment qu’il a mangé, ou d’un vêtement lui appartenant, il est persuadé que le sujet en question lui a, en effet, pris quelque chose lui ayant appartenu. [p. 91]
L’individu qui a rêvé qu’un serpent l’a mordu, il lui faut suivre le même traitement que si, en réalité, un serpent l’avait mordu, etc., etc.
Voilà pour la réalité accordée au rêve.
Mais il y a plus… il y a l’obéissance au rêve un ordre reçu en rêve doit être exécuté.
Un désir réalisé en rêve doit être accompli en réalité.
Et cela non seulement par le rêveur, mais aussi par les personnes qui sont visées en rêve. Ainsi, un homme rêvant qu’il a reçu les faveurs d’une femme, s’il raconte le rêve à cette femme, celle-ci ne saurait plus se refuser à son désir.
L’obéissance au rêve est absolue. Pour le primitif (psychanalyste avant la lettre) le rêve exprime « un désir de l’âme », personne ne saurait désobéir à un désir de l’âme sans encourir les plus graves dangers, dit-il.
Chez l’enfant, on retrouve les mêmes réactions à l’égard du rêve. L’enfant pense que le rêve est un fait venant du dehors, et extérieur à sa personne, donc ayant une réalité en soi. Aussi lui accorde-t-il une foi absolue. ,
Tel cet enfant cité par Piaget, qui vécut jusqu’à l’âge de douze ans, convaincu qu’il avait passé sous un train en marche parce qu’il avait fait quelques années auparavant un rêve au cours duquel il passait sous un train.
Pour le reste, la majorité des rêves d’enfants sont ou bien des rêves de peur, des rêves d’auto punition, ou bien des rêves de réalisation de désirs. Les désirs, de même que les événements de la journée qui les conditionnent sont exprimés si directement qu’ils sont presque des copies de la réalité.
Qui ne connaît l’exemple de l’enfant qui, ayant rêvé d’un objet reçu, le réclame à son réveil ?
Mais il n’y a pas que l’enfant ou le primitif pour croire – et ce en vertu de la pensée magique – à la réalité du rêve.
Il y a toute une catégorie des malades de l’esprit dont le tableau clinique frappe par son analogie avec l’état de rêve.
Sans citer les psychiâtres, d’autres auteurs ont souligné cette analogie. Pour Kant, un fou est « un dormeur éveillé ». Schopenhauer appelle le rêve une courte folie, et la folie un long rêve. C’est qu’il y a plus d’un point commun entre le rêve et la folie.
Nous ne pouvons développer ici cette question. En tant qu’ayant [p. 92] trait à la pensée magique, elle a été traitée par le Dr Leuba ici-même dans sa conférence sur la pensée magique chez le névrosé.
Nous voudrions simplement dire quelques mots au sujet de certains états ayant plus particulièrement trait à la pensée magique en même temps qu’au rêve, cela pour nous permettre de serrer davantage le problème du rêve.
Il y a avant tout deux états mentaux morbides très proches du rêve : c’est, d’une part, les états d’onirisme et, d’autre part, certains états schizophréniques où domine l’autisme.
L’onirisme est un état mental morbide très souvent lié à une intoxication et au cours duquel le sujet vit un rêve éveillé, c’est-à-dire que, sans dormir, il éprouve des sensations (des hallucinations) et se comporte comme un rêveur dans son rêve. La croyance aux phénomènes éprouvés est absolue.
Telle cette femme, en proie au délire onirique, que nous eûmes l’occasion d’observer il y a quelques semaines.
Il s’agissait d’une jeune femme qui, en quelques mois, vit mourir successivement ses trois enfants. Ces événements tristes entraînèrent un état dépressif. De plus, elle fut soumise à une intervention chirurgicale. Quelques jours après cette intervention, on nous l’amena dans notre service à l’Hôpital Bichat en raison de son état mental. Elle était précisément atteinte d’un état onirique. Au cours de son délire, elle voyait ses trois enfants à côté d’elle, leur parlait, faisait semblant de jouer avec eux et de les caresser. Bref, elle les avait ressuscités !
Ailleurs, dans les états d’autisme tels qu’on les observe dans la schizophrénie, on assiste également à une transformation magique narcissique de la réalité.
Les malades auxquels nous faisons ici allusion sont des êtres ayant perdu tout contact avec la réalité extérieure.
Leur vie est purement intérieure. Ils vivent dans un rêve éveillé, mais un rêve en quelque sorte dirigé. Dirigé dans le sens d’une transformation ou plutôt d’une substitution de la réalité intérieure à la réalité extérieure. Tout obéit, bien entendu, à leur volonté toute puissante.
Ce sont encore des êtres ayant glissé vers une profonde régression psychique sur le plan narcissique. Ils se sont ainsi plongés dans un rêve éveillé mais continu.
Si nous voulons nous approcher encore plus du rêve, nous n’avons [p. 93] qu’à évoquer en deux mots ces « rêveurs éveillés » qu’ont dépeint si bien Borel et Robin.
Ces êtres, qui montrent à l’extérieur un visage normal et mènent une vie apparemment adaptée, mais qui, en même temps, ont leur regard intérieur fixé sur une rêverie sans cesse enrichie et développée à tel point qu’elle efface la réalité et leur offre jour par jour la compensation, la consolidation du rêve.
C’est un rêve éveillé, voulu, librement consenti, sciemment cultivé.
Il en est, bien entendu, autrement du rêve nocturne.
II apparaît, lui, le rêve habituel, comme un phénomène étranger apparemment subi, sinon imposé.
Il n’y a cependant là qu’une apparence. En fait, nous voulons le rêve, nous l’appelons de même que la rêverie. Seulement, cette volonté est la volonté de l’inconscient. C’est que l’inconscient de l’homme normal utilise le rêve de la même manière et dans le même but que l’inconscient du malade utilise la névrose. C’est pour lui une échappatoire, un compromis, une fiction, mais peut-être aussi quelque chose d’indispensable, une nécessité psychologique.
En effet, tous nous avons besoin de rêver. Le rêve nous est utile. Son utilité est prouvée par son existence même. Mais l’utilité et le but du rêve ne peuvent nous être vraiment compréhensibles qu’en tenant compte de ce que nous savons maintenant sur la pensée magique, sur la toute-puissance de la pensée.
Le rêve ne remplit son but – but que nous essayerons de définir plus loin – que parce que nous croyons d’une certaine manière à ce que nous rêvons. Nous prenons en quelque sorte pour vrai, pour réel, le contenu du rêve. Nous croyons à la réalité du rêve de la même manière qu’à la réalité d’un phantasme, c’est-à-dire nous y croyons sans y croire, nous y croyons pour un moment. Mais pendant que nous rêvons, nous y croyons fermement.
Cette croyance ferme et cependant intermittente n’est possible que parce que durant le temps du rêve la pensée revêt son caractère de toute-puissance que lui confère la magie. Car, en effet, nous retrouvons dans le phénomène du rêve réalisé toutes les conditions psychologiques qui rendent possible la pensée magique.
Le psychisme d’un homme qui rêve est régi par les mêmes lois que le primitif, c’est-à-dire qu’il est ramené au stade narcissique du développement psychique affectif tel qu’on peut l’observer, ainsi que nous l’avons vu, chez l’enfant. [p. 94]
Pensez tout de suite, si vous voulez, à l’importance de premier ordre du symbolisme dans le rêve. Nous ne pourrons comprendre son importance et sa valeur que si nous nous rapportons à l’homme primitif qui, tel l’enfant, confond le signe avec le signifié, le symbole avec l’objet symbolisé. Mais il y a plus.
Il y a tout l’ensemble psycho-affectif du rêve.
Le dormeur qui rêve présente plus d’une analogie avec le primitif. Il se place, surtout à l’égard de la réalité, de la même manière que lui et connue l’enfant, au stade narcissique, se plaçait vis-à-vis du monde extérieur.
C’est surtout cette confusion entre le monde extérieur et le monde intérieur, entre la réalité objective et l’état d’âme subjectif qu’il faut relever, car tout ceci permet le prolongement du moi dans la réalité, prolongement qui, ainsi que nous l’avons montré, aboutit à conférer ce pouvoir narcissique tout puissant, magique à la pensée.
C’est ainsi que tout devient possible dans le rêve.
« Toutes les facilités, tous les empêchements sont changés de place: les portes sont murées et les murs sont de gaze. Il y a des noms connus sur des personnes inconnues. Ce qui ferait l’absurde de telles choses dort. Il est absurde de marcher sur les mains ; mais si l’on n’a plus de jambes, et qu’un déplacement s’impose, il le faut bien. » C’est ainsi que parle Valéry du rêve. Les murs sont de gaze il n’y a plus de murs. Il nt y a pas d’obstacle. Rien de cc qui nous résiste à l’état de veille ne persiste plus. Nous sommes les maîtres. Notre pensée transforme, commande, domine la réalité. L’homme qui rêve se retrouve devant la vie pareil au primitif, tout aussi fort, illusoirement, parce que faible, en réalité.
D’ailleurs, l’homme primitif ne se trompe pas, lui, sur le sens du rêve.
« Le songe est un désir de l’âme », dit il.
Vous voyez que la théorie freudienne du rêve repose sur cette tendance primitive de voir dans le rêve la réalisation d’un désir. C’est là le sens essentiel, profond, la source énergétique du rêve. Ce sens du rêve n’apparaît pas toujours facilement. Quelquefois même, il est si bien caché, déguisé sous l’apparence incohérente du rêve, qu’il faut un long travail d’analyse avant de le découvrir.
Laissons ces rêves compliqués dont le secret ne se livre que difficilement et prenons, si vous voulez bien, des exemples simples, faciles, clairs. Là, nous verrons apparaître tout de suite la confirmation de la théorie de Freud. [p. 95]
Une jeune femme de mes amies me racontait récemment le fait que voici. Elle avait perdu un bijou qu’elle aimait beaucoup. Cette perte lui avait fait une grande peine. Mais alors, et pendant plusieurs nuits, elle rêva que son bijou était de nouveau près d’elle.
Voici un autre exemple :
Un de mes malades qui venait d’être trahi et abandonné par la femme qu’il aimait passionnément fait un rêve au cours duquel son ancienne amie est près de lui, son visage tout près du sien et ce visage n’exprime que regret de la peine faite, qu’amour, douceur et tendresse pour lui.
Nous voyous ainsi le désir, ou le besoin de consolation, se réaliser en rêve, compenser ainsi la souffrance infligée par les faits réels.
Voici maintenant un exemple de rêve où l’homme en butte à des difficultés terribles, se donne dans le rêve la satisfaction de les résoudre.
C’est un rêve de Bismack que le Dr Sachs rapporte et analyse dans le Traité de Freud sur la science des rêves.
Bismark raconte dans ses mémoires un rêve qu’il eut en 1863, à une époque, dit-il, où il vécut les jours les plus difficiles, alors « que nul œil humain ne voyait d’issue possible pour les affaires politiques ».
« Je rêvais, raconte Bismarck, que je chevauchais sur un étroit sentier des Alpes. A droite et à gauche, des rochers, le sentier devenait toujours plus étroit, si bien que mon cheval refusait d’avancer et que le manque de place rendait impossible de revenir ou de mettre pied à terre ; alors je frappai la muraille de rochers de ma cravache que je tenais de ma main gauche et j’appelai Dieu à mon aide ; la cravache s’allongea à l’infini, le mur de rocher s’écarta connue une coulisse et ouvrit un large chemin, etc… Ce rêve s’accomplit et je m’éveillai joyeux et fortifié », ajoute Bismarck.
Sous ce symbolisme facile à pénétrer, on retrouve, dans la première partie du rêve, le reflet de la situation pénible, sans issue, dans laquelle se trouvait Bismarck en réalité à l’époque, et dans la deuxième partie du rêve l’issue est obtenue miraculeusement par un coup de cravache qui ouvre le mur de rocher, et laisse apparaître un large chemin libre et sûr.
Nous voyons ainsi dans ces trois rêves successivement le rêveur retrouver ce qu’il a perdu, nier son désespoir d’amour, surmonter les difficultés les plus terribles. [p. 96]
Et tout cela, il n’obtient par un geste ou par la seule force de son désir. Nous voici donc en pleine action magique et nous saisissons ainsi sur le vif un bien curieux phénomène, l’homme adulte, l’homme civilisé, se comportant pendant quelques instants pendant qu’il rêve tout comme l’enfant ou encore comme le primitif, qui, livré à la magie, essaye d’avoir raison de la vie par la seule ardeur qu’il met dans ses affects. Ainsi, si l’on introduit la notion de toute-puissance magique des idées dans le rêve, on n’aboutit pas seulement à une confirmation de la théorie de Freud du rêve. Il y a lieu, peut-être, d’aller même plus loin et d’atteindre la source vive du rêve, sa raison d’être, son but, son utilité même.
L’homme fatigué, blessé, lassé par la lutte de tous les jours, retourne ainsi, grâce au rêve, au monde narcissique de son enfance où sa toute-puissance, sa force, lui apparaissait sans limite et sans entrave.
II se console et triomphe de tout. Ainsi l’âme trouve un instant le temps du songe quelque apaisement, quelque allégement.
Si nous rêvions toutes les nuits la même chose, elle nous affecterait autant que les objets que nous voyons tous les jours, et si un artisan était sûr de rêver toutes les nuits, douze heures durant, qu’il est roi, je crois qu’il serait presque aussi heureux qu’un roi qui rêverait toutes les nuits, douze heures durant, qu’il serait artisan. »
C’est Pascal qui pense ainsi.
C’est que nous croyons durant le rêve à la réalité de ce que nous rêvons. Cette croyance peut se mesurer aisément au désespoir ou à la peine que nous éprouvons à certains réveils lorsque nous nous retrouvons à nouveau devant la réalité douloureuse que le rêve avait réussi à nous transformer pendant quelques instants.
Aussi peut-être nous serait-il permis de formuler cette hypothèse d’après laquelle le rêve correspondrait à un besoin de l’âme, qu’il l’emplirait une fonction psychique utile, salutaire. Je sais bien qu’il y a aussi les rêves de cauchemars, les rêves d’angoisse, les rêves pénibles.
Ce n’est là qu’une contradiction plus apparente que réelle. Mais cela nécessiterait un développement de la question que nous ne pouvons pas donner ce soir.
Contentons-nous de rappeler que la psychanalyse nous a appris que l’homme ne désire pas toujours seulement ce qui peut lui être [p. 97] agréable. Chez certains êtres sur lesquels pèse un lourd sentiment inconscient de culpabilité, l’on peut constater un besoin intense de souffrir. Chez eux, le désir est souvent tendu vers la souffrance.
Inconsciemment, ils s’arrangent, poussés par leurs tendances à l’auto-punition, à échouer là où ils auraient pu réussir. Souffrir au lieu de se réjouir. Bien des symptômes névrotiques n’ont d’autre but que de donner satisfaction à ces tendances à l’auto punition.
Nous trouverons ces mêmes tendances réalisées dans ces rêves pénibles, angoissants, dans les cauchemars.
Ces rêves pénibles sont des rêves de punition que le rêveur s’inflige lui même pour se libérer du sentiment de culpabilité.
Peut-être réussit-il -ainsi en se punissant pendant le rêve à échapper, dans la vie éveillée aux tendances masochistes, à une auto-punition, réelle celle-ci.
Mais il n’y a pas que les forces nuisibles au sujet lui-même qui trouvent une issue dans le rêve.
La vie sociale oblige, fort heureusement pour la tranquillité de tous, l’homme civilisé à réprimer maintes tendances hostiles, agressives, sadiques, à l’égard d’autrui. Bon nombre de ses pulsions refoulées trouvent un chemin libre dans le rêve où tout est possible, tout est permis.
Il n’est pas défendu de voir là un processus salutaire pour le bon équilibre de nos forces psychiques.
Raison de plus de voir dans le rêve une fonction physiologique précieuse, ayant son utilité psychique. Le Dr Borel avait parlé, ici-même, de la magie noire dans la névrose, de la magie blanche dans l’art.
Ne pourrions-nous pas voir, dans le rêve, une magie bleue, le bleu couleur de ciel, couleur d’illusion, et aussi de calme, d’apaisement de l’âme ?
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