A. Bertrand. Extase. De l’état d’extase considérée comme une des causes des effets attribués au magnétisme animal. [Partie 2]. Article parut dans « l’Encyclopédie Progressive », 8e Traité, Bequest et Conven Francis, 1826, 24, pp. 337-392. A été édité en tiré-à-part avec double pagination, celle de l’original et pp.1 à 56.
Alexandre Jacques François Bertrand est né à Rennes le 25 avril 1795 et mort à Paris le 22 janvier 1831. Opposant lors de la Restauration il démissionne de l’Ecole Polytechnique. Il entreprend alors des études de médecine et soutient sa thèse, l’Examen de l’opinion généralement admise sur la manière dont nous recevons par la vue la connaissance des corps, en 181, travail jugé brillant et novateur. Deux ouvrages majeurs. Il sera un des grands zélateurs du magnétisme animal. Outre le texte que nous présentons ici, deux autres ouvrages dont a noter ;
— Traité du Somnambulisme et des différentes modifications qu’il présente. Paris, J.-G. Dentu, 1823. 1 vol. 13×21.5, 2 ffnch., IV p., 324 p.
— Du Magnétisme Animal en France, et des jugements qu’en ont portés les sociétés savantes, avec le exte des divers rapports faits en 1784 par les commissaires de l’Académie des sciences, ou la faculté et de la société royale de médecine, et de l’analyse des dernières séances de l’académie royale de médecine et du rapport de M. Husson. suivi de considérations sur l’apparition de l’Extase, dans les traitements magnétiques. Paris, J. B. Baillière, Libraire-éditeur, février 1826. 1 vol. in-8°, (XXIX-539 p.). – Réimpression avec une présentation par Serge Nicolas. Paris, Editions L’Harmattan, 2004. 1 vol. original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article en français. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire des originaux. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr
EXTASE
DE L’ÉTAT D’EXTASE CONSIDÉRÉE COMME UNE DES CAUSE DES
EFFETS ATTRIBUÉS AU MAGNETISME ANIMAL.
(suite et fin)
[p. 362]
De l’inspiration des extatiques.
L’extatique, en effet, ne parait plus penser et raisonner comme il le ferait dans l’état normal, et presque tout ce qu’il apprend lui vient par voie d’inspiration.
C’est donc l’inspiration qui va nous occuper dans cet article ; forcés de faire un choix entre les phénomènes de l’extase, nous avons dû nous arrêter à celui qui, outre sa grande généralité, offre cela de remarquable que son existence ne sera révoquée en doute par personne, pas même par ceux qui n’ont de l’extase que les [p. 363] notions les plus superficielles, et qui s’en forment assez volontiers l’idée d’un état dans lequel les malades ont des visions, entendent des voix, en un mot sont sujets à toutes sortes d’allucinations, pour me servir d’une expression récemment consacrée. Or, tout cela, comme nous allons le faire voir, se rattache d’une manière immédiate au phénomène de l’inspiration.
Rien n’est si commun que de voir les extatiques acquérir certaines idées ou certaines connaissances, sans avoir la conscience de la manière dont ils y sont parvenus. Aussi loin de s’attribuer l’acquisition de ces idées, les voit-on presque toujours invinciblement portés à se figurer qu’elles leur sont communiquées par des intelligences étrangères, telles que les âmes séparées de la matière, les anges, les démons, ou Dieu lui-même.
Les différentes manières dont les connaissances arrivent à l’âme par voie d’inspiration sont extrêmement remarquables :
1° Quelquefois l’extatique, au milieu d’un état purement passif, se sent tout à coup comme inondé d’un déluge de pensées qui semblent étrangères à son propre fonds, et qu’il peut exprimer par la parole ou écrire avec une facilité extraordinaire.
2° Dans d’autres circonstances, l’inspiré entend très distinctement une voix lui révéler certaines choses.
3° D’autres fois, un pouvoir surnaturel, paraissant s’emparer des organes de la voix de l’extatique, les force à se mouvoir, et leur fait prononcer des paroles que l’inspiré n’écoute pas avec moins de surprise que les autres spectateurs. Ce cas était particulièrement celui des possédés et des trembleurs des Cévennes, qui croyaient les uns que le diable, les autres que le Saint-Esprit s’emparait de leurs organes et les maîtrisait entièrement.
4° Un quatrième mode d’inspiration, plus remarquable encore que les trois précédens, consiste dans des visions plus ou moins nettes, et dont le sens allégorique se présente [p. 364] de lui-même à l’esprit de l’extatique. Dans quelques cas ces visions sont complexes, et se composent de plusieurs scènes, ayant entre elles une certaine relation, et très évidemment coordonnées vers un résultat final. La connaissance de ce résultat n’est communiquée à l’extatique qu’après que la série entière des tableaux s’est déroulée devant lui. Ce spectacle allégorique, assez fréquent d’ailleurs, et qui semble donné par une intelligence étrangère à celui qui en jouit, constitue certainement le mode d’inspiration le plus étrange. Donnons quelques exemples de ces différens genres d’inspiration.
Madame Guyon nous fournira un modèle du premier, de celui qui ne consiste qu’en une série d’idées qui se pressent dans la tête de l’extatique, seulement avec beaucoup plus d’abondance et d’une manière plus involontaire que celles qui, dans l’état normal, sont le résultat de l’exaltation des poëtes et des orateurs.
« Une fois que je me mis en retraite, raconte-t-elle (6), il me vint un si fort mouvement d’écrire que je ne pouvais y résister. La violence que je me faisais pour ne le point faire me rendait malade et m’ôtait la parole. Je fus fort surprise de me trouver de cette sorte, car jamais cela ne m’était arrivé. Ce n’est pas que j’eusse rien de particulier à écrire ; je n’avais chose au monde, pas même une idée de quoi que ce soit. C’était un simple instinct, avec une plénitude que je ne pouvais supporter. Je déclarai au père Lacombe, après beaucoup de résistance, la disposition où je me trouvais… Il me demanda : Mais que voulez-vous écrire ? – le n’en sais rien, lui répliquai-je : je ne veux rien, et je n’ai nulle idée ; je croirais même faire une infidélité de m’en donner une, ni de penser un moment à ce que je pourrais écrire. – Il m’ordonna de le faire. En prenant la [p. 365] plume, je ne savais pas le premier mot de ce que je voulais écrire ; je me mis à écrire sans savoir comment, et je trouvai que cela venait avec une impétuosité étrange. Ce qui me surprenait, c’est qu’il me semblait que cela venait comme du fond, et ne passait point par ma tête. Je n’étais pas encore accoutumée à cette manière d’écrire ; cependant j’écrivis un traité entier de toute la voie intérieure, sous la comparaison des rivières et des fleuves. Quoiqu’il soit assez long, et que la comparaison y soit soutenue jusqu’au bout, je n’ai jamais formé une pensée, ni n’ai pris garde où j’en étais restée ; et, malgré des interruptions continuelles, je n’ai jamais rien relu que sur la fin, où je relus une ligne ou deux à cause d’un mot coupé que j’avais laissé : encore crus-je avoir fait une infidélité. Je ne savais avant d’écrire ce que j’allais écrire ; était-il écrit, je n’y pensais plus. J’aurais fait une infidélité de retenir quelque pensée pour la mettre ; et Notre Seigneur me fit la grâce que cela n’arriva pas. A mesure que j’écrivais, je me sentais soulagée, et je me portais mieux. »
L’ouvrage dont parle ici madame Guyon n’est pas le seul qu’elle ait composé de cette manière. Une autre fois, elle fut inspirée pour faire des commentaires sur l’Ecriture-Sainte. Elle n’avait à sa disposition d’autre ouvrage que la Bible. Souvent, en écrivant sur l’Ancien-Testament, elle s’appuyait de passages du Nouveau, et elle les citait : « Ce n’était pas, dit-elle, que je les cherchasse ; mais ils m’étaient donnés, en même temps que l’explication : et tout de même du Nouveau-Testament ; si je m’y servais des passages de l’Ancien, ils m’étaient donnés de même sans que je cherchasse rien. »
Elle avait reconnu qu’un abandon entier était une condition indispensable de l’inspiration. « Un jour, dit-elle, il me prit une réflexion ; j’en fus punie, mon écriture tarit aussitôt… » Elle insiste souvent. Sur [p. 366] cette idée. « Toutes les fautes qui sont dans mes écrits viennent de ce que, n’étant pas accoutumée à l’opération de Dieu, j’y étais souvent infidèle, croyant bien faire de continuer d’écrire lorsque j’en avais le temps, sans en avoir le mouvement, parce qu’on m’avait ordonné d’achever l’ouvrage. De sorte qu’il est aisé de voir des endroits qui sont beaux et soutenus, et d’autres qui n’ont ni goût, ni onction : je les ai laissés tels qu’ils sont, afin qu’on voie la différence de l’esprit de Dieu et de l’esprit humain et naturel (7). » Et ailleurs : « Je continuai toujours d’écrire et avec une vitesse inconcevable, car la main ne pouvait presque suivre l’esprit qui dictait ; et, durant un si long ouvrage, je ne changeai, point de conduite, ni ne me servis d’aucun livre. L’écrivain ne pouvait, quelque diligence qu’il fît, copier en cinq jours ce que j’écrivais en une seule nuit (8). »
La mémoire qui lie les différens accès d’extase est d’une fidélité étonnante; c’est par cette considération qu’on doit expliquer le fait suivant, rapporté par madame Guyon : « Il s’était perdu une partie très considérable du livre des Juges (9) ; on me pria de le rendre complet : je récrivis les endroits perdus. Long-temps après, ayant déménagé, on les retrouva où l’on ne se serait jamais imaginé qu’ils dussent être. L’ancien écrit et le nouveau se trouvèrent parfaitement conformes ; ce qui étonna beaucoup de personnes de science et de mérite, qui en firent la vérification (10). »
Terminons par un dernier trait, trop curieux sous certains rapports pour que nous puissions l’omettre: [p. 367] « J’écrivis le Cantique des Cantiques (11) en un jour et demi, et encore reçus-je des visites. La vitesse avec laquelle je l’écrivis fut si grande, que le bras m’enfla et me devint tout roide ; la nuit, il me faisait éprouver une fort grande douleur, et je ne croyais pas pouvoir écrire de long-temps. Il s’apparut à moi une âme du purgatoire, qui me pressait de demander sa délivrance à mon divin époux. Je le fis, et il me sembla qu’elle fut aussitôt délivrée. Je lui dis : S’il est vrai que vous êtes délivrée, guérissez mon bras ; et il fut guéri à l’instant et en état d’écrire (12). » Qu’un magnétiseur, dans un cas semblable, ordonne à sa somnambule d’être guérie ; il exercera sur elle la même influence que l’âme du purgatoire délivrée par madame Guyon, et de la même manière.
Avant de quitter ce premier genre d’inspiration, il n’est peut-être pas inutile de dire que le défaut de souvenir après l’accès n’en est pas à beaucoup près un caractère constant. Nombre d’extatiques, au contraire, se trouvant au moment de l’extase complétement privés de tout mouvement et de l’usage de la parole, ne peuvent rendre compte de ce qu’ils ont vu, entendu ou pensé dans cet état, que par le souvenir qu’ils en conservent. Tels étaient la plupart des prétendus sorciers qui donnaient la relation de ce qu’ils avaient vu au sabbat ;
Christine Poniatovi et d’autres que je pourrais citer en sont aussi des exemples. Ajoutons encore ici que, quel que soit le mode d’inspiration auquel l’extatique est sujet, on remarque constamment que ses opinions habituelles et la tournure de son esprit dans la veille ont la plus grande influence sur la nature de ses idées et de ses opinions dans l’état d’extase ; [p. 368] et l’on ne doit pas s’en étonner, puisqu’il est naturel que le cerveau reproduise les impressions avec d’autant plus de facilité qu’elles lui sont plus familières.
Ce ne sont pourtant pas les idées les plus favorites qui deviennent toujours dominantes dans l’extase, et des circonstances particulières peuvent déterminer de préférence l’attention de l’extatique vers telle ou telle idée. La nature des pensées qui l’occupent au moment où il s’endort me parait mériter surtout une grande attention, et il en est, sous ce rapport, de l’extase comme des rêves. Si je m’endors en m’occupant d’une personne, il pourra bien arriver que je la voie en songe comme si elle était présente, tandis qu’il me serait impossible de me la représenter aussi vivement dans l’état de veille ; et beaucoup de circonstances de mes relations avec elle pourront se reproduire avec vivacité dans mon esprit, quand même j’en aurais depuis long-temps perdu le souvenir. Le retour des idées a lieu avec beaucoup plus de vivacité encore dans l’extase que dans les rêves, d’où résulte que si l’attention de l’extatique se dirige vers tel ou tel sujet spécial, il acquerra subitement une masse de connaissances capable d’en imposer et de donner l’idée d’une inspiration surnaturelle. On conçoit, en effet, que si toutes les idées relatives à un même sujet, qui n’existaient auparavant qu’éparses et sans liaison dans le cerveau, prennent tout à coup un nouveau degré de vivacité au moment où elles sont concentrées et unies par l’attention que leur donne l’extatique, son esprit se trouvera tout à coup éclairé d’une vive lumière sur ce sujet, et qu’il pourra acquérir en un instant des connaissances dont il paraissait n’avoir pas même les matériaux dans l’état de veille. C’est ainsi que parmi les somnambules de la société exégétique de Stockholm, on voyait souvent des hommes qui n’avaient jamais lu les ouvrages de Swedemborg, et qui n’en avaient entendu parler que d’une manière [p. 369] vague (13), se trouver tout à coup en état de discuter avec ceux qui les avaient le plus médités ; c’est ainsi que, parmi les convulsionnaires de Saint-Médard, on voyait des femmes ignorantes s’ériger tout à coup en docteurs et discuter sur la bulle Quand les extatiques ne parlent pendant leur sommeil que des sujets qui les occupent beaucoup dans l’état de veille, et sur lesquels ils ont habituellement les matériaux de leurs jugemens présens à l’esprit, ils conservent pour l’ordinaire, endormis, les opinions qu’ils ont éveillés ; mais quand des circonstances particulières déterminent dans l’état d’extase leur attention sur un sujet qui ne leur est pas familier, ils peuvent fort bien avoir alors des opinions tout opposées. Cette différence provient de l’énergie partielle qu’acquièrent subitement les diverses idées en rapport avec l’objet qui les occupe. Une passion violente peut produire sur nous le même effet, en déterminant notre attention vers une certaine classe d’idées exclusivement à toutes les autres.
Parlons maintenant des extatiques auxquels les idées et diverses connaissances sont communiquées par des voix qu’ils croient entendre. Les exemples en sont si communs que je ne pense pas que personne puisse révoquer en doute la réalité du mode d’inspiration dont il s’agit. C’est une vérité historique, établie sur des preuves irrécusables, que l’héroïque Jeanne d’Arc entendait des voix qui l’avertissaient dans les cas douteux, qui la consolaient dans ses malheurs. La voix qu’entendait le Tasse durant les dernières années de sa vie, et qui le conduisit à croire qu’un génie familier venait s’entretenir avec lui, n’est guère moins célèbre. Nous nous contenterons de citer ici un passage de sa vie écrite par son ami Manso, qui un [p. 370] jour fut témoin d’une des conversations du malheureux poëte avec son génie. « J’entendais, dit-il, le Tasse entrer dans les raisonnemens les plus profonds. Il questionnait, il répondait, comme s’il eût effectivement conversé avec quelqu’un, et je ne voyais et n’entendais personne que lui ; et ces raisonnemens étaient si grands et si merveilleux, et portaient sur des matières si profondes, le style même de la conversation était si élevé, que je restai dans la plus grande stupeur. Cela dura assez long-temps, jusqu’à ce que l’esprit partant, comme je pus le conclure des dernières paroles du Tasse, – Eh bien, me dit-il en se tournant vers moi, êtes-vous désabusé ? vos doutes sont-ils levés ? – Non, répondis-je, ils se sont accrus de nouveau ; j’ai bien entendu des choses merveilleuses, mais je n’ai vu personne. Le Tasse, en souriant, me répondit : Vous avez plus vu et entendu que peut-être…, et il se tut. » Le Tasse lui-même, qui ne pouvait croire que tout ce qu’il éprouvait ne fût qu’un jeu de son esprit, disait à son ami qui voulait le lui persuader : « Si les choses que je vois et que j’entends étaient fantastiques et n’étaient que l’ouvrage de mon imagination, elles ne pourraient pas dépasser les bornes de mes connaissances ; l’imagination ne fait paraître sur la scène que les fantômes, les apparences, les idées des choses qu’elle a vues et que la mémoire conserve en dépôt : mais, dans les fréquentes conversations que j’ai avec mon génie, j’ai entendu de lui des choses que je n’avais jamais ni entendues ni lues, et je n’ai pas connaissance qu’aucun homme en ait jamais eu la plus légère notion. » Quant à Socrate, on sait quelles preuves la critique historique a réunies en faveur de l’interprétation la plus simple de ce qu’il entendait dire quand il parlait de son génie familier : ce n’était point une allégorie, et ce n’était pas non plus une imposture. Au reste, le même phénomène se reproduit fréquemment dans les songes. Ne nous arrive-t-il pas alors non [p. 371] seulement de voir, d’entendre, de goûter, de flairer des objets qui n’ont aucune réalité extérieure, mais encore de nous trouver en rapport avec des êtres imaginaires que nous voyons, que nous entendons, avec lesquels nous entrons en conversation, qui font aux questions que nous leur adressons des réponses qui nous étonnent, qui nous adressent des questions qui nous embarrassent et dont ils nous donneront bientôt la réponse après que nous l’aurons cherchée en vain ? Qui n’a pas quelquefois dans ses rêves entendu des conversations entre des êtres imaginaires qu’il écoutait avec la plus grande attention ? Est-ce alors un autre esprit que le nôtre qui fait la question qui nous intéresse et la réponse, qui nous étonne ? L’être qui parle et celui qui répond disent-ils rien qui sorte d’une autre intelligence que la nôtre ? et pourtant nous écoutons avec une attention mêlée de curiosité ces résultats de notre esprit que nous méconnaissons : nous jouons un triple rôle dans cette scène, où nous sommes à la fois acteurs et spectateurs attentifs.
Le mode d’inspiration dans lequel l’extatique est forcé de parler lui-même, où l’esprit étranger, non content de l’illuminer, s’empare pour ainsi dire de ses organes pour exprimer les pensées qu’il lui révèle, quoique non moins incontestable que les précédens, est pourtant un peu moins connu. Il suffit cependant d’avoir jeté les yeux sur quelques histoires de possession, pour savoir que la personne qui se croyait au pouvoir d’un diable, non seulement parlait et agissait en conséquence, mais encore ne participait plus en aucune manière aux paroles qui sortaient de sa bouche, restant quelquefois néanmoins spectatrice de cette singulière dépossession de ses organes.
Le père Surin, homme d’une piété exemplaire, mais d’une crédulité et d’une faiblesse d’esprit extrême, ayant contracté l’extase par contagion d’imitation, auprès des religieuses de Loudun, qu’il exorcisait, écrivait à un de [p. 372] ses amis, en rendant compte de l’état dans lequel le diable le jetait quelquefois, une lettre curieuse dont nous ne citerons que le passage suivant : « Les choses sont venues si avant, que Dieu a permis (je pense pour mes péchés) ce qui ne s’est’ peut-être jamais vu en l’Eglise ; que, dans l’exercice de mon ministère, le diable passe du corps de la personne possédée, et, venant dans le mien, m’assaut et me renverse, m’agite et me traverse visiblement, en me possédant plusieurs fois, comme un énergumène. Je ne saurais expliquer ce qui se passe en moi durant ce temps, et comme cet esprit s’unit avec le mien sans m’ôter ni la connaissance, ni la liberté de mon âme, en se faisant néanmoins comme un autre moi-même, et comme si j’avais deux âmes, dont l’une est dépossédée de son corps, de l’usage de ses organes, et se tient à quartier en voyant faire celle qui s’y est introduite, etc. »
Les trembleurs des Cévennes entraient dans un état tout semblable à celui du père Surin. A peine tombés en extase, le Saint-Esprit commençait à parler par leur bouche, presque toujours en français ; quoique le français ne fût pas la langue habituelle de ces paysans, et il débutait ordinairement par ces mots : Je te dis, mon enfant. Ils gardaient en général le souvenir de ce qu’ils avaient dit. Je ne transcrirai sur ce point que la déclaration faite à Londres par Jean Cavalier, l’un des plus renommés de leurs chefs : « Je déclare solennellement et sans équivoque, par cet acte public, et sous le serment que je fais devant Dieu, que je ne suis point l’auteur des agitations que je souffre dans mon extase ; que ce n’est point moi qui m’agite moi-même, mais que je suis mu par une force qui est au dessus de moi ; et pour les paroles qui sont prononcées par mes organes, je déclare, avec la même protestation de vérité, qu’elles se forment sans dessein de ma part, et qu’elles découlent inopinément de ma bouche, sans que mon esprit participe à cette [p. 373] opération merveilleuse par aucune méditation précédente, ni par aucune volonté présente de parler sur-le-champ (14). »
Enfin, quant aux visions allégoriques, on les rencontre en si grand nombre, particulièrement dans la vie des mystiques, que rien ne serait plus facile que d’en citer de nombreux exemples. On peut en voir plusieurs dans le premier livre du Pasteur, écrit par Hermas ; je n’en citerai que deux, tirés de l’histoire de Christine Poniatovia, inspirée protestante du l7e siècle.
La première vision de cette fille singulière ne consista que dans une espèce de rêve accompagné de l’audition d’une voix, et tel à peu près que tout le monde peut en avoir : ce n’était pour, ainsi dire que le prélude de ce qui devait arriver.
« L’an 1627, le 22 novembre, dit-elle, je fus saisie par une langueur si extraordinaire qu’il me sembla que j’y succombais. Je perdis l’usage des sens, et je fus ravie hors de moi. J’entrai dans un fort bel édifice, où il y avait une table couverte d’un fort beau tapis, et sur cette table je vis quelque chose qui était caché sous un feuillage vert ; comme je m’appliquais à considérer ce que c’était, j’aperçus sur la table un fort bel enfant, habillé de blanc, qui ôta ce feuillage, et je vis pour lors une couronne d’or d’une grande beauté ; comme je la regardais, ce petit enfant me dit : Cette couronne sera pour vous, si vous persévérez dans la foi que vous avez promise. En même temps tout disparut, et je revins à moi. » Cette couronne, comme on le voit, pouvait signifier ou celle du martyre, ou simplement celle de gloire qu’elle se promettait pour la vie éternelle de la persévérance de sa foi. Quoi qu’il en soit, le caractère allégorique est bien plus marqué dans la vision suivante, où la destruction de l’Église catholique lui fut révélée d’une manière emblématique : « Le 27 décembre 1621, [p. 374] mes douleurs me reprirent avec beaucoup de force. Ensuite je tombai en extase. J’entrai dans un fort beau jardin, où le vieillard vint me trouver comme de coutume ; et, après m’avoir saluée, il me dit, Venez avec moi. Il m’introduisit dans une grande maison, et me conduisit dans une belle chambre, où il y avait une table parée comme un autel ; et sur cette table était un grand chandelier d’or sur lequel il y avait un grand flambeau allumé. Le vieillard me dit : Rendez-vous attentive ; et aussitôt parut quelqu’un habillé de blanc et enflammé de colère, qui dit : Voici ce que dit le Dieu tout puissant : Je m’en vais éteindre ce flambeau, parce que sa lumière n’est pas véritablement lumière, elle n’est que ténèbres. En même temps il éteignit ce flambeau, en ajoutant : Voici ce que dit encore le Tout-Puissant : Je changerai ce flambeau de sa place, et je le briserai, parce que ce chandelier est trompeur et fait illusion ; il est brillant au dehors, au dedans il est plein d’impureté et de corruption ; et aussitôt il le prit, et le jeta de dessus la table, et le brisa contre terre avec une telle violence qu’elle en fut ébranlée, et que le chandelier éclata en morceaux ; après quoi il vomit de sa bouche une flamme qui brûla la table et ensuite la maison, qui fut entièrement consumée par cet embrasement. Lorsque cet homme qui avait causé cet incendie eut disparu, le vieillard me dit : Reprenez vos sens et écoutez. J’entendis donc une voix forte qui dit : J’ai envoyé le feu de ma grande colère ; je ne souffrirai plus désormais qu’on commette des abominations dans mon sanctuaire. »
Les visions de Christine Poniatovia ont été réunies avec celles de deux autres inspirés protestans ses contemporains, Christophe Cotterus et Nicolas Drabicius
(15), tantôt sous le titre de Luz in tenebris, tantôt [p. 375] sous celui de Revelationum divinarum Epitome. Il est très remarquable que toutes les prophéties contenues dans ce recueil, qui a plus de 500 pages, ont été révélées aux fanatiques que nous venons de nommer, par voie de vision allégorique. Cette similitude chez trois inspirés d’une même religion, contemporains, vivans dans des pays voisins, enfin qu’on peut considérer comme appartenans à une même épidémie, donne une nouvelle preuve de l’influence qu’exerce l’imitation, puisqu’on la retrouve jusque dans la forme de l’inspiration.
Nous avons eu nous-même occasion d’observer une extatique qui présentait l’inspiration par voie de vision. C’était une somnambule magnétique, qui se mêlait d’indiquer des remèdes. Il lui semblait, disait-elle, qu’elle se trouvait, aussitôt qu’elle était endormie, dans un terrain inculte, où d’abord aucune plante ne se faisait apercevoir. La mettait-on en rapport avec quelqu’un venu pour la consulter, ce terrain devenait un jardin, dans lequel apparaissaient les végétaux qui convenaient au traitement du malade. Un jour une de ces consultations se donna devant moi. Il s’agissait d’une affection des yeux, et la somnambule, dès qu’elle eut touché le malade, exprima vivement le plaisir que lui causait un spectacle inattendu. Après un court intervalle, elle s’écria : Oh! [p. 376] comme ces jolies fleurs bleues se reflètent agréablement dans l’eau du ruisseau. Le magnétiseur la laissa un instant livrée à elle-même, et l’interrogea ensuite sur le traitement dont il convenait de faire usage. Elle dit : Ces fleurs bleues sont des bluets ; leur image se réfléchit dans l’eau du ruisseau. C’est de l’eau de bluet qu’il faut employer pour laver les yeux malades. »
Il ne s’agit pas ici de savoir si cette femme endormie jouissait ou non de l’instinct des remèdes; il n’est question que de la forme sous laquelle lui arrivaient ces prétendues connaissances. Or, cette forme était la même pour tous les somnambules, d’ailleurs assez nombreux, auxquels le même magnétiseur donnait des soins, et je ne l’ai jamais rencontrée chez d’autres. Ce magnétiseur était un homme sans instruction, ces somnambules des gens du peuple ; ils ne retiraient aucun profit des consultations qu’ils donnaient; certainement ils ne pouvaient avoir connaissance du plus singulier des modes d’inspiration qui surviennent dans l’extase ; et, s’ils avaient voulu tromper, ils n’auraient pas tombé si juste. Mais, encore une fois, cette ressemblance qu’ils offraient tous ne doit pas nous surprendre : ce mode était particulier à la petite épidémie d’extase survenue dans les traitemens de ce magnétiseur, où il s’était propagé par voie d’imitation du premier somnambule à tous les autres.
Quoique les auteurs modernes se soient en général très peu occupés de l’inspiration et des différentes voies par lesquelles elle peut arriver à l’âme, personne ne révoquera en doute son existence, ni même aucune des formes d’inspiration que nous venons de passer en revue. La seule question qui pourrait entrainer quelque controverse serait de savoir si, par l’inspiration, l’âme ne pourrait pas, dans quelques circonstances, acquérir des notions différentes de celles qui sont à sa portée dans l’état normal ; et cette question, nous ne l’entamerons pas ici. [p. 377]
Mais l’existence de l’inspiration et de chacun de ses modes particuliers étant incontestable, on a lieu d’être étonné du peu de soin qu’ont pris soit les philosophes, soit les médecins, d’en donner quelque explication satisfaisante. Ces faits sont au nombre de ceux qu’on n’a pas songé jusqu’ici à faire entrer comme élémens de construction dans aucune des théories sur l’intelligence humaine ; aussi s’en occupe-t-on pour l’ordinaire très peu. Nous en faisons une classe séparée dans notre esprit, ou plutôt nous les plaçons uniquement dans notre mémoire, à part et pour ainsi dire hors de rang.
Je ne suivrai pas la même marche, et si je ne parviens pas à rendre raison de toutes les difficultés que peut présenter un sujet encore neuf, j’espère y jeter au moins quelque lumière, et mettre sur la voie.
La plus simple réflexion suffira d’abord pour faire sentir que le fait principal est ici l’acquisition des idées et des notions que l’extatique n’a pas la conscience d’avoir formées ou acquises ; la manière dont il croit qu’elles arrivent à sa conscience ne constituant qu’un phénomène accessoire. Cette vérité si claire n’a pourtant pas été sentie par tout le monde, et on peut voir particulièrement comment l’inspiration a été considérée par l’auteur de l’article Allucination du Dictionnaire des Sciences médicales, M. Esquirol. Ce médecin recommandable ne paraît pas avoir seulement pensé à la question que nous nous proposons de résoudre. Il ne voit, dans les phénomènes qui nous occupent, que de simples vésanies des organes de 1’ouïe ou de la vue, suivant que les notions communiquées à l’inspiré parviennent à sa connaissance par l’intermédiaire de l’un ou de l’autre de ces sens ; point de vue singulier, dans lequel on ne distingue pas l’inspiration la plus haute de l’illusion des sens la plus commune, du rêve le plus confus et le plus obscur.
Pour nous, si nous parvenons à faire concevoir le fait [p. 378] principal de l’inspiration, nous croirons n’avoir plus qu’à nous occuper d’une difficulté de second ordre, quand il sera question d’expliquer comment l’extatique rêve une cause imaginaire à laquelle il rapporte les notions qu’il acquiert.
Analyse du raisonnement ; elle explique l’inspiration.
Examinons donc ces phénomènes intellectuels, et tâchons de les rattacher aux lois générales de notre intelligence. Pour y parvenir, replions notre attention sur ce qui se passe en nous quand nous portons un jugement, ou quand nous suivons la chaîne d’un raisonnement; et d’abord, afin de commencer par le plus simple, examinons ce qui arrive quand nous reconnaissons la vérité d’un axiome ; car ces vérités évidentes par elles-mêmes forment incontestablement la trame de tous nos jugemens, qui ne peuvent manquer de se réduire à une suite d’axiomes dont l’esprit reconnaît la justesse aussitôt qu’ils lui sont présentés.
Que se passe-t-il donc en moi quand je reconnais une de ces vérités : La partie est plus petite que le tout ; deux choses égales à une troisième sont égales entre elles ; il n’y a point de modification sans substance, etc.
La première chose qui nous frappe à l’inspection du simple énoncé de ces propositions, c’est l’irrésistible conviction qu’elles produisent en nous, aussitôt qu’elles nous sont offertes. Nous sommes tellement forcés d’en reconnaître la vérité, que plusieurs philosophes ont pensé qu’elles étaient innées, d’une manière absolue (16), [p. 379] et que Dieu lui-même en avait imprimé la connaissance dans notre âme au moment où il l’a créée. Il est pourtant évident qu’ure pareille opinion est insoutenable, et qu’on ne peut dire par exemple qu’un enfant qui commence à parler ait la connaissance de ces vérités. Mais pourquoi ? Est-ce que son intelligence est trop faible pour les reconnaître, quand on les présente à son examen ? Je ne crois pas qu’on puisse le dire, et je pense que l’enfant ne pourrait refuser son adhésion à ces propositions, s’il venait à en comprendre le sens ; de sorte qu’on peut bien soutenir qu’il y a beaucoup d’individus qui n’en ont jamais eu la moindre connaissance, mais certes il n’a jamais pu en exister aucun qui les ait révoquées en doute, après les avoir comprises; et si les enfans en bas âge et plusieurs personnes qui ont laissé leur esprit absolument inculte ignorent de pareilles vérités, c’est seulement parce qu’ils n’ont jamais porté sur elles leur attention ; car au moment où ils s’en occuperaient, ils les reconnaîtraient d’une manière aussi évidente que nous pouvons le faire nous-mêmes. Qu’arrive-t-il donc à celui devant qui l’on énonce pour la première fois une des propositions que nous avons citées ? Il se recueille un instant pour diriger sur elle son attention ; et aussitôt qu’il la conçoit, il la reconnaît en même temps pour vraie ; et il ne peut pas plus se soustraire à la conviction qui naît en lui, qu’à l’impression que ferait sur lui un [p. 380] corps dont l’image se peindrait sur sa rétine, s’il venait à diriger son attention sur ce corps. On énonce, pour la première fois, devant moi, cet axiome : deux quantités égales à une troisième sont égales entre elles, et aussitôt je réfléchis sur cette proposition ; qu’ai-je à faire pour en reconnaître la vérité ? rien autre chose que de reconnaître ce qu’elle exprime. Il faut que je me figure un objet, puis deux autres qui, chacun de leur côté, soient égaux au premier ; ensuite, fixant mon attention sur les deux rapports d’égalité, j’en conclus l’existence nécessaire du troisième rapport. Si j’avais énoncé la même proposition devant un enfant de deux ou trois ans, il n’en aurait certainement pu reconnaître la vérité, parce qu’il aurait été incapable de l’effort d’attention nécessaire pour faire successivement les trois rapprochemens à la suite desquels nous portons le jugement. Il faut ajouter que la forme générale sous laquelle est présentée la proposition est encore une difficulté insurmontable pour certains esprits : aussi le meilleur moyen de la faire comprendre, c’est d’en faire une application particulière. Un paysan ignorant qui, dans aucune circonstance, ne se méprendra sur les applications de l’axiome dont nous parlons, qui saura bien que si sa maison et celle de son frère sont toutes deux pareilles à celle de leur voisin, sa maison sera pareille à celle de son frère, ne pourra pas comprendre l’axiome tel que nous l’avons exposé, à cause de la difficulté qu’il éprouvera à concevoir un objet en général et à opérer sur cette idée abstraite.
Si des axiomes nous passons aux différens raisonnemens, nous aurons occasion de faire les mêmes réflexions. Prenons pour exemple le syllogisme : Tout homme est mortel, or Pierre est homme, donc Pierre ut mortel.
Que se passe-t-il en nous quand nous faisons ce raisonnement ? Nous dirigeons notre attention sur les deux premières propositions, nous les considérons ensemble ; et aussitôt nous ne pouvons nous refuser à la certitude [p. 381] qui naît en nous de la vérité de la troisième, qui forme la conclusion du syllogisme. Quand donc je dirai que c’est moi qui ai fait ce syllogisme, je ne pourrai pas me méprendre sur la part que j’ai eue dans ce raisonnement : certainement ce n’est pas moi qui fais la conclusion, ce n’est pas par un effort de mon esprit que je suis parvenu à reconnaître qu’elle était une suite nécessaire des deux prémisses. Elle a été produite en moi sans nul effort ; bien plus, il n’y a nul effort possible de ma part qui puisse m’empêcher d’en être frappé, quand je considère en même temps les deux propositions dont elle découle.
Ce qui m’appartient dans ce raisonnement, ce qui vient de moi, ce qui est le résultat d’un acte que je peux dire mien, c’est l’attention que j’ai donnée aux deux prémisses, et l’effort qu’il m’a fallu faire pour les considérer ensemble et les présenter en même temps à mon esprit.
Les remarques que je viens de faire sur le syllogisme, je pourrais les faire sur toute autre espèce de raisonnement. Imaginons un raisonnement aussi long et aussi compliqué que l’on voudra ; si nous examinons ce qui se passe en nous quand notre esprit en suit la chaîne, nous reconnaîtrons que notre volonté joue encore ici le même rôle, et qu’elle seule est active dans cette opération. En effet, c’est elle qui dirige notre attention sur les différentes parties du raisonnement et qui les présente successivement à notre esprit pour qu’il juge, jusqu’à ce qu’enfin, étant parvenus au bout de la chaîne, nous sommes irrésistiblement conduits à prononcer sur la proposition, c’est-à-dire à juger si elle est vraie ou si elle est fausse. Remarquons bien que cette conclusion, comme toutes les conclusions antécédentes, ne vient pas de nous ; ce n’est pas nous qui la faisons ; mais son évidence nous frappe irrésistiblement, et, loin qu’elle soit le résultat d’aucun effort de notre part, si nous observons encore ce qui se passe en nous au moment où nous [p. 382] découvrons la vérité après l’avoir cherchée, nous reconnaîtrons que l’instant où tout à coup nous sommes éclairés par elle est un instant de joie et de satisfaction, très propre à nous dédommager des efforts que nous avons été forcés de faire pour y arriver.
Dans tout raisonnement, il faut donc soigneusement distinguer les différens rôles que jouent la volonté et l’intelligence. La volonté est active; elle dirige notre attention sur les différentes parties du raisonnement, elle les rapproche successivement, elle nous les fait considérer en même temps ; et l’esprit, en leur présence, prononce sur leurs rapports. L’esprit agit indépendamment de notre volonté dans le jugement qu’il porte, et il n’y a pas là d’action de notre part. Il suffit que nous fixions notre attention sur deux perceptions qui affectent en même temps le cerveau, avec la volonté de connaître leur rapport, pour que nous acquerrions aussitôt la connaissance de ce rapport (17). Il est donc évident que dans tout [p. 383] raisonnement nous ne devons réellement nous attribuer que la suite des efforts d’attention que nous faisons pour passer successivement d’une des parties à l’autre, et réunir dans une perception commune les différens objets sur lesquels nous devons prononcer ; de sorte que si les [p. 384] idées que notre attention va ainsi recueillir avec effort naissaient spontanément dans notre cerveau, nous nous trouverions en état de suivre la chaine d’un raisonnement
à la formation duquel notre volonté n’aurait aucune part, et qui, par cela même, nous semblerait révélé.
Cette courte analyse du raisonnement suffirait pour faire concevoir combien la manifestation de l’intelligence pure est spontanée, et ressemble peu aux actes libres, auxquels elle s’associe pourtant d’une manière si intime dans le raisonnement.
Cette vérité une fois admise, les réflexions les plus simples suffisent pour en faire reconnaître à chaque instant des applications. On ne s’étonnera plus de voir un écrivain sous la plume duquel les idées ct les expressions courent dans certains momens avec une grande facilité, se trouver dans d’autres, malgré les efforts de volonté les plus énergiques, frappé d’une incapacité que rien ne peut vaincre. Les dispositions morales influent aussi de la manière la plus puissante sur la nature et la fécondité des idées. Voyez quel flux de paroles sort de la bouche d’un homme que la colère enflamme ; comme les idées se succèdent avec rapidité dans la tête de celui que la joie ou l’espérance animent ! Certes la volonté n’est pour rien dans un pareil phénomène, et il est de toute évidence que la seule modification survenue dans le cerveau, par suite des sentimens moraux dont nous parlons, a suffi pour en faire jaillir cette abondance d’idées qui nous étonne.
Il est inutile de dire que c’est la nature des sentimens éprouvés qui détermine celle des idées auxquelles ces sentimens donnent naissance. L’homme livré à la colère, [p. 385] au ressentiment d’une injure, quelque volonté contraire qu’il puisse avoir, se trouvera assailli par des idées de vengeance. Observez-vous au contraire quand, après un bienfait reçu, c’est le sentiment de la reconnaissance qui domine en vous, et vous verrez comme. Naturellement des idées, des projets de dévouement rempliront votre âme. Dans l’un et l’autre cas, les idées conçues sont accompagnées d’un besoin d’expression auquel il est difficile de résister.
Rien de plus commun, rien de plus vulgaire que ce faits. Tous les jours on dit que la colère inspire le mot qui blesse au cœur, que la reconnaissance rend ingénieux ; mais ce rapport, entre un sentiment moral éprouvé et l’apparition des idées spontanées qui en résultent immédiatement, n’a pas été, que je sache, suffisamment considéré sous le point de vue psychologique.
Il est cependant important de savoir avec certitude combien nos idées, nos jugemens, enfin tout ce qui se rattache à l’intelligence pure, est indépendant de notre volonté ; il faut être bien convaincu que cette dernière faculté, qui seule constitue la personnalité, ne peut que servir à nous mettre dans les conditions favorables à l’apparition de la lumière, qui ensuite brille ou ne brille pas, selon que des circonstances fatales en décident ; et sous ce rapport, il est très rigoureux de dire que tout acte de l’intelligence est une véritable inspiration.
Le langage commun, qui, dans sa simplicité, exprime souvent des vérités que la philosophie spéculative méconnait, peut encore être invoqué ici. Celui qui s’est trouvé tout à coup éclairé d’une pensée heureuse qu’il ne cherchait pas, dit qu’elle lui est tombée dans l’esprit, et reconnaît ainsi combien sa volonté est restée étrangère à la manifestation de cette pensée.
Lors même que la lumière qui nous éclaire ne paraît que le résultat de l’attention suivie que nous donnons à un sujet, cette attention n’en est bien évidemment que [p. 386] la cause occasionnelle ; et rien n’est plus éloigné de la vérité que l’opinion de Buffon, qui définissait le génie une attention profonde : une attention profonde peut favoriser l’exercice du génie, mais elle ne le constitue pas.
Application à l’inspiration des extatiques.
Arrivons enfin à l’inspiration des extatiques. L’explication de ce phénomène n’offre plus les difficultés dont elle semblait d’abord entourée.
Nous avons vu, en effet, que l’intelligence est une faculté placée entièrement hors de notre volonté, et que toute l’influence que nous pouvons exercer sur elle se réduit à imprimer à notre organisation certaines modifications qui en favorisent l’apparition. Mais ces modifications, des circonstances fortuites peuvent les produire : on le voit dans les songes ; on peut le remarquer dans tous les cas où un sentiment moral domine. Hé bien, dans l’extase, le même fait organique a lieu, mais d’une manière beaucoup plus tranchée. Alors souvent des modifications du cerveau, survenues spontanément, décident une série d’idées que nous n’avons pas la conscience d’avoir formées, et qui par cela même doivent étonner celui qui s’en voit éclairé sans effort. Une seule pensée qui nous tomberait ainsi dans l’esprit ne produirait peut-être aucune illusion ; mais si la disposition dans laquelle nous nous trouvons en détermine une série un peu longue, il nous sera difficile d’échapper à la conviction que quelque chose de surnaturel se passe en nous. Si à cette circonstance se joint celle d’un oubli complet après le moment de l’inspiration, si les idées spontanées sont des idées religieuses en rapport avec la croyance de l’extatique, voilà bien des motifs capables de le confirmer dans son illusion. Tel était en particulier le cas de madame Guyon, dans les inspirations dont j’ai rappelé des exemples. [p. 387]
Quant au second mode d’inspiration, la circonstance de l’audition d’une voix qui dicte les pensées n’a rien de bien remarquable ; et on voit tout de suite qu’il s’agit ici d’une simple vésanie de l’organe de l’ouïe, d’un véritable rêve qui n’offre rien de plus singulier que les songes dont nous sommes affectés toutes les nuits.
Si vous placez près d’un homme endormi une rose dont le parfum puisse affecter son odorat, il pourra fort bien se faire que cette sensation, en vertu de la liaison établie dans la veille par la simultanéité des impressions, produise dans son cerveau l’image visuelle de la rose, et lui donne un rêve dans lequel il verra cette fleur avec les couleurs qui lui sont propres, les feuilles qui l’entourent, le buisson dont elle fait partie, etc. (18). Un phénomène analogue se passe chez l’extatique, dans l’esprit duquel tombent tout à coup des pensées qu’il n’a pas la conscience d’avoir cherchées. Il rêve une cause étrangère qui les lui donne ; il entend une voix. Ce cas arrive le plus souvent lorsqu’il est dans un état physique voisin du sommeil. Avertissons toutefois qu’on aurait grand tort de faire de cette dernière circonstance une règle générale. Rien n’est plus commun que de voir le phénomène dont nous parlons se manifester chez les extatiques dont l’état se rapproche le plus de la veille ; j’en [p. 388] ai vu de fréquens exemples chez les somnambules magnétiques.
C’est à ce second mode d’inspiration qu’on doit rapporter un fait auquel saint Augustin a donné une certaine célébrité. Ce père de l’Église raconte (19) que pendant qu’il était encore à Milan, Eulogius, professeur de rhétorique à Carthage et l’un de ses anciens élèves, ayant trouvé un soir, en préparant sa leçon du lendemain, quelque obscurité qu’il ne pouvait éclaircir, fut forcé de se coucher sans en avoir la solution ; qu’il eut d’abord de la peine à s’endormir, mais qu’enfin ayant cédé au sommeil, il vit en songe saint Augustin lui-même qui venait lui expliquer le passage qui l’embarrassait. Rien de si simple qu’une semblable apparition. La solution de la difficulté tomba en dormant dans l’esprit d’Eulogius, et celui-ci naturellement rêva quelqu’un qui la lui donnait ; or ce devait être de préférence le professeur de la bouche duquel il avait eu l’habitude de recevoir l’instruction. Mais saint Augustin ne voyait pas la chose de cette manière ; son élève avait été certainement visité par un ange. Il rapporte ce fait à l’appui de son opinion sur les apparitions des morts. Suivant lui, ces apparitions ne doivent pas être attribuées à la personne même qu’on voit et qui ne pourrait quitter le séjour que lui a assigné la justice divine, mais à des anges ou des démons qui, avec la permission de Dieu, viennent communiquer avec les vivans en empruntant la figure des morts. Relativement à l’histoire d’Eulogius, « Certainement, dit-il, ce n’est pas moi, ce n’est pas mon âme qui s’est transportée la nuit à Carthage, pour lui donner la solution de là difficulté qui l’embarrassait ; j’étais alors à Milan, où je ne pensais ni à lui ni au sujet qui l’occupait ; et pourtant [p. 389] il m’a vu, il a reçu aide de moi. N’est-il pas naturel de penser que, quand nous voyons les morts, quand nous conversons avec eux, quand il nous semble qu’ils viennent nous révéler quelque chose, il en est absolument de même, et qu’ils ne prennent pas plus de part aux visions qui nous frappent, que je n’en prenais au songe d’Eulogius ? »
Dans le troisième mode d’inspiration, l’extatique, au lieu d’entendre une voix, est forcé de prononcer lui-même des paroles qui expriment ce qui lui parait une révélation. Cette circonstance n’offre rien non plus qui ne se représente dans les songes. Nous sommes si habitués à exprimer nos idées au moyen de la voix, que souvent nous ne pensons qu’en parlant ; même dans le sommeil, lorsque nous rêvons haut, nous exprimons aussi bien les pensées que nous attribuons aux interlocuteurs imaginaires présents dans nos songes, que nos pensées propres.
Quant an dernier mode d’inspiration, celui qui s’opère par le moyen de visions allégoriques, on ne peut se dissimuler que son explication offre plus de difficulté. Cette espèce de fête donnée à la conscience par l’intelligence, qui ne révèle son secret qu’après avoir fourni une succession plus ou moins longue d’images, offre un merveilleux bien capable de jeter dans l’étonnement. Ne perdons pas de vue toutefois que le poëte qui invente une allégorie ingénieuse, le fait en vertu d’opérations intellectuelles entièrement différentes de la volonté ; on peut dire la même chose de l’architecte qui conçoit le plan d’un palais ou la distribution d’un jardin. C’est une vérité qui n’a pas besoin de démonstration; car, comment la volonté pourrait-elle lui fournir les conceptions qu’il doit inventer et que par cela même il n’a pas ? Ecarter toute idée étrangère, pour ne laisser place qu’aux images qui peuvent avoir quelque rapport avec l’objet qu’il se propose, voilà tout ce qu’il peut faire pour [p. 390] provoquer l’inspiration du génie (20). Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que, dans l’extase ou les songes, notre imagination nous peigne des palais, des jardins, nous présente des allégories plus ou moins ingénieuses, plus ou moins compliquées. Mais ce qui n’est pas si facile à comprendre, c’est comment il peut se faire que l’explication de l’allégorie, qui devrait être simultanée à la perception des images, se fasse attendre jusqu’à la fin, comme si une volonté de surprendre avait présidé à la conception du spectacle. Il y a même plus : souvent la curiosité de l’extatique ou du rêveur ost éveillée par un personnage imaginaire qui vient l’avertir de se rendre attentif ; et néanmoins, tout en contemplant les images qui se présentent à lui, il ne peut deviner un plan qui ne sort pas d’une autre intelligence que la sienne. Nous avouerons volontiers qu’il faudrait, pour éclaircir parfaitement ce sujet, être plus avancé que nous ne sommes dans la connaissance du mode d’inspiration qui nous occupe ; peut-être même faudrait-il avoir eu des visions et en conserver un souvenir complet et distinct. On peut cependant hasarder une explication qui me paraît présenter assez de vraisemblance. C’est un fait constant qu’il suffit que notre âme soit occupée de certaines idées pour que des images analogues viennent naturellement se peindre dans notre cerveau. Les figures, les comparaisons, les allégories, si fréquentes dans le langage des orateurs, suffisent pour mettre cette vérité dans tout son jour. Ces images [p. 391] sont bien évidemment le résultat d’une modification physique de l’organe cérébral ; modification qui résulte de la seule présence long-temps continuée dans l’âme d’un certain ordre d’idées. Même, pour que ces formes allégoriques se peignent dans le cerveau, il n’est pas nécessaire que l’âme soit actuellement occupée des idées avec lesquelles elles ont du rapport ; souvent elles surviennent au moment où l’intelligence se trouve dans un repos parfait. Or, ce phénomène peut certainement se reproduire dans le sommeil et surtout dans l’extase, où l’exaltation cérébrale en favorise la manifestation. Alors, l’extatique, dans l’état passif où il se trouve, reçoit des images qui ont leur source dans les idées de la veille, mais qui en demeurent isolées ; jusqu’à ce que, frappé de l’ensemble, il en saisisse tout à coup la signification. Son attention pourra cependant être partiellement réveillée, et c’est ainsi qu’on doit concevoir l’apparition de ces personnages qui viennent commander d’être attentifs. Quant à ceux qui semblent donner l’explication de la vision lorsque l’âme saisit enfin l’allégorie, leur apparition est le résultat d’un rêve, qui, comme nous l’avons dit, peut être extrêmement compliqué, et nous n’avons rien à ajouter à ce que nous avons dit sur des cas entièrement analogues.
Les limites qui nous sont prescrites par le plan de l’Encyclopédie ont nécessairement rendu notre travail incomplet sous certains rapports ; un grand nombre de preuves ont dû être omises, et des développemens utiles supprimés. Cependant ce que j’ai pu dire suffira, il me semble, pour donner une idée de la nature et de l’importance des résultats auxquels peuvent conduire des recherches sur l’extase.
A voir l’oubli dans lequel les merveilleux phénomènes de l’extase sont plongés, on pourrait facilement être tenté de révoquer en doute la fréquence de leur apparition ; [p. 392] cependant les faits existent, et leur évidence ne pourra manquer de frapper quiconque s’attachera à en prendre une connaissance tant soit peu exacte. Qu’on lise les vies des saints mystiques ; qu’on médite sur celles de ces fauteurs d’hérésies, chez qui une foi plus vive encore a dû produire un plus haut degré d’exaltation ; qu’on consulte l’histoire des troubles et des massacres auxquels la vue de leurs extases a donné lieu, celle des possessions si fréquentes, surtout aux époques de lutte entre les croyances chrétiennes ;
qu’on cherche à se faire une idée de ces épidémies de sorciers, fomentées par les supplices atroces au moyen desquels on se flattait de les réprimer (21) ; qu’on se borne même, si on veut, à étudier les épidémies d’extases survenues dans le l8me siècle, et qui seules suffiraient pour faire briller la vérité de l’éclat le plus vif, et on verra s’il est possible de se rendre raison de ces événemens autrement que par l’admission de l’extase telle que je l’ai signalée.
J’appelle particulièrement sur ce point l’attention des médecins qui n’ont pas limité leurs recherches sur l’homme dans le cercle trop restreint des études vulgaires. J’appelle aussi celle des historiens auxquels, des études profondes n’ont pu manquer de faire sentir vivement, dans l’histoire d’un grand nombre d’époques, une foule de lacunes que la connaissance de l’extase peut seule remplir.
Septembre 1826.
NOTES
(6) Extrait de la Vie de Mme Guyon, écrite par elle-même, page 118.
(7) Extrait de la Vie de Mme Guyon, écrite par elle-même, page 223.
(8) Ibid., page 227.
(9) Il s’agit toujours de son commentaire sur l’Écriture-Sainte.
(10) Extrait de la Vie de Mme Guyon, écrite par elle-même, page 229.
(11) C’est-à-dire son commentaire.
(12) Extrait de la Vie de Mme Guyon, écrite par elle-même, page 229.
(13) A cette époque, les opinions de Swedemborg faisaient tant bruit en Suède, qu’elles étaient répandues jusque dans la classe la moins éclairée de la société.
(14) Théâtre sacré des Cévennes, page 460.
(15) Voici comment Jurieu, écrivain protestant bien connu, et postérieur seulement de peu d’années aux trois prophètes dont il est ici question, s’exprime sur leur compte : « Ce qui m’a déterminé, dit-il (Avis à tous les chrétiens), à souder les oracles sacrés, c’est le concours des prophètes modernes qui prédisent la fin de l’empire anti-chrétien (du catholicisme). Je trouvais dans les prophéties de Cotterus, de Christine et de Drabicius quelque chose de grand et de surprenant. Cotterus, qui est le premier de ces trois, est grand et magnifique ; les images de les visions ont tant de majesté et tant de noblesse que celles des anciens prophètes n’eu ont pas davantage ; les deux années de la prophétie de Christine sont, à mon sens, une suite de miracles aussi grands qu’il en soit arrivé depuis les apôtres, et même je ne trouve rien dans les plus grands prophètes de plus grand que ce qui est arrivé à cette fille. Drabicius a aussi ses grandeurs, mais il a beaucoup plus d’obscurité. »
(16) On attribue ordinairement à Descartes cette opinion; mais il n’est pas vrai que ce grand homme soit tombé dans l’erreur qu’on lui a si souvent reprochée. Il s’exprime clairement ce sujet dans plusieurs passages de ses écrits : « Lorsque je dis que quelque idée est née avec nous, ou qu’elle est naturellement empreinte en notre âme, je n’entends pas qu’elle se présente toujours à notre esprit, car alors il n’y en aurait aucune ; mais j’entends seulement que nous avons en nous-même la faculté de la produire. » Méd. Obj. 3.
Ailleurs, appliquant à l’idée de Dieu ce qu’il vient de dire d’une manière Générale : « Lorsque j’ai dit que l’idée de Dieu est naturellement en nous, je n’ai jamais entendu autre chose, si ce n’est que la nature a mis en nous une faculté par laquelle nous pouvons connaître Dieu ; mais je n’ai jamais écrit ni pensé que telles idées fussent actuelles, ou qu’elles fussent des espèces distinctes de la faculté même que nous avons de penser, et même je dirai plus, qu’il n’y a personne qui soit plus que moi éloigné de tout ce fatras d’entités scolastiques. »
Sur l’intelligence des animaux.
(17) On voit qu’on pourrait se faire une idée de la manière dont nous parvenons à la connaissance de la vérité, en considérant le cerveau comme un lieu éclairé par la lumière de l’intelligence, et où nous voyons clairement les rapports des objets, aussitôt que nous les y considérons ensemble ; tout notre rôle alors consiste à rassembler les objets au foyer de la lumière, pour pouvoir, d’un coup d’œil, les considérer réunis et prendre connaissance de leurs rapports.
En se plaçant dans ce point de vue, ou parvient facilement à la solution des questions les plus importantes. Toutes les actions des animaux, par exemple, s’expliquent très bien par l’admission chez eu de l’intelligence pure, et telle que l’analyse que nous venons de faire montre qu’elle doit être chez des êtres qui ne peuvent, au moyen d’une attention volontaire, choisir les perceptions sur lesquelles l’intelligence doit prononcer. Cette hypothèse, qui se prête, avec une merveilleuse facilité, à l’explication des difficultés les plus embarrassantes, permet en outre de concevoir également et le point de vue des cartésiens, qui ont si bien démontré l’absurdité de supposer que les actions, même les plus surprenantes des animaux, fussent le résultat d’une raison semblable à la nôtre, et l’opposition que leur système a trouvée dans le bon sens, qui nous montre, d’une manière évidente que l’animal est quelque chose de plus qu’une machine. Au surplus, le langage vulgaire est encore ici tombé sur la vérité avec une justesse qu’on ne saurait trop admirer. Il n’y a pas de berger qui ne rie aussi bien de celui qui voudrait lui faire voir de la raison dans le chien qui garde son troupeau, que de celui qui voudrait lui faire croire que ce chien n’est qu’une machine ; ce berger ne s’est jamais demandé en quoi la raison diffère de l’intelligence pure, et pourtant le simple bon sens qui, sans réflexion, fait donner à chaque mot, avec une justesse étonnante, sa signification propre, lui a appris que son chien a de l’intelligence, et n’a pas de raison. Si on joint à cela que ce même bon sens lui montre clairement que ce chien n’a pas de liberté, et que l’homme qui jouit de la raison en a, on conviendra que le rapprochement qui fera dire au philosophe que la raison n’est autre chose que l’intelligence guidée par la liberté n’est pas difficile à faire.
On ne m’objectera pas sans doute qu’ayant expliqué l’inspiration des extatiques par le défaut d’activité morale ou de liberté, je devrais être forcé de reconnaître que les extatiques retombent au rang des animaux, ou plutôt que les animaux devraient être susceptibles d’inspirations semblables à celles des extatiques. Pour sentir toute la futilité d’une pareille objection, il suffira de se rappeler 1° que, dans l’extase, l’absence de liberté est loin d’être aussi complète que chez les animaux ; 2° que les extatiques trouvent les matériaux de leurs inspirations dans les idées auxquelles ils sont arrivés dans l’état de veille par voie de raisonnement, idées qui, une fois acquises et placées dans la mémoire, peuvent être reproduites par le simple jeu des fibres cérébrales. Ajoutons que les animaux n’étant pas susceptibles des sentimens moraux, c’est une source de moins d’idées. Quant aux connaissances qu’ils paraissent avoir, et dont l’homme est dépourvu, il n’en est certainement aucune qui ne pût être chez l’homme le résultat de l’intelligence pure, agissant sur des sensations ou des idées (images), que l’homme n’a pas et que l’organisation des animaux peut leur fournir. Ce qui pourrait confirmer ce point de vue, c’est que, dans quelques cas de maladie, et dans l’extase, on voit quelquefois apparaître certaines facultés qu’on ne remarque d’ordinaire que chez les animaux. Par exemple, l’instinct qui rend certains malades capables de choisir les alimens ou même les remèdes avec une sagacité étonnante, ainsi que l’ont remarqué Cabanis et tous les médecins observateurs.
(18) Rien de si varié que les différentes scènes que notre imagination peut nous présenter à l’occasion d’une sensation éprouvée en songe. Qu’un homme se trouve pris de la goutte et qu’il commence à souffrir des douleurs dans une articulation, il pourra rêver qu’il est appliqué à la torture, et il verra les bourreaux lui tenailler la partie dont il souffrira. Un autre rêvera qu’une pierre tombée sur son pied a écrasé l’orteil dans lequel il souffre de vives douleurs, il verra l’ennemi qui lui aura lancé cette pierre, ou le mur d’où elle aura été détachée ; il pourra enfin, à l’occasion de cette sensation, se créer mille scènes plus étranges et plus compliquées les unes que les autres. Or, une pensée tombée dans l’esprit peut donner lieu à un nombre aussi grand d’images accessoires créées par l’imagination.
(19) Traité du soin qu’on doit prendre des mors, adressé à saint Paulin, évêque de Nole.
(20) Ces considérations mettent en évidence la cause de l’immense différence qui existe entre le talent de l’artiste et celui du critique. Presque tout est inspiration dans le véritable artiste : mais, doué du génie créateur, il ne possède souvent qu’à un faible degré la faculté de juger comparativement les chefs-d’œuvre même qu’il a enfantés ; et celle de se replier sur lui-même, pour reconnaitre les lois qui ont à son insu présidé à ses conceptions, lui est plus souvent encore refusée. Or ces deux dernières facultés sont celles qui font le critique judicieux.
(21) Vers la fin du règne de Henri IV; la province du Labour se plaignant d’être infestée de sorciers, le roi nomma une commission chargée d’informer sur ce sujet, et qui fit brûler vifs six cents de ces malheureux. Delancre, digne président de cette commission, a composé un ouvrage dans lequel se trouvent consignées leurs principales dépositions.
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