La Pensée magique dans la religion. Par René Laforgue. 1934.

LAFORHUEMAGIE0008René Laforgue. La pensée magique dans la religion. Article parut dans la « Revue française de psychanalyse », (Paris), tome septième, n°1, 1934, pp. 19-31.

René Laforgue (1894-1962). Médecin et psychanalyste, en 1925 il fonde avec Angelo Hesnard et quelques autres collègues, l’Evolution psychiatrique. L’année suivante avec René Allendy et Edouard Pichon il fond la Société psychanalytique de Paris (SPP). Puis en 1927 il fonde avec quelques membres de cette nouvelle société, il fonde la Revue française de psychanalyse. En 1953 il rejoindra la Société française de psychanalyse, crée par Daniel Lagache et Jacques Lacan.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.
 – Par commodité nous avons renvoyé la note originale de bas de page en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 19]

La Pensée Magique dans la religion

Par R. LAFORGUE

Le nombre des auteurs qui ont étudié la magie dans la religion est considérable. L’ethnologue, le sociologue, le psychologue, chacun dans son domaine, sont en effet obligés de s’occuper de cette question.

D’après Frazer la magie la religion et la science ne, seraient au fond que les différentes attitudes psychiques que l’homme, suivant son degré de civilisation, adopte en face des problèmes de l’univers.

En ce qui concerne l’origine de la magie et de la religion ; les opinions varient considérablement. Les uns croient que magie et croyances religieuses se sont développées côte à côte : les autres affirment au contraire que la magie représente l’attitude primitive de l’homme en face de ce qui le dépasse, et que la religion se serait lentement développée sur la base de croyances magiques telles que le totémisme ou le fétichisme.

La difficulté principale que tous les chercheurs qui se sont occupés du sujet ont rencontrée se résume de la façon suivante : Qu’est-ce que la magie ? Quelle est l’attitude de l’homme dans la magie ou dans la religion ? Le problème ainsi posé nous parait au fond un problème d’ordre affectif et nécessitant, pour être résolu d’une façon satisfaisante, l’intervention du psychologue.

Or, nous croyons que les moyens d’investigation qu’emploie ce dernier, sont très imparfaits, – surtout s’il ne dispose pas, pour interpréter les faits, de l’expérience fournie par la psychanalyse. Et c’est pourquoi la plupart de ceux qui se sont occupés du problème, se sont heurtés à des difficultés considérables, difficultés qui ont donné lieu, chez certains auteurs, à des contradictions dans le raisonnement, à des faiblesses et à des obscurités dans l’argumentation. Mais laissons-leur la parole. Ecoutons d’abord Frazer.

LAFORHUEMAGIE0006

Frazer dit dans The Golden Bough (III, p. 458) : « Dans la magie, l’homme cherche à se servir de sa propre force pour surmonter les difficultés et les dangers qu’il l’encontre de tous côtés. Il croit à l’existence d’un certain ordre de choses dans la nature, ordre sur [p. 20] lequel il pense pouvoir compter et qu’il croit pouvoir influencer suivant ses désirs. Quand il découvre l’erreur de son attitude, quand il a constaté avec tristesse que l’ordre présumé des choses, et aussi l’influence qu’il croyait exercer sur les événements, ne sont que pure imagination, l’homme cesse de se fier à sa propre intelligence et à ses propres moyens, et se soumet dévotement à la puissance de grands esprits agissant dans la nature ; c’est à ces esprits qu’il attribue maintenant toute la puissance qu’auparavant il réclamait pour lui-même. Ainsi, chez les individus plus subtils se développerait la religion qui, lentement, remplacerait la magie. La religion explique la marche de la nature comme déterminée par la volonté, la passion ou le caprice d’esprits tout puissants qui, tout en étant de beaucoup supérieurs à l’homme, agiraient à sa manière.

« Mais, par la suite, cette explication deviendrait insuffisante. Elle suppose, en effet, que le cours des événements dans la nature serait, non pas déterminé par des lois immuables, mais au contraire par des lois modifiables {par le miracle, par exemple) : conception qui ne résiste pas à une observation plus précise du monde. Car à mesure qu’on découvre le pourquoi des choses, on est frappé de la régularité et de la précision extraordinaires qui caractérisent les manifestations de la nature… et ainsi les hommes les plus audacieux se verraient obligés, pour atteindre à une compréhension plus profonde de l’univers, de rejeter finalement l’explication religieuse du monde comme insuffisante… Et la religion en tant qu’explication de la nature, serait alors remplacée par la science. »

Plus loin, Frazer constate un conflit grave qui séparerait la magie de la religion, conflit qui se serait toujours manifesté par l’hostilité impitoyable des prêtres contre la magie. Frazer s’oppose par conséquent à toute confusion entre magie et religion : voilà pourquoi ni le totémisme, ni le fétichisme ne constituent à ses yeux une religion.

La religion, d’après lui, c’est l’effort de l’homme pour se concilier les puissances supérieures qui dirigeraient le monde. Et dans ce sens, il considère la religion comme opposée en principe et à la magie, et à la science, ces dernières correspondant au désir de l’homme de commander l’univers par ses propres moyens. Se concilier l’être supérieur supposerait par contre l’existence de cet être, doué d’une volonté propre lui permettant d’accueillir ou de rejeter la prière de l’homme, et laissant toujours celui-ci dans l’impuissance de commander et dans l’incertitude de l’avenir. [p. 21]

On voit donc que Frazer met la magie et la science à peu près sur le même plan et que, pour lui, la religion représenterait simplement comme la magie d’ailleurs d’ailleurs, un essai imparfait d’explication du monde. Sa théorie un peu simpliste ne tient pas assez compte des besoins affectifs de l’homme, besoins qui, indépendamment du désir de savoir et de comprendre, suffiraient à déterminer l’attitude magique, religieuse ou scientifique de l’homme.

D’après Preuss, dans son ouvrage sur l’origine de la religion et de l’art, la sorcellerie, qui joue un si grand rôle dans la magie, serait de date relativement récente. Dans le premier stade de la magie, il se serait agi surtout de la croyance à un envoûtement qui s’exercerait à l’aide de certaines parties du corps humain et de certains actes de l’homme. En particulier, se serait développée la croyance que les orifices du corps étaient susceptibles d’émettre une puissance magique, par exemple, le nez par la respiration, l’anus par les excréments, la verge par l’urine.

Pour Preuss, de même que pour l’Anglais Parett, la magie n’est pas la seule manifestation des tendances susceptibles d’aboutir à la création des religions. Tous les deux prétendent qu’il y en a d’autres qui n’ont rien de commun avec la magie. Mais leurs théories non plus ne nous paraissent guère satisfaisantes.

Lévy-Bruhl a tenu compte davantage du côté affectif du problème. L’état d’esprit du primitif a été étudié par lui, de très près.

Pour Durkheim et son école, le totémisme est une religion au même titre que les autres : il n’y aurait donc pas lieu d’envisager un état d’esprit particulier poussant l’individu à préférer des croyances magiques à des croyances religieuses.

Avec Freud, nous croyons saisir d’une façon plus satisfaisante le véritable aspect du problème. Dans Totem et Tabou Freud explique, en se basant souvent sur les travaux de Lévy-Bruhl, qu’une action magique n’est d’abord qu’une tentative pour dramatiser la satisfaction d’un désir, afin que celte satisfaction puisse être vécue par l’intermédiaire d’hallucinations pour ainsi dire motrices. Autrement dit : le cérémonial magique suffit à déterminer, tant chez le sorcier que chez le patient, un sentiment de satisfaction. Et le résultat réellement obtenu, serait au fond secondaire.

De ce point de vue, il nt y a guère de différence entre la magie et la religion, et toutes deux s’apparentent, à notre avis, au cérémonial obsessionnel dont le malade sait fort bien qu’il n’est suivi d’aucun [p. 22] effet réel sur la nature qu’il veut modifier. S’il se soumet à ce cérémonial, c’est parce que son accomplissement représente une nécessité affective, seule capable de lui donner l’équilibre et le calme psychiques. C’est en effet l’étude des obsessions qui a permis à Freud de poser la question sur son véritable terrain, et de comprendre qu’un cérémonial rituel magique ou religieux pouvait répondre à un besoin affectif même pour des individus qui, par raisonnement comprennent parfaitement bien qu’il peut être illogique, qu’il ne comporte pas forcément d’action sur Dieu ni sur la nature, et que tout se passe dans l’imagination.

Ainsi Freud est arrivé à considérer la religion comme une obsession universelle, et au fond la magie ne représenterait donc à nos yeux, que certains aspects particulièrement caractéristiques de cette obsession. Magie et religion, comme l’obsession d’ailleurs, seraient des moyens par lesquels l’individu souffrant d’un conflit psychique à la suite d’un désir inassouvi, recherche la paix de l’âme. Et voilà pourquoi, dans la pratique, magie et religion se mêlent, pourquoi il est souvent difficile de distinguer ce qui dépend de l’une plutôt que de l’autre.

Les formules magiques du rituel religieux assyrien impliquent par exemple que la magie provient de l’acte de sorcellerie d’un mauvais esprit qui veut tourmenter l’homme. L’adjuration est alors un acte de sorcellerie nouveau destiné à annuler le premier acte.

Jastrov ne voit qu’une différence minime entre cette adjuration et la prière ; si, en effet, la cause directe ou indirecte d’une maladie on d’une calamité est la colère de Dieu, la prière n’est qu’une adjuration faite pour obliger Dieu à annuler la punition.

On peul également faire appel à Dieu pour se protéger contre un démon ou contre un sorcier. La prière elle même peut s’accompagner d’un rituel magique, comme dans les cas d’exorcisme, où l’on suppose un être possédé du démon.

On voit très bien dans ce cas comment les pratiques religieuses et magiques peuvent se mêler. On en voit la juxtaposition ou l’interprétation. Mais ce rituel magique alors suivi pour soulager un homme pieux a officiellement et socialement le même caractère qu’une prière religieuse. Souvent, cependant, surtout à l’égard du diable, la formule magique ou religieuse devient une véritable arme défensive devant une attaque, force contre force ; on voit alors apparaître plus nettement la distinction entre le cérémonial magique [p. 23] et la prière ; celle-ci exprime en général une attitude qui diffère de la révolte ou de l’attaque.

Dans l’ancienne Egypte, où la magie pénétrait intimement la vie religieuse, elle avait avant tout pour but de protéger la vie privée et d’assurer à l’individu le bonheur dans l’au-delà, et aussi la possession de tous les objets pouvant lui être utiles dans sa nouvelle existence. Ce fait révèle l’intérêt porté par la communauté aussi bien à la vie privée de l’individu qu’à l’avenir d’outre-tombe, intérêt non dépourvu de caractère social, même s’il n’avait pour mobile aucune préoccupation d’ordre social. Le véritable mobile de ce rituel semble avoir été en effet, la crainte égoïste d’être privé soi-même de bien-être dans l’au-delà si l’on ne fait pas tout le nécessaire pour l’assurer aussi aux morts de la famille.

A la réflexion, on pourrait même découvrir dans ces préoccupations une tendance nettement amorale. Car le but poursuivi en fait par le rituel égyptien était de protéger le mort contre le jugement des dieux préliminaire à son entrée au paradis, et de le mettre en mesure de se défendre par la magie contre toute accusation d’amoralité. (Voir Karl Beth, et son travail sur la religion et la magie.)

Tel est le rôle des images, des amulettes et des inscriptions magiques qu’on trouve dans les tombeaux égyptiens.

Chacun se rappelle aujourd’hui encore l’émotion causée dans le monde par la mort du savant qui, le premier, avait pénétré dans le tombeau de Tout Ankh Ammon. Certains attribuaient cette mort à la puissance magique ou sorcellerie exercée par les prêtres qui embaumèrent le pharaon, et qui voulurent protéger le cadavre même du défunt. Le mort devait être à l’abri de toute atteinte tant humaine que divine. On ne peut nier que cette conception se trouve tout à fait à la limite de ce qui nous paraît normal ou social.

Vous savez qu’une objection semblable a été formulée par Luther contre l’absolution telle qu’elle semble avoir été accordée parfois par certains prêtres au commencement du XVIe siècle. C’est peut-être pour une raison analogue que les réformateurs prirent parti contre la confession catholique, considérée par certains comme une pratique magique permettant au confesseur de se substituer à Dieu et de pardonner les péchés, c’est-à-dire d’assurer au pénitent une éternité bienheureuse.

Sierra Exif JPEG

Il n’est pas nécessaire d’étendre l’étude de la magie à nos grandes religions modernes, qui se défendent naturellement de la pratiquer. [p. 24] Il suffit de constater qu’au point de vue affectif, leur rôle est semblable à celui des religions primitives, qui nous mettent plus à l’aise pour étudier notre sujet. Cette constatation n’a d’ailleurs rien de dégradant, car elle peut s’appliquer également à certaines pratiques dites scientifiques ; les certitudes scientifiques s’obtiennent eu effet par de grands efforts susceptibles, chez beaucoup de personnes, d’avoir une jonction psychique analogue à celle des pratiques magiques ou religieuses chez les croyants.

On peut se demander si la facilité avec laquelle certains savants affirment par exemple qu’après la mort il n’y a rien, ne s’explique pas par des mobiles analogues à ceux de la Magie. Ce rien que, d’après Kant, nous sommes incapables de nous imaginer, représente donc pour ces savants une certitude à laquelle ils tiennent peut être pour se défendre contre le sentiment d’infériorité terrible qui nous accable quand nous devons avouer que malgré notre désir ardent de savoir, nous nous ne savons pas et ne pouvons savoir ce qui se passera après la mort.

Voici pourquoi Keyserling n’a pas hésité à affirmer que quel que soit l’homme primitif ou moderne, quelque que soit sa croyance totémiste, polythéiste ou monothéiste ou scientifique, il y a des moments dans sa vie où il se livre à des opérations magiques uniquement pour échapper aux tortures que nous inflige l’incompréhension de ce que nous désirons connaitre. Il est essentiel de saisir cet aspect du problème, si l’on veut étudier objectivement la magie dans la religion. Nous nous bornons donc à constater des faits dont le caractère, jusqu’à un certain point, est universel, et qui échappant à l’action du raisonnement, semble être intimement liés à la vie affective, quel que soit le moyen par lequel elle se manifeste/

Et Beth, dans son travail sur la magie et la religion, conclut qu’on ne peut définir la magie, comme le fait un peu candidement Salomon Reinach, comme une simple technique de l’animisme, c’est-à-dire des croyances primitives. Les rites magiques de la vie moderne comportent donc une foule de formes très compliquées de pratiques religieuses ou sociales ; c’est ce qui nous oblige à considérer magie et religion comme issues de désirs affectifs, de représentations et d’interprétations particulières se produisant surtout à l’état prélogique de la civilisation, état qui, d’après Bleuler et bien d’autres (la pensée déréistique), est loin d’avoir été dépassé par la civilisation européenne actuelle.

La magie dans ses manifestations les plus simples, s’explique par [p. 25] la croyance de l’être à la toute-puissance de ses pensées et donc à la réalisation d’un désir au moyen d’actes simples et symboliques. La magie n’est donc, au fond, que la traduction directe d’un désir.

Mais cette transposition d’un désir sur le plan objectal ne représente-t-elle pas déjà une tendance religieuse primitive, ne se manifeste-t-elle que par le moyen du pouvoir absolu de forces immatérielles et anonymes agissant en nous, autour de nous, comme le « Mana » des Mélanésiens, comme le « funga » des Bamtous, comme le « manitou » des Indiens ?

Beth et d’autres prétendent que la magie a pu naître sans que l’être ait supposé l’existence de forces ou d’esprits tout puissants ; Mais nous ne pouvons pas bien le suivre dans cette hypothèse, et nous croyons que le psychologue allemand Wundt, ainsi que King, ont raison quand il font dépendre le développement des pratiques magiques chez l’homme de l’apparition d’une croyance en une force que King appelle « Potenz » et Corrington « Mana ».

Il est difficile de donner une définition exacte de « mana » et nous croyons que Lévy-Bruhl nous explique le mieux ce qu’il faut en penser. Son livre sur l’âme primitive nous donne le tableau de l’état affectif d’une communauté totémique.

Il n’y est nullement question du sauvage au sens ordinaire du mot. Le « sauvage » fait l’impression d’un être peureux, qui n’a pas le droit de s’avouer ses besoins les plus élémentaires, et qui se sent continuellement persécuté par le « mana » et le » imunu », que Speiser traduit par Lebenskraft. Neunauss et les missionnaires allemands par Seelenstoff, Kruyt par Zielstoff, Pechüel-Doesche, au Loango, par Potenz. La traduction par Seelenstoff (substance spirituelle) ne permet naturellement pas de reconnaitre ce que « mana » ou « imunu » signifie pour le primitif. Lévy-Bruhl fait d’ailleurs nettement ressortir la difficulté de l’expliquer, et souligne qu’il ne s’agit pas d’une chose concrète, mais surtout d’une réalité émotionnelle.

Le psychisme primitif n’est à même d’établir une relation objective dans notre sens. La mentalité collective dominante le condamne à une grande passivité, et le besoin d’opinions et de propriétés personnelles lui est inconnu, interdit par des défenses internes et externes… Pour toutes ces raisons, on ne peut attribuer

Qu’une importance relative aux essais d’explication d’un primitif, et on comprend mieux sa situation, si on l’explique en partant du problème émotionnel, c’est-à-dire du problème de la libido.

Lévy-Bruhl donne, par conséquent, la définition suivante et, à [p. 26] notre avis, très bien conçue : « Tout ce dont l’indigène a peur, à cause du mal que cela peut lui faire, tout ce qu’il craint, à cause de son étrangeté, tout ce qu’il flatte pour en obtenir des faveurs, tout ce qu’il conserva avec amour… il vous dira que c’est un « imunu ». Et plus loin : « Elle (la mentalité primitive) cherche avant tout à déceler, dans les objets qui attirent ou retiennent son attention, la présence, le degré d’intensité, et, si étrange que cela nous paraisse, les dispositions bienveillantes ou hostiles de cette essence, ou force, ou « mana », ou « imunu », ou de quelque nom qu’on veuille l’appeler. Il lui faut se prémunir contre les dangers dont elle se sent à chaque instant menacée, et cette crainte règle son attitude à l’égard des êtres et des objets. »

« Mais, comme dit Léyy-Bruhl, cette représentation permanente de la peur, dominante dans les esprits, n’oriente pas le primitif vers la poursuite du savoir dans notre sens. »

Son savoir est insignifiant, mais il lui suffit de la transmettre tel quel…, il essaye, avant tout, par des forces magiques, de se servir de l’« imunu », car de l’« imunu » dépend la réussite à la chasse, à la pèche, dans la culture des plantes, et, en général, dans toutes les entreprises où il s’engage. C’est donc « imunu » qu’il s’agit de fléchir, d’apaiser et de se rendre favorable. »

Les pratiques magiques auxquelles se livrent les primitifs pour s’assurer la faveur de « mana » sont particulièrement bien décrites par Gutmann dans son livre sur l’Apiculture chez les Dschagga. Gutmann nous décrit d’abord les adjurations compliquées, s’adressant à tout le matériel qui sert à la fabrication des ruches : la hache, l’arbre, etc. Ce dernier est l’objet d’un cérémonial particulièrement symbolique, dont la signification doit être compréhensible à tout psychanalyste. Le chef de l’équipe qui abat l’arbre applique la hache sur le tronc et dit quatre fois, en la soulevant : « Msedi, toi qui es si grand…, c’est la misère qui m’amène à toi ; j’ai besoin d’enfants, j’ai besoin de chèvres el de bœufs… Toi, Msedi, si tu as la chance, fais venir les abeilles ! etc… » L’arbre devient ainsi un parent, une sœur du propriétaire. Tout ce que l’on fait pour l’abattre (le tuer) est présenté à cet arbre comme des préparatifs pour son mariage. Le propriétaire profère des plaintes : « Mon enfant, qui vas me quitter, je te donne à un homme, qui va t’épouser, ma fille !… Ne crois pas que je te pousse par la violence à ce mariage, mais tu es adulte maintenant… Mon enfant, qui me quitte, que tout aille bien pour [p. 27] toi… » Le lendemain, le chef de l’équipe dit à son tour à l’arbre : « O enfant d’un homme que tu vas quitter, nous ne t’abattons pas, nous t’épousons ! Et non pas de force, mais avec douceur et bonté… » Et pendant que les hommes sont occupés à abattre l’arbre, son propriétaire, qui n’a pas le droit d’assister à l’abatage, arrive comme par hasard. Il s’effondre à ce spectacle; il se lamente comme sur un forfait ; il est venu trop tard pour l’empêcher. « Ces paroles, et beaucoup d’autres semblables, dit Lévy-Bruhl, doivent persuader l’arbre de son ressentiment. » Suit un cérémonial analogue, lors de la fixation de la ruche à un arbre, à chaque fois que l’on vient chercher du miel, pour ne pas contrarier « l’esprit des abeilles’ et se le rendre favorable, avant de manger du miel, etc…

LAFORHUEMAGIE0005

Dans tout cela, le psychanalyste reconnaît assez nettement une situation caractéristique, savoir : la position sadomasochiste de l’enfant envers le père, le stade anal de l’organisation de la libido de l’individu, avec le besoin d’être « flagellé », « possédé « , etc…, pour satisfaire cette dernière. Ensuite, la peur de a castration, qui retient la libido dans cc stade.

Dans le cérémonial religieux, et dans les organisations sociales de ces primitifs, nous reconnaissons maintenant les fantasmes de flagellation de nos névrosés qui, en raison de leurs relations affectives analogues avec le père, out le besoin d’abréagir comme le primitif le sentiment de culpabilité qui en résulte, et ce en se « mariant » avec le père, comme le Dschagga avec l’arbre pour devenir tout-puissant.

C’est seulement en établissant cette analogie entre l’action magique et le cérémonial névrotique d’un obsédé que nous pourrons comprendre toute la signification de l’action magique.

Que se passe-t-il, par exemple, chez le Dschagga ? Lévy-Bruhl et Gutmann nous font très bien comprendre la peur que « mana » ou « imunu » peuvent inspirer au primitif. Mais il y a un aspect qui leur échappe et qui n’a été éclairé que par l’étude psychanalytique des obsédés, c’est le sentiment de culpabilité que toute action agressive semble inspirer au primitif sinon à l’homme en général.

L’effet de ce sentiment de culpabilité, on peut, d’après ce nom, s’en faire une idée plus nette grâce aux données de la psychanalyse. Le psychanalyste comprendra la signification symbolique que peut représenter le fait d’abattre un arbre, particulièrement un arbre susceptible de faire partie de « mana » ou de « imunu ». Il [p. 28] comprendra également pourquoi cette action agressive est présentée a l’arbre ou à « mana » sous les apparences de l’acte de l’amour, pourquoi, par exemple, le primitif veut se marier avec l’arbre. Il se rappellera ainsi que le petit garçon peut cacher ses tendances agressives vis-à-vis de son père et vouloir châtrer ce dernier non par une attaque directe, mais en le charmant, en se faisant femme, non pour l’aimer, mais pour avoir une influence occulte sur lui qui représente l’autorité, pour se rendre favorable cette autorité, bref pour la mettre dans le « sac ».

De tels sentiments déterminent d’une part la peur de la vengeance du « mana », d’autre part un sentiment de culpabilité intolérable entraînant un véritable besoin de punition que seul peut satisfaire un châtiment, ou bien un cérémonial compliqué à une punition.

L’acceptation de cette punition serait donc le prix que paierait le primitif pour apitoyer « mana » pour le fléchir ou pour se le soumettre. Et ce prix, cette punition, ce cérémonial de l’obsédé, calmeraient à la fois l’angoisse et le sentiment de culpabilité, devenus sans objet du fait de l’annulation par la punition, de la faute commise contre « mana ». Ce dernier, par surcroît, se trouverait obligé de servir et de protéger l’homme. Celui-ci devient ainsi tout-puissant, sa magie a du moins une action à l’intérieur du sujet sur la représentation de l’objet, si non sur l’objet lui même (1)

En rapprochant tout ceci des fantasmes de flagellation de certains obsédés, fantasmes où le sujet se représente une flagellation accompagnée d’un cérémonial compliqué, et déterminant la jouissance sexuelle de l’individu, on comprendra également dans quelle mesure l’action magique, de même que le cérémonial d’un obsédé, peuvent être érotisés et devenir réellement source de volupté.

Il y a évidemment une grande différence entre la magie totémique et la magie dont on constate les manifestations dans les religions modernes de l’homme civilisé. Il suffit pour s’en convaincre de se rappeler Adam et l’arbre de la connaissance. D’après la légende, Adam n’arrive nullement à apitoyer Dieu et à se le soumettre. Après avoir touché au fruit et bien qu’il ait rejeté toute responsabilité sur la pauvre Eve, il est bel et bien chassé du Paradis et obligé d’envisager sa condamnation à l’Enfer. [p. 29]

Sur un point, pourtant, nous voyons apparaître une analogie avec la situation des Dschagga. Les fils d’Adam n’ont-ils pas réussi à obtenir le sacrifice du Fils de Dieu le Père ? Le Christ n’a-t-il pas accepté librement de mourir pour eux, de se sacrifier à eux, et même d’être marié à eux exactement comme cela se passe avec l’arbre chez les Dschagga ? Lhomme n’a-t-il pas racheté par ce sacrifice l’indulgence de Dieu le Père, ainsi contraint de pardonner le péché ? L’eau bénite, l’hostie, le sang du Seigneur ne confèrent-ils pas aux mor tels une véritable puissance magique ?

C’est donc par l’idée du sacrifice que nos religions modernes semblent s’apparenter le plus aux autres religions quelles qu’elles soient. Qu’il s’agisse du sacrifice de l’arbre, du sacrifie des animaux, du sacrifice de l’animal totémique, il semble bien que dans tous ces cas, l’homme obtient que Dieu se sacrifie pour lui et l’aime.

Il y aurait beaucoup à dire sur la signification affective de la notion de sacrifice dans les religions, comme sur la signification sexuelle de l’acte magique. Mais nous ne pouvons ici que nous en tenir à des lignes très générales. Signalons simplement que la notion du sacrifice de Dieu nous paraît caractériser également l’acte obsessionnel.

Dans l’obsession, le malade peut annuler magiquement des pensées; des actes, la vie même. Il souffre, mais nous savons que dans son imagination cette souffrance lui confère des droits: celui, par exemple, de s’opposer aux lois de la nature et de paralyser Dieu. Ce dernier, charmé par son fils vertueux, se sacrifie à lui. Nous savons quel bénéfice de jouissance le fils est susceptible de retirer de cette situation. Nous savons quelle est l’illusion, de toute-puissance qu’elle lui permet de cultiver, illusion indispensable pour échapper à un accès d’angoisse. C’est la tâche du psychanalyste que d’éclairer le rapport entre cette situation et l’homosexualité, puis de montrer dans quelle mesure elle se rattache aux manifestations affectives du stade sadique anal, c’est-à dire d’un stade où l’organe par lequel se réalise la toute-puissance est représenté par les orifices du corps et particulièrement par l’orifice anal. Rappelons à ce sujet l’étude de l’ethnographe Preuss sur les croyances magiques chez les primitifs.

Tout cela nous fait comprendre pourquoi Jones définit la vie religieuse comme étant « la dramatisation sur un plan cosmique des émotions, angoisses, peurs et amours qui naissent des relations de l’enfant avec ses parents. » Et il ajoute : « Cette formule ne saurait [p ; 30] avoir grand sens pour quiconque ne s’est pas familiarisé avec les études modernes sur l’inconscient ; elle est, au contraire, fort significative pour quiconque est au courant.

Nous pouvons maintenant commenter dans l’ordre déjà adopté les cinq aspects ci-dessus énumérés du problème religieux.

1° Relation avec un ordre spirituel surnaturel, en particulier avec des êtres surnaturels. Les attributs de puissance et du tabou qui s’y rattachent, et les diverses attitudes émotives, en particulier celles de dépendance, de crainte, d’amour et de respect, sont toutes des reproductions directes des attitudes de l’enfant à l’égard des parents. Le sens de l’absolu tel que l’éprouve l’enfant dans son attitude originelle à l’égard de sa propre importance, subsiste en partie lorsque le contact avec le réel l’a modifié sous a forme d’une conception anthropocentrique de l’univers implicite dans toutes les religions, puis se déplace en partie en prenant pour objet les parents, et, lorsque ceux-ci à leur tour ne le justifient plus, des êtres divins : le père terrestre est remplacé par le père céleste. Les conflits avec les parents qui naissent inévitablement au cours de l’éducation (laquelle consiste essentiellement à discipliner, ou à modifier la sexualité infantile, ou encore, si on préfère, la vie amoureuse de l’enfant) sont généralement inconscients à cette époque même. Ils entraînent le refoulement de souhaits de mort contre les parents, puis la peur du talion, et c’est de là que naît l’impulsion religieuse courante qui veut apaiser les esprits des ancêtres morts, ou d’autres êtres spirituels, par la magie. L’amour toujours présent suscite le désir du pardon, de l’aide ct du secours.

2° Tous les problèmes émotifs que pose la mort naissent non de la contemplation physique d’étrangers morts, mais d’une ambivalence relative aux êtres aimés par le sujet même. La peur de la mort se manifeste cliniquement de façon invariable comme l’expression de souhaits de mort refoulés, contre des objets d’amour. On constate en outre que les motifs de mort et de castration (ou retrait équivalent de l’objet aimé) sont très étroitement associés, et que l’angoisse relative à une survivance indéfinie de la personnalité exprime constamment la peur de l’impuissance imposée comme châtiment.

3° L’amour de soi et l’importance originelle que se donne l’enfant, sentiments qui sont plus voisins de l’absolu que toute [p. 31] autre expérience au cours de la vie, se déplacent ordinairement sur une partie choisie de l’esprit appelée le surmoi, idéal que le moi se propose à lui-même comme but de son éducation morale. Le sentiment de valeurs suprêmes, d’un sens profond de la vie, qui joue un rôle cardinal dans toutes les religions élevées, est une manifestation caractéristique de cette tendance. Il s’apparente évidement au désir de réconciliation avec Dieu, et de son approbation.

4° L’association constante de la religion et de la mo0ralité est un autre aspect de ce même trait.

5° Le sens d’inégalité à l’égard de la vie, le « sentiment d’incomplétude » de Janet, le « complexe d’infériorité » de Freud, peut se manifester dans tous les aspects de la vie, physiquement, moralement, intellectuellement, etc. La psychanalyse du phénomène en révèle l’origine unique, à savoir le sentiment de péché ou de culpabilité suscité chez l’enfant par ses efforts pour conformer toutes ses impulsions aux critères adultes. Il devient alors psychologiquement compréhensible que toutes les manifestations d’infériorité, dans tous les domaines, puissent se résoudre par l’application de moyens religieux ou magiques à leur cause originelle. Se réconcilier avec le Père équivaut à obtenir son aide. On sait quel rôle central joue, dans la religion, la reconnaissance du péché par le pécheur : sans elle, et sans la nécessité de faire son salut qui en résulte, la religion chrétienne, entre autres, serait à peu près vidée de tout sens.

La magie, dans cet ordre d’idées, serait alors encore le moyen employé par l’individu pour s’assujettir ses parents, pour se les conserver soit par le culte totémique, ou par un autre culte de morts. Elle devient, vue sous ce jour, comme une tentative de l’homme pour se perpétuer non pas dans l’avenir avec les vivants, mais dans le passé avec les disparus. Et elle nous apparaît surtout comme moyen d’expression de cette partie de la libido qui, avec le cérémonial magique ou religieux, s’achemine lentement vers la création de l’organisation sociale de l’homme, vers la science dans le cadre de laquelle l’alchimie devient la chimie, vers le capital avec sa puissance magique et tout ce qu’il permet de créer à son tour dans les différents domaines de la vie sociale des nations.

Sorbonne, 16 mars 1933.

 NOTE

(1) (Voir Laforgue : Libido, angoisse cl civilisation. Denoël ct Steele, 1934. Int. Psych. Verlag 1932.

LAFORHUEMAGIE0003

 

 

LAISSER UN COMMENTAIRE