Le Problème médical de la Stigmatisation. Avec un post-scriptum. Par le Pr Jean Lhermitte. 1936.

LHERMITTESTIGMATES0005Jean Lhermitte. Le Problème médical de la Stigmatisation. Article parut dans les « Etudes carmélitaines – Douleur et stigmatisation », (Paris), Desclée de Brouwer et Cie, 20e année, — vol. II, octobre 1936, pp.

Jean Lhermitte (1877-1959). Neurologue et psychiatre français. Elève de Fulgence Raymond et de Pierre Marie. Successivement chef de clinique de ce dernier à la Salpêtrière, médecin en chef de Henri Claude, il devient professeur de psychiatre en 1923. Il s’intéresse de très près aux phénomènes mystique ainsi qu’à la possession démoniaque et nous laissera de nombreux articles sur ces sujets ainsi que quelques ouvrages dont :
— Le problème des miracles. Paris, Gallimard, 1956. 1 vol. in-8°,
— Marie-Thérèse Noblet (Considérée du point de vue neurologique). Extrait des Etudes Carmélitaines, octobre 1938. Paris, Desclée de Brouwer, 1938. 1 vol. in-8°, pp. 201-209.
— Mystiques et faux mystiques. Paris, Bloud et Gay, 1952. 1 vol. in-8°, 254 p., 1 fnch.
— Un cas de démonopathie. Etude clinique et essai d’interprétation pathogénique. Extrait des Annales Médico-psychologiques, 1939, avril, n°4. Paris, Masson et Cie, 1939. 1 vol. in-8°, 16 p. [en ligne sur notre site]
— Vrais et faux possédés. Paris, Arthème Fayard, 1956. 1 vol. in-8°, 170 p., 2 ffnch.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.
 – Par commodité nous avons renvoyé la note originale de bas de page en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

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 Giotto di Bondone (ou Ambrogiotto di Bondone) (1267-1337). -  Saint Francis recevant les stigmates. (entre 1297 et 1299). Fresque  fresco | 106 1/4 x 90 1/2 in | San Francesco, Assisi, It

Giotto di Bondone (ou Ambrogiotto di Bondone) (1267-1337). – Saint Francis recevant les stigmates. (entre 1297 et 1299). Fresque fresco | 106 1/4 x 90 1/2 in | San Francesco, Assisi, It

Le Problème médical de la Stigmatisation

Il y a quelques années l’énigme que pose à la science la stigmatisation des mystiques passait presque pour résolue ; sous l’influence des neuropsychiatres de l’École de la Salpêtrière, l’on en était venu à admettre que les marques corporelles des mystiques que l’on désigne du nom de stigmates, répondaient à un processus physiologique assez commun puisqu’il avait comme base la suggestion et se révélait à plein derrière les manifestations des hystériques.

Beaunis écrivait que la concentration de l’attention suffisait pour faire apparaître des sensations localisées dans certaines régions du corps, sensations qui, intensifiées à l’excès, pouvaient être l’origine d’hémorragies, de sueurs, de pleurs de sang. C’est à une thèse analogue, bien que rajeunie, que se tient aujourd’hui M. Tinel.

Selon Bourru et Burrot, l’influence de la suggestion serait majeure, et chez un sujet ces observateurs auraient pu faire apparaître par la voie de la suggestion quelques gouttes de sang ainsi que des stigmates épigraphiques. Charcot, Puysegur, Bourneville, Ludvig, Forel, Liébault, P. Janet, Mesnet, Mantegazza, Bernheim, Mabille, J. Voisin soutiennent la même doctrine générale en faisant porter l’accent sur l’hypnose ; l’état dit hypnotique ou de demi-sommeil conférant au sujet une remarquable plasticité et augmentant d’une manière prodigieuse l’influence qu’exerce, à l’état de veille, l’esprit sur le corps, le psychologique sur le physiologique.

En somme, vers 1890 le monde savant, ce qui ne veut pas dire le monde des savants, semblait croire que rien ne s’opposait à ce que, par le truchement de l’hypnose, de la suggestibilité hystérique ou de telle autre disposition psychophysiologique que l’on voudrait imaginer, une idée, une représentation, un état émotionnel pouvaient donner naissance à ce que nous appelons les [p. 61] stigmates mystiques, de même qu’aux manifestations corporelles équivoques des grands hystériques.

On le voit, le sens critique des excellents observateurs que nous avons nommés n’élevait aucun obstacle contre la réalisation dans la matière vivante, d’un phénomène purement spirituel tel qu’une idée, un souvenir, une représentation.

Depuis que Babinski, à partir de 1900, a dénoncé de la manière incisive et critique que l’on sait, les supercheries de l’hystérie, de l’hypnose et de la suggestion, le problème de la stigmatisation a dû être repris depuis ses fondements. Au vrai, toute la question des limites de l’influence de l’esprit sur le corps a été posée à nouveau. Et, tout de suite, deux courants se sont manifestés : l’un qui n’est en réalité que la continuation du mouvement de pensée qui entraînait les Charcot, les Bourneville et les Bernheim ainsi que leurs disciples, l’autre tout à l’opposé, dont on trouve l’origine chez l’un des plus hauts représentants de la science allemande, le Pro Virchow. De même qu’il se dressait audacieusement contre l’autorité abusive de Bismarck, Virchow, toujours isolé, se refusa à partager l’opinion de ceux qui tenaient pour démontrée l’influence quasi magique de la suggestion. « Fraude ou miracle » ne cessait de répéter Virchow à ceux qui prétendaient en trouver l’origine dans le jeu des forces physiologiques; le stigmate d’origine psychologique « die Idéeplastik des Geistes » selon l’expression de Gorres, lui répugnait.

Mais, depuis Virchow, bien des choses ont évolué, la physiologie a été complètement renouvelée; que peut-on dire aujourd’hui de la stigmatisation ? Avons-nous découvert quelque ressort secret dont le jeu mystérieux et puissant nous explique, mais incomplètement, le développement des marques corporelles de la stigmatisation ? Tel est le problème que nous voudrions exposer ici, car celui-ci ne saurait être indifférent à aucun esprit cultivé et encore moins à aucun chrétien.

Il est à peine besoin de rappeler, tellement la chose est connue, que la stigmatisation des mystiques se présente sous des aspects assez divers, bien que sous cette multiplicité apparente se développe toujours le même courant de foi et une grande intensité de vie spirituelle. Les marques stigmatiques, représentatives et symboliques d’un ou de plusieurs traits de la Passion du Sauveur peuvent apparaître, extérieurement sur le tégument, ce sont les mieux connues, ou demeurer profondes, cachées qu’elles sont jusqu’au moment où l’ouverture du corps après la mort permet de les saisir. Assez nombreux sont les cas de blessures du cœur, d’empreintes figuratives sur les parois de ce viscère ou de l’artère aorte qui en [p. 62] est le gros tronc efférent : qu’il s’agisse de croix, de crucifix, de lance, d’éponge, de fouet ou même d’image de Notre-Seigneur. Pour ces stigmates nous ne poserons même pas la question d’authenticité, car une discussion sur ce thème nous entraînerait bientôt à une impasse d’ordre historique.

Les stigmates extérieurs infiniment plus faciles à contrôler présentent une objectivité qui en rend l’étude beaucoup plus intéressante et fructueuse. Et ces marques stigmatiques se décomposent en stigmates imitatifs, symboliques, figuratifs et épigraphiques. Parmi les premiers, figurent les plaies des mains et des pieds, la plaie du côté, les marques de la couronne d’épines, des liens des poignets, de la flagellation, l’empreinte de l’épaule résultant du portement de la Croix; parmi les seconds se rangent les stigmates dont le dessin en lui-même est représentatif d’un élément de la passion du Christ : croix, fouet, liens etc., ou expressif d’une idée, ou encore d’une manière encore plus décisive et plus claire, adorné de caractères graphiques : Marie- Jésus-Joseph, pour prendre un exemple.

Or, nous le répétons, le problème qui se pose est le suivant: Trouvons-nous chez les malades atteints d’hystérie, de suggestibilité morbide, de plasticité psycho-organique (mythoplastie) des phénomènes sinon semblables du moins analogues à ceux que nous offrent les grands mystiques stigmatisés, et pouvons-nous expliquer scientifiquement les manifestations stigmatiques par un processus psychophysiologique ? Certes, la littérature est abondante et les faits ne manquent point en cette matière; mais avouons-le tout de suite, si la matière est riche, elle apparaît singulièrement fuyante et incertaine. Trop nombreux sont les faits rapportés sans nul esprit critique, dénués de précision et dont certains crient l’invraisemblance. La lecture de l’ouvrage si connu sur la stigmatisation par le Dr Imbert-Gourbeyre, en porte témoignage. Que dire, des documents que nous livrent les publications dites scientifiques ? Elles aussi sont encombrées de faits mal étudiés, incertains, hypothétiques, sans parler d’idées tendancieuses, révélatrices d’esprits non libérés des tendances anti- religieuses qui, trop longtemps, ont trouvé crédit parmi les générations du siècle dernier. Aussi bien n’ai-je pas l’intention de passer en revue tous les documents épars que nous avons consultés, la plupart ne présentent guère aujourd’hui qu’un intérêt historique, le but que nous visons est simplement d’exposer ici les résultats des dernières recherches de la science et de les confronter avec les documents les mieux éprouvés de la stigmatisation des mystiques. [p. 63]

¤ Dans une thèse récente, le Dr A. Abadir écrit que les phénomènes de stigmatisation s’observent quelquefois chez les hystériques et peuvent être le résultat de la suggestion; et l’auteur ajoute que « les pratiques ascétiques et de contemplation extatique qui sont courantes dans les milieux religieux, constituent des conditions émotionnelles et épuisantes favorables à l’éclosion de ces phénomènes ».

On le voit, le Dr Abadir se range parmi ceux qui, au XIXe siècle admettaient sans nul doute que l’esprit pouvait exercer sur l’organisme une influence telle qu’une idée ou une représentation pouvaient se matérialiser, s’extérioriser sur le corps. Pour défendre cette thèse cependant bien vieillie, le Dr Abadir cite le cas d’un sujet, observé à l’Institut de Métapsychie par le Dr Osty, chez lequel l’on aurait pu faire apparaître par suggestion pure des signes graphiques sur le bras. L’on aurait observé, par exemple, la formation du mot Reh, en lettres saillantes et rouges sur l’avant-bras de Mme Kahl tandis que l’expérimentateur pensait René ; si l’orthographe du mot suggéré n’a pas été exacte cela tient à ce que Mme Kahl est russe et qu’en russe N s’écrit H. Or, il est absolument avéré que jamais l’on n’a pu démontrer la réalité d’une suggestion de l’ordre de celle que relate M. Osty et que, dans aucun cas, l’on n’a pu mettre au jour la possibilité de réaliser sur une partie du corps quelconque la formation de caractères épi- graphiques soit par suggestion, soit par concentration de la pensée.

Tout ceci n’est que grossière mystification. Venons-en aux choses sérieuses. Rappelons, tout d’abord, que les auteurs dont l’accord tend à faire intégrer les manifestations stigmatiques dans le cadre des phénomènes hystériques ou d’ordre suggestif, insistent à l’envi sur l’influence qu’exerce le subconscient sur les fonctions corporelles, influence qu’attestent les faits de disparition de la sensibilité cutanée au cours de l’extase ou de l’hypnose, de la perte de la motilité de telle ou telle partie du corps ou de telle fonction sensorielle : vision, audition en particulier, enfin les faits de contractures et de convulsions localisées.

Certes, nul médecin ne peut récuser la validité des phénomènes que nous venons de rappeler, et il n’est pas besoin d’avoir pendant longtemps fréquenté un service de Neurologie pour avoir été à même de constater les manifestations communes de la grande névrose, l’hystérie. Mais, nous le répétons, entre ces manifestations [p. 64] si difficiles d’ailleurs à expliquer, et l’apparition des plaies, des sueurs de sang, de stigmates véritables, il y a un abîme. Les signes par lesquels s’extériorise l’hystérie consistent dans des modifications plus ou moins profondes d’une fonction motrice, sensitive, sensorielle, psychique, elles ne portent pas sur la vie intime des tissus et ne comportent même pas d’importantes perturbations de l’appareil vasculaire. En bref, si l’on supprime l’élément durée, l’hystérie ne produit que des phénomènes dont la volonté peut elle-même assurer la réalisation à peu près parfaite. Nous sommes donc très loin des marques de la stigmatisation. Parmi celles-ci, les ecchymoses et les sueurs de sang paraissent à première vue, les moins énigmatiques. En effet, la littérature scientifique est assez riche en faits qui paraissent témoigner que les états passionnels ou affectifs dotés d’une certaine intensité, sont capables d’entraîner par le processus de la rupture des capillaires ou de l’érythrodiapédèse (passage des globules rouges à travers les parois vasculaires non rompues) soit des ecchymoses, soit de véritables hémorragies localisées; soit même de mortification tissulaire, de véritable gangrène. Nous connaissons, par exemple, une affection très curieuse, la gangrène neuropathique disséminée, caractérisée d’une part par l’apparition brusque de plaques, de gangrène sur différentes régions du corps et, d’autre part, par l’éclosion de symptômes hystériques. Mais, si l’on ne peut nier l’existence d’un rapport de causalité entre le processus qui conduit à la nécrose de la peau et le désordre fonctionnel du système nerveux, l’on ne saurait comparer la gangrène névropathique disséminée aux stigmates qui, eux aussi, peuvent être le résultat d’une nécrose tissulaire localisée : les stigmates persistent pendant de longs mois, parfois des années, et surtout la disposition qu’ils affectent n’a rien du caprice qui préside à la dissémination des plaques de gangrène, telles qu’on les observe chez les sujets nerveux ou hystériques.

L’histoire nous apporte, d’autre part, une ample moisson de faits dans lesquels la stigmatisation apparaît sous la forme de sueurs de sang, de pleurs de sang, de vésiculations disposées non pas au hasard mais selon une figuration assez nettement transparente pour qu’on y puisse lire le symbolisme de la Passion du Seigneur. Très certainement, la transsudation du sang comporte à sa base un processus beaucoup plus près de la physiologie que les plaques de gangrène, que les ulcérations d’une durée quasi indéfinie qui marquent de leurs empreintes tant de stigmatisés ;
et l’on doit aujourd’hui se demander si les « savants » du siècle dernier n’avaient pas réellement vu juste lorsqu’ils accordaient à [p. 65] la physiologie la possibilité de réaliser les sueurs ou les pleurs de sang. A la vérité, nous connaissons dans la littérature médicale plusieurs observations d’hystériques ou de malades atteints de convulsions paroxystiques dans lesquelles figure l’effusion sanguine, soit par les glandes lacrymales soit par la peau; mais nous devons reconnaître qu’aucun de ces faits ne nous apporte la garantie d’une indiscutable authenticité. Le dernier en date est l’observation recueillie par le Dr Lechler et sur laquelle la discussion est encore ouverte. On lira plus loin ce qu’en pense le Prof. Wunderle qui a vu Élisabeth. Ainsi que nous l’avons exposé ici même, le sujet du Dr Lechler aurait présenté des suffusions sanguines, des sueurs et des pleurs de sang figuratives des souffrances de la Passion sous l’influence d’un état émotionnel engendré par la représentation imaginative des souffrances du Christ. Si la chose était prouvée, comme l’affirme le Prof. Wunderle, le processus de la suggestion, ainsi que l’influence d’un état tout spirituel sur l’organisme, serait démontrés. Mais en est-il réellement ainsi ? Nous en doutons après mûre réflexion. Les manifestations effectuées par le sujet de Lechler ont-elles été réalisées sous une observation directe rigoureuse, condition fondamentale pour l’authentification de phénomènes semblables et si facilement simulables ? Devons-nous rappeler ici le nombre impressionnant de pseudo- stigmatisés par supercherie, sur lesquels s’étendent en particulier Zockler, Görres, Schindler ?

Eustache de Padoue traversait ses pieds avec un clou et son côté avec un poignard. Angèle Hupe (de Westphalie) produisait de faux stigmates avec des fragments de verre. Thérèse Stoedele de Bohlingen créait des ulcérations artificielles à l’aide de clous. Que la supercherie ne soit pas toujours aussi aisée à dépister qu’on se l’imaginerait, l’histoire de Caroline Boller (de Warburg) suffit à le prouver. Cette femme qui présentait des stigmates saignants le vendredi fut observée de près; on lui appliqua sur chaque main un pansement cacheté et cependant, l’effusion sanguine se produisit régulièrement sans que, en apparence, le pansement occlusif ait été touché. On interposa alors une feuille de papier très mince entre le pansement et la peau, et l’on put reconnaître l’existence de trous indiquant la pénétration du dehors d’un objet piquant. La patiente fit des aveux et reconnut l’artifice dont elle usait pour imiter les stigmates de saint François. Le R. Père Gemelli a pu observer personnellement trente cas de stigmatisation et dans aucun de ceux-ci il n’a pu éliminer [p. 66] d’une manière absolue et décisive toute manœuvre artificielle. Pour le Père Gemelli, écrit le Dr Abadir, les stigmatisées en général ne sont que des hystériques, et ceux-ci ne sont pour lui que des menteurs par maladie psychique, qui s’arrangent pour simuler les phénomènes inexistants. Il conclut en disant : « Saint François d’Assise doit être considéré comme le seul vrai stigmatisé, c’est-à-dire le seul cas que l’apologétique doit discuter et dont elle peut démontrer le caractère surnaturel ».

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On ne saurait nier l’importance majeure de la critique d’un savant biologiste doublé d’un médecin tel que se présente le R. P. Gemelli ; et les réflexions dues à l’étude des stigmatisés à laquelle il a procédé nous obligent à faire nous-même quelques remarques au sujet de l’hystérie et de la simulation.

Charcot disait volontiers « l’hystérie la grande simulatrice » ; par là, le maître de la Neurologie entendait que l’hystérie était apte à reproduire les manifestations du genre de celles que des maladies organiques, c’est-à-dire avec lésions du cerveau et de la moelle, déterminaient. De même qu’il y avait des hémiplégies, des paraplégies, des cécités, des surdités organiques, et donc lésionnelles, il existait des hémiplégies, des paraplégies, des cécités et des surdités sans lésions, donc hystériques. Mais en dehors de ces faits qui sont de tous les jours et que personne ne songe à contester ni à exclure de l’hystérie, il faut encore songer à cette donnée que Charcot et son école ont trop négligée : savoir que la grande névrose est génératrice de simulation, de fraude et de supercherie. Tout hystérique est, par essence, un trompeur plus ou moins conscient ; son génie propre le porte à la dissimulation, à la simulation, à la mise en scène. D’où il suit que les manifestations que nous offre tel ou tel hystérique doivent avoir pour effet d’engendrer dans l’esprit de l’observateur une grande méfiance, méfiance d’autant plus justifiée et indispensable que l’hystérique se révèle d’une habileté incroyable dans la création de ses exploits. Je pense qu’il n’est aucun médecin qui n’ait été trompé par un hystérique malgré l’esprit de suspicion qui l’ait animé. La raison en est, regrettons-le, dans le génie de dissimulation et de duperie qui est la marque propre de l’hystérique. Mentalité impénétrable. Or, simuler des pleurs de sang, des sueurs de sang, réaliser des plaies symboliques apparaît chose d’autant plus aisée que le sujet possède précisément l’image qu’il se propose plus ou moins consciemment de copier. Et la remarque du Professeur Wunderle que le stigmatisé, présente dans la règle, la même disposition figurative des plaies des mains, des pieds et du côté que celle que marque le Crucifix qu’il contemple nous apparaît comme pleine [p. 67] de signification. Nous possédons, d’ailleurs de nombreux témoignages de fraude, à commencer par le cas célèbre de Robert de Montferrand (1234) lequel se perçait les mains et les pieds le vendredi pour imiter, soi-disant, la Passion de Notre-Seigneur, pour continuer avec Angela Hupe, Thérèse Stoedele de Bohlingen, la stigmatisée de Brück, Caroline BolIer, Marie Morl (de Kaltern), Crescentia Nierklutsch, Julia Weisskirscher. Mais, contrairement à ce que l’on pourrait penser, a priori, la fraude n’est pas toujours d’un dépistage facile, témoin l’observation de la fausse mystique hystérique racontée par Brück. Il s’agit d’une jeune fille qui pendant 18 mois parut dormir d’un sommeil profond au cours duquel l’alimentation était en apparence complètement supprimée ; du sang s’épanchait de sa bouche. Six citoyens de la ville la surveillèrent des jours et des nuits et déclarèrent que la fraude était impossible: ce sujet sur l’ordre des magistrats et des médecins fut transféré hors de la maison familiale où ces prodiges se réalisaient. Tout cessa immédiatement, la supercherie fut découverte.

L’adresse des hystériques, tout de même que celle des spirites, des mediums et autres jongleurs est telle que non seulement la bonne foi mais encore l’observation des meilleurs témoins est souvent mise en défaut et que pour saisir la vérité dans les faits de ce genre, il convient d’être contrôlé par un de ceux  qui sont avertis de tous les détours et tous les tours de ces jongleries : un prestidigitateur.

Ceci étant dit, revenons à notre point de départ et recherchons si, physiologiquement, on peut comprendre la production d’effusion sanguine sous l’influence d’un état psychique, affectif, passionnel, représentatif ou suggestif.

D’après l’école de Charcot, les ecchymoses spontanées seraient assez fréquemment observées chez les grandes mystiques; aussi certains auteurs à la suite de R. Muller ne voient nul inconvénient à leur attribuer l’étiquette de « Taches psychopathiques ». Ces ecchymoses surviennent sans que nul traumatisme physique ait atteint le sujet, généralement du sexe féminin. Les faits de ce genre sont d’autant moins à négliger qu’ils peuvent entraîner pat une mauvaise interprétation à des conséquences fâcheuses et même redoutables; aussi sont-ils fort connus en médecine légale. En voici quelques exemples : Une fille observée par Magnus Huss prétend avoir été maltraitée par son maître et montre avec ostentation des traces de meurtrissure et des hémorragies du cuir chevelu. Or, une étude attentive montre que le sang filtre littéralement autour de chaque cheveu, sourd par conséquent du follicule [p. 68] pileux sans nulle excoriation de la peau. Fait curieux, le sang épanché dans cette sueur sanglante présente des caractères très particuliers : l’examen microscopique ne montre que des globules rouges et nul globule blanc ; ce qui signifie, très évidemment, qu’il s’agit ici d’un processus spécial de transsudation hématique élective et non d’une vulgaire hémorragie. Chez cette fille, le sang s’écoulait également par les cils et les muqueuses, et cette inondation sanguine s’accompagnait de la production d’ecchymoses sur toute la moitié gauche du corps, sans que celle-ci ait été meurtrie. Que ces phénomènes étranges aient leur source dans une perturbation psychique, on en avait la démonstration dans ce fait que la patiente éprouvait un sentiment de prémonition anxieuse quelques jours avant l’apparition de la sueur de sang et surtout que, au cours de ces hémorragies, la malade se montrait tantôt agitée, délirante, tantôt abattue, soporeuse, tantôt enfin en proie à des convulsions.

Giovanni Battista(dit Giambattista) Tiepolo (1696-1770) - Stigmatisation de Saint Francis entre 1767 et 1796). Musée du Prado, Madrid, Espagne?

Giovanni Battista(dit Giambattista) Tiepolo (1696-1770) – Stigmatisation de Saint Francis entre 1767 et 1796). Musée du Prado, Madrid, Espagne?

Bergeret rapporte le cas d’une religieuse extatique qui présentait de visibles sugillations que le sujet attribuait tantôt au démon, tantôt à un de ses parents dont elle aurait refusé les avances. Un procès fut ouvert et la patiente ne dut son salut qu’à l’intervention de Bergeret qui put montrer qu’il s’agissait non de meurtrissures mais d’ecchymoses d’ordre psychopathique. De même que pour d’autres hémorragies, les ecchymoses, les sugillations peuvent remplacer les règles absentes. (Heitzmann.)

En général ces ecchymoses engendrées par un état émotionnel ou représentatif, ou par la conjonction de ceux-ci, se répartissent capricieusement sur le corps; mais il n’en va pas toujours ainsi et l’on cite des faits extrêmement curieux dans lesquels les ecchymoses ont affecté une disposition symbolique. Voici un exemple, un cas célèbre rapporté par le grand physiologiste Brown-Sequard. Il a trait à une femme qui voit son enfant se précipiter d’une fenêtre; cet enfant est blessé au bras gauche. Or, dès le lendemain la mère présente sur le bras gauche des ecchymoses et même une ulcération qui fut lente à cicatriser.

Les faits publiés par Carl du Prel sont du même ordre ; un homme assiste au supplice de la roue, quelques instants après il présente sur la peau des ecchymoses aux mêmes régions que celles qui ont été meurtries chez le condamné. Une femme voit son enfant engager dangereusement sa tête sous une trappe de cheminée, elle le retire mais est atteinte d’ecchymoses autour du cou. De semblables sugillations et de pareilles ecchymoses pourraient survenir pendant le sommeil physiologique et ce sont des marques qui ont été parfois attribuées à l’influence du démon. Malheureusement [p. 69] nos connaissances sont très incomplètes sur ces soi-disant « flagellations démonopathiques » du sommeil, ainsi que les appelle Fessler.

Malgré la critique qui en a été faite par Babinski, l’hypnose est une réalité indiscutable et up état proche du sommeil physiologique. Si donc, des sugillations, des ecchymoses peuvent apparaître au cours de l’endormissement normal sous l’influence de la pensée onirique, du rêve, l’on était fatalement amené à rechercher si, dans l’état hypnotique, la suggestion ne suffisait point à produire la même transsudation sanguine sous l’influence de la suggestion. Des expériences toutes récentes furent réalisées pour résoudre ce problème, par Schindler lequel avait été frappé par certains faits observés personnellement. Le premier est celui d’une jeune fille hystérique placée à côté d’une malade atteinte d’ecchymoses sur les jambes; après qu’on eut découvert les membres inférieurs de cette malade, l’hystérique s’écria : « j’en ai autant »; on regarda et l’on fut surpris de retrouver sur les régions tibiales de l’hystérique les mêmes marques que celles de l’authentique patiente. Chez deux autres sujets, Schindler fut assez heureux pour faire disparaître par la suggestion les ecchymoses et les douleurs qui les accompagnaient. Devant ces constatations, Schindler résolut de procéder à une expérimentation sous hypnose chez différents sujets. Chez une femme hystérique offrant une prédisposition aux ecchymoses, l’on trace au Grayon dermographique une zone circulaire sur la face antérieure de la jambe, on plonge le sujet dans l’état hypnotique en lui suggérant l’idée qu’elle présente une ecchymose dans la région cerclée par le trait de crayon; au réveil on constate effectivement la présence d’une suffusion sanguine sous-cutanée. Mais la malade avoua ensuite s’être grattée, de sorte que Schindler reconnaît lui-même avoir été en présence d’une « demi-simulation ». M. Schindler aime les euphémismes.
La seconde patiente qui fut soumise à l’expérience est une femme de 46 ans, présentant des ecchymoses spontanées sur les jambes lesquelles furent guéries par l’hypnose alors que toutes les autres médications avaient échoué. La patiente étant plongée dans un sommeil profond hypnotique, on délimite une zone de la jambe à l’aide du crayon, un pansement plâtré est appliqué. Deux jours plus tard ce pansement est levé et l’on observe exactement dans la région délimitée au crayon, une ecchymose. Malheureusement, une deuxième expérience échoua complètement ; la malade prétendit que l’attitude d’un médecin l’avait « désuggestionnée ». On peut remarquer immédiatement que cette patiente utilise pour rendre compte de l’échec de l’expérience, la même explication [p. 70] que les spirites dont l’étroite surveillance ne permet pas au « merveilleux «  de se manifester.

Une expérience analogue fut tentée chez une femme atteinte auparavant de purpura rhumatoïde. Ici encore le sujet étant plongé dans l’hypnose, l’on délimite une zone cutanée sur la face interne de la jambe et l’on suggère, toujours dans l’état de sommeil hypnotique, l’éclosion d’une ecchymose dans la zone circonscrite. Effectivement, apparaît une suffusion sanguine et même plusieurs vésicules. De plus, l’examen des capillaires au microscope révèle l’existence de ruptures vasculaires.

Là dernière expérience tentée par Schindler apparaît encore plus suggestive et attachante. Une fille de 22 ans, vierge et infantile psychique, présente de nombreuses ecchymoses spontanées disposées symétriquement. Pieuse, cette jeune fille se plonge dans l’étude de la vie de Catherine Emmerich, peut-être dans l’espoir de recevoir la grâce charismatique de la stigmatisation. En état d’hypriose, on suggère au sujet que les stigmates vont apparaître aux mains et aux pieds ; la patiente dit éprouver des douleurs dans les régions où l’on désire que se produise la stigmatisation et après le réveil, l’on constate la présence de très légères ecchymoses du dos des mains. Également par suggestion, et à l’exemple des précédents sujets, des ecchymoses apparaissent sous pansement cacheté dans une région délimitée de l’avant-bras.

Partant de ce fait, pour lui incontestable depuis les travaux de Charcot, que chez les hystériques la suggestion peut suffire à provoquer l’apparition de troubles vaso-moteurs assez importants pour aboutir à l’œdème d’un membre, Platonoff tout récemment (1936) a tenté de démontrer que, par le processus du réflexe conditionnel de Pavlow, on peut réaliser des ecchymoses ou mêmes des lésions cutanées comparables à celles que produisent les brûlures. Chez une femme en apparence bien portante, on applique sur la face antérieure de l’avant-bras une pièce de bronze en même temps que l’on suggère au sujet l’idée que cette pièce est chauffée au rouge ; 25 minutes après le début de l’expérience, on constate une rougeur diffuse de la peau, centrée par trois hémorragies sur un point nécrotique lequel se transforme une demi-heure après en une vésicule.

Selon Platonoff, le Dr Gennbaeft (de Tomsk) aurait pu produire sur l’avant-bras d’un sujet de 15 ans, une ecchymose après la suggestion d’un traumatisme fictif.

Enfin le même auteur rapporte l’observation personnelle d’un cas de chute des cheveux consécutive à une émotion guérie par un ébranlement émotionnel analogue au précédent. [p. 71]

Assurément, tous les faits que nous venons de rappeler ne peuvent nous laisser indifférents puisqu’ils nous indiquent que certains états psycho-affectifs retentissent parfois sur la circulation locale du sang ; la vie et la nutrition des tissus. Peut-être même devrions-nous admettre que la suggestion dans le sommeil hypnotique serait capable de modifier la perméabilité des capillaires et de favoriser la transsudation sanguine. Mais les expériences sur ce point ne nous semblent pas devoir entraîner la conviction.

En admettant même que, par la suggestion hypnotique, des ecchymoses, des vésicules, des sueurs de sang puissent se produire, est-ce dire que le problème de la stigmatisation serait résolu, ainsi que le soutiennent encore bien des auteurs, lesquels s’appuient sur les données rapportées par Schindler et les expériences des physiologistes russes ? Nous ne pouvons l’admettre. En effet, répétons-le, une fois encore, ce qui caractérise le processus de la stigmatisation c’est aussi bien la production des marques extérieures telles que des sueurs, des pleurs de sang, une vésiculation, des placards de nécrose, que la distribution figurative et symbolique de ces manifestations matérielles. Eut-on reproduit par suggestion pure des ecchymoses cutanées, il resterait à réaliser des ecchymoses symétriques aboutissant à des plaies durables, rebelles à l’infection aussi longtemps qu’elles persistent et lentes à se cicatriser. En résumé, nous retrouvons ici le même obstacle, la même contradiction séparant les dermopathies d’origine nerveuse et les stigmates des mystiques.

Contrairement à tous ceux qui, sous le couvert de la science expérimentale et des faits soi-disant positifs, soutiennent que nous pouvons appréhender dans une de ses parties le processus du stigmatisme mystique, nous prétendons que malgré les quelques données, fragiles d’ailleurs, que nous ont livrées l’expérimentation et la clinique, nous sommes aussi éloignés de l’explication des stigmates qu’au temps des Charcot, des Bourneville des Bernheim et des Virchow.

Dans le désir de ne rien négliger qui puisse nous éclairer sur le grand mystère de la stigmatisation, nous ajouterons que, tout récemment, un des neurologistes les plus distingués, notre collègue et ami J. Tinel, en exposant une conception physiologique de la stigmatisation (1), s’efforça de démontrer le lien qui unit, selon sa manière de voir, le psychique au physique, en d’autres termes comment il faut entendre les rapports de dépendance entre le psychologique et le désordre matériel de l’organisme dont les stigmates sont la révélation saisissante. Selon M. Tinel, c’est par [p. 72] l’intermédiaire de la douleur que s’explique l’éclosion des stigmates chez les grands mystiques. M. Tinel rappelle d’abord que l’excitation douloureuse des fibres nerveuses provoque la libération locale d’une substance chimique définie : l’histamine; que d’autre part, ce corps compte parmi ses propriétés celle de dilater les vaisseaux sanguins. – On pourrait donc se représenter de la manière suivante le processus de la stigmatisation vraie des mystiques. Le premier terme comprendrait une représentation des souffrances du Christ, représentation qui aurait pour conséquence la libération de l’histamine dans les régions du corps, spécialement visées dans la concentration affective du mystique, c’est à dire pour prendre des exemples concrets, aux mains aux pieds, au front, au côté, plus exceptionnellement à l’épaule. – Sur ce point, M. Tinel se réfère à l’ancienne donnée exposée par Beaunis selon laquelle la concentration de la pensée sur une partie de notre corps ferait naître, dans cette partie, des sensations particulières ; Beaunis n’allait pas, cependant, jusqu’à parler de sensations douloureuses. – Or, la douleur engendrant la production d’histamine, substance énergiquement vaso-motrice, on pourrait comprendre par son action, poursuit M. Tinel, l’apparition de suffusions sanguines, d’ecchymoses et même de placards nécrotiques tels que certains stigmates. M. Tinel est un neurologiste trop averti et un savant trop scrupuleux pour n’avoir pas aperçu immédiatement la fragilité de l’hypothèse qu’il propose. à nos méditations; et il n’a pas attendu notre critique pour reconnaître que même si les faits sur  lesquels il s’appuie étaient reconnus exacts, nous serions encore très loin d’avoir supprimé à la stigmatisation tout mystère.

On peut faire remarquer tout de suite que la production des stigmates ne s’accompagne pas fatalement de douleurs; que de plus, il est de nombreux cas dans lesquels tout le contraire s’est produit, des phénomènes douloureux faisant leur apparition après la cicatrisation des plaies stigmatiques, que la stigmatisation n’est pas toujours pensée, voulue ou désirée par le mystique; enfin que les plaies stigmatiques ne sont pas précédées par l’éclosion d’ecchymoses, de sugillations ou de transsudation sanguine.

Après un long détour à travers les faits et les hypothèses nous revenons à notre point de départ et nous confessons que le processus de la stigmatisation nous apparaît comme absolument inintelligible, impensable (unthinkable, ainsi que l’expriment les auteurs anglo-saxons, undenkbar selon l’expression allemande). En vérité, il n’existe aucun processus physiologique qui, de près, ou de loin, se rapproche de la stigmatisation. Celle-ci lorsqu’elle [p. 73] n’est pas supercherie, appartient en propre à une catégorie de sujets et répond à un mécanisme qui échappe complètement aux prises des savants. Et si l’on nous obligeait à suivre la terminologie employée plus loin par M. l’abbé Journet, nous affirmerions qu’il n’y a ni stigmatisation psychologique, ni stigmatisation dia-psychologique, mais exclusivement une stigmatisation tout ensemble extra-psychologique et extra-physiologique.

Dr Jean Lhermitte,
Professeur agrégé à la Faculté de médecine
de Paris.

Thérèse Neumann (née et morte à Konnersreuth (Allemagne) - 1898-1962).

Thérèse Neumann (née et morte à Konnersreuth (Allemagne) – 1898-1962).

POST-SCRIPTUM

Au moment où nous corrigeons les épreuves de l’article ci-dessus, nous recevons l’ouvrage important publié par Mgr Josef Teodorowicz, archevêque de Lemberg : Konnersreuth im Lichte der Mystik und Psychologie (1 vol. chez Pustet. Salzburg-Leipzig, 534 pp.). Dans notre article nous n’avons pas envisagé spéciale :ment le cas de Thérèse Neumann dont nous avons parlé dans les Études Carmélitaines d’avril 1934, notamment à propos des ouvrages du Dr Deutsch et du Dr Lechler. Notre opinion n’a pas varié. Toutefois, dans un désir d’impartialité et tout en devant constater cependant le manque de critique de Mgr Teodorowicz, lequel accepte trop servilement les faits qu’il n’a pas lui-même observés, nous donnons ici l’analyse de la partie de l’ouvrage de Mgr Teodorowicz concernant spécialement les stigmates en nous gardant de tout commentaire.

Le problème de Thérèse Neumann continue de préoccuper – l’esprit des psychologues, des psychiatres et des théologiens: on peut en saisir la preuve dans le nombre de publications qui nous sont offertes sous le signe de Konnersreuth. L’ouvrage très complet et très documenté de Mgr Teodorowicz est le dernier en date et résume fort bien les questions morales, psychologiques et religieuses qui découlent pour ainsi dire de l’énigme de Konnersreuth. Disons que, pour Mgr Teodorowicz, le cas de Thérèse Neumann apparaît parfaitement défini et déterminé: Thérèse est une véritable mystique. Ses visions sont très authentiques, de même que sa stigmatisation. Après avoir rappelé quels sont les caractères de l’état extatique et à quels signes l’on peut reconnaître le charisme stigmatique, Mgr Teodorowicz conclut que les extases de Thérèse sont dignes d’être authentifiées puisque, aussi bien dans l’état de « repos élevé » que dans cette sorte de retour à la vie de [p. 74] l’enfance qui suit toute grande extase, l’esprit de Thérèse n’est jamais diminué mais, au contraire, fortifié et agrandi, c’est là, selon notre auteur, un caractère qui s’oppose franchement aux pseudo- extases des hystériques dont l’esprit apparaît littéralement possédé par le magnétiseur ou l’hypnotiseur.

Tout un chapitre intéressant est consacré à l’étude de la stigmatisation de Thérèse Neumann. Dans un premier avant-propos, Mgr Teodorowicz remet en mémoire les signes essentiels de la stigmatisation et la position de l’Église vis-à-vis de ce que la théologie appelle « gratiae gratis datae » : les charismes.

Les charismes ne forment pas, rappelle Mgr Teodorowicz, une partie essentielle et immédiate de la mystique et de la perfection chrétienne : considérés en eux-mêmes, ceux-ci peuvent ne pas avoir été mérités et ne sont nullement nécessaires à la sainteté bien qu’ils en soient souvent un accompagnement et un ornement.

L’on doit remarquer, écrit Mgr Teodorowicz, que la grande majorité des mystiques qui reçurent la grâce de la stigmatisation ont été des victimes patientes et résignées, accablées souvent de douleurs, de souffrances et de maladies pendant le temps qui a précédé immédiatement la manifestation stigmatique. Thérèse Neumann n’a pas échappé à cette règle, et l’on sait combien ses souffrances physiques et morales ont été sévères comme aussi chrétiennes sa résignation et son humilité. Tous ces caractères plaident nettement en faveur de l’authenticité des stigmates que Thérèse présente aujourd’hui.

Ce qui apparaît également remarquable, c’est la modification qui s’est faite dans l’âme de Thérèse au long de ses jours de souffrances. Au début de la période d’épreuves corporelles qu’elle dut traverser, Thérèse se cabrait contre la rudesse du sort qui la frappait, mais bientôt une transformation spirituelle apparut à tous les yeux : Thérèse accepta toutes les épreuves même les plus sévères, abandonnée complètement à la volonté de son Dieu.

Ainsi, déjà, selon Mgr Teodorowicz, par la façon dont se comporte le sujet pendant cette phase prémonitoire de la stigmatisation, l’on peut juger du caractère naturel ou surnaturel du charisme stigmatique.

Thérèse Neumann (née et morte à Konnersreuth (Allemagne) - 1898-1962).

Thérèse Neumann (née et morte à Konnersreuth (Allemagne) – 1898-1962).

Les véritables stigmates sont, pour notre auteur, de nature purement surnaturelle, et Mgr Teodorowicz rappelle à ce sujet que l’on ne saurait scientifiquement pratiquer une expérimentation dans le but de reproduire les stigmates des grands mystiques ; et il cite un passage très caractéristique d’un travail du Prof. Wunderle, lequel rapporte, ainsi que nous l’avons fait nous-même, que si l’on peut, à la rigueur, admettre que dans les laboratoires [p. 75] de psycho-physiologie, l’on a été assez heureux pour faire apparaître, chez des sujets prédisposés par un état psychopathique, des modifications de la peau : vésiculations, rougeurs, etc., troubles vaso-moteurs, en aucun cas de véritables stigmates n’ont été réalisés. Une suggestion assez intense, assez durable, une concentration de l’esprit assez étroite sur les souffrances et la Passion du Sauveur, pour amener la production de troubles organiques tels que nous les montrent les stigmatisés, pourraient être tenues pour les marques d’un légitime mysticisme ; or, cette concentration profonde de l’esprit, sur ce qui est au plus intime de notre foi, comment penser que jamais on puisse l’obtenir dans un laboratoire ? Si toute tentative d’expérimentation sur les stigmates apparaît ainsi vouée à un échec certain, nous pouvons cependant appréhender les caractères essentiels qui authentifient la stigmatisation véritable; ces caractères, nous les retrouvons tous, selon Mgr Teodorowicz chez Thérèse Neumann. C’est à la suite des visions de la Passion de Notre-Seigneur, que se manifestèrent les stigmates. « Tandis que je contemplais l’agonie du Sauveur, dit Thérèse, j’éprouvai une si violente douleur dans le côté que je pensai mourir, puis je sentis comme quelque chose de chaud qui s’écoulait. C’était du sang. » Sans en être prévenue, Thérèse reçut les stigmates de la couronne d’épines, de la flagellation, puis les marques de la crucifixion. C’est à la suite d’une vision du Rédempteur que Thérèse éprouva des douleurs vives dans les pieds et dans les mains et que le sang se mit à couler.

Ignorante de la cause même des douleurs qui la torturaient, elle pria sa sœur, Zeuzl, de regarder ses pieds et ses mains afin d’y découvrir l’origine et la nature de ses souffrances. On put alors, parents et curé Naber, observer les marques de la stigmatisation. Tous ces traits, observe Mgr Teodorowicz sont l’indication de l’authenticité des stigmates. Mais il y a plus, il est impossible que l’on puisse considérer ceux-ci comme artificiels ou frauduleux car les observations qui furent faites par de nombreux médecins s’y opposent. Ainsi que l’a écrit le Dr Ewald : 1° on a pu établir par le microscope, que c’était bien du sang qui s’écoulait des plaies de Thérèse ; 2° que ce sang était mêlé de sérosité, ce qui serait anormal pour une plaie ordinaire ; 3° que ce sang s’écoulait à travers un épiderme en apparence intact, même considéré à la loupe ; 4° que l’observation même la plus méticuleuse n’a jamais permis de découvrir la moindre cicatrice, ce qui eût été le cas si les stigmates avaient pour origine la supercherie ; 5° enfin que, à l’exemple des stigmates des grands mystiques, les plaies de Thérèse n’accusent aucune tendance à la suppuration. [p. 76]

Si les stigmates de Thérèse Neumann ne peuvent être attribués à la fraude, peut-on en voir l’origine dans l’auto-suggestion ? Tel est le problème que se pose Mgr Teodorowicz. Notre auteur le résout de la même manière que le Prof. Wunderle en rappelant l’observation célèbre aujourd’hui du Dr Lechler. Selon Mgr Teodorowicz, aux conclusions duquel nous nous rallions complètement, les expériences auxquelles le Dr Lechler se livra sur Élisabeth n’ont pas été conduites avec une rigueur suffisante pour que l’on puisse s’appuyer sur les résultats annoncés et admettre, ainsi que le voudrait Lechler, que la suggestion (auto- ou hétéro-suggestion) est capable de réaliser des manifestations rappelant d’assez près celles que nous présentent les vrais stigmatisés mystiques.

 Jozef Teodorowicz (1864-1938).

Jozef Teodorowicz (1864-1938).

Au reste, chez Thérèse Neumann, nous ne trouvons nulle trace de suggestion consciente ou inconsciente, voulue, consentie ou imposée. Ce don charismatique si exceptionnel, et par conséquent si précieux n’a pas été sollicité. Ces stigmates, Thérèse les considère comme une croix douloureuse imposée à sa vie, une épreuve pénible qui afflige toute sa vie intérieure, elle qui eût suivi avec tant d’amour la voie tracée par sainte Thérèse de l’Enfant Jésus. Thérèse Neumann, ajoute Mgr Teodorowicz, n’a jamais concentré sa pensée sur la Passion de Jésus dans le but de recevoir les marques divines qui sont comme les empreintes de la voie douloureuse suivie par le Christ, ce qui serait exigé si réellement la stigmatisation de Thérèse pouvait être tenue pour naturelle, ou psycho-physiologique.

Au reste, l’on comprendrait mal si la stigmatisation était le fait d’une suggestion personnelle ou étrangère qu’il ait fallu attendre douze siècles avant que les stigmates apparussent sur l’un des plus fidèles disciples du Sauveur : saint François d’Assise. Aussi, continue Mgr Teodorowicz, si nous devons admettre que les stigmates de Thérèse Neumann ne sont dus ni à la fraude ni à la suggestion, les stigmates doivent porter en eux-mêmes la marque de leur origine divine, surnaturelle. C’est à cette démonstration que s’attache notre auteur.

Selon Mgr Teodorowicz, les stigmates de Thérèse présentent tous les caractères requis pour affirmer leur authenticité. En effet, les plaies sont persistantes, ne présentent aucune tendance à la suppuration contrairement aux plaies naturelles. De plus, ainsi qu’y a insisté le Dr Ewald, ces plaies continuent de saigner d’une manière remarquable, malgré l’absence de tout phénomène irritatif.

Les stigmates de Thérèse sont, en outre, des plaies protégées, [p. 77] car Ewald et son collègue le Dr Seidl ont pu observer à la loupe non seulement un revêtement épidermique très ténu à la périphérie de la plaie, mais encore ils ont été capables de reconnaître sous l’escarre une pellicule épithéliale très mince. Ceci, ajoute Mgr Teodorowicz, exclut l’idée d’une blessure faite volontairement car, dans cette hypothèse, une ou plusieurs pertes de subsistance trahiraient l’origine extérieure de la plaie. On peut ajouter que toute plaie due à un instrument vulnérant, suscite toujours un processus réparateur témoigné par un tissu de granulation; or, celui-ci fait, chez Thérèse, complètement défaut.

Les stigmates que présente Thérèse offrent aussi ce caractère très important d’être formels, c’est-à-dire de présenter une disposition particulière qui ne permet pas de penser à un accident. Ainsi la plaie du dos des mains est située au lieu géométrique central de cette partie du corps, la plaie des paumes figure une ellipse. « Si j’aperçois sur une feuille de buvard, écrit Mgr Teodorowicz, une tache d’encre faite par accident j’en devine tout de suite l’origine, mais si j’observe sur le même papier une tache d’encre figurative, je me demande quel est l’artiste qui l’a réalisée. Or, chez Thérèse, nous devons nous demander aussi quel est l’artiste invisible qui a tracé non plus avec de l’encre mais avec du sang la figure ellipsoïde dont l’empreinte marque les mains de la stigmatisée de Konnersreuth. »

Autre caractère encore de l’origine préternaturelle des stigmates de Thérèse: leur sensibilité. à certains agents. Lorsque l’on approche des stigmates de Thérèse un petit fragment de la Vraie Croix, des douleurs apparaissent à l’endroit des plaies. Mgr Teodorowicz eut l’occasion d’observer personnellement ce phénomène étrange en approchant de Thérèse un reliquaire appartenant à un prélat de Posen et contenant soi-disant une parcelle de la Vraie Croix. Dès que ce reliquaire fut approché de Thérèse, celle-ci s’écria : « Oh! voici quelque chose du Sauveur ».

Fait également très singulier, malgré la dépense de force qui résulte de ses souffrances et des pertes de sang que lui occasionne l’ouverture des stigmates ; Thérèse récupère spontanément des forces, sans qu’il soit besoin qu’elle prenne de la nourriture.

Enfin, conformément à la règle qui préside à l’éclosion des vrais stigmates des mystiques, écrit Mgr Teodorowicz, les stigmates de Thérèse Neumann sont nés pendant une extase, ils se nourrissent de l’extase et c’est au cours des états extatiques qu’ils s’ouvrent. Stigmatisation et extase forment ainsi une harmonieuse unité. La stigmatisation qui prend toujours sa source dans le ravissement de l’extase est vraiment fille de l’amour divin. [p. 78]

On le voit, d’après cette analyse, Mgr Teodorowicz exclut à peu près complètement toutes les critiques que d’éminents théologiens ont élevé contre l’attribution au préternaturel de certaines manifestations observées chez Thérèse de Konnersreuth. Nous nous garderons de faire ici le moindre commentaire à cette analyse que nous avons voulue complètement impartiale ; nous retiendrons seulement cette idée générale qui anime d’ailleurs tout l’ouvrage de Mgr Teodorowicz : savoir que les stigmates des mystiques s’affirment par tous leurs caractères extrinsèques et intrinsèques, d’origine et de nature préternaturels absolument en dehors des lois qui régissent notre physiologie et nos réactions naturelles.

Dr Jean Lhermitte.

(1) Cf. plus loin : Essai d’interprétation physiologique des stigmates. [Article qui sera mis en ligne prochainement.]

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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