Maryse Choisy. L’achétype des trois S. : Satan, Serpent, Scorpion. Article parut dans le numéro spécial des su« Etudes carmélitaines » sur « Satan ». (Paris), Desclée De Brouwer, 1948. 1 vol. in-8°, 666 p. – pp. 442-451.
Maryse Choisy (1903-1979). Ecrivain analysé par Charles Odier, qui rencontra Pierre Teilhard de Chadin en 1939 et se convertit au catholicisme. Elle fondé la revue de psychanalyse très estimée « PSYCHÉ » qui publia des textes de Jacques Lacan, Juliette Favez-Boutonier, Françoise Dolto, etc.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original. – Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les images, sauf la figure A, ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr
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L’achétype des trois S. : Satan, Serpent, Scorpion
Par Maryse Choisy
Pour éviter tout malentendu je voudrais, avant de m’attaquer au cœur du sujet, définir les mots mythes, archétypes, symboles, tels qu’ils sont employés aujourd’hui par le psychologue et le psychanalyste. C. G. Jung a reconnu qu’il y a certaines conditions collectives inconscientes toujours présentes qui agissent à la fois comme régulateurs et comme stimulants de l’imagination créatrice. Elles suscitent les formes et utilisent le matériel conscient actuel. Ces conditions, Jung les nomme archétypes. Dans la mesure où les archétypes moteurs s’engrènent sur la formation des contenus inconscients, ils se comportent comme des instincts. L’archétype jungien est donc une image pulsionnelle, un pattern of behaviour et en même temps une dynamique. La réalisation de la pulsion ne s’opère pas par la descente dans la sphère instinctive, mais par l’assimilation de l’image qui la symbolise. Contre cette descente au contraire la conscience se révolte. Elle a peur d’être avalée par l’inconscient de la sphère pulsionnelle. Cette peur est à la source même – comme nous le verrons tout à l’heure – du mythe du héros luttant contre le dragon. Mais l’archétype, forme primitive « incontemplable » en soi que nous ne connaissons qu’à travers les images archétypiques, est un but spirituel, miroitant devant la nature humaine.
Pour nous, psychologues, les symboles représentent donc la vraie clef dynamique de la vie. Ces grandes forces, ces nœuds d’énergie, comme les appelle Baudouin, dorment dans le fonds commun de l’humanité et souvent à la disposition de chacun de nous. Il est dangereux de jouer avec les symboles. On ne saurait brandir impunément la gueule du dragon, la lance du héros, ni appeler le diable. Ils « évoquent dans l’esprit une image chargée d’énergie et qui fait son œuvre ». C’est une action comparable à celle qu’exerce à un étage plus humble, le signal extérieur déclenchant un réflexe conditionnel.
Pour le psychologue, tous les mythes sont vrais dans ce sens. Certains mythes sont vrais non seulement mythologiquement, mais aussi historiquement et ontologiquement. Au théologien [p. 443] d’en faire la distinction. Le psychologue, lui, n’examine que la réalité mythologique, c’est-à-dire la capacité dynamique du mythe pour l’intégration ou la désintégration de la psyché humaine, pour son achèvement final dans le Centre des centres, pour l’établissement de la paix entre peuples et collectivités. Toutefois une psychologie solide
liée à une théologie solide me paraît de plus en plus indispensable.
Ce que je voudrais surtout faire comprendre dès le début, c’est que pour nous, psychologues, le mot mythe n’implique aucun jugement d’historicité. Peu m’importe de savoir si Œdipe et Jocaste sont issus de l’imagination populaire ou sophoclienne, ou s’ils ont bu et mangé comme vous et moi. Par cette résonance qu’ils trouvent en nous, ils ont plus de réalité universelle que Monsieur ou Madame Dupont en chair et en os que je peux toucher du doigt tous les jours. L’existence est une surdétermination, dans l’acception freudienne du mot. Par les analyses cliniques nous savons que plus un symbole du rêve est important, plus il est surdéterminé à la fois dans les souvenirs refoulés de l’enfance, dans l’inconscient archaïque et dans les événements actuels. De même plus un mythe est vrai, plus il y a de significations. Et toutes ses significations exactes. Les références à la linguistique, aux cycles solaires, aux rites de fertilisation du champ, au contenu sexuel, aux lois cosmiques peuvent parfaitement s’accorder avec l’historicité. Elles ne la prouvent ni ne la détruisent. Du moment qu’un mythe est surdéterminé en raison de sa valeur, plus il est vrai ontologiquement, plus il réunira de réalités.
Voilà pourquoi je confronterai le folklore, la tradition judéo-chrétienne, les données rosicruciennes, la doctrine hindoue, le rite nègre de l’archétype Satan-serpent avant de chercher le nœud d’énergie qu’il touche au fond de notre psyché.
Et d’abord que signifie Satan selon une interprétation juive ? Ombre, c’est-à-dire la déformation projetée par le soleil, la chute de l’ange porte-lumière. Ceci déjà explique en partie l’ambivalence attachée au symbole du serpent – ce délégué du diable. Ajoutons que le Shatanhébreu commence avec la lettre sacrée chin שׂ dans laquelle les Gnostiques (1) voient les trois clous inversés » de la Passion du rite orthodoxe. De plus, la racine hébraïque se retrouve dans Saturne, le dieu noir. Où la chose devient particulièrement troublante, c’est quand on observe que « le crochet de Saturne », son signe astrologique ז est en réalité composé de l’Un et de son ombre, le Serpent : ל. Du reste ce serpent a laissé dans tous les alphabets du monde, depuis le Σ jusqu’à l’S, le sifflant souvenir de ses tortillements.Les hiéroglyphes égyptiens lèvent un pan du voile. Le serpent y figure la première vie limoneuse. Un exemple illustrera mieux qu’une longue théorie cette relation symbolique.
A — signifiait le principe divin, la Monade, donc l’UNITÉ. C’est le Soleil unique rayonnant sur tout l’Univers : 1 qui lui correspond est le chiffre de Dieu, du Soleil, de A.
BA — est l’AME. La Personne suprême se reflète dans une personne spirituelle, individuelle, comme le Soleil se reflète dans la Lune. C’est la première relation. C’est le BINAIRE, l’épouse, l’antithèse. 2 est donc le chiffre de l’âme, de la Lune, de BA.
KHA — est le DOUBLE, magnétique ou astral, ou éthérique, la projection aérienne et colorée du corps. En somme le magnétisme est quelquefois visible mais encore en partie immatériel. KHA s’écrivait X. cette croix signifiait l’électricité positive et négative, les moustaches du chat. Les Égyptiens considéraient que le chat était l’animal le plus « magnétique ». Étymologiquement « chat » vient de KHA. Comme tout se retrouve ! 3 est le chiffre de la TRINITÉ de la synthèse, de la foudre et de KHA.
DELTA— Voici enfin l’incarnation charnelle. Le delta du Nil par sa fertilité, son humidité, représentait bien le grouillement de la matière. Toute vie naît des eaux. 4 est et restera toujours le chiffre de la matière, de la pierre cubique, du delta. Mais 4 est le départ de la Trinité divine sur le plan humain. 4 est donc de nouveau le chiffre du Soleil, mais d’un Soleil plus matériel, le Soleil du microcosme.
En cela les Anciens sont d’accord avec Darwin. La vie charnelle est née des eaux. Le serpent, comme son cousin le dragon, est le premier saurien de l’évolution biologique. Il symbolise dont très exactement le péché originel, l’incarnation d’une âme dans la boue. Sa ruse fait partie de la Genèse. Il a causé notre chute.
Mais jusqu’à quel point n’est-il pas aussi un aide-mémoire [p. 445] atavique, jusqu’à quel point n’a-t-il pas inscrit dans son venin le témoignage des gigantesques luttes pour l’hégémonie de la terre (et du ciel ?) entre la race blanche et la race noire ? (2) Pour se venger du nègre – l’ennemi héréditaire de la préhistoire – les Blancs auraient fait leur diable noir et l’auraient symbolisé par le serpent qui est précisément le dieu du culte vaudou.
Dans la légende véridique de Krichna, le serpent joue un rôle aussi important que dans le récit biblique. Krichna, enfant du Soleil et du feu céleste, fils des Aryas, conquérants blancs de race pure, lutte contre Nysoumba « aux seins d’ébène, fille du Roi des Serpents ». C’est une guerre ethnique et idéologique Aryas contre Mélanésiens. Monothéisme contre idolâtrie vaudou. Feu contre Terre. Patriarcat solaire contre matriarcat lunaire. Il y a tout cela dans ce vieux mythe. Nysoumba dont la figure est un « nuage sombre nuancé de reflets bleuâtres par la lune » est une sorcière. Quand elle se roule sur le sol, « son corps se tord comme un serpent en fureur ».
Ce combat véridique entre l’ange et la bête se répète – combien de fois ? – dans la légende aryenne.
Quel est cet ange? Quelle est cette bête ?
Chez les yoguins comme chez les hermétistes, elle se nomme le Gardien du Seuil ou le Dragon du Seuil. Rudolf Steiner le décrit laid, difforme, terrible. Ce n’est pas une vaine métaphore prise au hasard dans le stock intellectuel des moralistes. Tous les « voyants » l’ont aperçu dans leurs descentes purgatorielles… Desoille l’a signalé parmi les images spontanées des sujets en « rêve éveillé ».
La liste est longue des surhommes qui ont gagné cette suprême bataille sur la bête chtonienne, c’est-à-dire sur leur enfer intérieur. Elle commence avec le dieu indien Indra qui subjugua Vritra. Elle continue avec la lutte de Trita Aptya-Viçvaroupa. Il s’agit ici d’un dragon à trois têtes. Le héros gangétique coupe les têtes et en fait des vaches. Dans l’Avesta il y a un pendant. Thraïtona, de la race d’Athwya, tue un serpent avec trois têtes et six yeux. Deux belles jeunes filles apparaissent. Chez les Zoroastriens, Atar, fils d’Ahoura Mazda lui-même, tue Aji Dahaka, le dragon primitif. Toujours la lumière se bat contre cet animal de la nuit, le cerveau supérieur tue le diable médullaire. En Égypte Mert Seger, la déesse funéraire de Thèbes, a la forme d’un serpent et le dieu solaire est mordu par le serpent. On connaît en Grèce l’aventure d’Apollon et du python. Dans de [p. 446] nombreuses légendes indiennes et chinoises, le grand dragon cache dans sa gueule un diamant éblouissant, une « pierre du soleil » qui donne l’immortalité. Le héros tue le dragon pour lui dérober sa pierre précieuse. Je me suis servie de ce thème pour un de mes contes de fées. Dans le poème babylonien de Gilgamès, le serpent vole « l’herbe de vie » obtenue par Gilgamès lors de son voyage aux Enfers. Plus près de nous, Sigurd se bat contre Fafnir, et Thorr contre le serpent mondial. L’Église catholique célèbre aussi ses saints vainqueurs: saint Michel, saint Georges, saint Orberose ont chacun leur dragon.
Il arrive comme dans le cas de Thésée que le monstre satanique se présente sous l’aspect d’un taureau. Il s’agit toujours de sublimation. Mais son accent est plus franchement sexuel. Le taureau symbolise en effet la vigueur mâle.
Quelquefois l’Hydre a sept têtes et qui repoussent. Hercule en savait quelque chose. Pourquoi sept têtes? Saint Jean de la Croix lui-même nous l’apprend. Il nous parle de la bête de l’Apocalypse « dont les sept têtes sont dressées contre les sept degrés de l’amour »(3).
Ainsi par delà les âges et les métaphysiques, la mystique chrétienne avec saint Jean de la Croix, de même que la psychanalyse moderne, rejoignent le mythe indien de la sublimation. Depuis Indra et Jason jusqu’à Saint Michel, l’ange tue le monstre, l’âme supérieure triomphe de l’héritage animal du sous-conscient.
Tout de même il s’est passé là quelque chose d’historique qui a laissé sa place jusque dans le zodiaque. Nous retrouvons de nouveau notre chin hébraïque, mais inversé. Il est presque un m, mais il ne représente pas encore la vierge. Le premier zodiaque des textes yoguiques ne se compose que de dix signes qui correspondent au Tchakra (4) ombilical et non des douze signes qui représentent le Tchakra cardiaque. Il y a cinq signes pingala, c’est-à-dire actifs, solaires, printaniers et ascendants: (Bélier), (Taureau), (Gémeaux), (Cancer), (Lion), et cinq signes Ida, c’est-à-dire passifs, nocturnes, hivernaux, descendants: (Vierge-Scorpion), (Sagittaire), (Capricorne), (Verseau), (Poissons). On remarquera que Vierge-Scorpion est un seul signe, le fameux chin שׂ retourné, et que la Balance manque. Ce n’est qu’en Grèce (peut-être en passant par Babylone) qu’apparaît la Balance. C’est la maison de la Venus uranienne. Elle représente donc l’amour par rapport à la Vénus terrestre du Taureau. Elle sépare définitivement la Vierge du Scorpion, qui du coup devient plus serpentin et phallique dans son expression. C’est le moment où la Vierge en écrasant de son pied le serpent, sauve le monde du Péché originel. (Voir ci-dessous).
FIGURE A
Et alors toute l’ambivalence du symbole s’éclaire pour nous. Il ne s’agit plus du serpent qui séduisit Ève, mais de la Felix Culpa et du « serpent d’airain » qui guérit du venin des autres serpents. Il ne s’agit plus de la noire Nysoumba, fille du Roi des Serpents, ennemi du pur et lumineux Krichna, mais de la koundalini. Koundalini signifie en sanscrit serpent lové. Or nous retrouvons ces mêmes nuances impliquées par les racines dans le hébraïque livyathan qui est aussi un serpent lové qu’on réveille. Il figure dans le texte de Job (8) qui compare les magiciens au dragon ou livyathan évoqué par eux. Enfin l’Apocalypse (12 : 3, 5, 9; 20 : 2) identifie le Dragon, le Serpent et Satan.
Mais la koundalini chez les Indiens est, elle aussi, comme les langues d’Ésope et la libido de Freud. Elle ouvre la porte sur tous les possibles. La force sexuelle est directement issue de la koundalini. Le Pouvoir créateur humain ne saurait provenir que du Pouvoir créateur universel. Mais voilà précisément tout le souci du yoga: éviter que cette force sexuelle descende et se gaspille dans la débauche au lieu de se maintenir dans son état subtil pour s’incorporer plus tard au prana montant. « Avec l’extinction des désirs sexuels, l’esprit est libéré de ses liens les plus puissants. » (5)
La force koundalinienne, la force primitive qui figure dans les données humaines n’est donc, d’après les yoguins, ni bassement sexuelle, ni hautement divine. Elle peut devenir l’un ou l’autre.
Ainsi la libération s’obtient non par les parties les plus hautes de l’être, mais par les plus basses. Cela peut nous étonner de prime abord. C’est pourtant la logique de la sublimation. La koundalini éveille les premiers centres de la conscience dans la région anale – ce qui correspond au second stade prégénital de Freud. Est-ce pure coïncidence que l’os placé à la partie inférieure de la colonne vertébrale porte dans son nom latin, sacrum, le souvenir des vieux mystères sacrés? … Il s’agit ici de remonter du dernier enfant au premier ciel.
Chez l’homme moyen, la koundalini repose endormie dans le Mouladhara tchakra, la tête sur l’entrée de la soushoumna, appelée « la porte de Brahman » (brahma-dvara). C’est la çakti divine, la puissance cosmique, assoupie et latente dans l’homme. Nous savons qu’elle est la Mère, qu’elle est le premier aspect du Brahman. « Dans son sommeil elle fait entendre un bourdonnement d’abeille » disent certains textes tantriques. Et d’autres: « un sifflement de cobra ». C’est pour écouter cette musique intérieure que le Laya-yoguin ferme non seulement ses oreilles, mais aussi toutes les autres ouvertures du corps. Oui, nous savons tout cela. Et nous savons même que la koundalini est la source du Verbe. D’elle, par transformations successives, est issue de la parole. Elle contient le son de toutes les lettres. Voilà pourquoi le yoguin utilisera ces mêmes lettres dans un mantra destiné à la koundalini.
A cause de son aspect lové quand elle dort dans le premier tchakra, à cause aussi de son ascension droite dans la grande nadi quand elle se réveille, la koundalini a été comparée dans toutes les écritures indiennes à un serpent.
Mais – dois-je revenir sur ce point? – le serpent est un symbole riche de sens. Pour les Freudiens de la vieille école, il est un signe phallique. Il est cela, bien sûr. Et il est beaucoup plus que cal, chez les Anciens. C’est tout l’enfer de la matière grouillante. C’est toute la chute d’une âme dans la boue. C’est la concupiscence. C’est l’orgueil. C’est la désobéissance à la loi naturelle et surnaturelle. Ce n’est pas par hasard qu’il y a « du venin et de la liqueur de la mortalité » dans les principes nadis. Et l’on comprend enfin pourquoi le yoga sans maître est dangereux. Il est dangereux de jouer avec la « puissance du serpent » qui est en nous… Ou alors il faut savoir, comme Çiva, « boire le poison que le serpent crachera forcément à un moment donné, et sans être affectés, suivre calmement la voie spirituelle pour obtenir enfin le nectar qui seul peut nous rendre immortels et bienheureux ». (7) Ou encore, pour revenir à notre grande tradition catholique, il faut comme la Sainte Vierge, mettre le pied sur la tête du serpent. En réalité le serpent est un symbole ambivalent parce qu’il est le symbole de la sublimation elle-même.
Quand la sublimation commence, la koundalini devient alors « l’Épouse entrant dans la Voie Royale (soushoumna), se reposant à certaines places (tchakras) qui rencontre et embrasse l’Époux Suprême et dans cet embrassement, fait jaillir des flots de nectar. » (8)
Cette image résume tout le processus psycho-physiologique de la koundalini montante vers l’union avec l’Absolu. La pure et libre activité de cette force permet à l’homme d’atteindre sa pleine réalisation humaine et divine dans son corps de chair.
Le dragon du seuil représente donc la partie inférieure de l’homme, le psychisme spinal comme l’appelle Jung, la bête qu’il faut vaincre en soi avant d’atteindre la sagesse. C’est le gardien des secrets. Dans les contes de fées, où la tradition est plus occulte, ce dragon barre l’entrée de la vallée aux trésors. Mais on devine que cet or est symbolique. Ces pierres précieuses sont les joyaux sertis dans les tchakras du serpent kounalini qui monte le long de la moelle épinière, du sacrum au cerveau, et est l’image de la sublimation indienne depuis le stade sado-anal jusqu’au stade spirituel à travers tous les paliers intermédiaires.
Malheur à qui recule devant ce monstre. Il devient fou. Car toutes les larves du sous-conscient (9) attaquent son intelligence. C’est une psychanalyse ratée. Elle finit dans l’obsession.
Mais le héros courageux, chaste, pur, indomptable, acharné, qui triomphera dans ce duel à mort, sera récompensé par d’innombrables richesses et la lumière éternelle.
Qu’est l’archétype du dragon chez Jung? Un centre chargé d’énergie. L’âme inférieure (10) représentée par le cerveau médullaire. Tous les monstres maîtrisés par les saints, les héros, les dieux solaires ont ce sens: Dragon, hydre, tarasque impure, malade et grotesque, faite à l’image de nos terreurs, de nos désirs, pleine de tout le grouillement sous-marin qui naquit dans la boue tiède au fond de nos coeurs, reptiles rampant dans les Premières Demeures du château Intérieur de Sainte Thérèse, ou bien éternel Minautore, fort de tout le dynamisme bestial, taureau, symbole de feu sexuel, de vigueur virile et d’instincts agressifs, vie querelleuse de la Digestion, tous représentent l’Ombre terrifiante qui dort dans la crypte de notre être, le la de Freud. Depuis Indra et Jason jusqu’à Saint Michel, l’ange tue le monstre, l’âme supérieure triomphe de l’héritage animal du sous-conscient.
Mais ici le mythe gangétique a été dévié par les Grecs et les Sémites. Pour s’en rendre compte, il suffit de regarder attentivement la statue de Çiva au musée Guimet. L’Indien ne se contente pas de piétiner un Minautore. Dans un embryon de divinité, ses pieds puisent une force neuve. Voyez cette tête d’enfant brusquement surgie dans le bas. C’est la pure essence extraite des vieux corps. C’est la vie de demain. Il ne faut pas se battre contre son ennemi. Il faut en faire un ami. Pourquoi s’épuiser dans la guerre quand on peut additionner les forces? C’est la leçon d’une civilisation supérieure. L’homme l’atteindra-t-il jamais? Ici de nouveau l’amour nous sert de modèle. La domination sexuelle se fait sans meurtre. L’Arganatha est le Seigneur pacifique du bateau. L’amour est l’ultime vainqueur. Ici le yoguin rejoint le psychanalyste moderne. C’est la sublimation sans perte d’énergie. Un dieu anime la virtualité de la matière. Il l’élève à la conscience. Il y a appel d’en haut. Pas de vraie sublimation sans appel d’en haut. Koundalini fait l’effort de monter. Mais si au sommet elle ne rencontrait pas Çiva, son ascension resterait veine. Ce que les théologiens nomment la Grâce, les yoguins ne se contentent pas de l’attendre passivement. Ils travaillent leur corps pour le rendre apte à recevoir l’immense Aventure spirituelle. Ils créent les conditions de cette force. Ils appellent d’en bas l’appel qui doit venir d’en haut. Un peu comme ces ingénieurs qui se mettent à construire une ligne de chemin de fer en partant à la fois de ses deux terminus opposés.
C’est par le dragon aussi que Jung essaye de réconcilier dans l’homme le cerveau supérieur et le psychisme spinal quand il écrit que « l’être pensant et sentant a atteint un carrefour où il lui faut prendre conscience d’un secret insoupçonné jusqu’alors, du secret antique du serpent… Qu’est-ce qui a été perdu, oublié et recouvert par les siècles que les Anciens connaissaient encore? C’est le secret terrestre de l’âme inférieure de l’homme naturel qui ne vit pas de façon purement cérébrale, mais chez lequel la moelle épinière, le sympathique, ont encore leur mot à dire. » (11) Et il conclut que ce secret du serpent-moelle épinière (comme il correspond au serpent hindou koundalini!) « demeure inabordable à quiconque n’adopte pas une attitude religieuse et ne s’arrête pas aux symboles ».
Mais il est évident que Jung ne pouvait dépasser la psychologie. Aller au-delà appartient à l’expérience mystique. Et c’est déjà un son neuf que d’entendre un médecin occidental recommander une « attitude religieuse » devant le dragon.
On pourrait donc terminer cette série sifflante par un quatrième S: la sublimation.
Cela signifie-t-il que le diable n’existe que dans notre psyché? Rien de ce que je viens de dire ne justifie pareille conclusion hâtive. Encore une fois une réalité psychique n’infirme pas la possibilité d’une existence objective en dehors de nous.
Le diable psychologique est à l’intérieur de nous, mais il peut avoir aussi des correspondances avec le diable de l’Écriture. Cette interaction a été exprimée en des grimoires de sorcellerie. Ainsi, dans Le Satanisme et la Magie, Jules Bois nous fait assister à un dialogue entre Satan et son disciple:
« Le disciple. – J’ai besoin d’un compagnon, d’un confident.
Satan. – Tu te reposeras contre mon coeur comme Saint Jean sur l’épaule du Christ… Ah, ah! Nous ferons bon ménage. Prêtre d’Onan, tu seras une sorte de moine d’un temple qui n’existe qu’en toi, d’une idole qui est toi-même. Moine matérialiste et athée (car tu le sais bien, étant abandonné de ton esprit, quelle immortalité peux-tu avoir?) tu ne raconteras pas mon mystère, tu ne feras pas d’adepte.
Le disciple. – … des phrases, je me libérerai de toi quand je voudrai. Même pas de bâton… un coup d’épingle et je te crèverai, ballon flottant.
Satan. – Ne fais pas cela, tu te crèverais toi-même.
Le disciple. – Tu n’auras pas mon âme.
Satan. – Imbécile, tu n’as donc rien compris… Mais ton âme, c’est moi; mes cornes sont les oreilles d’âne de ta bêtise et mon pouvoir le sacrifice de ton angélité à l’enfer.
Le disciple. – Mais tu n’es pas une hallucination, je te vois, je t’entends. L’appel de mes voyelles t’a donné la vie, et les éléments se sont coagulés en ta fumeuse carcasse… Tu n’es pas moi puisque je te parle…
Satan. – Erreur: Après ta mort, tu ressusciteras en moi… Tel est le pacte! Je suis le corps glorieux de ton infamie, l’âme-soeur de ton abjection, je suis ta gaine de ténèbres… et – crois-le bien – nous ne nous quitterons plus. »
Il n’est pas de la compétence du psychologue de décider de la réalité ontologique du diable. Mais le diable-mythe (et nous savons que le langage mythique est la seule clef dynamique de l’inconscient), le diable mythe, nécessité par l’ambivalence fondamentale des sentiments humains, m’apparaît une réalité intérieure, non seulement acceptable mais essentielle à la dialectique du procès psychique.
Maryse CHOISY.
1) Hargrave Jennings, The Rosicrucians, their rites and mysteries, London, 1887.)
2) C’est la thèse de Saint Yves D’Alveydre. Cfr aussi E. Shure, Les grands initiés.)
3) Saint Jean de la Croix, Montée du Carmel, deuxième partie, ch. X, p. 96. Desclée de Brouwer, Paris, 1922.
4) Centre de transformation de l’énergie psychique.
5) Yoya koundalini-Oupanishad.
6) Canal lumineux qui suit le trajet de la moelle épinière.
7) SVÂMI YATISVARÂNANDA, La symbolique hindoue, p. 51
8) ÇANKARACARYA CINTAMANISTAVA.
9) Le sous-conscient du Radja Yoga correspond en grande partie au ça de Freud.
10) ÇANKARACARYA CINTAMANISTAVA
11) Le sous-conscient du Radja Yoga correspond en grande partie au ça de Freud.
Je lis un peu rapidement a cause de la densité, mais j’ai le souvenir d’avoir été traité de diable par une « chrétienne » crétine a qui je faisais peur !