Paul Juquelier et Jean Vinchon. Les vapeurs, les vaporeux et de Dr Pierre Pomme. Extrait des « Annales médico psychologiques », (Paris), 10e série, tome troisième, juin 1913, pp. 641-656.
Paul Juquelier ( ? -1921). Médecin aliéniste.
— Contribution à l’étude des délires par auto-intoxication. (Insuffisances hépatiques latentes et petit brightisme). Thèse de la faculté de médecine de Paris. Paris, Jules Rousset, 1903. 1 vol.
— (avec Jean Vinchon). les Limites du vol morbide, par P. Juquelier,… et J. Vinchon,… Préface du Dr A. Vigoureux
— (avec Alfred Fillassier). L’assistance aux aliénés criminels et dangereux au IXIe siècle. Extrait de la Revue Philanthropique, n° du 15 décembre 1909. Paris, Masson et Cie, 1909. 1 vol. in-8°, 24 p.
— (avec Jean Vinchon). L’histoire de la Kleptomanie. Extrait de la « Revue de psychiatrie : médecine mentale, neurologie, psychologie », (Paris), 8e série, 18e année, tome 18, n°2, série, février 1914, pp. 47-64. [en ligne sur notre site]
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’ouvrage. – Les notes de bas de page de l’original ont été renvoyées en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr
[p. 647]
LES VAPEURS, LES VAPOREUX ΕΤ LE Dr PIERRE ΡΟΜΜΕ
par
Paul JUQUELIER et Jean VINCHON
Médecin en chef et Interne des asiles de la Seine.
Nous sommes aujourd’hui les témoins du démembrement, an profit de groupements nouveaux, des territoires nosologiques que nos prédécesseurs avaient délimités et réunis sous les noms d’hypocondrie et d’hystérie. On ne saurait concevoir l’évolution de la pathologie sans d’incessantes rectifications de frontières et il serait aisé d’indiquer nombre de causes pour lesquelles les hésitations de la classification sont [p. 642] particulièrement fréquentes dans le domaine de la neuro-psychiatrie. Ce qui n’est pas douteux, c’est que les associations qui doivent actuellement se désagréger devant les conceptions étiologiques et pathogéniques à la mode, résultaient elles-mêmes de remaniements, rendus nécessaires par des dissociations antérieures. Mais les états pathologiques demeurent, généralement, malgré que les malades soient si différents les uns des autres et que les interprétations médicales changent à chaque instant de forme. Au XVIIIe siècle, les hystériques et les hypocondriaque était constamment comme un atteints de vapeurs ; conformément à une règle très commune, c’est peu de temps après avoir jeté son plus vifs éclat que la conception des vapeurs périclita est disparut. Il est intéressant de retrouver dans les descriptions qui nous sont parvenues concernant l’état des vaporeux, toute une symptomatologie qui nous est familière ; mais avant d’aborder cette étude de clinique rétrospective, essayons de nous représenter d’une manière précise, ce que nos ancêtres entendaient par les vapeurs, et comment ils expliquaient, au point de vue pathogénique, la maladie essentiellement polymorphe, à laquelle ils avaient en définitive donner ce nom.
Il faut avant tout prendre garde que le mot vapeur a été employé dans des sens très différents.
Pendant longtemps, on entendit par vapeur des sortes de fumées, qui s’élevaient de certains organes pour atteindre le cerveau. À la suite des Grecs, les philosophes et les médecins que préoccupait le problème des rapports de l’âme et du corps, supposaient l’existence d’une âme semi matérielle, avec trois facultés, les facultés naturelle, vitale et animale, empruntant les trois sièges de Platon. Galien, le premier, avait étudié ses trois armes, et les disciples de Galien avait répandu [p. 643] la notion des esprits animaux, passant du foie au et de cet organe au cerveau ; du cerveau, ils gagnaient les nerfs, et, par les nerfs, ils commandaient a tout l’organisme. Nous trouvons, à l’article πνευμα du Glossaire de Jean Gorris (1), le trajet et les propriétés de ces différents esprits, qui existent partout où il y a chaleur. Mais, a côté de ces esprits normaux, on pensait qu’il en existait d’une autre sorte, plutôt appelée souffle (aura) qu’esprit : c’était une vapeur épaisse, exhalaison impure, aussi différente des esprits que la vapeur de l’eau l’est de l’air ; elle s’amassait dans les parties du corps où la chaleur était faible et l’humeur âcre ; de là, elle s’échappait, et voguait çà et là, en occasionnant des douleurs.
Primitivement, les auteurs hippocratiques avaient attribué certains accidents névropathiques (hystérie et hypocondrie) aux courses de l’utérus, animal étrange,
qu’on s’efforçait d’attirer par des parfums agréables, ou de chasser avec des odeurs qu’il ne pouvait supporter, comme s’il se fût agi d’une bête logée dans son terrier.
Les Galénistes des premiers siècles de l’ère chrétienne, Aetius (2), Paul d’Égine, les médecins arabes et persans avec Rhazès (3) et Avicenne, rapportent ces mêmes troubles aux vapeurs, qui ont tantôt une origine utérine, et tantôt une origine digestive. Les Arabes donnent a l’hypocondrie qui résulte de la présence de ces vapeurs, le nom de « mirachiale », du mot mirach qui veut dire cavité abdominale. Ces vapeurs sont le fait d’une irritation, et le souffle (aura), qui s’échappe de l’organe enflammé, est la cause morbifique. [p. 644]
Parmi les organes de la cavité abdominale, deux surtout, indépendamment de l’utérus, sont accusés d’être la source des vapeurs pathogènes, ce sont le foie et la rate. La rate, principalement, renferme une humeur qui devient aisément trop ardente ; naturellement
cette humeur est mélancolique, la moindre irritation en accroit les propriétés néfastes. Cette opinion des anciens fut reprise par les médecins de la Renaissance. Jean Fernel (4), médecin d’Henri II, élève de Galien et des Arabes, s’y rallie complètement. Il y joint toutefois quelques vestiges des conceptions hippocratiques, notamment en ce qui concerne l’hystérie, due en partie au déplacement utérin, en partie à ce venin si pernicieux qui s’échappe des parties génitales des femmes vaporeuses lorsqu’elles reçoivent les embrassements de leurs époux. Les malheureuses femmes semblent enfermées dans une sorte de cercle vicieux, leurs vapeurs les prédisposant à en produire de nouvelles.
Ambroise Paré, Daniel Sennert (5), pensent à peu près de même. Paré croit que ce sont les vapeurs qui déplacent l’utérus en le gonflant après leur putréfaction. Sennert dit que, seules, les vapeurs peuvent expliquer l’hystérie et l’hypocondrie. S’élevant tantôt de la matrice, tantôt de la rate, du mésentère, de l’épiploon, des veines mésaraïques, des rameaux de la porte, elles s’attaquent aux esprits animaux de l’encéphale.
Félix Plater (6) nous montre les malades recevant sans cesse de leurs organes atteints de nouvelles causes d’irritation, et fatiguant les médecins en essayant tous les remèdes. Dans le foie on dans les autres organes malades, les vapeurs résultent de l’inflammation, et de l’obstruction fréquente des canaux évacuateurs qui en [p. 645] est la conséquence (Jérôme Mercurialis) (7). Au fur et à mesure que les idées évoluent, on cherche un mécanisme plus précis. Nathanael Highmore (8) nous apprend notamment que, dans l’hypocondrie, les fibres de l’estomac sont relâchées et faibles ; les digestions imparfaites produisent un sang trop subtil, trop vaporeux, et sujet à de continuelles fermentations.
Les vaisseaux amènent les vapeurs de la rate, ou de tel organe aux autres viscères, et par les vaisseaux encore, on par sympathie, le cerveau est atteint, ses conduits étant obstrués (Murillo) (9).
Lange (10) décrit quatre ferments s’élaborant hors des vaisseaux sanguins, dans quelque organe spécial qui en est le foyer ; les corpuscules de ces ferments sont transmis vers les parties éloignées, dont ils troublent et interrompent les fonctions naturelles. Vieussens (11)
croit également à un levain de l’estomac, qui donne naissance à des sucs crus et humides. Échauffés par la chaleur des entrailles, ces sucs fournissent au sang des vapeurs éparses. Hunauld (12) attribue les troubles que produisent les vapeurs ainsi formées, au fait qu’elles ne sont pas évacuées par la transpiration. L’insuffisance de la transpiration, croit-il, retient ces esprits étrangers, et ainsi, cause le désordre et l’agitation.
Lorsqu’il est atteint par les vapeurs, le système nerveux doit sa moindre résistance a une idiosyncrasie particulière ; l’irritation gagne d’abord les nerfs de la matrice, puis ceux du reste du corps. Ici encore, il y a [p. 646] une sorte de cercle vicieux, et l’on ne sait quel est le premier agissant du trouble de la matrice on du trouble nerveux, l’idiosyncrasie nerveuse étant souvent facteur des troubles de la matrice : tel est le résultat des observations de Pressavin (13).
Le dernier défenseur des idées galénistes dans les temps modernes fut Louyer-Villermay (14). Les médecins qui étudièrent l’hypocondrie et l’hystérie au début du XIXe siècle rompirent centre lui nombre de lances ; leurs attaques étaient d’ailleurs souvent faciles, car chez Louyer-Villermay, comme chez beaucoup de ses prédécesseurs, les contradictions ne manquaient point entre les observations et le système, ce qui était- d’ailleurs une preuve de la bonne foi de l’auteur.
Parmi les médecins du XVIIIe siècle qui admirent l’origine viscérale ou humorale de I’hystérie et de l’hypocondrie, trois surtout ont insisté sur le rôle du système nerveux des organes atteints : Georges Cheyne (15), Cullen et Dumoulin (16). Leurs noms vont nous servir de transition pour passer à l’exposition d’une autre conception des vapeurs, les hypothèses jusqu’alors admises s’accordant imparfaitement avec la découverte de la circulation
*
* *
Avec le livre de René Descartes sur les passions de l’âme, les esprits animaux connaissent une vogue nouvelle. Descartes abandonne les esprits naturels et vitaux des galénistes ; pour lui, les esprits animaux, les seuls qu’il considère, président a l’accomplissement des [p. 647] différents phénomènes de la vie : la glande pinéale est en quelque sorte leur point de concentration ; l’assistance divine les dirige, en renouvelant sans cesse l’œuvre de la création.
Malgré les attaques passionnées dont il était l’objet, ce système ralliait à lui un grand nombre de médecins : Corneille de Hoghelande, Bourdelot, Rohault, Louis de la Forge, Gabriel Lamy, etc. Or, ce sont maintenant les troubles des esprits animaux qui vont, seuls, engendrer les vapeurs, et le terme qui jusqu’ici désignait la cause morbide, designs désormais la maladie elle-même ; cette maladie n’a plus son origine dans un viscère,
mais dans le système nerveux, et particulièrement dans le cerveau. C’est du cerveau, pour Charles Lepois (17)que « part une effervescence qui tombe ensuite dans l’estomac et dans tout l’abdomen ».
Thomas Willis (18) et, après lui, Sydenham (19) sont bien plus explicites. Ils confondent hystérie et hypocondrie sous le nom de vapeurs. Le trouble du cerveau est primitif et détermine l’« ataxie » des esprits animaux qui circulent dans le sang. Ce désordre du cerveau est lui-même le résultat des agitations violentes de l’âme produites subitement par la colère, le chagrin, la crainte ou quelques passions semblables.
Le trouble des esprits animaux donne lieu au flux et au reflux du sang, à un état d’effervescence de ce liquide, qui réagit à son tour sur le cerveau.
Viridet (20) mêle aux esprits animaux les notions de physique et de chimie, si à la mode alors : les esprits animaux eux-mêmes sont considérés comme des sortes [p. 648] de sels qui se volatilisent, dilatent leurs canaux, sont cause de compression on 6clatent pour produire des vapeurs.
Hoffmann (21), Boerhave (22) attribuent aussi au système nerveux l’origine des vapeurs et exposent leurs conceptions dans des théories éclectiques qui gardent encore quelques couleurs des traditions humorales.
Joseph Raulin (23) montre les obstacles que les obstructions, causées par les vapeurs, apportent a la liberty d’oscillation des solides, irrités au surplus par des liquides acres et piquants; d’ou grande irrégularité dans le système des nerfs, et désordres variables en résultant.
Cependant, Lorry (24), Whyte (25) empruntent encore beaucoup aux Galiénistes : l’hystérie, pour Whyte, vient à la fois de la passion de l’âme et du dérangement de l’estomac ou de la matrice. Des causes prédisposantes (faiblesse d’esprit congénitale) viennent s’unir a des troubles sécrétoires pour permettre l’action des causes morbifiques.
Au contraire, chez Sauvages de la Croix (26), chez Barthez (27), chez Tissot (28), c’est dans le système nerveux qu’il faut chercher exclusivement le point de départ des vapeurs. Barthez constate un trouble transitoire sans [p. 649] lésion permanente, nous dirions aujourd’hui trouble fonctionnel.
Les théories solidistes, chimique et mécanique, viennent battre en brèche la vieille conception des esprits animaux et la déforment plus on moins. II arrive que quelques-uns des médecins commencent à se moquer des vapeurs, sur lesquelles circulent partout force plaisanteries, et Lieutaud considère le mot « vapeurs » comme un euphémisme servant à designer l’hypocondrie, terme offensant pour beaucoup (la peur des mots est éternelle), et souvent des affections de gravité illusoire.
*
* *
Cet expose, pourtant bien incomplet, suffit à montrer combien les vapeurs out préoccupé les physiologistes et les médecins d’autrefois. Aussi, les praticiens rencontraient-ils à chaque instant des vaporeux dans leur clientèle. Raulin écrivait en 1759 : « Il y a plus d’un siècle que les vapeurs sont endémiques dans les grandes villes ; la plupart des femmes qui jouissent des commodités de la vie, sont vaporeuses ; on peut dire qu’elles achètent par une série de langueurs l’agrément des richesses. » Elles étaient contagieuses, ces vapeurs ; et il suffisait d’une malade un peu en vue pour que le mal se répandit dans sa compagnie. Les hommes n’en étaient point exempts : les formes hypocondriaques leur étaient, réservées. En Angleterre, le spleen sévissait déjà ; nous en avons la preuve en considérant le nombre des praticiens anglais qui l’ont étudié depuis Willis et Sydenbam. II est probable qu’avec I’anglo-manie qui passa la Manche sous le Régent — et plus exactement déjà au lendemain de la fuite de Jacques II, détrôné par Guillaume d’Orange — le spleen vint renforcer les vapeurs du continent. [p. 650]
En France, vers 1750, on se plaignait des vapeurs comme d’une maladie ancienne. Les Goncourt, et tous les auteurs qui ont surtout étudié le XVIIIe siècle ont accrédité l’opinion qu’elles étaient une affection des femmes de cette époque. Sans doute, elles ont sévi particulièrement alors, mais on les redoutait sous le grand roi. On les trouve souvent sons la plume de Mme de Sévigné. C’est le chocolat, tant à la mode, qui lui donne des vapeurs et des palpitations, alors qu’il les guérit chez sa fille… M. de Saint-Aubin est subitement pris d’une vapeur au milieu de la nuit qui détraque toute la machine… Dans une autre lettre, une sorte de « vapeur de fille » emporte la nièce de Marbeuf en trois jours, au milieu de la désolation des siens. Les Cartésiens luttent contre ce mot de « vapeurs », qui ne leur parait pas correspondre à grand’chose ; Mme de Sévigné le défend contre eux : sans doute lui sert-il de lien commun dans les conversations qu’elle a accoutumé de tenir contre les médecins avec ses parents et ses bons amis. « Pour moi, écrit-elle le 5 novembre 1684, je n’ai plus de vapeurs. Je crois qu’elles ne me venaient que parce que j’en faisais cas ; comme elles savent que je les méprise, elles sont allées effrayer quelques sottes. » Cela ne l’empêche d’ailleurs pas, un autre jour, de mettre en garde, contre les vapeurs, sa fille qui est en train de devenir leur victime ; dans une lettre de juillet 1689, nous lisons : « C’est un secours (les vapeurs) pour expliquer mille choses qui n’ont point de nom. Notre ignorance s’en accommode comme d’un quinola à prime… ménageons donc les vapeurs, ne lui dites rien (au chevalier du Grignan) qui puisse le fâcher ; point de contestations, point de disputes. Son sang est trop aisé à s’émouvoir ; il s’allume et circule violemment ; c’est le fondement de tous ses maux. »
Nous avons longuement cité Mme de Sévigné, parce [p. 651] que ses lettres sont une mine inépuisable de renseignements sur la vie de la fin du XVIIe siècle ; mais dans Boileau, dans les premières pages de Saint-Simon, dans Molière, il est aussi question de vaporeux avec leurs misères et leurs ridicules. Tout cela nous autorise à penser que les vaporeux étaient alors aussi nombreux qu’au XVIIIe siècle, mieux connu et plus souvent cité, grâce à E. et J. de Goncourt (29), grâce aussi aux jolies pages, que depuis les Goncourt, notre confrère et ami Paul Delaunay (30) a consacrées aux vapeurs. La Comédie, dans la 3e entrée de de l’Amour Médecin (1665) ne chante-t-elle pas ?
« Veut-on qu’on rabatte,
Par des moyens doux,
Les vapeurs de rate
Qui nous ruinent tous ?
Qu’on laisse Hippocrate
Et qu’on vienne à nous!
Et la Comédie appelle à son aide ses sœurs, le Ballet et la Musique, qu’elle invite à danser pour guérir les maux des hommes.
*
* *
Reportons-nous cependant à la belle époque des vapeurs. Nous sommes en 1750, et voici qu’une « caillette » vient de présenter quelques-uns des multiples symptômes de la maladie à la mode. Les parents et les voisins se précipitent et courent aux armoires. Chacun apporte son remède et en vante l’excellence. On prend aussi conseil des vieux grimoires utilisés en temps ordinaire à serrer jabots et manchettes. Les dames, surtout, s’empressent, fortes de leur expérience ; elles préconisent certains vinaigres aromatiques, l’eau [p . 652] des Carmes ou l’eau de la Reine de Hongrie, toutes sortes de drogues extraordinairement compliquées, qu’elles ont préparées elles-mêmes, d’après les recettes tirées des « Secrets rares et curieux » ou des « Médecins domestiques ». Parfois, on fait monter le marchand d’orviétan de la place publique, le barbier du coin ou bien quelque émule de Mesmer qui prétend apporter l’aide d’un nouveau fluide. Pendant ce temps, la patiente va plus mal, l’agitation autour d’elle est à son comble. Enfin, quelqu’un de proche se décide à demander un médecin ; si la malade est de qualité, on dépêche un laquais, et bientôt arrive, dans son carrosse, Raulin, Lorry, Tronchin ou Pomme.
Pierre Pomme (1735-1812)
C’est ce dernier qui nous a paru le type du médecin de vaporeux.
Les Goncourt et Paul Delaunay ont tracé de lui un portrait plaisant : sur l’estampe qui sert de frontispice au Traité des vapeurs de 1782, il nous apparait plutôt grave, mais sans excès, les yeux semblent vifs et sérieux, mais doivent savoir plaire, « aire la conquête des confrères et des clients », une honnêteté de bon ton préside à l’ajustement et au maintien ; l’ensemble de la physionomie est agréable. Combien ce praticien est ainsi différent de ses prédécesseurs du temps de Molière que l’Amour médecin fut la première pièce à railler !
Pierre Pomme est, pour ainsi dire, le classique des vapeurs ; il conserve la tradition de Sydenham et de Willis, à laquelle il n’a presque rien ajouté d’autre que la comparaison fameuse du « genre nerveux » avec le parchemin. Son succès est immense ; il soigne Mme du Deffand, Mme de Boufflers et tant d’autres ! Son Traité des vapeurs a quatre Éditions (31) à Lyon et à Paris, et [p. 653] les presses royales impriment la quatrième, un bel in-4°, qui n’a pas figure de livre de science, et que l’on se passe de main en main dans tonte la France. Un recueil de pièces relatant la polémique de Pomme avec ses adversaires parait en 1771 (32) ; et en 1804, le supplément du Traité des vapeurs (33).
Après des années de triomphe, Pomme connait la mauvaise fortune et va prendre une retraite momentanée à Arles, sa ville natale. A la suite de la mort de deux clientes, des affiches avaient été apposées contre lui à Amiens et à Bordeaux, une polémique virulente s’était engagée à Paris, c’était la cause de sa retraite d’où le tira de Mme Boufflers.
Après Sydenham, Pomme confondait l’hystérie et l’hypocondrie, attribuant la première aux femmes et réservant la seconde aux hommes. Les symptômes de l’une et de l’autre étaient très variables : maux de tête, clou hystérique, dépression ou bien excitation, toux, hémoptysie, hoquet, palpitations et battements douloureux de toutes les artères du corps, insomnies, cauchemars effrayants, troubles digestifs varies, vomissements et coliques, diarrhée ou constipation, sensation de boule que déjà tant d’hypothèses avaient tenté d’expliquer, paroxysmes, surtout chez les hystériques, pouvant aller jusqu’à simuler la crise épileptique, mais pendant lesquels la face des malades n’était pas pale, enfin mort apparente donnant lieu à toutes sortes de méprises fatales ; la polyurie ou de grandes sueurs terminaient les accès.
La cause de ces malaises était dans l’obstruction des [p. 654] viscères du bas-ventre due au raccourcissement des nerfs déterminant le cours irrégulier des esprits animaux. Les parties nerveuses et membraneuses sont souvent atteintes ; l’estomac, le cœur, le diaphragme, les méninges paient un lourd tribut à la maladie ; on y observe aussi des rétentions d’urine, de la constriction des voies spermatiques, des mouvements convulsifs du « genre nerveux ».
Les femmes de ville, les hommes surmenés par le travail on la débauche, les fumeurs, les buveurs de café, de chocolat ou de thé deviennent facilement des vaporeux, surtout si leur hérédité les y prédispose. Les vapeurs se produisent en eux par le mécanisme habituel, et l’excrétion se faisant mal, y sont retenues. Finalement, nous assistons à l’atrophie générale de toutes les parties de l’organisme et à leur entière consomption.
Pierre Pomme combat résolument pour la cure des vapeurs, les « antihystériques » et les antispasmodiques ; il a une mésestime particulière pour l’assa foetida, « qui porte le feu et le trouble dans les esprits animaux, déjà effarouchés ». II s’agit an contraire de lutter contre le racornissement et de rendre à l’organisme un peu du liquide qu’il a perdu. Les lavements froids, même glacés, les bains de pieds, les bains généraux prolongés et la saignée, voilà les éléments du traitement externe qu’il préconise. A l’intérieur, il prescrit l’eau de poulet, d’orge ou de riz, des soupes au lait et une alimentation légère.
S’il existe des coliques ou des vomissements, Pomme s’efforce de les calmer par des potions ou des lavements huileux ; contre le clou hystérique, il emploie des compresses froides. En cas d’insomnie, il met en garde contre les narcotiques qu’il remplace par de grands bains tièdes. Le petit lait clarifié est le remède du hoquet ; le [p. 655] lavement froid, celui de la syncope ; les saignées légères sont un heureux adjuvant.
Enfin, pour parachever le traitement, il faut agir sur le moral, et Pomme y est passe maître : « Le médecin, dit-il, doit être compatissant, mais en même temps essayer de faire voir clair, de dissuader son client de persister dans des convictions erronées… II tachera de l’isoler des passions, de l’envie, de la jalousie. » La distraction (la dissipation comme on disait alors), le cheval, la voiture, les assemblées, les concerts, les spectacles — dans une sage mesure — viendront hâter la convalescence. Le séjour à certaines eaux minérales peut être conseillé.
Quand il y a complication et que l’irritation est plus grande, les liquides employés intus et extra doivent être plus dilués encore : c’est le cas, par exemple, des syphilitiques, la vérole étant cause de vapeurs irritantes qu’exagère par surcroit le traitement spécifique.
A table, il faut manger des viandes légères, des volailles, du pain bien levé, des herbes potagères, s’abstenir surtout des aromates, si à la mode dans les diners et les soupers du temps, des boissons excitantes et surtout alcooliques : l’eau de fontaine est la boisson naturelle de l’homme.
Une partie de l’œuvre de Pomme est occupée par la polémique de l’auteur avec les autres médecins des vapeurs. A notre avis, cette polémique, peu désintéressée sans doute, tient une bien grande place. Enfin, après une série d’observations souvent intéressantes et dont les commentaires servent de soutien au système, Pierre Pomme conclut par l’exposition des causes générales des maux des nerfs ; il cite : l’amour des belles-lettres et des sciences, l’usage des excitants et des aromates, l’augmentation du luxe, l’abandon des champs pour la ville, les passions que l’on apporte dans tous les actes [p. 656] de la vie, la dégénération, ancêtre de notre dégénérescence, l’abus des médicaments, les erreurs des médecins, les méfaits des charlatans ; il se montre, dans cette dernière étude, observateur très fin et psychologue avisé ; et l’on comprend bien, à le lire, son succès dans les milieux cultivés qu’il fréquenta.
Les vapeurs succombèrent sous les plaisanteries des beaux esprits des dernières années du XVIIIe siècle. Depuis, d’autres théories médicales ont eu leur heure de succès et ont ensuite connu les mauvais jours, particulièrement parmi celles qui ont cherché à pénétrer les secrets de la pathologie nerveuse. Chaque auteur ne saurait donc apporter trop de modestie dans l’exposition de ses conceptions personnelles, et trop de bienveillance dans la critique, cependant nécessaire, des hypothèses d’autrui.
Notes
(1) Jeau Gorris. Glossaire, 1564 et 1622. Opinion des Galénistes du XVIe et du XVIIe siècles.
(2) Aetius. Traduction de Cornaro. Venise, 1549.
(3) Rhazès ou Rhazi. édition de Venise, 1542.
(4) J. Fernelii. Universa medicina. Paris, 1S67.
(5) D. Sennert. Praticae medicinae. L. I, Lyon, 1636.
(6) Praxeos medicae, t. Ill, Bâle, 1602.
(7) De mortis mulieribus. Venise, 1601.
(8 Exercitationes duae, de passione hysterica et affectione hypochondriaca. Amsterdam, 1660.
(9) Tomas Murillo. Travaux sur l’hypocondrie. Zaragoza et Lyon, 1572.
(10) Traite des vapeurs où leur origine, leurs effets et leurs remèdes sont mécaniquement expliqués. Paris, 1687.
(11) Vieussens. Œuvres, 1774.
(12) Nouveau traite de physique. Paris, 1742.
(13) Pressavin. Nouveau traité des vapeurs ou maladies des nerfs. Lyon, 1770.
(14) Traité des maladies nerveuses ou vaporeuses. Paris, 1816.
(15| G. Cheyne. De natura fibrae, Londres, 1725.
(16) Dumoulin. Traite des affections comprises sous le nom de vapeurs, 1703.
(17) Ch. Lepois (Carolus Piso). Selectiorum observ. Pont-à- Mousson, 1608.
(18) Th. Willis. De morbis convulsivis. Amsterdam, vers 1659.
(19) Tb. Sydenham. Dissertatio episiolaris ad G. Cole. Londres, 1682.
(20) Viridet. Dissertation sur les vapeurs. Yverdun, 1726.
(21) Frederic Hoffmann. Oeuvres completes, Genève, 1740.
(22) H. Boerhave [in G.Van Swieten, Commentaria in H. Boerhave aphorismos de cognoscendis et curandis morbis). Lugduni Batavorum. Liège, 1745.
(23) J. Raulin. Traité des affections vaporeuses du sexe. Paris, 1759, in-12.
(24) Lorry. De melancholia et morbis melancholicis, 1765.
(25) Whyte. Traité des maladies nerveuses hypocondriaques ou hystériques, 2 vol. in-8°. Paris, 1767.
(26) Nosologia methodica, trad, en français par Gouvion. Lyon, 1772.
(27) Barthez. Nouveaux éléments de la science de l’homme. Montpellier, 1778.
(28) Tissot. Traite des nerfs et de leurs maladies. Paris, 1778-1783, 6 vol. in-12.
(29) E. et J. de Goncourt, La Femme a XVIIIe siècle. Paris, 1862..
(30) Le monde médical parisien au XVIIIe siècle. Paris, 1906.
(31) Pierre Pomme. Traité des affections vaporeuses des deux sexes : Lyon, 1760, in-12 ; Paris, 1763, in-12 ; Lyon, 1767, in-12 ; Paris, 1782, in-4 ».
(32) Pierre Pomme. Recueil de pièces pour l’instruction du procès que le traitement des vapeurs a fait naitre parmi les médecins. Paris, 1771, in-8°.
(33) Pierre Pomme. Supplément au Traité des affections vaporeuses des deux sexes. Paris, 1804, in-8®.
LAISSER UN COMMENTAIRE