J. -E.-D. Esquirol. Des hallucinations. (1817). Extrait « Des maladies mentales considérées sous le rapport médical, hygiénique, et médico-légal. » Paris, J.-B. Baillière, 1838, pp. 159-201. [Réédition : Paris, Frénésie Editions, 1989. 2 tomes en 1 vol. in-8°, dans la collection « Insania. Les introuvables de la Psychiatrie ».
Texte princeps dans lequel Esquirol donne au terme d’hallucination une première définition moderne, en particulier en faisant la distinction entre hallucination et illusion, qui ouvrira les grands débats, d’abord de 1845, puis de 1855, et une quantité impressionnante d’affinements, de propositions et de contre-propositions, toujours d’actualité.
Jean -Étienne-Dominique Esquirol (1772-1840). Médecin aliéniste, considéré comme le père de l’organisation de ce qui deviendra la psychiatrie française en faisant voter la loi du 30 juin 1838, obligeant chaque département à se doter d’un hôpital spécialisé. Il est à l’origine de l’aménagement de la nouvelle Maison royale de Charenton en 1825, destinée à accueillir près de trois cents malades. Elève de Jean-Noël Corvisart et de Philippe Pinel, dont il fut des collaborateurs, il lui succéda comme médecin chef à la Salpêtrière.
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DES HALLUCINATIONS.
(1817.)
Un homme qui a la conviction intime d’une sensation actuellement perçue, alors que nul objet extérieur propre à exciter cette sensation n’est à portée de ses sens, est dans un état d’hallucination : c’est un visionnaire.
Sauvages a donné le nom d’hallucination aux erreurs d’un homme qui, ayant une lésion des sens, ne perçoit plus les sensations comme il les percevait avant cette lésion. La berlue, la bévue, le tintoin, sont rangés, par ce nosologiste, dans le premier ordre de la classe des folies ; mais les autres sens, mais le raisonnement, pouvant rectifier ces illusions, ces erreurs, les phénomènes dont il s’agit ne doivent pas être confondus avec le délire.
Sagar appelle hallucinations les fausses perceptions qui forment le premier ordre des vésanies de sa Nosologie. Linnœus les fait entrer dans l’ordre des maladies de l’imagination (imaginarii), Cullen les range parmi les maladies locales.
Darwin, et depuis les médecins anglais, ont donné le nom d’hallucination au délire partiel qui n’affecte [p. 160] qu’un sens, et ils l’emploient néanmoins indifféremment comme synonyme de délire.
Ce symptôme du délire a été confondu par tous les auteurs, avec des lésions locales des sens, avec l’association vicieuse des idées, enfin avec les effets de l’imagination. Il n’a été étudié que lorsqu’il a pour objet les idées qui semblent appartenir à la vue, et nullement lorsqu’il reproduit des idées appartenant aux autres sens. Néanmoins considéré dans toutes ses variétés à quelque sens qu’il paraisse appartenir, ce symptôme est très fréquent; il est un des élémens de la folie et peut se rencontrer dans toutes les variétés de cette maladie.
Les livres ascétiques de tous les peuples, l’histoire de la magie, de la sorcellerie de tous les âges, les fastes de la médecine mentale, fournissent des faits nombreux d’hallucination; j’en ai moi-même recueilli et publié un grand nombre. Les observations suivantes montrent les hallucinations, aussi isolées que possible, des autres symptômes de la folie.
M. N., âgé de 51 ans, d’un tempérament bilioso-sanguin, ayant la tête grosse, le cou court et la face colorée, était préfet, en 1812, d’une grande ville d’Allemagne; qui s’insurgea contre l’arrière-garde de l’armée française en retraite. Le désordre qui résulta de ces évènemens, la responsabilité qui pesait sur le préfet, bouleversèrent la tête de celui-ci; il se crut accusé de haute trahison , et, par conséquent, déshonoré. Dans cet état, il se coupe la gorge avec un rasoir; dès qu’il a repris ses sens, il entend des voix qui l’accusent; guéri de sa blessure, il entend les mêmes voix, se persuade qu’il [p.161] est entouré d’espions, se croit dénoncé par ses domestiques. Ces voix lui répètent nuit et jour qu’il a trahi son devoir, qu’il est déshonoré, qu’il n’a rien de mieux à faire qu’à se tuer : elles se servent tour-à-tour de toutes les langues de l’Europe, qui sont familières au malade : une seule de ces voix est entendue moins distinctement, parce qu’elle emprunte l’idiome russe, que M. N. parle moins facilement que les autres. Au travers de ces différentes voix, le malade distingue très bien celle d’une dame qui lui répète de prendre courage et d’avoir confiance. Souvent M. N. se met à l’écart pour mieux écouter et pour mieux entendre ; il questionne, il répond, il provoque, il défie, il se met en colère, s’adressant aux personnes qu’il croit lui parler : il est convaincu que ses ennemis, à l’aide de moyens divers, peuvent deviner ses plus intimes pensées, et faire arriver jusqu’à lui les reproches, les menaces, les avis sinistres dont ils l’accablent; du reste, il raisonne parfaitement juste, toutes ses facultés intellectuelles sont d’une intégrité parfaite. Il suit la conversation sur divers sujets avec le même esprit , le même savoir, la même facilité qu’avant sa maladie.
Rentré dans son pays, M. N. passe l’été de 1812 dans un château, il y reçoit beaucoup de monde; si la conversation l’intéresse, il n’entend plus les voix ; si elle languit, il les entend imparfaitement et quitte la société, se met à l’écart pour mieux entendre ce que disent ces perfides voix; il devient alors inquiet et soucieux. L’automne suivant, il vient à Paris, les mêmes symptômes l’obsèdent pendant sa route, et [p. 162] s’exaspèrent après son arrivée. Les voix lui répètent : « Tue- loi, tu ne peux survivre à ton déshonneur Non, non ! répond le malade, je saurai terminer mon existence lorsque j’aurai été justifié ; je ne léguerai pas une mémoire déshonorée à ma fille ». Il se rend chez le ministre de la police (Réal), qui l’accueille avec bienveillance, et cherche à le rassurer; mais à peine dans la rue , les voix l’obsèdent de nouveau.
Je suis invité à me rendre auprès du malade : je le trouve se promenant dans la cour de l’hôtel où il était logé avec sa fille unique. Sa figure était colorée, le teint jaune , le maintien inquiet, les yeux étaient hagards. Je fus reçu avec politesse ; je n’obtins à toutes mes questions d’autre réponse que celle-ci : « Je ne suis point malade ». Le lendemain même réception, il me dit : « Je n’ai besoin ni de médecin, ni d’espion. » Agitation le reste de la journée. M. N… conduit sa fille, âgée de 15 ans, chez un de ses amis; le soir inquiétude plus grande, exaspération, insomnie, soif, constipation. Le jour suivant, M. N… se rend de bonne heure à la préfecture de police, où il déclare qu’il vient de mettre sa fille en pension, qu’il ne cédera point aux ennemis acharnés qui l’excitent à se tuer avant de s’être pleinement justifié, qu’il vient se constituer prisonnier, qu’il doit être jugé incessamment. Le même jour le malade est confié à mes soins.
Pendant plus d’un mois, M. N… reste sans sortir de son appartement, ne dormant point, mangeant très peu, ne voulant recevoir personne, et se promenant à grands pas, comme un homme soucieux, inquiet. Lui [p. 163] propose-t-on des remèdes, il répond avec un sourire ironique. Sa politesse d’ailleurs est parfaite, sa conversation est suivie, très spirituelle et quelquefois gaie ; mais il ne trahit jamais son secret, il paraît très pré- occupé , et surtout très défiant des personnes qui le servent. Pendant la conversation, il est distrait, quelquefois il s’arrête pour écouter et répond brièvement avec humeur et même avec emportement aux prétendues voix. Après deux mois environ, il paraît désirer que je prolonge mes visites ; je m’avise d’appeler les voix qui le poursuivent des bavardes ; ce mot réussit, et, à l’avenir, il s’en sert pour exprimer leur horrible importunité. Je me hasarde à lui parler de sa maladie et des motifs de son séjour ; il me donne beaucoup de détails sur tout ce qu’il éprouve depuis longtemps; il se prête un peu mieux à mes raisonnemens, il discute mes objections ; il réfute mon opinion sur les causes de ses voix, il me rappelle que l’on montrait, à Paris, une femme dite invisible, à laquelle on parlait, qui répondait à distance. « La physique, disait-il, a fait tant de progrès, qu’à l’aide de machines, elle peut transmettre la voix très loin.
— Vous avez fait cent lieues en poste et sur le pavé, le bruit de la voiture eût empêché vos bavardes d’être entendues…
— Oui, sans doute, mais avec leurs machines, je les entendais très distinctement.
Les nouvelles politiques, l’approche des armées étrangères sur Paris, lui paraissent des fables inventées pour surprendre ses opinions ; tout-à-coup, au milieu d’un de [p. 164] nos entretiens, il me dit en élevant la voix et d’un ton solennel : «Puisque vous voulez les avoir, voici ma profession de foi. L’empereur m’a comblé de bienfaits, je l’ai servi avec zèle et dévoûment, je n’ai manqué ni au devoir ni à l’honneur, je le jure; qu’on fasse de moi ce qu’on voudra.» Vers la fin de mars i8i4j après un long entretien, j’engage M. N. à me faire une visite^ afin de s’assurer, par l’inspection de ma bibliothèque, si je suis médecin; il me refuse; mais trois jours après ^ croyant me prendre au dépourvu, il me propose de venir aussitôt dans mon cabinet, j’accepte; après avoir long- temps parcouru mes livres : « Si ces livres, dit-il, ne sont point mis ici exprès pour moi, cette bibliothèque est celle d’un médecin. Quelques jours plus tard, le siège de Paris a lieu , le malade reste convaincu que ce n’est point une bataille, mais bien un exercice à feu. Le roi est proclamé, je remets à M. N. des journaux aux armes de France, il les lit et me les rend en ajoutant : « On a imprimé ces journaux pour moi. » Je lui objecte que ce serait un moyen non-seulement très dispendieux, mais très dangereux; cet argument ne le dissuade pas.
Je l’engage, pour se convaincre, d’aller se promener dans Paris, il s’y refuse. Le 15 avril : « Sortons-nous ? » me dit-il brusquement et sans être provoqué : à l’instant nous nous rendons au Jardin des Plantes, où se trouvait un grand nombre de soldats, portant l’uniforme de toutes les nations. A peine avions-nous fait cent pas, que M. N. me serre vivement le bras en me disant : Rentrons, j’en ai assez vu, vous ne m’avez point trompé; j’étais malade, je suis guéri. Dès ce moment [p. 165] les bavardes se taisent, ou ne se font plus entendre que le matin , aussitôt après le lever. Mon convalescent s’en distrait par le plus court entretien , par la plus courte lecture, par la promenade; mais alors il juge ce symptôme comme je le jugeais moi-même. Il le regarde comme un phénomène nerveux, et exprime sa surprise d’en avoir été dupe aussi long-temps. Il consent à l’application de quelques sangsues, à prendre des pédiluves, à boire quelques verres d’eaux minérales purgatives. Au mois de mai , il habite la campagne, où il jouit d’une santé parfaite , malgré les chagrins qu’il éprouve et quoiqu’il ait le malheur d’y perdre sa fille unique. M. N. retourne dans son pays en i8i5, où il est appelé au ministère.
Cette observation offre l’exemple d’hallucination de l’ouïe la plus simple que j’aie observée. Seule , l’hallucination caractérisait l’affection cérébrale de ce malade ; ses inquiétudes, ses défiances, ses craintes n’étaient que la conséquence de ce phénomène, qui a persisté pendant plus de deux mois, quoique le convalescent eût recouvré entièrement le libre exercice de l’entendement. L’habitude était-elle la cause de cette persistance ? (1)
M. P… âgé de soixante ans, appartient à une famille distinguée dans les sciences, il était un officier de marine très remarquable, il a la taille moyenne, le front saillant et l’occipital développé, les cheveux châtains, les yeux noirs, le teint pâle, l’intelligence très cultivée, [p. 166] le caractère très doux , il s’est livré à l’onanisme dans sa jeunesse; un de ses frères s’est tué.
M. P…, à l’âge de 30 ans, fit en Prusse, la campagne de 1B07, en qualité d’officier de marine. Il resta long- temps dans un cantonnement très humide et fut pris de fièvre intermittente avec délire. A 31 ans, pendant un congé de convalescence, M. P… se maria avec une femme charmante, et entra dans une famille qui le traita comme son propre fils ; peu après, délire, tentative de suicide. Le malade confié à mes soins, se rétablit en trois mois. Rentré dans sa famille , il est le plus heureux des hommes. Il retourne à l’armée avec le grade de lieutenant de marine de la garde et fait les campagnes de 1810 à 1811 . En juillet de cette dernière année, âgé de 34 ans, à la suite d’une contrariété qui est prise pour une injustice, retour de délire, qui cesse à la fin de l’année. Dans la campagne de i8i4, M. P… est nommé chef d’escadron des marins de la garde; peu après, nouvel accès provoqué par l’abdication de Bonaparte. En 181 5, âgé de 38 ans, il reprend du service pendant les cent jours, contre l’opinion de la famille de sa femme. Après la seconde abdication , M. P… atteint de nouveau, prend sa femme et la famille de celle-ci, qu’il chérissait tant avant, dans une aversion affreuse que rien n’a pu détruire. Il déserte sa famille adoptive, et fait seul à pied le voyage de Rome , dominé qu’il est par des idées religieuses. A peine il a mis le pied sur le sol de l’Italie, qu’un jour harassé de fatigue, il s’asseoit sur une roche, éprouve quelque chose d’extraordinaire, Dieu lui apparaît, il a une première vision. Dès-lors, et [p. 167] pendant toute la route , il se croit suivi par son beau-père qui oppose sans cesse tous les obstacles possibles à l’accomplissement du voyage ; il le voit, il l’entend, il lutte avec lui, néanmoins il termine le voyage. Rentré en France, il est placé dans l’hospice d’Avignon où il laisse croître sa barbe, néglige les soins les plus ordinaires de la propreté, s’impose des jeûnes, parle rarement, ne s’occupe de rien, ne se prête a aucune dis- traction. Je visite cet hospice en 1821 , M. P… me reconnaît, m’aborde avec bonté et me fait plusieurs questions sur ma santé, sur quelques personnes qu’il a connues lorsque je lui donnais des soins, onze ans auparavant.
Ramené à Paris, M. P. entre à Charenton, en 1825, Son délire est religieux et mystique. Mille hallucinations, mille illusions des sens se jouent de sa raison, M. P. croit avoir des communications immédiates avec Dieu. Le fils de Dieu lui apparaît quelquefois, il le voit porté sur des nuages, entouré de ses atiges, une croix à la main ; il intime ses ordres à son humble serviteur P…. note par des paroles, mais par des signes qui paraissent dans les airs, M. P. n’exécute pas la chose la plus simple sans consulter le Dieu du ciel. Il répète des passages de la Bible, des évangiles qu’il oppose aux observations qui lui sont faites sur ce qu’il raconte de ses hallucinations et de ses illusions ; Dieu s’exprime ainsi par les Saintes Écritures ; et il cite le verset. Ayant exagéré le jeûne pendant le carême de 1827 , M. P. fut malade ; je lui ordonnai de prendre des alimens, il n’obéit que après avoir obtenu de se mettre en contemplation, afin [p. 168] de consulter Dieu et de recevoir l’ordre d’en haut. Il me répète souvent, dans nos entretiens : autrefois je ne croyais pas à Dieu, j’étais dans les ténèbres ; mais depuis que j’ai la Foi Dieu m éclaire. M. P. est toujours dans les jardins, contemplant le ciel, les nuages, un cahier de papier et un crayon à la main ; il trace les figures symboliques qu’il voit dans l’air : ce sont tantôt des figures géométriques, tantôt des animaux, des ustensiles de ménage, des fleurs, des instrumens de musique, d’agriculture ; tantôt des figures bizarres qui ne ressemblent à rien ; ce sont autant de signes pour l’enseignement des hommes, car l’Écriture a dit : il y aura des signes dans le ciel ; il a vu tout créer, il comprend la création et les signes qu’il voit, il veut les expliquer, et dans ses explications la religion, la politique se mêlent sans cesse; il dessine toutes ses visions et écrit leurs explications.
Dans la vie ordinaire, M. P. est calme, poli, aimable ; s’il parle de ses visions, le sourire est sur ses lèvres, son langage est doux, il s’exprime sans exaltation, ses termes sont très bien choisis; si on insiste, en le contrariant, ses yeux s’animent, son regard s’élève et se fixe sur les nuages, sa face se colore, mais jamais il n’a de fureur.
M. P. à l’extérieur de la meilleure société, il a pris de l’embonpoint, ses cheveux ont blanchis, son appétit bon ainsi que son sommeil, il vit à l’écart et se tient habituellement au grand air ; il parle peu, jamais n’a de dispute ; je lui ai souvent parlé de sa femme et de sa famille, pour le ramener à ses anciennes affections ; ils ont voulu, dit-il, me faire renier la foi, ce [p. 169] sont les ennemis de Dieu, je les renie ; son costume est bizarre par l’assortiment des couleurs.
On ne lira pas sans intérêt les étranges hallucinations d’un officier de marine très distingue , qui est à Charenton depuis 11 à 12 ans. Sa monomanie religieuse est portée à l’excès. Agé de 50 ans, ce malade est presque toujours dominé par des idées de mysticité et de pénitence. Il veut jeûner, il se met nu-pieds, il quitte ses vêtemens et s’étend nu sur le carreau de sa chambre. Tranquille habituellement , il a eu plusieurs accès de fureur, qui ont eu pour cause le refus de le laisser aller à Brest, reprendre son service. Au printemps de cette année, 1836, M. H… m’a remis plusieurs feuillets détachés, sur lesquelles il a écrit ses hallucinations : en voici quelques passages :
Premier feuillet.
« Au nom du Père , du Fils et du Saint-Esprit ;
« Signes de visions qui pronostiquent le règne de Dieu et la venue de N. S. J.-C.
« Depuis quelques années, il se passe des choses très extraordinaires dans le ciel et sur la terre. Le règne de Dieu et la venue de N. S. J.-C. sont proches. Dieu m’a favorisé de plusieurs visions qui le prouvent. C’est particulièrement depuis quelques années , que j’ai eu le bonheur de voir Dieu, et que j’ai vu plusieurs demeures des cieux. Que je sais de choses !
« A l’Orient, en octobre 1821, vers minuit, j’entendis une voix très forte partant du ciel, qui prononça des paroles que je ne puis répéter ; car je ne les compris pas. Peu après, j’entendis de grands cris , et je vis des [p. 170] démons qui étaient châties par Dieu. A cette voix, je me levai précipitamment et je priai. Le lendemain, je donnai mon argent aux pauvres. Quelques jours après, avant le lever du soleil, je vis en Orient le triangle, emblème de ses divinités. J’en parlai à plusieurs personnes, mais je n’avais pas alors une conduite assez religieuse pour être cru. J’aurais dû prier, faire pénitence, je ne le fis pas. Ce n’est que quelques années après, que je recommençai à m’instruire dans la religion ; j’allais peu à la messe, par honte. J’ai vaincu cette honte, j’ai fait pénitence.»
T. H.
Second feuillet.
« Au nom du Père, etc.
« Signes et visions, etc., en 1829.
« A la fin de juin, pendant la nuit, un homme a paru au dessus de la France : la présence de Dieu était très forte, et j’entendais dire : est-ce la fin du monde? il semble que ce soit la fin du monde. Les hommes avaient des craintes et beaucoup étaient troublés. Au jour, le calme le plus parfait régnait. Quelques jours après, j’ai vu ces hommes qui parcoururent une partie du ciel, avec des hommes armés. Leur marche était précipitée, et cette ronde paraissait être faite pour avertir les hommes dans le ciel et sur la terre; car j’en ai vu dans différentes régions et en beaucoup de lieux. Pendant tout l’été, j’ai vu des anges et des saints dans plusieurs demeures des cieux.
« J’ai vu plusieurs fois Dieu le Père , qui a eu la bonté de me parler. La première fois, il était entouré [p.171] d’une grande puissance, le ciel était étincelant. Je l’ai vu entourant de lumière des globes qui, avant, paraissaient sombres ; ensuite, il est entré dans différens enfers, ou il a tué plusieurs bêles monstrueuses, et a fait combler des trous, d’où je croyais qu’on rendait de faux oracles. Sa puissance a été partout et les cieux en ont été ébranlés.
« J’ai vu plusieurs fois, dans le ciel, saint Jean-Baptiste, dans un char à sept chevaux, d’où, je crois, il préparaît avec des anges, les évènemens qui doivent précéder la venue du Christ.
« Je vous prie de croire que mes visions sont véritables.
« Suit la signature : T. H. »
Je supprime les autres feuillets, quelquefois les idées ne se suivent plus et ne sont plus raisonnables dans le système d’idées qui domine le malade. Ainsi , il termine un feuillet par cette réflexion : « Je crois que J.-C. viendra, parce qu’il s’est égaré plusieurs fois. Je prie tous les fidèles d’intercéder pour moi. »
Madame de S , âgée de 47 ans, d’une taille moyenne, ayant l’habitude du corps maigre, les cheveux châtains, les yeux bleus, est douée d’une grande susceptibilité, d’un caractère vif et très doux, elle a été menstruée pour la première fois à 14 ans.
Me. S. a toujours été d’une santé délicate, mais exempte de maladies graves ; mariée à 21 ans, elle devint enceinte à 23, et accoucha heureusement. Elle ne nourrit point ; trois mois après la couche, elle eut une [p. 172] affection intestinale, qui persista malgré l’écoulement des hémorrhoïdes. A 31 ans, seconde grossesse, pendant laquelle le caractère de Me. S. devint difficile et capricieux ; elle accoucha à terme et sans accident; nourrit son enfant et revint à son premier caractère de bonté. L’allaitement fatigua Me. S., et l’affection abdominale prit plus de gravité. A 38 ans, elle fut d’une dévotion exagérée, elle eut des idées mystiques, se persuada qu’elle devait vivre avec son mari, dans la vue seulement de faire des enfans selon Dieu, accusant son mari d’avoir des idées trop terrestres. Néanmoins, elle fut en- ceinte pour la troisième fois ; l’accouchement fut heureux. L’enfant mourut après quelques mois, et Me. S. lui avait prodigué des soins d’une tendresse excessive, parce que, disait-elle , cet enfant était né d’après des vues saintes. A une très grande douleur succéda le calme et la tranquillité ; les idées de mysticité se dissipèrent, et depuis l’âge de 40 ans, Me. S. jouissait d’une santé parfaite, lorsqu’à l’âge de 46, elle perdit sa fille aînée, mariée depuis peu. Quoique au désespoir de cette perte , elle affecta beaucoup de résignation pour soutenir le courage de son mari, qui était accablé. Elle revint à ses lectures religieuses avec plus d’ardeur que jamais ; elle lut plusieurs de ces prétendues prophéties politiques qui couraient le monde ; ces diverses lectures la préoccupèrent fortement. Elle perdit le sommeil et l’appétit, et dès le mois de janvier 1817, elle parlait souvent des évènemens prédits à la France. Enfin, au commencement de mars suivant, elle assista au service pour l’anniversaire de la mort de sa fille : elle resta triste, [p. 173] morose, silencieuse, sans appétit, sans sommeil. Tout-à-coup , le 5 mars : cris, plaintes, convulsions, loquacité, ]\r. S. parle sans cesse de Dieu , qui lui annonce de grands évènemens. Le ciel lui a été ouvert, elle y a vu sa fille, qui lui a dit que la France allait passer sous le règne de la grâce et de la justice ; qu’un messie allait paraître, pour se mettre à la tête de sa nouvelle église et du gouvernement ; que tout le monde serait heureux à l’avenir. Cet état persista pendant sept heures, et lorsque Me S. fut rendue à elle-même, on lui proposa de venir à Paris pour soigner sa santé ; elle s’y refusa avec obstination. Dès qu’on lui eut dit que Dieu l’ordonnait, elle descendit aussitôt de son appartement, les chevaux étaient à sa voiture, elle y monta sans difficulté, et arriva le 6 à Paris.
Le 7 mars, nouvelle crise, convulsions, cris, hallucinations, efforts pour se débarrasser de son mari et de sa femme de chambre. Elle les repousse par ses menaces et ses paroles, elle les bat l’un et l’autre, les prenant pour des diables. L’isolement la rendit plus tranquille mais pas plus raisonnable. Me S… se désespère de ce que le diable a pris la figure de son mari, qui est la personne qu’elle aime le plus au monde. Elle se rend facilement chez M. Pinel, parce que cet homme célèbre doit être aussi instruit qu’elle-même de tout ce qui doit arriver. Elle est confiée à mes soins. Dès le premier jour, la nouvelle habitation, les personnes étrangères qui entourent la malade, lui en imposent à tel point , qu’elle ne trahit jamais les pensées qui préoccupent son esprit. Elle ne témoigne aucun souci de [p. 174] l’absence de son mari, ni aucune inquiétude de se trouver avec des inconnus. Ce changement de situation est l’accomplissement des ordres de Dieu.
Le lendemain 8 , Me. S… me témoigne quelque confiance; je tâche de lui faire comprendre combien ses convictions sont contraires à la vérité, et de la bien pénétrer des vrais motifs de son séjour à Paris. Elle se rit de mon erreur, m’invite avec bienveillance à me préparer à de grands évènemens ; d’ailleurs, elle est tranquille, cause peu, ne déraisonne jamais, rit quelquefois sans sujet et joue une partie de cartes le soir. Refus de tous médicamens.
Le 10, après une longue conversation, dans laquelle Me. S. raconte, pour la première fois, tout ce qu’elle a vu, tout ce qu’elle a entendu, tout ce qu’elle a découvert dans les livres saints ; après une assez longue discussion, elle consent à faire avec moi le traité suivant que j’écris, et que nous signons l’un et l’autre. D’après ce traité, il est convenu que si le messie n’est point arrivé le 25 mars, si de grands évènemens n’ont pas eu lieu à cette époque, la malade consent à passer pour folle, et se soumettra au traitement qui lui sera prescrit. Depuis ce jour, elle est non-seulement calme, mais elle est gaie, cause volontiers, ne parle à personne de ce qui passe dans sa tête, soutient la conversation avec esprit et sur toutes sortes de sujets. Seulement avec moi , Me. S. hasarde quelques mots sur ses prophéties, et uniquement par intérêt pour mon bonheur à venir. Le 25 mars se passe ; dès le lendemain, j’exige l’exécution du traité. Me S. s’y prête de la meilleure grâce , et témoigne un grand [p.175] désir de revoir son mari. Elle le voit le jour suivant, et nous paraît à tous si raisonnable que, dès le jour même, elle repart pour sa province. Les convictions de cette dame n’étaient point entièrement détruites, mais elles étaient très affaiblies. Rendue chez elle, elle reprit son ancienne manière de vivre, soit dans son intérieur, soit dans le monde. Personne ne s’est douté qu’elle ait été malade, et en très peu de temps, les dernières traces de sa maladie se sont entièrement effacées.
Me. R. , couturière , âgée de 44 ans, d’une taille élevée, ayant l’habitude du corps maigre, les cheveux châtains, les yeux bruns et vifs, la face colorée, le tempérament sanguin, jouissant d’une très bonne santé, d’un caractère gai, mais entêté et colère. 19 ans : menstruation, précédée de coliques atroces. 22 ans, mariée, sept grossesses, trois fausses-couches. 30 ans : étant nourrice, M. R. se prend de dispute, a un accès de colère, le lait se supprime, délire tranquille qui persiste pendant 18 mois ; depuis lors bonne santé.
41 ans : en passant dans la rue , Me. R. est inondée d’une potée de lessive tiède, elle était alors menstruée. Suppression des menstrues qui n’ont plus reparu depuis. Dès-lors, céphalalgie ; dépenses exagérées, achat des choses inutiles au ménage, disputes et querelles sur la politique, caractère plus difficile et plus emporté.
44 ans : dispute, accès de colère ; dès le soir, agitation, délire. Me. R. casse les carreaux de ses voisines, elle est arrêtée, envoyée à la police, où on la condamne [p. 176] à payer les carreaux cassés. Nouvel accès de colère, délire violent, agitation extrême, loquacité, cris, chants, danses, etc. Conduite à Charenton, la malade y reste 5 mois, dans un état aigu de manie. Transférée à la Salpêtrière, le 19 novembre 1816, la malade ne déraisonne point habituellement, mais elle est dans une agitation continue, elle parle sans cesse, déchire ses vêtemens, tourmente ses compagnes ; ordinairement gaie, elle pleure quelquefois ; elle a de l’insomnie, de la constipation ; elle s’habille d’une manière bizarre, et raconte à qui veut l’entendre, avec le plus grand sang-froid et le ton de la plus profonde conviction, qu’il y a à Charenton une pensionnaire que Jésus-Christ est venu visiter, et qui paie 3,000 francs de pension pour elle. Pendant que notre malade était dans cette maison, elle a vu aussi Jésus-Christ : sa taille était haute, ses cheveux étaient bruns, ce qui est étonnant, ajoute-t-elle, car ou a peint Jésus-Christ blond, peut-être était-il blond dans son enfance. Jésus -Christ a une belle figure, une jolie bouche, de belles dents, sa voix est douce, ainsi que sa parole ; il a annoncé à notre hallucinée qu’il n’y aurait point de froid pendant l’hiver ; qu’il punira les Jacobins en inondant leurs maisons ; il lui apparaissait en esprit pour que les autres ne le vissent pas, il venait la prendre par le bras, et la conduisait dans une chapelle jaune qui existait alors dans le jardin. Il lui a rappelé plusieurs fois qu’il n’y aurait plus de guerres ni de malheurs, le peuple s’étant converti.
Depuis qu’elle est à la Salpêtrière, Jésus -Christ [p. 177] vient visiter Me R. tous les soirs, il a promis qu’il y aurait une récolte hâtive et abondante, il lui donnera des rentes ; il lui a adressé plusieurs lettres (elle possède les lettres, mais elle veut ne les montrer à personne); il envoie dans sa cellule les odeurs les plus suaves de jasmin et d’oranger, sur les parois de cette cellule il a fait peindre des paysages et des lointains, et l’éclairé tous les soirs par les plus brillantes étoiles ; notre malade seule a le droit de voir ou d’entendre ces belles choses.
Mademoiselle C… , d’une taille élevée, ayant l’habitude du corps grêle, les cheveux noirs, les yeux noirs et grands, la peau brune et bise, le tempérament bilioso-nerveux, la poitrine délicate, est douée d’un caractère vif, d’une imagination ardente.
A l’âge d’un an, Mlle C… eut la petite-vérole ; à 12 ans, menstruation, précédée de chlorose pendant trois mois ; depuis, menstruation peu régulière et peu abondante ; à 1 4 ans, Mlle C… devint amoureuse d’un jeune homme avec lequel elle avait été élevée, il mourut ; Mlle C. avait 16 ans, elle tombe dans la mélancolie, refuse de manger et passe plusieurs jours, à divers intervalles, sans prendre la moindre nourriture. Depuis lors, elle est sujette à la céphalalgie, à des maux d’estomac, elle dort peu et est souvent éveillée par le cauchemar. Elle a des convulsions et des syncopes, pour la plus légère contrariété, surtout après les repas.
A 17 ans, nouvelle inclination, la mélancolie et tous les accidens nerveux disparaissent, la santé paraît très bonne.
A 18 ans, Mlle C. perd ses parens, reste sans [p. 178] ressource et sans guide : inappétence, menstrues plus irrégulières ; mélancolie , désir de la mort, joie à l’idée que bientôt elle rejoindra ses parens. Enfin délire pendant cinq a sept heures tous les jours ; dans les intervalles de calme, refus de manger, amaigrissement, catarrhe pulmonaire, leucorrhée, fièvre intermittente d’abord tierce, puis quarte, puis quotidienne avec dé-lire pendant les accès. La malade voit à ses côtés ses parens morts, ce qui la jette dans le plus profond désespoir. Quelques amis, dans l’espérance de la consoler, donnent à Mlle C. des conseils puisés dans la religion, qu’elle se met à pratiquer. Mais à 21 ans, contrariée dans ses inclinations, elle retombe dans la tristesse et le découragement, elle se sent accablée par la perte de ses parens et par sa grande misère. C’est alors qu’étant à l’église, la sainte-vierge apparaît à notre malade, assise auprès de Dieu, la consolant et lui assurant qu’elle la prend sous sa protection ; la même apparition a lieu tous les jours pendant le délire de la fièvre intermittente qui persiste plus d’un an.
A 23 ans, son amant l’ayant compromise, Mlle C. prend du chagrin, veut mourir et refuse les alimens. Après quinze jours d’abstinence, elle tombe dans un état qu’elle ne peut exprimer ; cependant elle se traîne à l’église et pendant qu’elle prie, malgré sa faiblesse physique, malgré le tumulte de ses passions et de ses idées, Dieu lui apparaît, lui demande, d’un ton de voix qui la pénètre, les motifs qui la portent à se détruire :
Parce qu’on me fait du chagrin, répond-elle. Après un long entretien, Dieu lui ordonne de vivre, malgré [p.179] toutes les souffrances qui l’attendent encore. Il existe le serment qu’elle ne fera rien pour se détruire : Mlle C. prête ce serment : il est à remarquer qu’ayant eu depuis beaucoup de revers, beaucoup de chagrins, et deux accès de Iypémanie avec impulsion au suicide notre malade a toujours été retenue par ce serment.
A 25 ans et demi, Mlle C. quitte son pays, vient à Paris, s’y livre au libertinage avec tout l’emportement d’un tempérament et d’une imagination de feu. Peu après, elle devient enceinte et s’afflige beaucoup; pendant la grossesse, elle a plusieurs syncopes par jour, elle devient hydropique : néanmoins l’accouchement est heureux. Depuis lors, elle a une santé misérable, elle croit qu’elle va mourir ; au reste, désir de la mort qui mettra un terme à ses souffrances ; à 29 ans, seconde grossesse très orageuse, coliques atroces, accouchement heureux ; Mlle C. sort de la Maternité dix jours après ses couches ; rentrée chez elle, seule, délaissée, sans ressource, plongée dans la plus profonde misère, souffrante, accablée de chagrin, elle travaille nuit et jour pour subvenir à sa nourriture ; son état de faiblesse et de souffrance ne lui permet point de gagner assez pour se procurer de quoi vivre. Elle se rend à l’église, y prie Dieu pendant trois heures, promet d’aller se confesser et de se convertir. Elle sort avec plus de courage et de résolution, se met à travailler avec plus d’ardeur. Après quelques jours, elle est prise de fièvre et passe plusieurs jours sans manger. Alors elle voit, comme la première fois. Dieu qui lui apparaît à huit heures du matin, elle est transportée au sixième ciel, voit des [p. 180] choses si belles qu’elle ne saurait les raconter, et dont le souvenir la ravit encore; cet étal de ravissement dure plus de neuf heures. Dieu lui apparaît encore plusieurs fois, Jésus-Christ vient la visiter plus souvent, lui donne des conseils , lui ordonne de parler au peuple ; elle passe plusieurs jours sans manger, parce qu’étant en communication avec Dieu, elle croit pouvoir s’en passer, elle veut travailler, elle ne peut en venir à bout, malgré son grand besoin.
Mlle C. a les mêmes visions pendant trois semaines ; le 28 avril, elle est très agitée ; le 30, elle chante par la croisée de sa chambre, le soir elle déclame, annonçant de grands malheurs au peuple, parlant tour-à-tour du désordre de sa conduite, de sa vertu, de sa pénitence ; elle s’arme de ce qui tombe sous sa main, menaçant d’exterminer ceux qui s’approchent et qu’elle traite de profanes ; révoltée contre les personnes de sa connaissance qui s’empressent pour lui donner des soins, elle les repousse avec horreur ; sa sœur elle- même est chassée avec mépris et fureur.
Le 1er mai, un médecin étant venu auprès de la malade, elle lui ordonne d’annoncer au nom de Dieu les maux qui menacent la France…. etc.. L’agitation et la perversion des idées sont à leur comble. Le 3 mai, Mlle C. est envoyée à l’Hôtel-Dieu, d’où elle est transférée à la Salpêtrière ; à son arrivée, le 5 mai, elle chante, parle sans cesse, tient des propos religieux mêlés de quelques obscénités ; elle est maigre, son teint est jaune, sa peau est brûlante, sa langue est rouge; elle veut faire des miracles et guérir tous nos malades ; [p. 181] bains tièdes , boisson délayante, bains de pieds, etc. Le 15, délire général, agitation, loquacité, cris, chants ; le 17, exaspération de tous les symptômes, apparition des menstrues qui coulent abondamment ; le 30 mai, alternatives de calme et d’agitation : Dieu lui a ordonné d’avertir l’empereur, elle connaît ceux qui le trahissent, elle les dénoncera, elle connaît aussi les dépenses de l’état et ceux qui le ruinent, elle parle avec hauteur, fierté et menaces; elle est très rouge, très agitée, elle marche à grands pas, elle crache souvent, constipation, insomnie ; fin de juin, retour des menstrues ; juillet, idem. Continuation des bains tièdes, des lotions froides sur la tête, des boissons rafraîchissantes ; août : calme, la malade répond juste aux questions qu’on lui adresse ; septembre : sommeil, retour à la raison, convalescence, céphalalgie ; décembre : santé parfaite, Mlle C. rend compte de son délire : Dieu lui est apparu très souvent pendant ce dernier accès, lui a parlé, lui a révélé l’avenir; il avait la forme d’un vieillard vénérable, vêtu d’une longue robe blanche. Pendant l’hiver suivant, la santé s’est maintenue parfaite ; Mlle C. sort de l’hospice le 13 avril 1815.
A peine sortie de l’hospice , se trouvant dans le même abandon et le même dénuement, les mêmes chagrins sont revenus, ainsi que les mêmes idées. Notre malade est possédée du désir d’annoncer à Napoléon ce que Dieu lui a ordonné de lui dire ; elle essaie souvent de pénétrer jusque dans l’intérieur des Tuileries ; ne pouvant y réussir, elle écrit une lettre qu’elle adresse à l’empereur, en écrit une seconde à l’archi-chancelier, pour [p. 182] lui demander les moyens d’arriver jusqu’à Napoléon.
J’ai encore entre les mains la réponse que lui fit l’archi-chancelier, mais la malade n’osa pas exécuter les instructions contenues dans cette réponse. A la revue qui précède le départ pour Waterloo, elle force les rangs, et remet avec éclat, entre les mains d’un officier, un paquet de lettres à l’adresse de Bonaparte. Espérant enfin que ses avis sont parvenus, Mlle C. croit avoir sauvé la France. Elle est calme pendant quelque temps, mais la misère la poursuit sans cesse ; ne trouvant pas d’ouvrage, elle retombe dans la lypémanie. Elle a le désir de se détruire, elle va plusieurs fois à la rivière ; mais elle est retenue par le souvenir du serment qu’elle avait prêté à l’âge de 23 ans. Elle rentre à la Salpêtrière, le 21 juin 1815, dans l’état le plus déplorable, surtout au physique. Du lait, une nourriture suffisante, des bains tièdes, une boisson rafraîchissante , de légers laxatifs rétablissent promptement les forces. Au mois d’août, la malade est mieux et commence à travailler; au mois de septembre, les menstrues se rétablissent, la délire avait cessé, la gaîté avait reparu : pendant l’hiver, céphalalgie, scorbut. Depuis un an cette fille, âgée de 33 ans, est employée au service de la division des aliénées, elle jouit de toute sa raison; mais son caractère est très difficile, elle est capricieuse et érotique. Elle reste tellement convaincue de la vérité de ce qui lui a été annoncé que, me disait-elle un jour (1817) ; « Je serai folle encore deux ans, jusqu’à ce que le temps m’ait prouvé que tout ce qui m’a été prédit n’est que folie [p. 183] et erreur. » En 1819 , Mlle C. a écrit elle-même la longue histoire de ses infirmités physiques, intellectuelles et morales dont je viens de donner l’extrait.
M. D., docteur en médecine, d’une taille élevée, d’une constitution forte, d’un tempérament sanguin, ayant la tête volumineuse, le front très découvert, plus saillant d’un côté que de l’autre, les yeux bleus, la face colorée, ayant un caractère violent et entêté, est partisan outré de la doctrine dite physiologique, il ne se contente point de répandre cette doctrine par ses conseils et ses écrits, mais encore par ses exemples. Il se saigne de temps en temps, il se soumet à une diète sévère, et se baigne fréquemment. Il lui est arrivé de provoquer en duel ses confrères qui, dans une consultation, ne partageaient pas ses opinions médicales.
36 ans (août 1822) : paralysie d’un œil et d’une des commissures des lèvres, avec délire passager.
38 ans (septembre 1824) : après une vive contestation qui eut lieu dans une consultation, tout-à-coup délire, agitation. Rentré chez lui, M. D. veut saigner sa femme, ses enfans et ses domestiques, et se fait à lui-même une saignée de plusieurs livres de sang. Dès-lors insomnie, inappétence, turbulence extrême, incohérence complète des idées, hallucinations. Huit jours après, M. D. est conduit à Charenton. A son arrivée, l’agitation est très grande, la loquacité continuelle ; le malade prétend reconnaître tout le monde ; il traite les gens de service avec hauteur et emportement ; il éprouve des hallucinations de l’ouïe et de la vue ; il a la conscience de son état et raisonne juste. [p. 184] Vers la fin du mois, il est furieux et menace de tuer tous ceux qui l’approchent.
40 ans (octobre 1826) : M. D. croit voir un malade de la maison insulter et violer sa femme ; furieux, il se précipite sur lui et le blesse grièvement.
41 ans (avril 1827) : Il a plusieurs accès de fièvre intermittente qui paraissent le calmer sans diminuer son délire.
Lorsque je fus chargé du service médical de la maison royale de Charenton, l’état de M. D. n’était point changé. Son extérieur physique était en très bon état. En me voyant pour la première fois, il me parut content et me témoigna beaucoup de confiance ; mais quoi qu’il m’ait toujours exprimé les mêmes sentimens et qu’il prétendît avoir beaucoup de déférence pour moi, je n’ai pu le déterminer à suivre un régime et à faire quelques remèdes appropriés à son état. Je désirais vivement contribuer à sa guérison, et je lui donnais une attention toute particulière. Rien ne put le faire revenir de ses hallucinations, rien ne put vaincre ses exagérations médicales. Il me demandait souvent de lui faire faire une saignée ; mes refus, dont je tâchais de lui exprimer les motifs, ne le décourageaient pas. Ses instances furent plus vives pendant l’été de 1827 ; enfin, après plusieurs réponses évasives, je cédai, espérant fortifier la confiance du malade et me rendre maître de sa raison. Il fut convenu entre nous deux, qu’on lui ferait une petite saignée explorative.
La saignée est pratiquée un des jours du mois d’octobre; à peine l’élève qui avait fait l’opération s’est-il [p. 185] retiré, que notre enthousiaste enlève l’appareil et remplit de sang un pot de nuit, une cuvette d’étain, en répand une grande quantité sur le carreau de sa chambre ; se sentant affaiblir, il s’étend sur son lit, sur lequel le sang coule encore. Attiré par quelques légers bruits plaintifs, l’infirmier accourt et trouve le malade presque sans vie, étendu sur son lit. Les élèves avertis trouvent à leur tour le malade sans pouls, sans respiration, la face décolorée, les yeux ternes, les membres flasques, et le croient mort. Néanmoins l’on pratique des frictions d’abord sèches, puis aromatiques et alcoolisées, l’on fait des frictions irritantes sur les diverses régions du corps ; le malade est enveloppé dans de la laine. Après de longs et pénibles efforts, la respiration est sensible, le pouls est perceptible, quelques gouttes de liquide tombent dans l’estomac. Après quelques heures de soins, le malade semble revivre, prononce quelques mots, mais il est aphone ; peu-à-peu, les forces se rétablissent, la voix se fait entendre, les sens reprennent leurs fonctions, excepté les yeux : le malade reste aveugle. Dès que M. D. peut rendre compte de ce qu’il éprouve (il avait fallu plusieurs jours pour cela), il déclare se bien porter, à un peu de faiblesse près. Il ne témoigne aucun regret de la perte de la vue, assurant qu’elle se rétablira. Malgré l’état d’anémie qui a persisté pendant plusieurs mois, malgré la privation de la vue, le délire n’a éprouvé aucune modification. Les hallucinations ont la même énergie, la même continuité, le même caractère, et M. D. est sans cesse excité par ces hallucinations de la vue et de l’ouïe. [p. 186]
Le malade est perpétuellement en conversation avec des personnes qu’il voit et qu’il entend; habituellement content et heureux, il rit souvent aux éclats, applaudit en frappant des mains…. etc.. Il ne se plaint jamais de sa situation. Il est resté très irritable ; prêt à se mettre en colère à la moindre contrariété ; toutes les fonctions de nutrition se font bien, néanmoins il dort peu, et fait peu d’exercice, sans doute à cause de sa nouvelle infirmité ; cet état persiste avec très peu de variété, pendant 7 ans.
42 ans (1828) : catarrhe intestinal ; évacuation de mucosités très abondantes qui affaiblit beaucoup le malade.
49 ans (juin i835) : pendant la nuit congestion cérébrale ; à la visite du lendemain, les lèvres sont déviées à gauche, la sensibilité est obtuse ; il faut pincer fortement la peau pour provoquer la douleur, l’ouïe est très affaiblie ; on remarque quelques lacunes dans la prononciation des mots ; la face est décolorée, les yeux larmoyans ; le pouls est fort, fréquent et régulier ; la peau est chaude ; le malade a de la somnolence ; il rend des crachats abondans ; il a de la constipation : cet état n’est pas de longue durée. Depuis cette époque, l’intelligence est affaiblie, le malade est moins gai, sa gaîté est moins bruyante ; il entend et comprend avec plus de difficulté : il ne reconnaît pas aussi bien à la voix, les personnes qui l’approchent : il reste presque toujours couché sur son lit, et n’a aucun soin de propreté. Il a peu d’appétit ; refuse quelquefois des alimens, les di-gestions se font mal ; le malade est amaigri, il a du [p. 187]dévoiement, mais les hallucinations et le délire persistent.
50 ans (16 mars iS36) : après plusieurs jours de prostration des forces, de dévoiement, les déjections deviennent involontaires. M. D. reste pelotonné dans son lit, on ne l’entend plus parler seul, aphonie, mort.
(17 mars i836) : autopsie cadavérique, crâne diploïque, écoulement de sérosité après l’ouverture de l’arachnoïde. A quelques lignes de l’apophyse cristagalli se trouve une ossification de forme conoïde, ovale, ayant deux lignes d’épaisseur, un pouce et demi de circonférence, adhérente par sa base à la dure-mère qui forme le repli de la grande faux. Arachnoïde infiltrée, épaisse, opaque en quelques points, adhérences entre la pie-mère et la substance corticale. Ces adhérences, très nombreuses à la base du cerveau, ont une plus grande étendue à la région supérieure des hémisphères, surtout en avant ; en enlevant ces adhérences, la substance corticale a un aspect ulcéré ; cette substance est rouge. Dans les portions ou la dure-mère n’a point contracté d’adhérences, la substance corticale reflète une teinte grise argentine ; si on la racle avec le dos du scalpel, elle s’arrache en fragmens nombreux, et la portion de substance qui reste adhérente a la substance grise semble être ulcérée, comme je l’ai dit plus haut.
L’origine de la septième paire des nerfs n’offre rien de particulier.
Les nerfs optiques, grisâtres, offrent la couleur et la transparence du parchemin mouillé ; ils sont aplatis et [p. 188] atrophiés ; dépouillés du névrilemme, ils sont fermes, consistans et grisâtres ; cette couleur, cette consistance se poursuivent jusqu’à leur implantation dans les couches optiques ; celles-ci incisées, n’ont rien de remarquable.
La substance blanche du cerveau laisse apercevoir une grande quantité de vaisseaux d’où s’échappent des gouttelettes de sang séreux. La coloration de cet organe est terne, légèrement nuancée, violacée, en quelques portions, sa consistance est généralement plus ferme que dans l’état normal.
La substance grise de l’intérieur du cerveau est rosée.
Le cervelet, les pédoncules cérébraux, la protubérance annulaire, la moelle allongée et rachidienne paraissent dans l’état normal.
De ces faits, de tous ceux qu’on peut recueillir dans les annales des infirmités et des maladies de l’esprit humain, on peut conclure qu’il existe une certaine forme de délire dans lequel les individus croient tantôt par un sens, tantôt par un autre, tantôt par plusieurs à la-fois, percevoir des sensations, tandis que nul objet extérieur n’est présent pour exciter des sensations quelconques. Ainsi un homme en délire entend parler, interroge, répond, tient une conversation suivie, distingue très intelligiblement les reproches, les injures, les menaces, les ordres qu’on lui adresse ; discute, se fâche, se met en colère ; entend les harmonies célestes, le chant des oiseaux, un concert, et personne ne lui parle, et cependant nulle voix n’est à sa portée, tout, autour de lui, [p. 189] est dans le plus profond silence. Un autre voit les tableaux les plus variés, les plus animes, le ciel ouvert; il contemple Dieu face à face, assiste au sabbat, se réjouit de la vue d’un beau tableau, d’un beau spectacle, de la présence d’un ami ; il s’effraie à la vue d’un précipice, de flammes prêtes à le consumer, d’ennemis armés pour l’assassiner, de serpens qui vont le dévorer ; ce malheureux est dans l’obscurité la plus profonde ; il est privé de la vue. Un aliéné croit voir un char lumineux qui va l’emporter au ciel ; il ouvre sa croisée, s’avance gravement pour monter sur le char, et se précipite. Darwin raconte qu’un étudiant de Berlin, qui jusque-là avait joui d’une bonne santé, rentre chez lui tout effrayé, la face pâle, le regard égaré, en assurant à ses camarades qu’il mourra dans 36 heures. Il se couche , fait appeler un ministre pour se réconcilier avec Dieu, fait son testament ; des symptômes graves en apparence alarment ses camarades. Hufeland est auprès du malade, ses conseils ne persuadent pas. Ce célèbre médecin ordonne une dose d’opium, qui provoque un profond sommeil prolongé et bien au-delà de trente -six heures. Au réveil, on parvient à prouver au malade qu’il a été le jouet de son imagination ; lorsqu’il est bien convaincu, le calme renaît dans son esprit, les craintes se dissipent entièrement, la gaîté ordinaire renaît, et ce jeune homme avoue qu’étant sorti la veille à la chute du jour, il a vu une tête de mort et entendu une voix qui lui a dit : « Tu mourras en trente-six heures »
Un halluciné veut qu’on écarte des odeurs [p. 190] importunes, ou bien il savoure les odeurs les plus suaves, et cependant il n’est à portée d’aucun corps odorant ; avant d’être malade il était privé de l’odorat. Celui-ci croit mâcher de la chair crue, broyer de l’arsenic, dévorer de la terre ; le soufre, la flamme embrasent sa bouche ; il avale le nectar et l’ambroisie. Un mélancolique voyait sortir continuellement des abeilles de sa bouche. Un maniaque entendant gronder le tonnerre ; « la foudre disait- il, tombe sur ma tête, sans me blesser » ; il croyait coucher successivement avec plusieurs femmes, causait comme si elles avaient été présentes, louant l’une de son empressement, blâmant l’autre de son retard, parlant à chacune le langage qu’il croyait convenir au caractère de chacune : tantôt il était gai, souvent jaloux, quelquefois colère. En se promenant dans un jardin, ce même malade croyait assister à un repas, il s’extasiait sur la recherche et la variété des mets qu’il savourait, etc.
Il est des hallucinés qui sentent des aspérités, des pointes, des armes qui les blessent et qui les déchirent tandis qu’ils sont couchés mollement ; ils sont transportés au loin, ils croient tenir dans leurs mains des corps qui n’y sont point. Quelques monomaniaques, quelques épileptiques au début des accès, croient qu’on les frappe, qu’on les bat ; ils montrent leur corps, qu’ils prétendent meurtri par les coups dont on les a assommé. Un général croyait tenir un voleur, et secouait violemment ses bras, comme s’il eût tenu quelqu’un qu’il eût voulu terrasser.
En résumé , ces individus croient présentes des personnes, des choses qui ne peuvent avoir aucune [p. 191] existence réelle, sinon en elles-mêmes, du moins pour eux ; les sens, les extrémités sentantes ne sont pour rien dans ce délire ; ces malades n’ont rien à démêler avec le monde extérieur ; ils sont dans un état d’hallucination : ce sont des hallucinés.
Le phénomène de l’hallucination ne ressemble point à ce qui arrive lorsqu’un homme, en délire, ne perçoit pas les sensations comme il les percevait avant d’être malade, et comme les perçoivent les autres hommes. Les notions relatives aux propriétés et aux qualités des choses et des personnes, sont mal perçues, par conséquent mal jugées ; l’aliéné prend un moulin à vent pour un homme, un trou pour un précipice, les nuages pour un corps de cavalerie. Dans ce dernier cas, les perceptions sont incomplètes ; il y a erreur ; les idées, les sensations actuelles se lient mal ensemble. Dans les hallucinations il n’y a ni sensation ni perception, pas plus que dans les rêves et le somnambulisme, puisque les objets extérieurs n’agissent plus sur les sens.
Mille hallucinations se jouent de la raison humaine et l’égarent. En effet, l’hallucination est un phénomène cérébral ou psychique, qui s’accomplit indépendamment des sens. Elle persiste quoique le délire ait cessé, et réciproquement. L’histoire de quelques hommes célèbres confirme cette indépendance des hallucinations, et prouve qu’on peut-être halluciné et ne point délirer. La première observation en fournit un exemple bien remarquable (2) L’homme le plus raisonnable, s’il veut s’observer [p.192] soigneusement, aperçoit quelquefois dans son esprit les images, les idées les plus extravagantes, ou associées de la manière la plus bizarre. Les occupations ordinaires de la vie, les travaux de l’esprit, la raison distraient de ces idées, de ces images, de ces fantômes.
Mais celui qui est en délire, celui qui rêve, ne pouvant commander à son attention, ne peut la diriger ni la détourner de ces objets fantastiques; il reste livré à ses hallucinations , à ses rêves. L’habitude d’associer toujours la sensation à l’objet extérieur qui la sollicite et la provoque ordinairement, fait prêter de la réalité aux produits de l’imagination ou de la mémoire, et persuade à l’halluciné que ce qu’il sent actuellement, ne saurait avoir lieu sans la présence des corps extérieurs. Les prétendues sensations des hallucinés sont des images , des idées, reproduites par la mémoire, associées par l’imagination, et personnifiées par l’habitude. L’homme donne alors un corps aux produits de son entendement ; il rêve tout éveillé. Chez celui qui rêve, les idées de la veille se continuent pendant le sommeil ; tandis que celui qui est dans le délire achève, pour ainsi dire, son rêve quoique tout éveillé. Les rêves, comme les hallucinations, reproduisent toujours des sensations, des idées anciennes.
Comme dans le rêve, la série des images et des idées est quelquefois régulière, plus souvent les images et les idées se reproduisent dans la plus grande confusion, et offrent les associations les plus étranges. Comme dans le rêve, ceux qui ont des hallucinations ont quelquefois la conscience qu’ils sont dans le délire, sans pouvoir [p. 193] en dégager leur esprit. Celui qui rêve, celui qui a des hallucinations, n’est jamais étonné ni surpris des idées, des images qui le préoccupent, tandis qu’elles eussent excité tout son étonnement, s’il eût été éveillé ou s’il n’eût pas déliré. Ce phénomène, dans les deux circonstances, est causé par l’absence de toute idée accessoire, de toute image étrangère avec lesquelles celui qui rêve ou celui qui est halluciné, puisse comparer les objets de son rêve ou de son délire. La faculté pensante est toute absorbée par ces objets.
Les hallucinés diffèrent des somnambules en ce que, dans le plus grand nombre de cas, les hallucinés se rappellent tout ce qui a préoccupe ou troublé leur esprit, tandis que les somnambules ne se souviennent de rien.
Les hallucinations diffèrent de l’extase, en ceci seulement que ce dernier état est produit toujours par un très grand effort de l’attention fixée sur un seul objet vers lequel tend incessamment l’imagination des extatiques. Dans l’extase, la concentration de l’innervation est si forte qu’elle absorbe toutes les puissances de la vie ; l’exercice de toutes les fonctions est suspendu, excepté celui de l’imagination ; tandis que, dans les hallucinations, il suffît de l’action augmentée du centre de la sensibilité, un violent effort d’attention n’est pas absolument nécessaire. Toutes les fonctions s’accomplissent plus ou moins librement, l’homme vit avec ses hallucinations, comme il vivrait s’il était dans la vérité.
La conviction des hallucinés est si entière, si franche, qu’ils raisonnent, jugent, et se déterminent en conséquence [p. 194] de leurs hallucinations, ils coordonnent à ce premier phénomène psychologique, leurs pensées, leurs désirs, leur volonté, leurs actions.
Dans le temps on l’on brûlait les sorciers et les possédés, on en a vu se jeter dans le bûcher plutôt que de nier qu’ils eussent assisté au sabbat. J’ai connu des hallucinés qui, après leur maladie, me disaient : « J’ai vu, j’ai entendu aussi distinctement que je vous vois et que je vous entend » Plusieurs racontent leur vision avec un sang-froid qui n’appartient qu’à la conviction la plus intime. De là le langage et les actions les plus singuliers ; car les hallucinations comme les sensations actuelles provoquent, chez l’aliéné, le plaisir ou la douleur, l’amour ou la haine. Ainsi, l’un se réjouit, rit aux éclats et se trouve le plus heureux des hommes, bercé par le rêve d’un bonheur d’autant plus vif, d’autant plus pur, que, incapable d’avoir toute autre pensée étrangère, il ne voit point de homes à sa félicité, et ne pense pas qu’elle puisse jamais finir. L’autre s’attriste, s’afflige, se désespère, accablé par le poids des hallucinations affreuses qui l’obsèdent ; son désespoir est d’autant plus profond, que ne liant à rien l’état affreux qui l’accable et ne pouvant en être distrait, il n’entrevoit aucune compensation à sa douleur, et ne peut lui supposer aucun terme. Aussi les lypémaniaques croient que rien ne saurait changer leur situation, ni les priver du bonheur qui les enivre, ni les retirer de l’état affreux dans lequel ils gémissent nuit et jour ; plusieurs croient qu’ils ne mourront jamais. Nous avons une femme à la Salpêtrière qui demande à être coupée par morceaux, parce qu’elle ne sait [p. 195] ce qu’elle deviendra lorsque tout le monde étant mort, elle restera seule sur la terre. Mais les hallucinations n’ont pas toujours le caractère d’une idée fixe, ou d’une passion dominante, quelquefois elles s’étendent successivement aux souvenirs des objets qui ont fait impression sur les sens, et elles impriment au délire un caractère de versatilité qui se fait remarquer dans les propos et les actions. C’est ce qui arrive dans quelques manies et dans le délire fébrile. Ainsi, il est des malades dont les hallucinations changent, de temps en temps, d’objet. Les hallucinations ne sont donc ni de fausses sensations, ni des illusions des sens, ni des perceptions erronées, ni des erreurs de la sensibilité organique, comme cela a lieu dans l’hypocondrie. Peut-on confondre les hallucinations avec les illusions des sens ou avec les fausses perceptions des hypocondriaques. Ces dernières supposent la présence des objets extérieurs, ou la lésion des extrémités sentantes, tandis que dans les hallucinations, non-seulement, il n’y a pas d’objets extérieurs agissant actuellement sur les sens, mais quelquefois les sens ne fonctionnent plus. J’ai donné des soins à un ancien négociant qui, après une vie très active, fut frappé de goutte-sereine vers l’âge de quarante-et-un ans. Quelques années après, il devint maniaque ; il était très agité, parlait à haute voix avec des personnes qu’il croyait voir et entendre ; il voyait les choses les plus singulières ; souvent ses visions le jetaient dans le plus vif enchantement. Il y avait à la Salpêtrière, en 1816, une Juive, âgée de trente-huit ans ; elle était aveugle et maniaque; néanmoins elle voyait les choses les plus [p. 196] étranges ; elle est morte subitement. J’ai trouvé les deux nerfs optiques atrophiés depuis leur entrecroisement, jusqu’à leur entrée dans le globe de l’œil. Certainement dans ce cas, la transmission des impressions était impossible. Il en est de même des sourds qui croient entendre parler. Nous avons en ce moment à la Salpêtrière, deux femmes absolument sourdes qui n’ont d’autre délire que celui d’entendre diverses personnes avec qui elles se disputent nuit et jour ; souvent même elles deviennent furieuses. C’est ce qui arrive pendant le sommeil, avec cette différence que, pendant le sommeil, les sens sont fermés et ne se prêtent point à l’impression des objets extérieurs ; tandis que dans le délire, les sens, quoique ouverts, n’étant pas attentifs, sont inaccessibles aux impressions externes, et même les repoussent en quelque sorte. Mais dans les deux cas, les effets sont les mêmes.
Le siège des hallucinations n’étant pas dans les extrémités de l’organe sensitif, il doit être dans le centre de la sensibilité ; en effet , on ne peut concevoir l’existence de ce symptôme, qu’en supposant le cerveau mis en action par une cause quelconque. Le cerveau peut être mis en action par une commotion subite et violente, par une forte contention d’esprit, par une véhémente passion ; le cerveau est mis en action sympathiquement par l’état particulier de certains organes plus ou moins éloignés, comme il arrive dans les folies sympathiques, dans les fièvres, les phlegmasies, ou par l’ingestion de certains poisons dans l’estomac.
Darwin dit que les hallucinations proviennent [p. 197] vraisemblablement de l’origine du nerf de la sensation, qui est plus susceptible d’être attaqué d’inflammation. (3)
Le cerveau est mis en action par une impression violente qui l’ébranlé fortement. Cet ébranlement peut déterminer soit un état extatique de cet organe qui produit la fixité des idées, soit un état convulsif du cerveau, qui engendre l’incohérence des idées, et des déterminations les plus variées et les plus fugitives.
Les hallucinations sont ordinairement relatives aux occupations de corps et d’esprit auxquelles se livrait l’halluciné, ou bien elles se lient à la nature de la cause même qui a produit l’ébranlement du cerveau. Une femme a lu des histoires de sorcières, elle est préoccupée du sabbat où elle doit assister, elle s’y voit transportée, elle voit toutes les pratiques dont elle a fasciné son esprit. Une dame lit, dans une journal, la condamnation d’un criminel ; elle voit partout une tête ensanglantée, séparée du tronc, revêtue d’un crêpe noir. Cette tête fait saillie au-dessus de l’œil gauche de la malade, lui inspire une horreur inexprimable, et qui la porte à faire plusieurs tentatives pour se détruire.
Les hallucinations peuvent être encore des effets de la répétition volontaire ou forcée des mêmes mouvemens du cerveau, souvent et nécessairement répétés pour acquérir quelque connaissance ou pour approfondir quelque sujet, comme on en trouve beaucoup d’exemples [p. 198] dans la vie des hommes contemplatifs. L’habitude rend faciles et même involontaires ces mouvemens, comme elle rend plus facile et quelquefois involontaire Faction de certains organes ; l’action du cerveau prévaut sur celle des sens externes, détruit l’effet des impressions présentes et fait prendre à l’halluciné, les effets de la mémoire pour des sensations actuelles. Dès-lors est perverti l’état normal, il y a délire. On observe chez les hallucinés une sorte d’a parte, comme chez les hommes les plus raisonnables, qui sont très absorbés par quelque profonde méditation.
L’homme dont le délire a pour principe une passion exaltée ne sent plus rien ; il voit, il entend, mais ces impressions n’arrivent pas au centre de la sensibilité ; l’esprit ne réagit point sur elles ; l’homme passionné est tout à la passion qui l’absorbe, l’entraîne, le met hors de lui. Tout ce qui n’appartient pas à la série des idées, des affections qui caractérisent sa passion est nul pour lui ; tandis que tout ce qui lui est propre est sans cesse présent à son esprit. Ici, c’est la passion qui domine la raison, qui modifie les idées et provoque les déterminations. Et, comme de toutes les passions l’amour et la religion sont celles qui ont sur l’homme, l’empire le plus absolu et le plus général, puisqu’elles s’exercent à-la-fois et sur son esprit et sur son cœur, il n’est pas étonnant que les monomanies religieuse et érotique soient signalées par les hallucinations les plus bizarres et les plus fréquentes.
Les hallucinations ont lieu chez des hommes qui n’ont jamais déliré, mais elles sont un des élémens de délire [p. 199] qu’on retrouve le plus fréquemment dans la manie, la Iypémanie, la monomanie, l’extase, la catalepsie, l’hystérie, le délire fébrile. Sur cent aliénés, quatre-vingts, au moins , ont des hallucinations.
Quelquefois ce symptôme a lieu long-temps avant que le délire soit manifeste pour ceux qui vivent avec les malades. Souvent ceux-ci luttent contre les hallucinations avant de les manifester et de se plaindre, avant d’avoir commis aucun désordre dans leurs paroles ou dans leurs actes. Quelquefois au début de la maladie, les hallucinations sont fugaces et confuses ; avec les progrès du mal, elles deviennent aussi distinctes, aussi complètes que les sensations actuelles, et elles sont continues et permanentes. Il n’est pas rare qu’elles persistent quoique le délire ait cessé. Pendant le délire le plus général, pendant une conversation très animée, tout-à-coup l’aliéné s’arrête pour contempler l’objet qu’il croit frapper ses yeux, ou pour écouter et répondre aux personnes qu’il croit entendre. Ce symptôme peut être observé chez presque tous ceux qui délirent ; néanmoins les individus qui avant d’être malades, étaient dominés par une passion, ou livrés à de fortes contentions d’esprit, y sont plus exposés que les autres, surtout s’ils s’étaient appliqués à des études abstraites et spéculatives. Si, le plus ordinairement, les hallucinations sont le partage des esprits faibles, les hommes les plus remarquables par la capacité de leur intelligence, par la profondeur de leur raison et la force de leur esprit, ne sont pas toujours à l’abri de ce symptôme.
Tantôt les hallucinations semblent ne dépendre que [p. 200] de la lésion de la fonction d’un sens, les hallucinés croient entendre, tantôt elles paraissent tenir à la lésion de la fonction de deux et même de trois sens, les hallucinés croient entendre, voir, toucher. Quelquefois enfin tous les sens paraissent simultanément et successivement concourir à produire, à entretenir le délire. Quelques faits prouvent que les hallucinations caractérisent seules un état particulier de délire, ce qui a fait prendre quelques hallucinés pour des inspirés; mais observés de près, ces individus trahissent bientôt la véritable cause de leur état. En Allemagne on trouve encore de ces fous qu’on appelle voyans. Dans l’Orient, dans l’Inde, on rencontre de prétendus prophètes qui ne sont que des hallucinés.
Les hallucinations dépendantes des impressions perçues par le goût et l’odorat, sont reproduites particulièrement au début des folies. Mais celles qui appartiennent à la vue et à l’ouïe sont plus fréquentes dans toutes les périodes de la maladie. Les hallucinations de la vue, reproduisant des objets qui intéressent plus généralement et qui font plus d’impression sur la multitude, ont été appelées visions ; ce nom ne convient qu’à un mode d’hallucination. Qui oserait dire les visions de l’ouïe, les visions du goût, les visions de l’odorat ? et cependant les images, les idées, les notions qui semblent appartenir à l’altération fonctionnelle de ces trois sens, se présentent à l’esprit avec les mêmes caractères, elles ont le même siège, c’est-à-dire le cerveau, elles sont provoquées par les mêmes causes, se manifestent dans les mêmes maladies que les hallucinations de la vue, [p. 201] que les visions. Il manquait un terme générique. J’ai proposé le mot hallucination comme n’ayant pas d’acception déterminée, et pouvant convenir par conséquent à toutes les variétés du délire, qui supposent la présence d’un objet propre à exciter l’un des sens, quoique ces objets ne soient pas à portée des sens.
Les hallucinations sont un signe peu favorable pour la guérison, dans les vésanies. N’étant qu’un symptôme du délire, pouvant convenir à plusieurs maladies de l’entendement, soit aiguës, soit chroniques, elles n’exigent pas un traitement particulier. Elles doivent néanmoins entrer en grande considération dans la direction intellectuelle et morale des aliénés, et dans les vues thérapeutiques que doit se proposer le médecin.
Notes
(1) Il est déjà fait mention de cette observation à la page 7, mais les détails qu’on vient de lire m’ayant paru d’un grand intérêt, j’ai cru ne pas devoir les passer sous silence.
(2) M. Lélut rapporte plusieurs faits d’hallucination, sans délire, dans son ouvrage : du Démon de Socrate.
(3) Le docteur Foville, dans les excellens articles sur la folie dont il a enrichi le Dictionnaire de Médecine et de Chirurgie pratiques, dit avoir trouvé dans les hallucinations les nerfs lésés. Ne serait-ce pas une simple coïncidence ?
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