Sonn. Un cas de délire de possession. Extrait du « Bulletin de la Société Clinique de médecine mentale », (Paris), 1922, 10, pp. 55-58

Sonn. Un cas de délire de possession. Extrait du « Bulletin de la Société Clinique de médecine mentale », (Paris), 1922, 10, pp. 55-58.
Malade venue consulter pour qu’on la délivre d’un « esprit » qui depuis quatorze ans, habite son corps et la fait souffrir.

 

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V. Un cas de délire de possession, par M. SONN (service du Dr H. Colin). [Présentation de malade].

Nous vous présentons une malade atteinte d’idées délirantes de possession, sans autre trouble mental.

Eugénie M…, couturière, entre à l’Admission le 7 février 1922. Elle vient demander qu’on la débarrasse d’un « esprit » qui, depuis bientôt quatorze ans, habite son corps et la fait souffrir.

On ne relève rien de particulier dans les antécédents héréditaires de la malade. Par contre, au point de vue personnel, on note l’apparition vers 1918 de crises fréquentes de douleurs généralisées, accompagnées parfois de céphalée, de bourdonnements d’oreille et de [p. 56] fourmillements dans les membres. A cette époque, les médecins consultés avaient attribué ces symptômes au rhumatisme ; cependant les douleurs se montraient rebelles à tout traitement.

En 1920, M… fut admise à l’hôpital Cochin pour une maladie d’estomac. Elle rendait tout ce qu’elle prenait. Après 28 jours de traitement, elle sortit de l’hôpital : les vomissements avaient cessé. Afin de compléter la guérison, un régime alimentaire fut toutefois prescrit. Malgré cela, les malaises reprisent et persistèrent, donnant lieu à des souffrances atroces.

Il y a environ 6 mois, alors que la malade vaquait à ses occupations journalières, elle ressentit une douleur vive, une sorte de brûlure aux pieds. « On aurait dit que ses pieds reposaient sur une plaque de fer rougie. » De plus, elle avait des sensations bizarres dans l’abdomen. « Tantôt c’était comme un poids au niveau de l’estomac, tantôt comme quelque chose qui bougeait. » Ce fut alors, pour elle, après d’aussi longues souffrances, un trait de lumière. En effet, M… avait beaucoup entendu parler du spiritisme, par un homme qui s’en occupait particulièrement. Elle en conserve d’ailleurs quelques souvenirs imprécis. Comme aucun remède, jusqu’à ce jour, n’avait pu mettre fin à ses terribles souffrances, elle pensa qu’un « esprit » était peut-être descendu en elle.

Les douleurs redoublant d’intensité, en dépit de toute médication, vinrent fortifier sa croyance. Elle en fit part à une voisine qui ne voulut rien croire. Cependant l’esprit lui parlait à présent : elle savait dès lors, par lui, la cause réelle et jusque-là méconnue de sa maladie. Depuis quatorze ans, de l’aveu de l’esprit même, sans qu’elle s’en doutât le moins du monde, l’esprit d’un ami de feu son mari était en elle. C’était un « navigateur » qui l’avait vainement demandée en mariage, après la mort de son mari, et qui voulait maintenant la faire mourir pour l’emmener au ciel avec lui.

A son entrée, la malade est loquace, expansive, les yeux sont animés, elle raconte sa mésaventure avec force détails à ceux qui veulent l’entendre…

Elle converse avec l’esprit, fait elle-même les questions et les réponses en changeant alternativement de voix.

L’esprit se tient, aux dires de la malade, habituellement dans l’abdomen et à droite. Mais il se déplace souvent : elle le sent courir sur son dos, il a des pattes très longues, munies d’aiguilles et qui vont partout. « Pour être à son aise, ajoute la malade, il place sa bouche dans le trou de mon estomac et ses yeux derrière les miens. De cette façon, il voit tout, entend tout et répète, quand il veut, toutes mes pensées. »

A plusieurs reprises, la nuit, M… a remarqué que ses jambes changeaient de place dans le lit. Cela arrivait avant le sommeil. De même, dans la journée, sa main bougeait machinalement et ça ne peut être qu’une mauvaise plaisanterie de la part de l’esprit taquin. Néanmoins, elle n’a rien vu, ni entendu d’anormal.

Bref, il s’agit d’une débile qui présente des idées de possession à base de troubles organiques réels, lesquels remontent à quatorze ans.

Tout d’abord ces troubles étaient pris pour des manifestations d’un état pathologique véritable. Ce n’est que depuis le mois de septembre de l’année dernière que la malade se croit victime d’un esprit malfaisant.

Il y a quatre ou cinq jours, sur l’insistance de la malade, qui demande qu’on lui fasse une piqûre pour tuer l’esprit, un essai de [p. 57] psychothérapie est tenté. On annonce à la malade qu’on va faire une injection d’une solution de cyanure. Celle-ci se prête très volontiers à l’expérience, se couche et s’entretient avec l’esprit qui supplie qu’on ne le tue pas. On fait une injection sous-cutanée de 1 cc. d’éther. Le résultat en est des plus heureux. Deux jours après la piqûre, la malade nous affirme, en effet, qu’« elle ne ressent plus rien ». Elle ignore ce qu’est devenu l’esprit, mais guérie de ses douleurs, elle réclame sa sortie, trouvant inutile de prolonger son séjour à Ste-Anne. Entrée le 7 février, elle quittait l’asile le 23 février.

Les délires de possession corporelle ne sont pas rares en Indochine. On en rencontre notamment dans les villages et à la campagne. Cela tient vraisemblablement, du moins pour une large part, à ce que les’ habitants de ces régions sont encore imbus des préjugés séculaires et que les croyances superstitieuses y sont courantes, et pour ainsi dire, indéracinables.

Ces croyances sont si répandues qu’à côté des charlatans s’adonnant spécialement à la guérison des morsures de serpent, du choléra, de la peste, il existe les charlatans qui s’adonnent spécialement à la cure des individus qui se croient possédés par des esprits. Ces. pratiques existent même dans les villes.

DISCUSSION

M. COLIN. — Cette malade ne se présente plus à vous exactement sous l’aspect qui faisait d’abord son intérêt. En effet, à la suite d’une petite opération dont je vous parlerai tout à l’heure, l’esprit qui la tourmentait a disparu. Mais auparavant il la rendait fort anxieuse. Elle le localisait sous le sein gauche et désirait qu’on le tue. Elle imitait sa voix, petite et grêle, et répétait ses paroles : « Les médecins ne m’auront pas, disait-il ;non, ne me tuez pas ; non, je ne m’en irai pas. »

M. ARNAUD, à la malade. — Qu’est devenu l’esprit ?

LA MALADE. — Ah, je n’en sais rien ; je n’y connais rien ; je ne sais que répéter ce qu’il disait.

M. DE CLÉRAMBAULT. — Quelles ont été les dernières paroles de l’esprit ?

LA MALADE. — Il disait : « Je m’en vais d’où je suis venu.

M. DE CLÉRAMBAULT. — Vous a-t-il dit des choses inconvenantes ?

LA MALADE. — Non, mais il voulait se marier avec moi. C’était un ancien fiancé que je n’avais pas voulu. Il disait : tu vois, je suis venu quand même avec toi. Il voulait me tuer pour que j’aille au ciel avec lui. [p. 58]

M. DE CLÉRAMBAULT. — Quand il parlait, vous faisait-il entendre sa voix, ou prenait-il la vôtre ?

LA MALADE. — C’était sa voix à lui qui parlait là. Il me changeait la voix.

M. DE CLÉRAMBAULT. — Vous n’auriez donc pu parler en même temps que lui.

LA MALADE. — Non, il me prenait la parole ; mais je pouvais répéter après.

M. DE CLÉRAMBAULT. — Vous faisait-il entendre ou parler ?

LA MALADE. — C’était parler, mais il changeait ma voix.

M. DE CLÉRAMBAULT. — Il semble qu’il s’agisse surtout de troubles psycho-moteurs.

(La malade sort).

M COLIN. — La petite opération à laquelle nous nous sommes livrés pour aboutir à ce résultat psychothérapique a simplement consisté, vous le savez, dans une injection sous-cutanée d’éther. Le sentiment de possession a encore duré quelques heures. Le lendemain matin, après une nuit de sommeil, la malade a déclaré que l’esprit avait disparu.

 

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