René Lacroze. Sur une prétendue illusion de la mémoire. Étude sur la fausse reconnaissance. Extrait de la « Revue philosophique de la France et de l’Étranger », (Paris), tome 94,  2, 1922, pp. 278-297.

René Lacroze. Sur une prétendue illusion de la mémoire. Étude sur la fausse reconnaissance. Extrait de la « Revue philosophique de la France et de l’Étranger », (Paris), tome 94,  2, 1922, pp. 278-297.

 

René Lacroze (1894-1971). Professeur de philosophie à la Faculté des lettres de l’Université de Bordeaux (1941-1964). – Fondateur de l’Institut d’études psychologiques et psychosociales. – Membre correspondant de l’Académie des sciences morales et politiques, section de philosophie (élu en 1956).
Quelques publication :
— L’instinct et l’inconscient. Paris, Félix Alcan, 1926. [plusieurs rééditions.]
— L’angoisse et l’émotion. Paris, Boivin, 1938.
— Éléments d’anthropologie. paris, Jean Vrin, 1966.
— Maine de Biran. Paris, Presse Universitaires de France, 1970.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’ouvrage. – Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. — Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 278]

Sur une prétendue illusion de la mémoire

Étude sur la fausse reconnaissance

L’illusion du « déjà vu », ou, comme on le dit mieux aujourd’hui, du « déjà vécu » a donné lieu à une série de travaux de haute valeur ; l’attention des psychologues s’est concentrée pendant dix années environ (de 1894 à 1903) sur cette « erreur de la mémoire », dont le mécanisme résistait à toutes les analyses. Il ne sera pas sans intérêt de reprendre aujourd’hui un problème, dont aucune solution n’est apparue complète et définitive, aux yeux mêmes de la plupart de ceux qui les ont proposées. Les termes de « paramnésie », « fausse reconnaissance », ou « fausse mémoire » ont, en effet, engagé les psychologues dans une voie qui semble aujourd’hui une impasse. C’est dans une étude du mécanisme de la mémoire et de la reconnaissance normale que l’on a cherché l’explication. Notre première tâche sera de montrer que l’on ne pouvait l’y trouver, parce que la fausse reconnaissance n’est pas une illusion de la mémoire.

I

Il est certain, tout d’abord, que la paramnésie, malgré son nom, ne peut être considérée, ni comme une altération ni comme une maladie de la mémoire ; jamais à elle seule, elle ne constitue un symptôme morbide; son pronostic n’est jamais grave (1). Elle apparaît d’ailleurs sans lien avec l’intensité, la vivacité et le type de la mémoire. Le questionnaire de Bernard-Leroy (2) sur la [p. 279] fausse reconnaissance, comportait les trois questions suivantes :

« 6. D’une manière générale, votre mémoire est-elle Bonne ? Médiocre ? Mauvaise ? »

« 7. Présente-t-elle quelques particularités ? »

« 8. Aux époques où vous fûtes le plus sujet au phénomène de fausse reconnaissance, votre mémoire était-elle meilleure ou plus mauvaise qu’elle n’était avant et qu’elle ne fut après ? » «

Les réponses ont été tellement diverses que l’auteur a dû les négliger ; sur 49 sujets observés, 44 seulement ont répondu aux questions précitées 2l sujets déclarent leur mémoire bonne, 17 la jugent médiocre, 6 mauvaise. Le type de mémoire le plus fréquent chez les paramnétiques semble être le type visuel (18 cas sur 44) ; mais il y a aussi 2 auditivistes, 1 moteur, 1 affectif. 4 sujets présentent la mémoire abstraite ; 2 la mémoire des situations générales, 2 cette des détails. La seule indication que l’on pourrait tirer de cette statistique serait donc la prédominance ordinaire de la mémoire visuelle chez les paramnétiques (3). Par ailleurs, la qualité et le type de la mémoire semblent totalement indifférents à l’illusion. Y-a-t-il, au moins, une relation entre l’intensité de la mémoire et la fréquence des fausses reconnaissances ? La majorité des sujets se prononce négativement. « La qualité de la mémoire, dit le Dr Laupts, n’a pas beaucoup de relation avec le phénomène (4). «  La plupart déclarent que leur mémoire est « absolument normale » au moment des fausses reconnaissances ; 2 sujets, seuls, ont résolu en sens inverse le problème pour le premier (obs. LV). la mémoire est meilleure à l’époque des fausses reconnaissances, tandis que l’autre affirme (obs. LVIII) : « A l’époque où les paramnésies furent les plus fréquentes chez moi, ma mémoire était encore pire, mais les accès d’hypermnésie sensorielle et émotionnelle était plus fréquents. »

Pour serrer de plus près les rapports de la paramnésie et de la mémoire, il faut examiner le sentiment de reconnaissance. Se présente-t-if sous une forme identique chez le paramnétique et à l’état normal ? La reconnaissance d’un souvenir n’est jamais [p. 280] totale ; une image est un tout complexe, dont les éléments sont issus d’origine multiple. Ses différentes portions n’ont pas la même valeur pour la reconnaissance. Il y a des détails banals, qui sont impuissants à éveiller, à eux seuls, le sentiment du déjà vécu. D’autres parties de l’image, restaurées, complétées l’empêcheraient plutôt de naître ; enfin des lacunes ont été creusées par l’oubli, qui la réduisent parfois à n’être qu’un lambeau méconnaissable (5). Notre attention, lorsqu’elle se fixe sur un souvenir, glisse sur ces parties de l’image ; puis tout à coup nous éprouvons un, choc nous avons rencontré un détail caractéristique à l’aspect duquel la reconnaissance naît et s’impose. Ce sont donc certaines portions de l’image que nous reconnaissons ; et le sentiment de « déjà vu », qui surgit de la sorte, est étendu à toutes les parties contiguës. Un effort de critique sur l’un quelconque de nos souvenirs révèle immédiatement les détails directement reconnus, et ceux qui ne le sont que par association ou inférence. Le sentiment de reconnaissance n’est donc pas un état continu, mais intermittent. Il surgit par éclairs, puis à nouveau s’estompe, pour reparaître plus vif un moment après. Entre les instants, où nous sentons que les choses sont bien les mêmes qu’autrefois, il y a les minutes où nous ne savons pas et doutons presque. — Enfin le sentiment de reconnaissance n’est jamais celui d’une identité complète, mais seulement partielle. Le passé qui se rejoue sous nos yeux n’est jamais entièrement le même qu’autrefois. La reconnaissance ne nous empêche pas de noter entre l’autrefois et l’actuel des dissemblances plus ou moins importantes ; jamais nous ne revivons deux fois la même minute. « On ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve. »

Le sentiment de fausse reconnaissance présente tous les caractères opposés à. ceux que nous venons de noter. L’image reconnue l’est dans les moindres détails ; pas de place pour le doute ou même l’hésitation. Au fur et à mesure que l’attention isole un détail, il est reconnu. « Il me semblait, dit un sujet, revivre une minute de ma vie déjà vécue, dans des conditions qui s’étaient déjà produites et se reproduisaient identiques. C’est, me disais-je, dans la même position, debout près de la table de ce bureau, par un beau jour comme celui-ci, avec ce vase de chrysanthèmes à ma gauche, la. [p. 281] lampe en face de moi, que j’ai lu déjà ce numéro de Revue (6). » Ce luxe de détails, tous reconnus avec la même intensité, se retrouve à peu près dans toutes les observations. Ce n’est pas un sentiment, qui jaillit de la perception; c’est bien plutôt une impression de reconnaissance, qui se projette sur la situation nouvelle et qui en colore le moindre épisode. L’état est continu, et se prolonge pendant toute la durée de l’illusion; son intensité ne dépend pas des particularités de l’image, mais semble avoir une courbe indépendante. « C’est plutôt chez moi, dit A. L… une impression immédiate de reconnaissance portant sur le total des perceptions je n’ai jamais cru reconnaître un objet tout seul, ce qui serait un jugement de ressemblance partielle (7). » La reconnaissante du paramnétique est donc le sentiment d’une identité absolue entre la perception présente et l’image du passé. L’image semble avoir Ira versé le temps sans subir ni altération, ni déformation, tandis que les choses, elles aussi, sont demeurées identiquement les mêmes. La paramnésie réalise ce miracle un recommencement intégral du passé. Notez bien, dit un sujet, qu’il ne s’agit pas d’un ressouvenir. d’une analogie avec une situation où l’on se serait déjà trouvé ; c’est une identité et je ne saurais trop le souligner (8). » Le sentiment normal de reconnaissance apparaît comme un état discontinu, s’attachant à quelques portions de l’image seules, laissant dans l’ombre les autres ; il trace dans la scène reconnue des plans. Au premier se placent les détails caractéristiques, objet d’une reconnaissance immédiate; au dernier sont reléguées les portions de l’image reconnues par association ou par raisonnement, et qui sont comme les figurants de la pièce. Le passé se rejoue sous nos yeux. sans que nous le sentions identique à celui que nous avons vécu. Chez le paramnétique, le sentiment du déjà vu est continu. L’image que l’on reconnaît n’a point de portion centrale tout est sur le même plan. Les choses et les personnes, les images et les sentiments, tout est demeuré immobile et inaltéré, comme dans le château de la Belle au bois dormant, maitres et serviteurs. « Quand j’ai pu maintenir mon attention sur l’objet de la fausse reconnaissance, dit une personne, qui a éprouvé l’illusion, je n’ai [p. 282] jamais pu isoler un élément de la réalité que je reconnusse en particulier… L’impression de reconnaissance a presque toujours porté sur la totalité des sensations actuelles état physiologique, nuance d’âme, pensée du moment et décor extérieur, sans qu’il me fut possible de démêler, ni au moment de l’impression première, ni après coup, lequel de ces éléments en particulier avait donné naissance au phénomène (9). »

Nous sommes donc conduits à séparer progressivement les deux phénomènes, dont la confusion est précisément le germe de l’illusion. L’explication de la fausse reconnaissance ne sera vraisemblablement possible que lorsque cette dissociation sera complète. L’observation subjective du sentiment de reconnaissance nous permettra de confirmer les résultats de l’analyse précédente.

Le souvenir évoqué par la mémoire paraît, au sujet qui le reconnaît, à la fois étranger au moi présent et cependant uni à notre personnalité par un lien direct et spontané. Le souvenir demeure toujours quelque peu différent de notre personnalité; nous savons qu’il nous appartient, que nous l’avons vécu, mais il n’est pas entièrement nôtre. Il résiste à notre emprise, et c’est cette résistance, qui distingue le souvenir de l’idée devenue inconsistante, Je parcours aujourd’hui le même chemin que je fis, il y a un an c’est à peu près la même époque et je reconnais le cadre. Mais dans ce cadre, une personnalité nouvelle se meut ; en reconnaissant comme même l’image, je me sens, moi, devenu autre. L’image qui renaît et qui m’apporte l’écho de ce que je fus se dresse antithétique devant ma personnalité actuelle. Dans le remords, cette antithèse peut devenir singulièrement douloureuse, lorsque mon attention oscille entre l’homme que je suis et l’homme que je fus. Mais, d’autre part, cette image qui renaît et que mon moi actuel expulse en quelque sorte, je sais néanmoins qu’elle est mienne. Je sens immédiatement, sans le secours d’aucune réflexion, le lien qui la rattache à moi. Je sais que cette personne ne m’est pas inconnue, que je dois la connaître, mais en fait son image demeure inexpressive, impersonnelle. Je fouille alors dans mon passé jusqu’au moment où subitement jaillit ce sentiment inimitable, cette « prise de possession a du souvenir qui est en somme l’élément essentiel de [p. 283] la reconnaissance. C’est par ce double processus, dont l’un rattache le souvenir au moi, tandis que l’autre le chasse de la conscience actuelle, que l’image est à la fois reconnue comme mienne et projetée dans le passé. Le souvenir de la sorte est à mi-chemin entre l’idée qui est tout à fait en ma possession et la perception qui m’est étrangère.

Dans la fausse reconnaissance, l’observation subjective ne révèle ni l’une, ni l’autre de ces deux caractéristiques. La situation, la phrase, l’objet reconnus ici sont accompagnés du sentiment que le moi qui les perçoit est identiquement le même qui déjà les a perçus. C’est avec sa personnalité passée que le sujet a l’impression de revivre à nouveau une tranche de sa vie. « Vous sentez que vous vivez identiquement une minute que vous avez déjà vécue (10) : tel est le cliché que tous les paramnétiques répètent. Le sujet reconnaît donc ses états d’âme, ses propres pensées, avec leurs nuances les plus fugitives ; il reconnaît la situation particulière dans laquelle il se trouve avec les préoccupations et les sentiments qui s’y rattachent. « L’instant vécu avec tout son ensemble de sensations paraît avoir été vécu antérieurement (11). » Les détails sont reconnus, comme ils avaient été vus, c’est-à-dire sous le même angle de perspective (12). Enfin le sujet reconnaît sa propre voix : il sait qu’il a déjà prononcé les mêmes paroles avec la même intonation et le même timbre. Ce n’est donc pas seulement une identité objective, mais c’est une identité totale (subjective et objective) qui existe entre le passé et le présent. Ma personnalité actuelle semble se pencher sur le passé pour assister à une scène pensée, sentie, vécue par un moi ancien mais ce moi que l’on retrouve ressemble comme un frère au moi présent dont il n’est en somme que l’image virtuelle. — Tandis que l’objet reconnu se rapproche du moi présent et cesse de contraster avec lui, par un autre côté il lui demeure plus étranger. Ce que le paramnétique n’a pas, c’est le sentiment de la prise de possession de son faux souvenir. Le sujet sent qu’il a se trouver dans la même situation, entendre les mêmes phrases, faire les mêmes [p. 284] gestes ; mais, malgré ses efforts, il n’arrive pas à faire jaillir ce sentiment sans analogue, qui l’unirait à son souvenir. Ce point a été très bien mis en lumière par Dugas à propos d’un cas de paramnésie. « X… reçoit d’un ami une lettre lui annonçant sa visite. Il s’apprête à le recevoir et se promet d’en parler à sa mère avec qui il habite. A un ou deux jours de là, il dit à sa mère : « Avez-vous préparé à dîner pour A… qui arrive ce soir ? — Comment ! c’est la première nouvelle ? — La première nouvelle ? Mais rappelez-vous, je vous en ai parlé, tel jour, à telle heure, à table, devant tel ou tel (13). » Les témoins interrogés confondent le paramnétique. Dugas demande à X… s’il se rappelle directement le souvenir, s’il sent d’une façon immédiate le lien qui le rattache à sa vie. X… est obligé de convenir que cela lui est impossible. Ce qui manque e à la fausse reconnaissance, remarque excellemment Dugas, c’est cet élément formel et immédiat qui caractérise le souvenir. Celui-ci est inféré, « imaginé, supposé » ; il n’est pas senti directement. Dans la fausse reconnaissance, nous avons affaire à une situation qui, en bloc, est exclue du présent ; c’est cette négation du présent qui imite jusqu’à un certain point le sentiment du passé. Soit que nous étudions les sentiments qui accompagnent la fausse reconnaissance, soit que nous observions le sentiment de reconnaissance lui-même chez le paramnétique, nous sommes conduits à la même conclusion il n’y a aucune analogie entre la fausse et la vraie mémoire. La soumission aux faits et l’examen sans parti pris des observations qui ont été rapportées, auraient dû conduire déjà au même résultat. Très souvent les auto-observations signalent « qu’il ne s’agit pas d’un ressouvenir », ni d’une « analogie ». Voici les fermes d’une observation rédigée sur notre demande par le sujet L. M… jeune homme de dix-sept ans, élève de mathématiques au lycée d’A… « Un jour, marchant à bicyclette sur une route et regardent en passant un détail sur l’écorce d’un tronc d’arbre, il m’a semblé que j’avais fait le même geste, et vu le même- détail dans le cours de ma vie écoulée. Non seulement, j’avais remarqué les mêmes choses, mais même il m’a semblé que j’étais dans le même état d’esprit. J’ai alors essayé de me remémorer où et quand j’avais déjà vécu cette situation, mais l’impression [p. 285] était déjà passée, et tous les faits qui ont suivis immédiatement étaient nouveaux  pour moi. » Retenons cette phrase significatrice. MM. Dromard et Albés écrivent, de leur côté dans l’auto-observation, qui sert de fond à leur étude : « Petit à petit, je rentre en moi-même je me regarde voir, je m’écoute entendre. Il me semble alors que je suis à la fois deux hommes, dont l’un fonctionne en automate, et dont l’autre regarde fonctionner le précédent, celui-ci assistant à tout ce qu’éprouve celui-là comme un spectateur désintéressé. A ce moment même, il se produit une sorte de déclic. Il me semble qu’un voile se crève; je suis au sortir d’un rêve, ou plus exactement quelque chose que je ne puis définir me dit que mon rêve est une réalité. Seulement cette réalité n’a rien qui caractérise la nouveauté : c’est une réalité familière, une réalité connue, dont la représentation me semble préformée, dont l’empreinte me semble exister en moi comme l’empreinte d’une acquisition passée. Ma situation présente me paraît être la répétition d’une situation antérieure. Je crois revivre positivement une tranche de ma vie passée (14) ».

Cette dernière observation nous semble mettre en lumière la voie dans laquelle il faut chercher la solution du problème. Le fait que l’on pourrait regarder comme primitif dans la fausse reconnaissance, c’est la perte du sentiment de la nouveauté du réel. Le sujet sait qu’il s’agit d’une situation réelle, mais ce qui est aboli en tous les cas, c’est la fraîcheur de nouveauté qui accompagne la perception. A travers tous les commentaires que le sujet donne de son état, c’est là, croyons-nous, qu’il faut chercher l’impression fondamentale. Telle sera la thèse que nous allons essayer de présenter et de rendre vraisemblable, sans avoir d’ailleurs la prétention de la proposer dès maintenant comme définitive. Les théories les plus anciennes de la paramnésie que l’on pourrait, comme l’ont proposé MM. Dromard et Albis, grouper sous le nom de théories intellectualistes ont considéré, au contraire, la perte du sentiment de la nouveauté comme un phénomène secondaire, dont il faut chercher la cause dans la superposition de deux images. La perception n’apparaît pas [p. 286] nouvelle, parce qu’elle a un antécédent dans la vie psychique.  Il faut qu’elle ait été vécue au moins partiellement pour n’être plus nouvelle. La fausse reconnaissance, comme la vraie, doit donc résulter de la confrontation de deux images, l’une passée, l’autre actuelle. On cherchera donc dans la vie passée une image qui puisse être considérée comme le double de la perception présente. Les uns (15) placeront cet antécédent dans un rêve ; d’autres (16) dans une image perçue inconsciemment. Bourdon (17) se contentait d’une image simplement analogue ; Boirac (18) d’un état affectif identique ou semblable, tandis que Lalande (19) croit trouver cette image dans une sensation télépathique. Dugas (20), Ribot (21), Fouillée (22) pensent enfin que la simple sensation peut, si la perception est retardée, fournir matière à un souvenir, qui vient doubler d’une seconde image la vision. M. Bergson (23) enfin, qui est un des derniers-à avoir proposé une théorie systématique sur la fausse reconnaissance, pense que l’image qui double la perception actuelle chez le paramnétique doit être cherchée dans le « souvenir du présent », qui ne devient conscient qu’aux minutes de dépression où « l’attention à la vie » diminue d’intensité. Il semble que tous ces auteurs aient été dupes de l’illusion de fausse reconnaissance, et que, tenant pour véritable l’impression de « déjà vu », ils aient cherché avec le sujet où pouvait bien se trouver cette première perception, qui donne à la seconde l’apparence d’un duplicata. Or, la recherche de cette image est tout à fait vaine une image simplement analogue à la perception présente ne suffit pas à expliquer la fausse reconnaissance ; la paramnésie est le sentiment précis d’avoir vécu dans ses moindres détails la situation [p. 287] actuelle — sentiment que tous les sujets distinguent de la simple analogie de situations. Elle ne peut donc s’expliquer par un rapport de ressemblance. « Si la fausse reconnaissance n’était qu’un jugement inexact de ce genre, elle n’impressionnerait guère les sujets, et les observations que l’on a recueillies n’auraient probablement pas été jugées dignes d’être publiées, remarque excellemment M. Bernard-Leroy (24) ». Si une image analogue ne suffit pas à expliquer la fausse reconnaissance, il est impossible d’autre part de trouver dans le passé une image identique, à moins d’admettre le Retour éternel de Nietzsche. Jamais — et les sujets s’en rendent compte eux-mêmes — je ne me suis trouvé identiquement dans la même situation avec les mêmes préoccupations, les mêmes sentiments, devant les mêmes personnages et dans le même cadre. Il n’y a dans cette voie qu’une seule théorie plausible celle de M. Bergson, le présent, seul, pouvant fournir une image identique au présent.

Mais que cette théorie soit elle-même insuffisante, c’est ce qu’il est facile, croyons-nous, d’établir. L’image du présent devrait être non pas projetée dans un passé indéterminé, mais adhérer au présent; elle devrait s’accompagner du sentiment de l’immédiat. Ce qu’on ne peut comprendre dans cette théorie, c’est la non localisation de l’image dans le temps, alors qu’elle est là en train de se faire ». Comment « le souvenir du présent » se présenterait-il sous la forme du passé ? Quelle est, d’autre part, l’attitude psychologique qu’impliquerait un tel dédoublement ? Je ne puis être à la fois attentif et à la perception présente et à son souvenir; si ces deux états sont vraiment identiques (et c’est à cette condition, rappelons-le, que l’hypothèse est recevable), je ne puis les embrasser dans un seul acte de pensée sans les confondre, en vertu du principe des indiscernables. Cet état théoriquement impossible, serait d’ailleurs, en fait, irréalisable, puisque je ne puis être à la fois conscient d’une perception et de son souvenir, toujours séparé d’elle par une « épaisseur de durée » (si minime qu’on la suppose). Il n’y aura donc dans mon attention qu’une image actuelle ou qu’une image virtuelle, mais non pas l’une et l’autre. La superposition d’images se trouve donc ici impossible. [p. 288]

Mon attention, ne pouvant se partager entre elles, devra donc osciller de l’une à l’autre. «  L’esprit devrait alors s’échapper et se ressaisir à tous moments ; car ce n’est pas la conversation prise en bloc qui est rejetée dans le passé, ce sont toutes les phrases de la conversation que le sujet reconnaît à mesurer (25) ». D’un tel état, les observations ne fournissent aucune confirmation.

Admettons cependant qu’il existe; il en naîtra une reconnaissance après coup, plus ou moins tardive du fait, mais non immédiate. Or, la plupart des observations signalent que le sentiment du « déjà vu »ne suit pas, mais accompagne la perception, fait corps avec elle. « L’impression de reconnaissance était immédiate ou immédiatement consécutive à l’impression d’étonnement » (26) dit un paramnétique. De ce caractère immédiat, la théorie si ingénieuse, et par ailleurs très séduisante de l’auteur de Matière et mémoire ne peut rendre compte. Enfin si la paramnésie se produisait selon ce mécanisme, il serait incompréhensible que le phénomène soit fugitif au point que bien souvent il ne laisse pas de souvenir bien net. S’il s’agissait d’une reconnaissance en somme quasi normale, l’image du présent devrait peu à peu s’éloigner, reculer en profondeur, non s’éclipser tout à coup comme il arrive dans la « fausse mémoire ».

Expliquer un phénomène psychologique, c’est essentiellement le rattacher à un groupe ; c’est discerner la classe de faits dans laquelle il rentre naturellement. Les théories de la fausse reconnaissance que nous venons d’examiner se sont efforcées de rapprocher celle-ci de la mémoire normale, avec laquelle elle n’a aucune analogie. De cette confusion vient leur échec. Le problème doit être entièrement renouvelé.

II

Le vice des théories précédentes est de prendre pour accorder qu’une situation qui ne paraitpas nouvelle n’est pas réellement nouvelle, et de poursuivre l’antécédent illusoire de la perception [p. 289] présente dans l’expérience passée. Quelques psychologues (27), au contraire, seraient disposés à voir dans la fausse reconnaissance un sentiment intellectuel, analogue à ceux d’étrangeté ou d’irréalité. qui accompagnent fréquemment la perception. M. Bernard-Leroy, le premier, a soutenu cette thèse. Mais son explication a le défaut principal de créer une entité psychologique : le sentiment du « déjà vu », qui se trouve isolée de tous les autres états plus familiers. De plus, nous ne savons rien, et l’auteur de cette hypothèse a l’air de croire que nous ne saurons jamais rien, du mécanisme psychologique, qui détermine l’apparition de ce sentiment. M. Bernard-Leroy se borne en somme à donner un nom au fait à expliquera il ferme la porte à la recherche, sans apporter de solution plausible.

C’est, par contre, une explication très séduisante et fort ingénieuse de l’illusion de « déjà vu » que l’on trouve dans un article de L. Kindberg (28) et dans un mémoire de P. Janet (29). L’un et l’autre s’entendent à reconnaître que la paramnésie ne saurait s’expliquer par la superposition de deux images. M. Kindberg pense que le sentiment du déjà vu « se ramène à un sentiment de moindre difficulté dans la synthèse, de facilité dans la prise de possession de la réalité (30) ». Or ceci n’est possible que dans les cas où il y a automatisme psychologique ; le paramnétique, c’est un dépersonnalisé. Il sent se dissoudre peu à peu le réel ; il ne saisit plus le monde, qui n’est plus pour lui qu’un « jeu de représentations automatiques ». Cet affaiblissement du sentiment du réel conduit le paramnétique à des interprétations contradictoires. « En l’absence de ce sentiment du réel qui double à chaque instant notre vie, il se peut en effet que la conscience du sujet, au lieu de porter sur les objets que lui offre son automatisme inattendu. porte sur cet automatisme môme. En un mot, la sensation du sujet sera une sensation d’automatisme; le sujet aura l’illusion de réciter sa propre perception (31). » [p.290]

De son côté, Pierre Janet rattache le sentiment du déjà vu à ces états d’incomplétude, qu’il a magistralement étudiés dans ses divers travaux sur les psychasthéniques. L’embarras du sujet serait extrême pour rendre compte de son état; de là les interprétations diverses qu’il en donne et qu’il modifie sans cesse « la réalité est comme un rêve » ; « elle est étrange, ridicule, jamais vue » puis : « C’est à moitié comme une chose ancienne et à moitié comme une chose présente; on dirait que je la vois et on dirait que je l’ai déjà vue ». Il s’agirait donc d’une altération du sentiment du réel, à laquelle le sujet, sous l’influence de lectures, suggestions, interrogations, accole l’épithète de « déjà vu » sans qu’il soit démontré qu’elle soit plus exacte qu’une autre. Que cette double théorie nous rapproche de la solution du problème, nous serons les derniers à en douter. Avec elle, nous entrons dans la voie où vraisemblablement on rencontrera l’explication cherchée. Néanmoins, telle que nous venons de l’exposer, cette théorie est loin de nous satisfaire. Que certains psychasthéniques simulent l’illusion de fausse reconnaissance, cela est certain ; il y a lieu de se défier de nombreuses observations qui probablement n’en présentent que la contrefaçon. C’est sans doute la crainte d’être dupe qui a rendu défiant l’observateur averti qu’est M. Pierre Janet. Qu’il veuille bien comparer néanmoins la lenteur avec laquelle un malade s’installe dans son délire, choisit son interprétation, et la spontanéité remarquable avec laquelle les sujets les plus sains éprouvent leurs fausses reconnaissances. Le paramnétique n’a aucune hésitation quant à l’interprétation de l’impression éprouvée toutes les observations rapportées témoignent du caractère de brusquerie avec lequel surgit la crise. Par ailleurs, l’opinion du paramnétique ne varie pas sur son impression ; il sent, il sait que c’est du passé qu’il vient de revivre, et il ne peut pas l’exprimer autrement. C’est là le point sur lequel il revient le plus volontiers. La permanence et la spontanéité de cette interprétation suffiraient pour que la fausse reconnaissance mérite une place à part.

D’autre part, il est non moins certain que pour le paramnétique le sentiment de réalité n’est point affaibli. Il sent que le spectacle auquel il assiste est réel ; il le trouve étrange, mais n’a aucun doute sur sa réalité. Parfois il sent la réalité comme un rêve, mais [p. 291] jamais ne la confond avec un rêve. « Je suis au sortir d’un rêve, ou plus exactement quelque chose que je ne puis définir me dit que mon rêve est bien une réalité (32). » Ce n’est pas l’idée de réalité qui est atteinte; c’est un des sentiments ordinairement liés à cette idée. Enfin, si la paramnésie n’est, comme le soutient L. Kindberg, que la perception de l’automatisme des fonctions psychiques, on peut se demander comment et pourquoi toutes les formes d’automatisme psychologique ne se prolongent pas naturellement du sentiment du déjà vu. Ce que nous reprocherons en somme à cette théorie, c’est de ne pas considérer la fausse reconnaissance comme méritant une explication indépendante. Si l’origine de la fausse reconnaissance doit être cherchée dans une altération de la perception du réel, il faut savoir de quelle nature est cette altération. La fausse reconnaissance est trop nettement caractérisée pour ne pas avoir un mécanisme psychologique original.

Nous voilà donc ramenés à notre propre position. Dans la fausse reconnaissance, nous pensons que l’on observe une éclipse momentanée du sentiment de nouveauté, dont s’accompagne toute perception. Le sujet devient incapable de sentir cette surprise, cet inattendu, qui semble inséparable du « perçu pour la première fois ». Mais comme, ordinairement, cette impression du déjà éprouvé n’accompagne que des objets ou des actions, qui effectivement ont une histoire dans sa vie passée, il est tenté d’exclure du présent la situation, qui n’apparait pas comme nouvelle. Il conclut du fait qu’il ne ressent pas le sentiment de nouveauté qu’effectivement il a déjà vécu identiquement la situation présente. Puisqu’elle n’est pas nouvelle, il faut qu’elle soit passée. L’erreur consiste à interpréter le sentiment éprouvé comme le signe du passé — interprétation qui habituellement est exacte et qui, dans le cas précis dont il s’agit, se trouve fausse. Ce qui est primitif dans la fausse reconnaissance, c’est la disparition du sentiment de la nouveauté de la situation : ce qui est secondaire, c’est la projection de l’événement actuel dans un passé incertain. C’est parce que la situation n’est pas sentie comme nouvelle qu’elle est jugée déjà vécue ; ce n’est [p. 292] pas parce qu’elle a été déjà vécue qu’on la trouve dépourvue du caractère de nouveauté. La fausse reconnaissance n’est pas plus une illusion de la mémoire que la perception du bâton plongé dans l’eau n’est une erreur des sens. Dans l’un et dans l’autre cas, l’erreur est due au jugement. — C’est dans une analyse du sentiment de nouveauté, et non du sentiment de reconnaissance normale, que l’on peut espérer rencontrer l’explication de l’impression de « déjà vu ».

Le sentiment de nouveauté n’est pas directement lié à la perception des faits ; c’est un état psychologique qui varie sans cause objective. La nouveauté n’est pas une qualité de l’objet ou de l’événement, mais de la perception que le sujet en a. Le sentiment de nouveauté surgit souvent sans cause réelle dans la conversion religieuse, par exemple, la transformation profonde subie par la conscience semble s’étendre aux choses elles-mêmes; tout parait nouveau au converti. Il y a « un changement complet dans l’aspect du monde extérieur, qui se métamorphose et s’illumine d’une auréole de beauté (33). » Nous citerons de cette métamorphose la description suivante qu’en donne un petit évangéliste anglais, Billy Bray : « C’était, je crois, en novembre 1823, mais je ne sais pas le jour exact. Je me rappelle ceci que tout me paraissait transformé, les gens, les troupeaux, les arbres. J’étais comme un homme nouveau dans un monde nouveau… (34). » Les mélancoliques éprouvent également ce sentiment de nouveauté; le monde leur semble changé. Ce n’est pas la réalité que nous connaissons, disent-ils fréquemment. M. Dugas, dans l’une de ses plus anciennes études sur la fausse reconnaissance, avait donné à ce sentiment le nom d’impression de « Entièrement nouveau ». L’observation qu’il rapportait était celle d’une personne qui était comme extérieure à sa vie, elle se regardait parler et agir; elle s’étonnait de ses paroles et de ses actes. Elle se disait : « Je me vois, je m’entends, mais j’assiste à ce que je fais, comme s’il s’agissait d’une autre. Je ne me reconnais plus. J’ai l’impression de l’étrange, de l’inconnu en face de la réalité actuelle. Le présent me fait l’effet d’un intrus (35). » [p. 293]

A côté de ses exaltations, le sentiment de la nouveauté a ses défaillances ; il s’estompe progressivement sous l’influence de différents facteurs psychiques, et parfois sans qu’une cause extérieure intervienne d’une manière appréciable. Un premier degré de cet affaiblissement est représenté par le sentiment de familiarité ; ce dernier surgit lorsque disparait l’effort d’adaptation au milieu et le tâtonnement inévitable qu’il implique. Il est lié à l’automatisme des réactions provoquées » (Bergson). Ce qui nous paraît familier, c’est le décor, la situation, l’action, l’objet — impression toujours partielle d’ailleurs et incomplète, car plus un objet est familier et mieux nous remarquons les minimes variations qu’il a subies. Le sentiment de familiarité est celui d’une économie de la pensée et de l’action, rendue possible par la répétition partielle des mêmes gestes : c’est celui qui accompagne l’habitude. Dans le sentiment de familiarité, l’impression du nouveau disparaît partiellement pour subsister, et parfois avec une plus grande acuité, dans les détails.

A un degré plus élevé, nous trouvons la disparition du choc de surprise que devrait déterminer un événement réellement sans précédent dans notre expérience. Ici ce qui est atteint, c’est le coloris affectif de l’événement neuf ; le dénivellement de la tension psychologique qui caractérise l’émotion ne se produit plus. Dans tous les états d’inémotivité, d’apathie, d’indifférence, les sujets sont incapables de jouir de cette surprise. Ils savent intellectuellement que tel événement vient de se produire, qui devrait les émouvoir ; mais ils n’en sentent point la nouveauté. Voici, par exemple, une malade du Dr Janet, qui ne peut accepter la mort de sa mère. «  Que voulez-vous, je dis qu’elle est morte pour dire comme tout le monde, mais moi je n’en sais rien… D’ailleurs si elle était vraiment morte, j’en aurais un chagrin énorme. car je ne l’ai jamais quittée et je l’adorais… et cela ne me fait rien (36)… Les poètes avaient déjà noté fréquemment combien il est pénible de ne pas sentir la nouveauté des choses et de les voir perdre leur sel et leur fraîcheur.

Le sentiment de nouveauté s’altère encore, lorsque la perception [p. 294] cesse d’être fragmentaire, pour faire place au sentiment d’une identité profonde avec le Monde, le Tout, le Divin. Éprouver la nouveauté d’un être, c’est l’isoler du reste du monde, l’opposer dans une certaine mesure au monde lui-même, et saisir ce qu’il a d’original, d’inédit en lui-même. Toutes les âmes qui surmontent cette connaissance des choses fragmentaires perdent à quelque degré le sentiment de leur nouveauté. Tel est le sens de la fameuse phrase de Spinoza : « Sentimus experimurque nos æternos esse (37) ». Ce n’est pas avec nos sens, avec notre imagination ou notre mémoire que nous aurons le sentiment de notre éternité. Ces diverses facultés sont liées au corps et par conséquent à la Durée. Tant que nous percevons les choses dans leur devenir, nous ne pouvons les concevoir éternelles. Élevez-vous au contraire au-dessus de cette connaissance particulière et sensible; dégagez-vous du monde des affections, et considérez les modes singuliers dans leur réalité même, c’est-à-dire en Dieu (38). Vous aurez alors des choses une connaissance adéquate « sub specie æternitatis ». La nouveauté et l’originalité des choses disparaissent lorsqu’on les rattache au tout, et lorsque des apparences on passe à la contemplation des essences. Ce sentiment de l’éternité des choses, nous le retrouvons magnifiquement décrit par Amiel dans son Journal intime : « Je ne trouve aucune voix pour ce que j’éprouve… Un recueillement profond se fait en moi ; j’entends battre mon cœur et passer ma vie. Il me semble que je suis devenu une statue sur les bords du fleuve du temps, que j’assiste à quelque mystère d’où je vais sortir vieux ou sans âge… Je me sens anonyme, impersonnel, l’œil fixe comme un mort, l’esprit vague et universel comme le néant ou l’absolu ; je suis en suspens ; je suis comme n’étant pas. Dans ces moments, il me semble que ma conscience se retire dans son éternité. elle s’aperçoit dans sa substance même, supérieure à toute forme, contenant son passé, son présent et son avenir. Cet état est contemplation et non stupeur ; il n’est ni douloureux, ni joyeux, ni triste ; il est en dehors de tout sentiment spécial comme de toute pensée finie. Il est la conscience de l’être et la conscience de l’impossibilité latente [p. 295] au fond de cet être. C’est la sensation de l’infini spirituel (39). » Dans les trois séries de faits précédentes, il est à remarquer que le sentiment du nouveau n’est jamais complètement aboli, mais altère partiellement, suffisamment pour que le sujet ait conscience, dans les deux derniers cas du moins, d’un état anormal, pas assez pour qu’il perde la notion de l’actuel. Si le sentiment du nouveau a, comme les remarques précédentes tendent à l’établir, une triple origine subjective (1° effort d’adaptation au milieu ; 2° dénivellement de la tension psychologique, se traduisant par un choc émotif ; 3° perception fragmentaire et discontinue des choses et des êtres), lorsqu’un seul de ces trois éléments vient à disparaître, l’état complexe ne disparaît pas entièrement. Le sujet en conclut qu’il y a dans la réalité qu’il perçoit un mélange de même et d’autre, qu’il y a analogie, recommencement partiel. Sa mémoire lui fournit alors des images qu’il compare avec la perception présente et auxquelles il attribue l’impression de répétition qu’il éprouve.

Supposez maintenant qu’une altération plus complète se produise admettez que, sous l’influence d’une cause indéterminée encore et qu’il faudra rechercher ultérieurement, le sentiment de nouveauté soit totalement éclipsé, que ce déficit mental s’étende et aux perceptions et aux sentiments, qu’il recouvre de son ombre toute la conscience claire. Le sujet raisonnera comme dans les états précédents, et il croira à un recommencement intégral de son passé ; tout ce qu’il notera, et au fur et à mesure que son attention l’isolera, sera projeté dans un passé incertain. Et il s’efforcera vainement de faire jaillir de sa mémoire les images, qui rendraient compte de cette impression unique. Cette abolition totale du sentiment de nouveauté, c’est la part amnésie.

A l’appui de cette thèse, nous citerons enfin l’impression d’étrangeté que le paramnétique éprouve devant le réel. Celui-ci lui paraît différent de ce qu’il perçoit ordinairement; c’est du réel, mais ce n’est pas du réel complet ; il manque quelque chose à sa perception. « Pendant un temps très court, dit A. C… l’ensemble [p. 296] de mes états de conscience est accompagné d’un sentiment particulier et indéfinissable que donnent d’ordinaire seulement les choses anormales, ou les choses dont nous n’avons jamais rencontré l’analogue ; ma voix me fait alors la même impression que si je ne l’avais jamais entendue auparavant; mes raisonnements et mes pensées me paraissent inattendus ; le monde extérieur est lointain et étrange ; je me parais étrange à moi-même et étranger à moi-même, autant (plus même en un certain sens) que si j’étais un autre (40). » MM. Dromard et Abbés, dans l’auto-observation qu’ils ont publiée, s’expriment en des termes semblables. « Ma personnalité semble s’isoler du monde extérieur et comme se détacher de l’ambiance. Tout ce qui m’entoure me paraît de plus en plus lointain et comme suspendu dans le vide. La vie flotte au dehors de moi et toutes les sensations qu’elle m’apporte dénient indifférentes et sur le même plan, comme des ombres chinoises qu’un impalpable rideau séparerait de mon contact (41). »

Comment expliquer ce sentiment d’étrangeté ? Comment le même objet peut-il à la fois apparaître « déjà vu » et étrange, sans analogue, ou « jamais vu » ? Faut-il en conclure avec M. Pierre Janet que la fausse reconnaissance n’est qu’un sentiment d’irréalité ? « C’est le même sentiment relatif à la disparition de la réalité présente, dit l’éminent psychologue, qui se trouve dans les mots « irréel, rêve, étrange, jamais vu » et à mon avis aussi dans les termes qui expriment le « déjà vu » (42). Ces deux séries d’épithètes seraient les interprétations subjectives, sans importance et sans exactitude, que le malade donne de son état : « Ne cherchons pas trop longuement, ajoute-t-il, pourquoi l’un parle de « jamais vu », l’autre de « déjà vu », parce que pendant notre discussion, ils pourraient bien échanger leurs expressions sans que le phénomène se soit modifié (43). »

Nous croyons pour notre part que ces deux séries d’épithètes sont au contraire caractéristiques de cet état. Le sujet a la sensation qu’il perçoit des choses réelles et vraies, mais la réalité lui [p. 297] apparaît dépourvue de son caractère de nouveauté, de son cachet d’inédit. Voilà pourquoi elle lui paraît à la fois « déjà vue », familière et cependant étrange, sans analogue. Les deux interprétations sont rigoureusement exactes l’une et l’autre ; un des mérites de l’hypothèse que nous venons de proposer sera de les concilier et de les justifier.

RENÉ LACROZE.

Notes

(1) Voir Thibault, Essai psychologique et clinique sur la sensation du déjà vu, Thèse de médecine, Bordeaux, 1899, p. 38 et p. 124.

(2) Dr Bernard-Leroy, L’illusion de fausse reconnaissance, Paris, Alcan, 1898, p. 18. [en ligne sur notre site]

(3) On s’expliquera peut-être ainsi que la fausse reconnaissance ait été d’abord nommée sentiment du déjà vu parce que se produisant surtout chez des visuels. Nous avons pourtant recueilli une observation dans laquelle l’illusion porte sur une impression gustative.

(4) Bernard-Leroy, op. cit., obs. L, p. 187.

(5) Voir Dr J. Philippe, L’image mentale, Paris, Alcan, 1903.

(6) Dugas, Un nouveau cas de paramnésie, Rev. phil., juin 1910, p. 623. [en ligne sur notre site]

(7) Bernard-Leroy, op. cit., obs. XLVII, p. 174-175.

(8) Dugas, Observations sur la fausse mémoire, Rev. phil., janv. 1894, p. 35. [en ligne sur notre site]

(9) Dr Bernard-Leroy, op. cit., obs. XXXIX, p. 150-151.

(10) Dr Bernard-Leroy, op. cit., obs. XLIX, p. 180.

(11) Dr Bernard-Leroy, op cit., obs. L, p. 180.

(12) Cf. Bernard-Leroy, op cit., obs. LIV, in finem ; et Dugas, Un nouveau cas de paramnésie, Rev. phil., juin 1910, p. 623.

(13) Dugas, Les erreurs formelles de la mémoire, Rev. phil., juillet 1908, p. 79.

(14) Dromard et Albés, L’illusion de fausse reconnaissance, Journal de Psychologie, 1905, p. 218. Nous soulignons une phrase. [en ligne sur notre site]

(15) Tannery, Sur la paramnésie dans le rêve, Rev. philos., année 1898, t. II, p. 420. [en ligne sur notre site]

(16) Grasset, La sensation du « déjà vu », J. de Psych, année 1904, p. 17. [en ligne sur notre site]

(17) Bourdon, La reconnaissance des phénomènes nouveaux, Rev. philos., 1893, t. II, p. 629. [en ligne sur notre site]

(18) Boirac (Note sans titre), Rev philos., année 1876, t. I, p. 430. [en ligne sur notre site]

(19) Lalande, Sur les paramnésies, Rev. philos., année 1893, t. II, p.485. [en ligne sur notre site]

(20) Dugas, Observations sur la fausse mémoire, Rev. philos., année 1894, t. II, p. 34.

(21)  Ribot, Maladies de la mémoire, p. 149, Paris, Germer-Baillière, 1881.

(22)  Fouillée, La mémoire et la reconnaissance des souvenirs, Revue des Deux Mondes, année 1885, t. LXX, p. 131. [en ligne sur notre site]

(23) Bergson, Le souvenir du présent et la fausse reconnaissance, Rev. philos., année 1908, t. II, p. 561. [en ligne sur notre site]

(24) Bernard-Leroy, op. cit., p. 79.

(25) Dugas, Observations sur la fausse mémoire, Rev. philos., année 1894, t. I, p. 42.

(26) Bernard-Leroy, op. cit., obs. XXXIX, p. 150.

(27) Bernard-Leroy, op. cit., Mlle J. Tobolowska présente une thèse analogue dans son Étude sur les illusions du temps des rêves. Thèse de médecine, Paris, 1900. [en ligne sur notre site]

(28) Léon Kindberg, Le sentiment du déjà vu et l’illusion de fausse reconnaissance., Rev. de psychiatrie, année 1903, p. 139. [en ligne sur notre site]

(29) Pierre Janet, A propos du « déjà vu », Journal de Psychologie, année 1905, p. 289. [en ligne sur notre site]

(30) Léon Kindberg, Loc. cit., p. 161.

(31) Léon Kindberg, loc. cit., p. 165.

(32) Dromard et Abbés, loc. cit., p. 218. L’impression du déjà vu, dit Paul Bourget, ne s’accompagne pas de dédoublement, mais d’une espèce de sentiment inanalysable que la réalité est un rêve ». Bernard-Leroy, op. cit., obs. XLIII, p. 169.

(33) W. Jacques, L’expérience religieuse, trad. franç., p. 211.

(34) Cité d’après W. James, loc. cit.

(35) Dugas, L’impression de l’entièrement nouveau et celle du « déjà vu », Rev. philos., année 1894, t. 11, p. 45. [en ligne sur notre site]

(36) Dr Pierre Janet, L’amnésie et la dissociation des souvenirs par l’émotion, Journal de Psychologie, 1904, p. 420. [en ligne sur notre site]

(37) Spinoza, Éthique, part. V, prop. XXIII, scolie

(38) Cf. Éthique, part. V, prop. XXX.

(39) Amiel, Journal Intime, 1856. W. James décrit un état analogue sous le nom de « conscience cosmique ». Voir Expérience religieuse, trad. française, p. 338.

(40) Bernard-Leroy, op. cit., p. 44.

(41) Dromard et Abbés, loc. cit., p. 217.

(42) Pierre Janet, loc. cit., p. 301.

(43) Pierre Janet, p. 305.

 

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