Eugen Bleuler. L’origine et la nature des hallucinations. Extrait de la revue « L’Encéphale », (Paris), 1922, pp. 537-553.
Eugen Bleuler (1857-1939). Psychiatre suisse. Bien connu pour avoir créée et introduit les termes de schizophrénie et d’autisme.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Les notes de bas de page ont été reportées enfin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr
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L’ORIGINE ET LA NATURE DES HALLUCINATIONS
par
E. BLEULER
Professeur de clinique psychiatrique
(Université de Zurich)
Sensation, Perception et Représentation. — On ne peut discuter le problème de l’origine des hallucinations sans avoir établi, au préalable, d’une façon précise, la différence entre les sensations et les perceptions d’un côté et les représentations de l’autre.
Certains auteurs avaient émis l’opinion que les mêmes processus, selon leur intensité plus forte ou plus faible, étaient à la base des perceptions et des représentations. Mais nous n’avons pas de moyen pour mesurer directement l’intensité d’un processus psychique. D’autre part, cette opinion devient manifestement fausse, si nous admettons que l’intensité du processus en question doit être mesurée soit à l’intensité de l’excitation extérieure, soit à celle de la réaction provoquée par l’élément psychique : une sensation à peine perceptible ne ressemble encore en rien à une représentation ; d’autre part, une représentation capable de provoquer des réactions excessivement violentes ne devient pas, de ce fait, une perception. D’autres auteurs avaient prétendu que c’était la participation des organes des sens ou de leurs centres primitifs, situés dans la moelle ou dans la base du cerveau, qui transformait chez l’halluciné le processus psychique en perception : une représentation visuelle, par exemple, deviendrait une hallucination dans le cas où la rétine ou les corps genouillés externes entreraient en fonction sous l’influence d’excitations centrales. Beaucoup d’arguments pourraient être invoqués contre cette hypothèse ; je me contente d’en indiquer un seul : les hallucinations d’un sens peuvent se produire, même si l’organe périphérique de ce sens ou ses centres inférieurs sont détruits.
On avait tenté également de déterminer la différence, entre les deux fonctions en question, du point de vue purement séméiologique, en considérant, comme traits distinctifs des perceptions par rapport aux représentations, leur netteté sensorielle, leur clarté et leur localisation précise dans l’espace. On ne saurait pourtant qualifier ces traits d’absolument caractéristique : certaines perceptions ne les possèdent qu’à un bien faible degré ; bien plus souvent encore, les représentations peuvent être aussi vives, aussi précises et complètes que le sont d’ordinaire les perceptions, et ceci aussi bien en ce qui concerne leur contenu que leur localisation ; il suffit de rappeler les représentations des artistes peintres, par exemple, qui sont parfois plus précises et ,plus riches en détails que les perceptions correspondantes. [p. 538]
Certaines perceptions sont provoquées par des excitations externes qui ont une durée dans le temps; elles ont elles-mêmes, de ce fait, une existence plus durable, en un certain sens ; les représentations, par contre, ne seraient que passagères et éphémères, comme on dit. Il existe, pourtant, des perceptions, et non des moins importantes, qui sont également essentiellement passagères, telles les paroles de notre langage ou les tons d’un morceau de musique ; et puis — et ceci mérite d’être retenu encore bien davantage — les perceptions qui sont provoquées par des excitations d’une certaine durée ne restent jamais identiques à elles-mêmes pendant tout le temps de leur durée ; elles subissent des modifications d’ordre quantitatif et qualitatif; une perception aussi simple que celle d’une surface colorée change à chaque instant, indépendamment de notre volonté, tout aussi bien en ce qui concerne son intensité que ses autres propriétés ; ces modifications sont peut-être moins accusées que quand il s’agit d’une représentation, mais, au fond, elles ont tout à fait le même caractère. Quand il s’agit de la perception d’un objet plus complexe, il nous devient complètement impossible de fixer les mêmes parties de cet objet, pendant un certain temps, avec la même attention, absolue ou relative : ces parties deviennent tantôt plus nettes, tantôt le sont moins, et nous nous trouvons ainsi, au fond, en présence des mêmes oscillations, quoique apparemment d’intensité plus faible, que celles que subissent d’ordinaire les représentations. Nous connaissons, en outre, des représentations d’une très grande constance et stabilité, comme celles, par exemple, qui concernent notre orientation dans l’espace ; elles peuvent être souvent plus ou moins subconscientes, mais existent néanmoins toujours. Je sais à chaque instant où je me trouve et associe d’habitude cette représentation à chaque événement qui se passe autour de moi. Des idées obsédantes, ainsi que d’autres représentations morbides, peuvent avoir une durée dans le temps.
La constance ne peut donc être considérée, non plus, comme signe distinctif entre les perceptions et les représentations.
L’essai a été fait également de voir dans la localisation la différence essentielle entre les deux fonctions dont nous parlons ici. Les considérations en question sont pourtant assez vagues, en général, de sorte qu’il devient nécessaire d’examiner cette opinion de plus près.
Le monde extérieur (monde physique) ; le monde intérieur (monde psychique) ; le Moi. — Il y a lieu, tout d’abord, de faire une distinction nette entre la localisation du contenu d’une perception ou d’une représentation et celle de la fonction psychique de percevoir et de se représenter. Il est indispensable, dans ce but, de se faire une idée nette de quelques concepts fondamentaux d’ordre épistémologique. Nous admettons ici l’existence d’un monde extérieur, sans discuter davantage la question, pourquoi et comment nous le faisons ; nos connaissances directes et sûres ne concernent pourtant que les processus psychiques.
Le contenu d’une grande partie de nos processus psychiques se trouve être relié, d’une façon déterminée, à nos sensations locales et kinesthésiques ; ces liens font défaut à d’autres processus psychiques. Nous appelons le contenu des premiers, dans son ensemble — le monde extérieur. Ce sont uniquement ces relations spéciales avec nos sensations locales et kinesthésiques qui déterminent la localisation, dans le monde extérieur, du contenu d’un processus [p. 539] psychique quelconque, et il n’y a, du point de vue psychique, pas de monde extérieur en dehors justement de ces relations ; celles-ci déterminent tout aussi bien la localisation de l’ensemble du monde extérieur, comme entité opposée au monde intérieur ? que la localisation d’un objet quelconque à un endroit précis de l’espace (1).
Les processus psychiques, que nous opposons aux processus extérieurs, n’ont pas d’étendue par eux-mêmes et ne sont pas localisés dans l’espace ; il existe cependant une multitude de rapports indirects qui nous amènent à situer ces processus dans notre corps, avant tout dans la tête et dans la poitrine (2).
L’homme naïf ne discerne pas un monde extérieur et un monde intérieur ; il oppose simplement son moi au restant du monde, dans lequel, toutefois, il admet, par analogie, chez les autres êtres humains, l’existence d’une « âme » semblable à la sienne. Son corps fait, pour lui, partie du moi, tandis que nous, nous envisageons ici le corps comme appartenant au monde extérieur. L’homme naïf n’a qu’une idée très vague des processus psychiques qui, à nos yeux, sont justement la partie la plus essentielle du moi. Pour le psychologue, le moi est l’âme avec toutes ses tendances et tous ses souvenirs personnels.
L’origine des perceptions et des représentations. — Le monde extérieur, tel que nous venons de le déterminer, n’inclut pas encore en soi, d’une façon [p. 540] nécessaire, l’idée d’une existence objective ; il pourrait tout aussi bien être le contenu d’une hallucination. Nous lui attribuons pourtant une pareille existence pour diverses raisons que nous n’examinons pas ici de plus près. Cette attribution une fois faite, nous constatons que le monde extérieur a la faculté d’agir sur notre psychisme par l’intermédiaire des organes des sens. Nous avons également suffisamment de raisons pour admettre que les premières sensations du nouveau-né ne sont pas encore unies en groupes distincts sous l’aspect de « choses ». Le nouveau-né a un chaos devant lui (3). Dans celui-ci existent pourtant les relations fondamentales de similarité et de dissemblance. Nous connaissons, d’autre part, aussi bien dans le cerveau que dans le psychisme, l’existence de phénomènes mnésiques ; la mémoire, comme on sait, tend à reproduire, avant tout, les éléments qui se ressemblent ou qui, lors de leur perception antérieure, s’étaient trouvés en connexion, soit par rapport à l’espace, soit par rapport au temps (association).
L’enfant associe aux sensations actuelles les impressions antérieures d’après les principes que nous venons d’indiquer. C’est ainsi que naissent les concepts des choses. Nous pouvons maintenant nous faire une idée approximative de la façon dont naît et se développe progressivement, chez l’enfant, le concept « mère » (4), par exemple : le point de départ est formé par des ensembles de sensations, qui avaient été perçus successivement les uns après les autres, et qui avaient tous un trait commun entre eux ; ce trait commun est représenté probablement, dans le cas spécial, avant tout par un rapport constant avec l’acte de têter, et avec d’autres sensations agréables, ainsi qu’avec le sentiment de cessation d’événements désagréables. Puis les sensations visuelles commencent à jouer progressivement un rôle de plus en plus grand, en raison de l’importance qu’elles ont pour l’orientation dans l’espace. Cette élaboration du concept se laisse comparer avec le procédé employé dans [p. 541] la photo-type : l’engramme d’un groupe de sensations (plaque I) entre à nouveau en jeu quand le sujet en question perçoit un deuxième groupe de sensations, plus ou moins semblable au premier (association d’après la ressemblance). La plaque 1 ainsi que ce deuxième groupe de sensations sont reproduits simultanément sur une nouvelle plaque, ce qui ne fait ressortir nettement sur celle-ci que les traits communs aux plaques 1 et 2. Si maintenant un troisième groupe de sensations ressemble plus ou moins aux deux précédents, il évoquera cette photo-type ainsi que les engrammes des deux groupes (1 et 2) dont celle-ci est issue. Tout cet ensemble est reproduit sur une nouvelle plaque, et le même procédé se produit à nouveau chaque fois que l’enfant perçoit sa mère. De cette façon, les traits communs de tous les groupes successifs de sensations ressortent de plus en plus nettement, tandis qu’au contraire les traits dissemblables s’effacent progressivement (5). C’est ainsi que naît chez l’enfant le concept « mère ». On s’engage donc dans une voie qui ne correspond aucunement à la réalité, et qui est fausse de ce fait, si on prétend ce qui suit : je vois un arbre, cette perception évoque les images de tous les arbres que j’avais vus antérieurement, et c’est ainsi que nous obtenons la photo-type, c’est-à-dire le concept « arbre ».
La faute commise consiste en ceci : je ne « vois », en somme, jamais d’arbre, si nous prenons le mot voir dans son sens précis, et non dans sa signification courante qui, elle, vise non pas l’acte primitif de percevoir des couleurs, mais celui d’isoler dans le champ visuel un objet (l’arbre, par exemple), à l’aide du concept correspondant, élaboré déjà antérieurement. Je ne vois que des couleurs, des nuances et des formes; dans cet ensemble de sensations visuelles, je découpe pour ainsi dire, dans certaines conditions, l’arbre, comme je fais de même pour d’autres objets encore, pour la pelouse sur laquelle il se trouve, pour les personnes qui sont autour, pour le banc qui est à côté, les pommes qui sont dessus, pour son tronc, etc. ; à ce tableau viennent se joindre les paroles que j’entends par hasard au même moment, ‘ainsi que d’autres sensations auditives, olfactives ou tactiles, ma propre situation à cet instant précis, par rapport à l’espace et au temps, mon état d’âme, etc. (6) ; tous ces éléments divers se trouvent reliés les uns aux autres, du fait d’être perçus simultanément, et forment ainsi un tout; aussi bien que les parties de l’arbre que je dois isoler du chaos, les traces mnésiques (les engrammes, selon l’expression de Semon) qu’ils laissent après eux sont également, de ce fait, unies les unes aux autres. Ces engrammes devraient ainsi entrer en jeu, le cas échéant, tous ensemble, sans aucune distinction, et chaque détail du tableau que nous avons retracé tout à l’heure évoquerait ainsi toute une série de tableaux analogues. Nous voyons ainsi que l’affirmation mentionnée plus haut : « je vois un arbre, et cette perception évoque les images des arbres que j’avais vus antérieurement », est bien trop simpliste et ne correspond pas du tout aux données psychologiques. [p. 542]
Il ne nous avance guère de remplacer la formule précédente par l’affirmation suivante qui semble tenir compte davantage des données dont nous venons de parler : je vois un arbre, cette perception évoque en entier tous les tableaux, perçus antérieurement, qui contenaient en eux, comme un de leurs éléments, l’image d’un arbre, et c’est ainsi que naît le concept « arbre ». Ici, de nouveau, il y a, en somme, une pétition de principe : les associations ne peuvent se dérouler d’une telle façon que dans le cas où le concept en question existerait déjà. Car il reste à expliquer pourquoi le tableau actuel, que nous avons devant nous, suivrait, dans son travail évocateur, la ligne tracée par l’arbre plutôt que celle indiquée par les pommes, le banc, un ton, par ma propre situation ou enfin par n’importe quel élément de ce tableau.
Nous nous sommes sciemment bornés, plus haut, à donner une description assez schématique de l’origine et de l’évolution des concepts; ceci pour ne pas trop embrouiller les choses. En dehors du mécanisme qui fait ressortir, de plus en plus nettement, les traits essentiels (ceux qui reviennent toujours à nouveau), et qui, d’autre part, fait de plus en plus disparaître les détails secondaires, en dehors de ce mécanisme entre incontestablement encore ici en jeu un acte créateur qui collabore, d’une façon plus ou moins directe, avec celui-là. De même une photo-type est également plus qu’une simple addition des photographies individuelles qu’elle résume. Le concept « mère » est, dans le même sens, quelque chose d’essentiellement nouveau par rapport aux éléments dont il est né.
Les éléments d’origine sensorielle doivent nécessairement s’effacer de plus en plus dans le concept ainsi formé et peuvent, en fin de compte, y faire défaut entièrement. — L’enfant voit sa mère dans diverses positions, à une distance variable ; elle peut être habillée d’une façon différente, l’éclairage peut varier également. Chacun de ces détails peut être évoqué incidemment quand l’enfant pense à sa mère, mais ils ne sont pas, en raison de leur variabilité même, une partie intégrante du concept en question. Quand je songe à ma mère, décédée depuis de longues années déjà, je ne trouve dans mon concept « mère » presque pas d’éléments sensoriels ; il se compose surtout de souvenirs concernant son caractère, les liens affectifs qui existaient entre nous, sa façon d’être à mon égard, ainsi que, dans une bien plus faible mesure, certaines actions qu’elle avait accomplies jadis. Cet exemple nous montre clairement quelles transformations subit un concept au cours des années. Même quand il s’agit de concepts très simples, les éléments sensoriels n’y jouent qu’un rôle secondaire. On est facilement porté à croire que le concept « fenêtre », par exemple, doit contenir l’image de clarté; pourtant pendant la nuit la fenêtre est sombre, comme tout autre objet. Le concept peut contenir des relations ayant trait à l’espace telles que nous les présentent nos sens et qui peuvent concerner, par exemple, la place qu’occupe la fenêtre ou la forme qu’elle a. Mais ceci arrive bien moins souvent qu’on ne le croit d’habitude. Il ne faut pas oublier que l’idée de la forme rectangulaire des vitres, par exemple, présente déjà le résultat d’un travail d’abstraction considérable; en réalité, nous voyons les vitres la plupart du temps, non pas sous cette forme, mais sous divers angles de projection, variables selon la position que nous occupons par rapport à la fenêtre. Si nous ne faisons pas abstraction de l’idée de clarté, nous aurons le concept « fenêtre dans certaines conditions » ou « fenêtre qui, selon les circonstances, peut être claire ou sombre » et non celui de « fenêtre » tout court.
En parlant de souvenirs, on dit parfois qu’ils sont « pâles » en comparaison avec les perceptions ; cette constatation n’a rien de commun avec le fait que les traces mnésiques peuvent s’effacer progressivement (7) et que notre mémoire est parfois imparfaite ; elle ne vise qu’une des conséquences nécessaires du travail d’abstraction qu’accomplit l’individu en élaborant ses concepts.
Un objet ne peut être « perçu » (dans le sens strict, dans lequel la psychologie emploie ce mot) que quand il existe déjà un concept, aussi primitif soit-il, de cet objet. Sans ce concept il ne peut y avoir que des groupes plus ou moins complexes de sensations incomprises. La perception est l’évocation d’un concept par un groupe de sensations.
Il est vraiment surprenant de voir jusqu’à quel point on méconnaît d’habitude la part importante qui revient à la mémoire dans toute perception. Nous ne « voyons », par exemple, en réalité jamais de boule, mais uniquement un rond et des différences d’éclairage sur celui-ci. Nous sommes hors d’état, dans une position déterminée, de « voir » si la moitié postérieure de la boule est là, oui ou non, c’est-à-dire si nous avons une véritable boule ou seulement un hémisphère devant nous ; dans ce dernier cas, nous ne pouvons non plus « voir » s’il s’agit réellement d’un hémisphère ou d’une surface sphérique creuse à l’intérieur. Nous ne voyons même pas de façon immédiate des objets aussi simples que le sont les nuances des couleurs. Le peintre met des années entières pour apprendre à « voir » aux objets les différences d’éclairage qui y existent ; nous nous servons d’habitude de ces différences pour apprécier la distance des choses les unes des autres, et nous les percevons de ce fait, ordinairement, sous cette forme, c’est-à-dire non pas comme différences de clarté, mais comme relations ayant trait à l’espace. Prenons un liquide transparent et coloré dans un récipient en verre ; sa couleur nous paraît partout la même ; pourtant, en réalité, l’intensité de celle-ci change tous les cinquantièmes de millimètre, et ceci de façon suffisante pour être remarquée de suite, si ce changement s’opérait d’une façon brusque et non de façon continue, comme c’est le cas. Les traces mnésiques de sensations auditives ne nous serviraient également pas à grand’chose, si elles ne subissaient des transformations appropriées sous l’influence du travail d’abstraction. Le but que poursuit celui-ci est de nous permettre de reconnaître la même cloche ou la même voix dans diverses circonstances, quand le son vient de loin aussi bien que quand il vient de près, quand il est fort ou faible, etc. ; de même, nous devons pouvoir reconnaître un mot quand il est prononcé haut ou bas, vite ou lentement, par une voix d’adulte ou d’enfant, etc. Nous ne nous apercevons même pas dans la vie courante que la plupart de nous ne possède pas de mémoire auditive absolue ; même quand il s’agit d’airs de musique, nous ne reproduisons souvent d’une façon juste que les relations entre les tons, et non les tons eux-mêmes dans leur valeur absolue, tels qu’ils avaient été entendus antérieurement.
Ce que nous venons de dire est déjà une preuve suffisante que les sensations proprement dites n’existent guère en somme, du point de vue subjectif.
« Il est d’ailleurs très probable que les traces mnésiques ne s’affaiblissent pas en général, tant que le cerveau vit et fonctionne. [p. 544]
Notre connaissance du monde commence par des produits complexes qui équivalent aux perceptions. Nous pourrions citer encore d’autres arguments en faveur de cette opinion, mais nous les laissons de côté ici. Ce qui doit être retenu est ceci : les sensations dites simples, comme bleu, clair, fa, de dièze, etc., sont des produits d’abstraction, tout à fait de même que le sont les concepts des objets concrets, ainsi qu’ultérieurement les concepts abstraits, dans le sens de la grammaire. Et même, au fond, ces sensations « simples » ne le sont guère et se laissent décomposer encore davantage (intensité, signes locaux, couleurs, nuances, etc. ; nous rappelons ici également les théories physiologiques des couleurs).
Différence entre perception et représentation. — Nous venons de montrer qu’une perception ne pouvait être considérée comme entité simple et élémentaire ; elle n’est, comme nous l’avons vu, que l’évocation d’une représentation par un groupe de sensations ; ainsi s’évanouit, en somme, toute différence essentielle entre perception et représentation. Celte différence n’est déterminée que par des circonstances concomitantes. Ici on pense, de nouveau, tout d’abord, aux sensations; leur présence déterminerait les perceptions et, d’autre part, elles feraient régulièrement défaut dans les représentations. Cette différence est pourtant loin d’être constante. Les hallucinations des aliénés, surtout des individus atteints de schizophrénie, ne contiennent souvent aucun élément sensoriel, et sont pourtant considérées, par eux, comme réalité indiscutable. D’autre part, l’artiste (et, incidemment, tout individu) a des représentations d’une vivacité et d’une fraîcheur sensorielles complètes; il ne les confond pourtant pas avec des perceptions. Tout à fait décisif est, enfin, à ce point de vue, le fait suivant : les aliénés ont souvent des pseudo-hallucinations dans le sens de Kandinsky ; le contenu de ces pseudo-hallucinations est localisé d’une façon très précise, elles sont claires et vives, comme le sont les sensations; néanmoins, ces malades les reconnaissent comme illusions et les distinguent, d’une façon précise, des hallucinations vraies qu’ils ont en même temps.
Un artiste contemporain qui est en train de se représenter, d’une façon précise, « comme vivant », son modèle, ne croira pas qu’il l’a réellement devant lui; un statuaire de l’antique, par contre, pouvait avoir, dans les mêmes circonstances, la conviction profonde qu’Aphrodite en personne venait poser devant lui. Nous voyons ainsi que c’est le jugement critique et la croyance, en ce qui concerne les limites du possible, qui font que le même processus psychique devient, dans un cas, une représentation aux couleurs vives, et, dans l’autre, une hallucination.
Nous devons généraliser cette constatation. La différence essentielle entre perception et représentation ne doit pas être recherchée dans ces deux processus psychiques eux-mêmes, mais dans des circonstances concomitantes, dans leurs rapports, avant tout, avec d’autres phénomènes psychiques. G. F. Lipps et d’autres psychologues ont émis cette opinion depuis longtemps. Il existe toujours un fond psychique sur lequel apparaissent les perceptions et les représentations; sans celui-ci, nous serions hors d’état de distinguer ces deux catégories de processus psychiques. Il semble tout naturel, maintenant, que tous les degrés de transition entre perception et représentation soient possibles, malgré que, de prime abord, la différence entre ces deux fonctions [p. 545] paraisse infranchissable. Nous le comprendrons, d’ailleurs, encore mieux si nous nous rendons compte jusqu’à quel point les perceptions et les représentations peuvent avoir la même valeur pratique. Quand je me déplace dans un endroit quelconque, ce sont, avant tout, mes perceptions visuelles qui me guident. Je puis pourtant, en fermant les yeux, me représenter l’endroit où je suis, avec tous les passages et les obstacles qui s’y trouvent; cette représentation me permet également de m’orienter dans l’espace, et ceci à un tel point que je puis, si je connais une pièce, y aller, dans l’obscurité, chercher un objet sans tâtonnement. Je vois une- personne disparaître derrière le coin d’une maison ; je ne crois pas, pour ça, qu’elle a disparu définitivement, mais je prévois, au contraire, avec certitude qu’elle va réapparaître, d’ici quelque temps, de l’autre côté de la maison. La représentation fait ainsi fonction d’une perception prolongée dans le temps; elle est une perception qui se survit et sert aux mêmes buts et fins que celle-ci. L’homme doit savoir éviter, non seulement le danger qu’il perçoit réellement, mais aussi celui qu’il devine (se représente), comme, par exemple, un ennemi qui s’est dissimulé derrière un arbre.
Les représentations, en tant que prolongation de perceptions, servent d’ailleurs à un autre but encore : elles nous permettent de reproduire les rapports qui avaient existé dans les perceptions antérieures; elles nous permettent, en un mot, de penser. L’homme primitif voit les bêtes suivre certaines pistes et en éviter d’autres ; il les voit, selon les circonstances, tantôt se rapprocher de lui, tantôt, au contraire, s’enfuir sous l’influence de la frayeur. Il évoquera ces rapports spéciaux et s’en servira quand il ira à la chasse ou quand il cherchera à se mettre à l’abri des fauves ; il établit des combinaisons nouvelles entre ces données et base sur elles son expérience et sa conduite de chasseur. Il m’est impossible de démontrer ici d’une façon plus précise que la pensée n’est, au fond, rien d’autre que la réitération, sous une forme analogue, des rapports perçus antérieurement, ; ce qui nous importe ici, c’est que, pour pouvoir servir à la pensée, les données primitives de nos sens doivent être soumises à une élaboration encore bien plus considérable que quand il s’agit d’orientation dans l’espace ; l’abstraction, et plus particulièrement la suppression de tous les éléments sensoriels, devient encore plus nécessaire.
La psychologie considère d’habitude les perceptions et les représentations comme des produits stéréotypés et rigides qui, faits une fois pour toutes, ne se modifient guère. Cette façon de voir n’est pourtant pas exacte. Deux perceptions du même objet ne sont déjà plus à tout point semblables, quant aux représentations, elles varient encore bien davantage et s’adaptent, pour ainsi dire, à chaque situation nouvelle qui se présente. Je puis me représenter ma mère de mille façons différentes, en faisant ressortir plus particulièrement tantôt un trait du concept correspondant, tantôt un autre, en y ajoutant ensuite tantôt tel rapport spécial, tantôt tel autre. Le concept « eau » est tout différent en physique, en chimie, dans les sciences techniques, en physiologie, dans l’art culinaire ou, enfin, quand il s’agit de l’appréciation esthétique d’un paysage.
Il ne nous paraît pas nécessaire d’énumérer ici tous les traits qui peuvent servir, dans des conditions normales, à distinguer une perception d’une représentation; nous nous bornerons à en indiquer quelques-uns des plus importants. [p. 546]
Nous trouvons, dans la plupart des perceptions, des éléments sensoriels, comme le sont, par exemple, les couleurs, les sons, la résistance au contact, la forme et les dimensions ; ces éléments sont d’habitude tous présents en même temps.
Un triangle, par contre, que nous nous représentons, n’est ni équilatéral, ni isocèle, ni scalène, ni rectangle, ni grand, ni petit ; un « chien », en tant qu’objet de représentation, n’est ni grand, ni petit, ni mâle, ni femelle, il n’appartient à aucune race et n’a aucune attitude déterminée, il n’est ni immobile, ni ne se déplace. Il est facile de voir que ces critériums sont plus que suffisants pour nous permettre de distinguer, dans des conditions habituelles, une représentation d’une perception.
Les perceptions sont peut-être accompagnées encore de sensations, plus ou moins inconscientes, provenant soit des réflexes, soit des tendances motrices de l’individu, — sensations qui font défaut aux représentations.
Les perceptions dépendent, ensuite, de toute autre façon de notre volonté que les représentations.
Nous pouvons, dans des conditions normales, faire surgir, par l’action de notre volonté, n’importe quelle représentation, et la faire disparaître ensuite de même ; tandis que, pour provoquer des sensations, nous sommes obligés, soit de diriger notre regard sur des objets déterminés ou de les tâter, soit de toucher nous-mêmes notre corps ou le faire toucher par d’autres personnes, soit enfin de produire certaines formes d’énergie (électricité, chaleur, mouvements vibratoires) et les laisser agir sur nos organes des sens. Beaucoup de perceptions, d’ailleurs, s’imposent à nous contre notre volonté, et nous ne pouvons faire autrement que de les subir.
Il a été déjà question, plus haut, du jugement critique ; or, ce jugement intervient également, parfois, aussi bien chez certains aliénés que chez les individus normaux, quand il s’agit de décider si on a une perception ou une représentation devant soi. Si un homme raisonnable voit, de nos jours, une Aphrodite vivante ou un personnage biblique, il sait que ces images ne peuvent avoir de réalité objective et qu’il ne peut s’agir que d’une représentation (pseudo-hallucination) ; de même s’il voyait un homme passant à travers un mur ou flottant librement dans les airs; de même, encore, s’il entendait venir des voix d’un endroit où il n’y a ni être humain, ni phonographe, etc. Toutes ces situations dépassent les limites du possible, fixées par notre expérience actuelle ; le jugement s’oppose, de ce fait, à les admettre comme perceptions réelles.
Les hallucinations. — Nos considérations précédentes sont loin de pouvoir épuiser les problèmes complexes que nous avons abordés plus haut; elles nous permettent, néanmoins, d’approfondir un peu plus celui de l’origine des hallucinations.
Nous devons, tout d’abord, distinguer nettement deux catégories d’hallucinations. Nous pouvons, il est vrai, trouver ces deux catégories simultanément chez le même individu ; même, plus que cela, nous les voyons exister parfois côte à côte et, en s’entremêlant de diverse façon, prendre part à une seule et même hallucination ; n’empêche qu’il s’agit là, en réalité, de deux mécanismes tout à fait différents.
- Les hallucinations au cours du delirium tremens peuvent nous servir [p. 547] d’exemple-type de la première catégorie. Des excitations organiques — suite de névrite, la plupart du temps — agissent ici sur les organes des sens (dans le sens large du mot), avant tout sur les organes visuels et tactiles, et deviennent ainsi la cause de dysesthésies élémentaires : petites taches claires ou sombres devant les yeux, fourmillement, sensations de fils et de piqûres, en un mot, les sensations que nous connaissons tous comme conséquence d’une excitation directe des nerfs. L’origine morbide de ces dysesthésies est souvent reconnue par le malade lui-même, là où le delirium tremens ne s’établit pas d’une façon brusque. Mais, dès que l’idéation devient plus embrouillée, l’interprétation de ces sensations ne peut plus se faire d’une façon correcte, et elles deviennent des illusions ; ceci revient à dire que l’acte de percevoir ne se déroule plus normalement. Nous avons montré plus haut que les sensations ne font qu’une partie de chaque perception; on croit souvent percevoir par les sens ce qu’on ajoute, en réalité, soi-même aux éléments fournis par ceux-ci ; les sensations proprement dites ne nous donnent jamais le tableau d’un globe ou d’une montre comme tels, mais uniquement des taches colorées d’une certaine intensité et rangées d’une certaine façon; ces taches évoquent les concepts « globe » ou « montre » qui avaient été déjà élaborés antérieurement. En lisant un texte, nous ne remarquons souvent pas les fautes d’imprimerie qui s’y trouvent ; le téléphone est loin de nous transmettre toutes les consonnes ; nous ne nous en apercevons même pas d’habitude, car nous comblons inconsciemment ces lacunes au fur et à mesure qu’elles se produisent; nous le remarquons, toutefois, de suite quand il s’agit d’un nom propre inusité que nous ne pouvons deviner et reconstruire à l’aide des fragments qui parviennent à notre oreille.
Si cette tendance de combler les lacunes, que présentent parfois les sensations, pour en faire des perceptions de choses, se manifeste à un mauvais endroit, nous aurons, comme résultat de ce trouble, une illusion. Les dysesthésies peu communes qu’éprouve le malade au cours d’un accès de delirium tremens évoquent, par analogie avec les sensations ordinaires, les concepts d’animaux (7), de fils, de jets d’eau, etc. ; le malade arrive ainsi à leur attribuer faussement la valeur de perceptions réelles. Les hallucinations de cette catégorie sont, au fond, des illusions, puisqu’elles ont, en somme, pour point de départ des sensations (les dysesthésies) ; celles-ci sont, à la suite seulement, interprétées d’une façon fausse. Ces sensations ont, pourtant, ceci de particulier qu’elles ne sont pas provoquées, comme d’habitude, par des excitations externes ; de ce point de vue, il paraît justifié de parler ici d’hallucinations.
Les hallucinations de cette catégorie n’affectent que fort peu l’individu en question ; les liens, qui les rattachent aux tendances et aux craintes de celui-ci, sont tout à fait insignifiants. C’est ainsi que les alcooliques assistent plus [p. 548] souvent en spectateurs passifs à leurs hallucinations qu’ils n’y prennent une part active. Il arrive souvent, dans les cas où les malades voient non pas des animaux, mais des hommes, qu’ils parlent de représentation théâtrale, montée dans un but quelconque.
Cette attitude caractéristique ne change que quand se produit une défaillance du cœur; ici un élément nouveau, celui d’angoisse, vient se joindre à l’euphorie habituelle de l’alcoolique; celui-ci alors commence à interpréter ses dysesthésies comme individus qui le menacent; il en a peur et cherche à se défendre.
Nous retrouvons les hallucinations de cette catégorie partout où il existe une cause d’irritation du système nerveux : au cours des maladies organiques du cerveau ou des tumeurs qui intéressent les centres ou les voies des organes des sens, au cours de certains processus de dégénérescence (pourtant pas fréquemment chez les individus atteints de paralysie générale ou de démence sénile, ceci parce que les altérations pathologiques qui se produisent, au cours de ces affections ne sont guère d’habitude une source d’irritation), au cours d’accès aigus de la démence précoce et enfin au cours d’intoxications variées. Les hallucinations visuelles sont dans ces cas, sauf dans le delirium tremens, souvent colorées, avec prédominance marquée du rouge et du bleu. Les malades qui voient des fils bleus ou de la poudre rouge présentent régulièrement des processus de dégénérescence dans le cerveau.
- Nous passons maintenant aux hallucinations de la deuxième catégorie. Il s’agit ici de représentations auxquelles le sujet attribue la valeur de perceptions ; ces représentations sont ainsi pour le sujet lui-même des perceptions, pour l’observateur, des hallucinations. Les hallucinations d’origine hystérique nous fournissent un très bon exemple à ce point de vue. Le croyant peut être entièrement absorbé, au cours de l’extase mystique, par la représentation de la Vierge, par exemple ; cette représentation peut devenir alors, par l’évocation de traces mnésiques, de nature sensorielle, aussi nette et vivante que le sont d’habitude uniquement les sensations, de sorte que l’individu croit voir réellement la Vierge devant soi.
Les hallucinations de cette catégorie peuvent ainsi parfois être, en ce qui concerne leurs propriétés sensorielles, aussi vives et complètes que celles de la catégorie précédente. Le mécanisme pourtant qui aboutit au même résultat apparent est tout différent dans les deux cas. Les hallucinations de la première catégorie contenaient des sensations réelles, provoquées par une irritation directe du système nerveux ; elles étaient à ce point de vue, comme nous l’avons dit, plutôt illusions qu’hallucinations. Ici, par contre, les éléments sensoriels ne peuvent avoir qu’une origine purement psychique. Cette dernière affirmation ne saurait surprendre que ceux qui ne connaissent pas suffisamment la physiologie de la mémoire. Nous avons déjà vu plus haut que si on parlait couramment de « pâleur » des souvenirs, ceci ne pouvait viser dans aucun cas une diminution progressive de la netteté des engrammes qui se produirait au cours des années. Nos souvenirs ne peuvent nous être utiles d’habitude que sous forme de concepts, c’est-à-dire après avoir subi des modifications appropriées et après avoir perdu ainsi tous les éléments sensoriels. Ceci ne veut pas dire pourtant que les engrammes se modifient, eux aussi, de la même façon et qu’ils changent de caractère, encore moins qu’ils finissent par disparaitre entièrement. Pour en revenir encore une fois à notre comparaison : la [p. 549] photo-type ne détruit aucunement les photographies individuelles qu’elle résume ; celles-ci restent intactes et peuvent, le cas échéant, remplir leur rôle comme telles. Nous disposons de preuves suffisantes pour pouvoir affirmer que les engrammes subsistent toujours, sans modifications essentielles, tant que vit et fonctionne le cerveau. Certaines maladies, comme la démence sénile, par exemple, nous montrent que ce sont justement les plus anciens engrammes, ceux qu’on aurait crus effacés entièrement, qui persistent le plus longtemps et servent de dernier rempart à la mémoire qui s’éteint. Nous remarquons sans difficulté les modifications, même insignifiantes, qui surviennent dans les propriétés sensorielles des objets bien connus de notre entourage ; ceci aurait été impossible si l’engramme primitif n’avait conservé toute sa fraicheur sensorielle. Si les engrammes des sensations proprement dites, telles que les couleurs, les sons, la forme, etc., sont la plupart du temps inaccessibles, c’est que, dans les conditions habituelles de la vie, ils nous sont inutiles ou même nuisibles. C’est ainsi, comme nous l’avions vu plus haut, que les éléments sensoriels sont repoussés de plus en plus à l’arrière-plan au cours de l’élaboration des concepts. En suivant des chemins détournés, on peut toutefois parvenir jusqu’aux engrammes des sensations qui, au fond, sont restés tout à fait intacts ; ceux-ci pénètrent alors dans le champ de la conscience avec toute leur fraîcheur primitive ; ceci peut se produire chez l’artiste, dans le rêve, dans l’hypnose, dans les états d’agitation, au cours de maladies mentales. L’origine des propriétés sensorielles que présentent les hallucinations de cette catégorie se résume donc en ceci : les engrammes de ces propriétés, ne possédant pas de valeur pratique, restent d’habitude en dehors des associations courantes ; ils peuvent pourtant être évoqués à nouveau dans des circonstances exceptionnelles. Nous concevons d’ailleurs aisément que les éléments qui entrent en jeu dans ce dernier cas puissent être regroupés et se présenter ainsi sous forme de combinaisons nouvelles ; le contenu d’une hallucination n’est donc pas nécessairement la reproduction fidèle d’une perception antérieure ; il peut présenter quelque chose de nouveau.
La richesse inusitée en détails d’une représentation, devenue hallucination, trouve son explication dans la même circonstance, c’est-à-dire dans l’évocation (avec certaines modifications toutefois (8)) d’anciennes traces mnésiques. Nous savons d’ailleurs que cette richesse peut relativement souvent faire défaut aux hallucinations ; elle ne joue qu’un rôle secondaire, car le contenu des hallucinations n’en est pas moins considéré comme réel, pour cette raison; les dires des malades hallucinés, l’expérience de nos propres rêves, la reproduction ultérieure sur papier des tableaux suggérés à l’état d’hypnose nous le prouvent nettement.
En ce qui concerne la localisation des hallucinations, il suffit pour qu’elle se produise qu’un lien soit établi, à l’aide d’associations tout à fait banales, entre leur contenu et la représentation d’un endroit quelconque du monde extérieur. Je puis me représenter mon chien, non seulement dans une chambre où [p. 550] je viens de le voir, mais à mille autres endroits, dans les attitudes les plus diverses, comme par exemple couché à mes pieds. Le contenu d’une hallucination peut évidemment devenir de la même façon le point de départ d’associations ayant pour objet une pareille localisation dans l’espace.
Ce qui a surtout une grande importance, c’est que le mécanisme qui aboutit à une hallucination, se déroule dans l’ inconscient. Si je cherche d’une façon consciente à me représenter un chien, je puis arriver à produire un tableau tellement vivant, comme on n’en trouve que rarement au cours des hallucinations; mais comme je me rends parfaitement compte, à l’instant même, de la façon dont je suis parvenu à construire dans ma conscience cette image, je ne la confondrai jamais avec la perception d’un chien réel. Par contre, si une telle image surgit dans ma conscience sans que je sache ni d’où ni comment elle vient, elle s’imposera à moi tout naturellement comme perception d’un objet réel. Il ne me reste alors, pour établir qu’il s’agit là d’une hallucination, que le jugement critique de ma raison ou le contrôle de mon sens du toucher (si ces moyens interviennent à temps et remettent les choses à leur place, j’aurai conscience d’être victime d’une hallucination ; nous nous trouverons ainsi en présence d’une pseudo-hallucination). Il importe peu, dans ces cas, si j’avais pensé à un chien peu avant que le tableau en question ait surgi dans mon psychisme, ou non ; le point essentiel est que je n’ai pas conscience de l’origine de l’image au moment de son apparition.
Contrairement aux hallucinations de la première catégorie, les rapports qui existent entre les hallucinations que nous examinons ici et les tendances et craintes du malade, sont très étroits. Il n’est pas dit par là, évidemment, qu’il s’agisse toujours de tendances et craintes conscientes. Les désirs ambivalents du malade se trouvent, après avoir été refoulés, dans l’inconscient ; d’ici ils pénètrent transfigurés dans sa conscience : les désirs, sous forme d’hallucinations de grandeur, les obstacles extérieurs ou intérieurs qui s’opposent à leur réalisation, sous forme de persécutions.
- Il existe évidemment des formes mixtes d’hallucinations ; nous retrouvons en elles côte à côte les traits essentiels des deux catégories que nous venons de décrire. Nous avons déjà indiqué plus haut que l’angoisse, venant se surajouter à l’euphorie au cours d’un delirium tremens, modifiait sensiblement le caractère des hallucinations ; il est probable d’ailleurs que cet élément « angoiss » puisse créer de nouvelles hallucinations, indépendantes tout à fait des dysesthésies. Nous voyons également, au cours d’affections fébriles et dans le rêve, les illusions de divers sens s’entremêler avec des hallucinations purement psychogènes. Les hallucinations de la sensibilité générale au cours de la schizophrénie (démence précoce dans le sens le plus large) sont tout d’abord provoquées par une irritation cérébrale de nature organique ; dans les cas à évolution lente, elles sont considérées pendant longtemps par le malade, conformément à cette origine, comme paresthésies ; ce n’est qu’ensuite qu’il les attribue à des actes hostiles de ses persécuteurs. Il existe parfois, entre la période des paresthésies et celle des persécutions physiques, une période transitoire; elle est caractérisée par un état hypocondriaque ; le malade considère alors les paresthésies comme signes de maladies peu communes. Dans les états aigus, la nature des hallucinations indique souvent par elle-même, leur origine somatique. Mais s’il s’agit de schizophrénie, les hallucinations de cet ordre s’associent toujours, conformément au caractère général de cette affection, aux [p. 551] idées qui dominent le psychisme du malade; des associations stables s’établissent ainsi et les mêmes hallucinations peuvent ainsi se produire à la suite à nouveau, sous l’influence, cette fois-ci, de causes purement psychiques. Le malade relie, par exemple, la sensation d’un courant électrique à des idées érotiques ; une fois cette association morbide établie, les idées et les désirs érotiques peuvent, à eux seuls, provoquer l’hallucination en question, sans que la moindre cause physiologique (irritation cérébrale) ait besoin d’intervenir à nouveau.
Les états au cours desquels apparaissent les hallucinations. — Nous pouvons. maintenant préciser, sans difficulté, quels sont les états qui prédisposent à l’apparition d’hallucinations. Ce sont tout d’abord tous les états au cours desquels se produit un affaiblissement général du sens critique (9), tels les états crépusculaires, les délires au cours d’affections fébriles, le delirium tremens, les troubles psychiques provoqués par certaines intoxications, etc. ; il n’est guère besoin d’ailleurs que cet affaiblissement soit global, comme dans les cas précités ; il suffit qu’il se manifeste par rapport seulement à certaines situations, comme ceci a lieu dans les cas légers de schizophrénie ; dans ces cas, cette diminution partielle du sens critique sera également un terrain favorable pour l’éclosion de certaines hallucinations.
Nous pouvons indiquer comme deuxième condition essentielle, pour les hallucinations de la première catégorie, les états d’irritation dans les organes des sens (dans le sens le plus large, c’est-à-dire en comptant de l’appareil périphérique jusqu’à l’écorce incluse) ; pour la seconde, tout ce qui peut faire naître le désir de ne pas voir la réalité telle qu’elle est, et de la fausser en conséquence.
Il est indispensable, également, que les associations ne suivent plus les voies ordinaires ; c’est ainsi que les hallucinations de la première catégorie résultent d’une fausse appréciation de sensations réelles (de dysesthésies), tandis que celles de la seconde se produisent quand des représentations (inconscientes) évoquent des images mnésiques qui restent en dehors des associations habituelles, comme les couleurs vives, les sons, les dimensions, la localisation précise, etc.
Nous nous rendons parfaitement compte de ne pas avoir épuisé les problèmes que nous avons abordés ici. Certaines affirmations auraient gagné à être discutées d’une façon plus explicite ; nous ne l’avons pas fait pour ne pas rendre trop long ce mémoire. Mais, en dehors de cela, il faut bien l’avouer, les lacunes de nos connaissances sont encore bien grandes, dans ce domaine, à bien des points de vue. La nature des dysesthésies nous explique, dans beaucoup de cas, la nature des hallucinations qui en résultent ; c’est ainsi que nous concevons aisément, de ce point de vue, la petitesse et la multiplicité des hallucinations zoopsiques, les dimensions microscopiques qui caractérisent les troubles psycho-sensoriels des cocaïnomanes, les objets filiformes que voient si souvent les malades au cours du delirium tremens, le caractère [p. 552] spécial des hallucinations de la sensibilité générale au cours de la schizophrénie. Nous comprenons également pourquoi les hallucinations sont si fréquentes au cours d’états délirants et se produisent bien plus rarement dans les états morbides, où les malades conservent, partiellement ou totalement, la lucidité. Tout ceci, nous pouvons l’expliquer aisément, en nous basant sur nos considérations antérieures. Il reste, pourtant, encore bien des phénomènes, dans le domaine de la pathologie mentale, qui échappent à de pareilles investigations. Nous nous sentons bien moins sûrs quand il s’agit, par exemple, d’envisager de notre point de vue les voix qu’entendent les individus atteints de schizophrénie. Le caractère des troubles que présente un alcoolique est, comme on le sait, indépendant de la circonstance si l’individu en question est un type visuel ou un type auditif (10) ; il dépend uniquement de la façon dont l’organisme réagit sur l’alcool, source possible d’auto-intoxications diverses ; ceci cadre fort bien avec notre conception ; mais nous sommes encore hors d’état d’expliquer, de la même façon, d’où viennent les hallucinations stables, qui sont assez fréquentes dans le stade initial du delirium tremens, ni pourquoi cette même affection semble être un terrain propice à l’apparition d’hallucinations de musique, nettement rythmée. Nous ne savons pas non plus pourquoi les hallucinations auditives ne jouent qu’un rôle tout à fait secondaire dans les rêves. Nous ne pouvons encore donner une explication satisfaisante de tous ces phénomènes ; nous croyons pourtant avoir indiqué la direction dans laquelle doit être recherchée la solution de ces problèmes. Nous parviendrons sûrement à faire un pas en avant si nous nous efforçons d’appliquer, dans ce domaine également, une psychologie qui soit en même temps une physiologie du cerveau ou, ce qui revient au même, une psychologie qui cherche sciemment à n’être qu’une branche de la biologie ; elle ne peut, d’ailleurs, être rien d’autre dans le domaine des sciences naturelles (11). La science qui a pour objet les troubles psychiques ne différerait pas alors de la pathologie des affections somatiques.
Résumé. — Nous distinguons facilement, dans des circonstances habituelles, une perception d’une représentation. Seules, les perceptions sont provoquées par des sensations ; celles-ci ne sont d’ailleurs qu’une partie intégrante des perceptions. Seules les perceptions sont, d’habitude, complètes en ce qui concerne couleurs, nuances, dimensions, précision de la forme, localisation, etc. Les perception dépendent, de toute autre façon, de la volonté que les représentations : mise en contact des organes des sens avec l’objet en question, d’un côté; direction de l’idéation, de l’autre. Tous ces critériums deviennent inopérants dans des circonstances exceptionnelles, au cours de psychoses avant tout. Ce sont des facteurs concomitants qui donnent, dans ces cas, au processus psychique, la valeur de perception ou de représentation : localisation précise dans le monde extérieur (c’est-à-dire associations avec des représentations ayant pour objet un endroit déterminé de l’espace), jugement critique, origine inconsciente, et d’autres facteurs accessoires du même genre.
La classification de l’ensemble des processus psychiques (sur les données [p. 553] immédiates), en monde extérieur et monde intérieur, n’est qu’une simple conséquence d’associations différences.
Les représentations, aussi bien que les perceptions, doivent être considérées comme produits d’une élaboration synthétique de sensations actuelles et de traces mnésiques acquises antérieurement (l’importance de ces dernières n’est, d’ailleurs, pas appréciée d’habitude à sa juste valeur). De ce point de vue, également, la différence entre les deux fonctions psychiques en question n’est que relative. La mémoire conserve les couleurs, les tons, etc., des sensations dans leur fraîcheur primitive; ces éléments sensoriels des engrammes restent pourtant, d’habitude, en dehors du travail conscient de la mémoire ; leur présence serait non seulement pas utile dans ces cas, mais même nuisible; des représentations qui reproduiraient tous ces éléments seraient entièrement inutilisables pour la plupart des buts pratiques que nous nous fixons dans la vie; la pensée, avant tout, ne pourrait guère s’en servir.
Les engrammes des propriétés sensorielles peuvent pourtant entrer en jeu, comme tels, dans des circonstances exceptionnelles, comme, par exemple, dans le rêve, au moment de l’inspiration chez l’artiste, au cours des maladies mentales ; l’évocation de ces propriétés donne alors naissance, selon les facteurs concomitants, soit à des représentations aux couleurs vives, de nature sensorielle, c’est-à-dire à des pseudo-hallucinations, soit à des hallucinations véritables.
Il y a lieu de distinguer deux catégories d’hallucinations : les unes sont le résultat d’une fausse interprétation de dysesthésies, interprétation semblable à celle qui est à la base des illusions ; les autres sont des représentations associées à des éléments de la perception, c’est-à-dire à des engrammes sensoriels et à des rapports de localisation dans l’espace extérieur. Seules les dernières dépendent, d’une façon intime, des tendances conscientes ou refoulées du malade. Les mécanismes qui sont à la base de ces deux catégories d’hallucinations s’entremêlent parfois; des formes mixtes en résultent ; nous rencontrons celles-ci surtout au cours de la schizophrénie.
Notes
(1) De ce point de vue, il est difficile de donner un sens précis aux paroles suivantes de Bergson : « nous replaçons les perceptions dans les choses ». Les perceptions, dans leurs rapports mutuels, sont justement les choses ; et, d’autre part, une fois l’abstraction faite du contenu spécial des perceptions, ces rapports sont l’espace ; nous ne trouvons donc rien, en somme, qui soit à replacer, de même qu’il n’existe pas d’espace spécial dans lequel on pourrait replacer quoi que ce soit.
S’il est question, surtout en psychologie allemande, de projection au dehors, ceci ne peut être compris et interprété que de la façon suivante : une représentation, celle d’un arbre, par exemple, se trouve placée, en tant que fonction psychique de représenter, dans mon psychisme (ou dans mon cerveau). Mais je ne me représente pas le contenu spécial de cette représentation, c’est-à-dire l’arbre, comme se trouvant dans ma tête ; je le considère comme faisant partie du monde extérieur et ceci même, si je ne le situe pas actuellement à un endroit précis de l’espace. Je me rends pourtant compte que, quand il s’agit d’une représentation et non d’une perception, l’espace justement « n’est que représenté », et que rien, dans le monde extérieur, ne doit correspondre nécessairement au contenu de ma représentation, comme elle; en un mot, le contenu de ma représentation n’a pas nécessairement une existence réelle. Par contre, si je perçois un arbre ou si ma représentation se transforme en hallucination, dans ce cas j’attribue au contenu du processus psychique une existence indépendante de mon psychisme et en dehors de celui-ci. On désigne parfois, d’une façon peu heureuse, d’ailleurs, cet état de choses du nom de « projection au dehors ». Nous qualifions cette expression de peu heureuse, parce que, en réalité, l’arbre représenté est, en somme, déjà projeté à l’extérieur du fait que nous ne nous le représentons pas comme étant dans notre tête ou dans notre psychisme.
(2) La localisation du psychisme dans le cerveau est une conception purement scientifique, elle n’a rien à voir avec les données primitives et immédiates que nous examinons ici.
(3) Il est vrai qu’à partir de la naissance, et même peut-être déjà avant, les réflexes contribuent à délimiter certains groupes de sensations ; toutefois, ces groupes ne peuvent pas avoir ici la même valeur ni la même signification que les « choses » que l’enfant parvient à distinguer, au cours de son évolution ultérieure, dans le chaos de sensations qu’il a au début devant lui.
(4) Il est évident que le concept « mère » est tout autre chose chez le nourrisson et chez l’homme adulte. Il est constitué tout d’abord par un nombre relativement restreint d’impressions primitives, comme chaleur, odeurs, apaisement de la faim, sensations tactiles, taches colorées (celles-ci, d’ailleurs, ne se joignent probablement au concept primitif que plus tard, car elles ne deviennent utiles à l’acte de reconnaître que quand elles sont déjà assez complexes), ce quelque chose qui se laisse attirer par des cris, ce qui provoque certaines réactions émotionnelles et motrices, etc. Tous ces éléments se trouvent aussi être en relations avec des sensations kinesthésiques, d’ordre passif ou actif, avec les réflexes de l’enfant, avec ses tendances, etc. ; ces relations sont bien caractéristiques, et font défaut quand d’autres excitations externes agissent sur l’enfant. Tout ceci forme le contenu primitif du concept « mère » ; ce n’est qu’après, probablement, que l’enfant en exclut les éléments provenant de ses propres réactions, comme par exemple l’acte de têter, de sorte qu’en fin de compte le contenu définitif du concept ne se compose plus que d’engrammes (dans la terminologie de Semon, engramme veut dire trace mnésique) de sensations proprement dites. Les choses se passent de façon analogue pour tous les concepts concernant les objets du monde extérieur.
(5) Nous laissons ici de côté la question de savoir jusqu’à quel point le concept « mère » peut se modifier encore davantage, quand nous voyons notre mère pour la millième fois, par exemple.
(6) Ceci est à un tel point juste que nous sommes souvent incapables, même après des dizaines d’années, de nous représenter un arbre déterminé, vu jadis, sans évoquer en même temps une multitude de pareils détails concomitants.
(7) Je ne puis dire avec certitude si la petitesse, la mobilité, la multiplicité des dysesthésies en question, ainsi que l’absence de couleurs, suffisent pour expliquer la fréquence d’hallucinations zoopsiques chez les alcooliques. Dans les conditions normales, ce sont, avant tout, les animaux qui provoquent des sensations visuelles, possédant les traits caractéristiques que nous venons d’énumérer ; si nous y ajoutons encore les sensations de fourmillement dans la peau, nous pouvons dire qu’il n’existe, dans le monde extérieur, aucun objet capable de provoquer, avec tant de facilité, un tel ensemble de sensations que justement les animaux.
(8) Il n’existe pas d’évocation de traces mnésiques qui ne soit en même temps une élaboration appropriée, une combinaison nouvelle de celles-ci ; cette élaboration spéciale s’adapte à chaque nouveau cas qui se présente et n’est qu’exceptionnellement de petite envergure ; elle atteint d’habitude un degré considérable.
(9) Les cas légers de delirium tremens nous montrent jusqu’à quel point les hallucinations dépendent du jugement critique : dans ces cas, les sensations du toucher et de la résistance ne prennent pas part aux hallucinations et si le malade tend la main avec l’intention de saisir ou toucher l’objet de sa vision, celle-ci s’évanouit immédiatement.
(10) Il peut présenter, indépendamment de cette circonstance, tout aussi bien les symptômes du delirium tremens, avec hallucinations visuelles et tactiles, que ceux d’un délire alcoolique avec prédominance d’hallucinations auditives.
(11) E. BLEULER. Histoire naturelle de l’âme. Berlin, Springer, 1921.
(12)
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