Charles Féré. Note sur les hallucinations autoscopiques ou spéculaires et sur les hallucinations altruistes. Extrait des « Comptes rendus hebdomadaires des séances et mémoires de de société de biologie », (Paris), 43e de la collection, 1891, pp. 451-453.
Dans cet article princeps Charles Féré propose le terme d’hallucinations autoscopiques ou spéculaires, pour remplacé celui de déteuroscopie proposé par Brierre de Boismont quelques années plus tôt. Il reviendra en 1893 sur cette question avec une observation parue dans Le Journal de médecine Belge.
Charles-Samson Féré (1852-1907). Médecin Aliéniste infatigable chercheur, élève de Charcot dont il fut le secrétaire particulier et le préparateur, médecin chef des aliénés de Bicêtre. Ses intérêts furent ecclectiques comme le montre la courte bibliographie ci-dessous :
— Note sur un cas de paralysie hystérique consécutive à un rêve.] in « Comptes rendus hebdomadaires des Séances et Mémoires de la Société de Biologie », (Paris), tome troisième, huitième série, année 1886, trente-huitième de la collection, pp. 511-512. [en ligne sur notre site]
— Dégénérescence et criminalité. Essai physiologique. Avec 21 graphique dans le texte. Paris, Félix Alcan, 1888. 1 vol. in-12, 2 ffnch., 178 p., 1 fnch.
— Du traitement des aliénés dans les familles. Paris, Félix Alcan, 1889. 1 vol.
— Épilepsie. Paris, Gauthier-Villars et Fils et G. Masson, s. d. [1893]. 1 vol. 11.5/19, 203 p. Bibliographie chronologique. Dans « l’Encyclopédie scientifique des aide-mémoire ». 1 vol.
— L’Instinct sexuel. Évolution et Dissolution. Paris, Félix Alcan, 1899. 1 vol.
— La famille névropathique. Théorie tératologique de l’hérédité et de la prédisposition morbides et de la dégénérescence. Avec 48 gravures dans le texte. Paris, Félix Alcan, 1894. 1 vol.
— La pathologie des émotions. Études physiologiques et cliniques. Paris, Félix Alcan, 1892. 1 vol.
— Les épilepsies et les épileptiques. Avec 12 planches hors texte et 67 figures dans le texte. Paris, Félix Alcan, 1890. 1 vol.
— Sensation et mouvement. Étude expérimentale et psycho-physiologique. Avec 44 graphiques dans le texte. Paris, Félix Alcan, 1887. 1 vol.
— Traité élémentaire d’anatomie médicale du système nerveux. Paris, Aux bureaux du Progrès médical et A. Delahaye et Lecrosnier, 1886. 1 vol. in-8°.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les images, ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr
[p. 451]
NOTE SUR LES HALLUCINATIONS AUTOSCOPIQUES OU SPÉCULAIRES
ET SUR LES HALLUCINATIONS ALTRUISTES,
par M. CH. FÉRÉ.
J’ai observé dans ces derniers temps deux formes d’hallucination assez rares et encore peu étudiées sur lesquelles je désire appeler ou rappeler l’attention.
— Aristote (1) parle d’un individu qui, lorsqu’il se promenait, voyait sa propre image venir à sa rencontre. Un voyageur qui avait passé un long temps sans dormir, aperçut une nuit une image qui chevauchait à côté de lui, elle imitait tous ses actes et répétait exactement tous ses mouvements. Le cavalier ayant à traverser une rivière, le fantôme la passa avec lui ; parvenu enfin dans un point où la brume était moins épaisse, cette bizarre apparition disparut (2). Cette forme d’hallucination se rencontrerait quelquefois dans la fièvre typhoïde : Labourdette en a communiqué deux observations à Gratiolet.
Wigan (3) rapporte l’histoire d’un homme intelligent qui avait le pouvoir de placer sa propre image devant lui : il riait souvent de bon cœur envoyant son double, qui paraissait aussi toujours rire. Cette illusion finit par s’emparer de lui : son double discutait avec lui et le réfutait quelquefois, etc.
Gœthe, à la suite d’une séparation qui l’avait beaucoup attristé, éprouva une hallucination du même genre : « Pendant que, dit-il, je m’éloignais doucement du village, je vis, non avec les yeux de la chair, mais avec ceux de l’intelligence, un cavalier qui, sur le même chemin, s’avançait vers Sesenheim : ce cavalier, c’était moi-même ; j’étais vêtu d’un habit gris bordé de galon d’or, comme je n’en avais porté. Je me secouai pour chasser cette hallucination, et je ne vis plus rien » (4). Selon Nider (5), [p. 452] un habitant de Cologne fut quelque temps en butte à la même erreur.
Quoiqu’il jugeât la chose impossible, il voyait constamment, même quand il était au lit, un second lui-même.
Cette sorte d’hallucination visuelle a été désignée très improprement sous le nom de deutéroscopie (6) — celui d’autoscopie lui conviendrait mieux ; elle est peut-être plus fréquente que la rareté des faits publiés ne semble l’indiquer : dans les hautes terres d’Ecosse et dans les îles de l’Ouest, et aussi dans quelques régions du centre de l’Allemagne, la légende s’est établie que cette vision de son double est un signe précurseur de la mort. Cette légende paraît avoir sa source dans des faits réels.
J’ai observé un exemple de cette forme d’hallucination chez un médecin diabétique et atteint en outre d’un cancer de la vessie auquel il succomba.
Plusieurs mois avant sa mort, lorsqu’il marchait déjà avec peine et avait des hématuries abondantes, il se trouvait dans le corridor d’une maison où il entrait pour la première fois, lorsqu’il s’arrêta brusquement à la vue de son image qu’il croyait reflétée dans une glace. Depuis, la même hallucination s’est reproduite souvent, en général vers le soir, dans sa propre maison. Elle n’a plus reparu à partir du moment où il a pris définitivement le lit. Dans toutes les circonstances, la vision reproduisait l’attitude et les gestes.
En somme si, comme dans le cas de Gœthe, la vision peut reproduire l’individu dans une forme qui n’est pas exactement la forme actuelle dans tous ses détails, il est avéré que l’hallucination peut consister en une exacte reproduction animée comme celle que l’on voit dans un miroir ; la dénomination d’hallucination spéculaire est alors celle qui me paraît la mieux adaptée.
Cette sorte d’hallucination se produit-elle de préférence chez des individus qui s’absorbent volontiers dans la contemplation de leur personne ? On sait en effet que les préoccupations habituelles ne sont pas sans influence sur la forme des hallucinations. Le malade que j’ai observé se teignait la barbe et les cheveux ; mais pour le reste la tenue était plutôt défectueuse ; pour d’autres raisons encore, il aurait pu s’approprier l’excuse du poète persan Kisâi : « Je ne cherche pas à me rajeunir, seulement j’ai peur qu’on ne cherche en moi la sagesse d’un vieillard et qu’on ne la trouve point. »
— Je signalerai, en second lieu, un autre trouble intellectuel dans lequel une sensation, un désir, une volition éprouvée par le sujet est attribuée à un autre individu ou à un individu fictif. Je proposerai de désigner ce trouble sous le nom d’hallucination altruiste. Voici en quoi il consiste : des exemples le montrent mieux qu’une longue description. [p. 453]
1° Un épileptique qui, à la suite de ses accès convulsifs, présente souvent un certain degré de parésie du côté droit, présente quelquefois en même temps un délire dans lequel il dit : « Donnez-lui une cigarette, allumez-la, le malheureux n’a pas sa main droite, frottez-lui la main, ça le picote dans les doigts, etc. (7) » 2° Un jeune homme, atteint de fièvre typhoïde, en état de veille et de santé apparentes, répète le plus tranquillement du monde : « Donnez-lui à boire, il a bien soif, il est bien mal couché. » 3° Une dame, qui vient de succomber à une suppuration prolongée, disait quelques jours avant sa mort, sans avoir présenté d’autre trouble mental : « Je ne peux pas me lever pour uriner ; mais il va se lever à ma place. »
De ces faits, j’en rapprocherai deux autres qui ont été négligés jusqu’à présent par les psychiâtres et qui appartiennent à J. Hunter (8). Un homme adonné au vin rapportait, dès qu’il était ivre, sa faiblesse et tout ce qu’il ressentait, à ceux qui l’environnaient. Lorsqu’il rentrait chez lui, il voulait à toute force déshabiller tous les membres de sa famille et les mettre dans leur lit, parce que, disait-il, ils étaient trop ivres pour le faire eux-mêmes. Or, cela ne lui est pas arrivé une fois seulement, mais toutes les fois qu’il était ivre. »
Un vieillard, âgé de plus de quatre-vingt-dix ans, perdit tout à coup l’usage de ses sens. A la suite de cet accident, toutes les souffrances dont il était probablement atteint lui-même, il les attribuait à sa femme, qui était morte depuis quelque temps, et, croyant alors qu’elle était encore vivante, il demandait que l’on ordonnât le plus profond silence, de peur que le bruit n’augmentât sa maladie.
Ces cas sont tout à fait différents de ceux dans lesquels le malade attribue ses sensations à une personnalité étrangère en raison de la négation de sa propre existence, croyant, par exemple, qu’il est mort et qu’il sent par un corps d’emprunt.
Notes
(1) Météor., lib. III, cap. IV.
(2) Leuret et Gratiolet. Anatomie comparée du système nerveux, T. II, p. 539.
(3) Wigan. New View of insanity, the dualtiy of the mind, 1844, p. 126.
(4) Gœthe. Mémoires, éd. Carlowitz, T. I, p. 270.
(5) Michéa. Du délire des sensations, 1846, p. 137.
(6) Brierre de Boismont. Des hallucinations, 3e éd., p. 1862, 55 et 408.
(7) Ch. Féré. Les épilepsies et les épileptiques. 1890, p. 96.
(8) J. Hunter, Œuvres complètes, trad. Richelot, T. I, p. 385, 386.
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