S. Berger. Les superstitions populaires dans le Liber scarapsus. Extrait de la revue « Mélusine », II, 1885, colonnes 25-27.
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LES SUPERSTITIONS POPULAIRES
DANS LE Liber scarapsus (1).
Le christianisme fut long à s’établir dans les Gaules et le paganisme y eut pendant bien des siècles des adhérents. Ce ne fut que vers la fin du IVe siècle que saint Martin fit prévaloir la foi nouvelle dans les pays du centre de la France, et, deux cents ans plus tard, la lutte contre l’ancienne religion durait encore dans ces régions. Les confins de la Germanie ont conservé plus longtemps encore les superstitions païennes, et les vies des saints montrent, jusqu’au VIIIe siècle, les provinces de l’Est parcourues par les apôtres de l’Évangile qui détruisent les temples et brisent les idoles. Il est vrai que ces biographies ne sont pas toujours écrites par des contemporains, et que, pour les détails du moins, la critique trouve à s’y exercer.
C’est dans ces contrées que nous transporte le Liber scarapsus, bien connu de tous ceux qui s’intéressent à l’histoire des croyances populaires. Le mot de scarapsusest une déformation d’excarpsuset signifie extrait. Saint Pirmin, auquel ce traité est attribué, est le fondateur de l’abbaye de Reichenau et de plusieurs autres monastères des bords du Rhin ; il mourut en 753. Son œuvre a été publiée par Mabillon dans le tome VI de ses Analecta, et Gallandi et Migne ont reproduit, mais fort mal, cette édition. On trouve dans le livre de saint Pirmin un curieux tableau des superstitions païennes, et on y a vu jusqu’à présent la preuve que ces débris de l’ancien culte s’étaient conservés jusqu’au Ville siècle dans la haute vallée du Rhin.
M. Gaspari, le savant professeur de Christiania, a rencontré ce texte au cours de ses intéressantes recherches sur l’histoire du Credo, et il l’a fort exactement republié dans ses Anecdota, en l’accompagnant d’un commentaire excellent. Nous savons par lui que l’édition de Mabillon est fort incorrecte : c’est ainsi qu’il faudra rayer du Glossaire de Du Cange le mot Karachares herbae, qui n’est qu’une faute de lecture, et que les travestissements attribués par l’ancien éditeur au carnaval devront être rapportés aux calendes de janvier.
Mais aussitôt après avoir fait imprimer le texte du livre de l’abbé Pirmin, M. Caspari en a retrouvé l’une des principales sources. C’est le traité De correctione rusticorum de Martin, archevêque de Braga (+ 580). Des pages entières du Liber scarapsus ; en particulier une partie du passage relatif aux superstitions païennes, sont empruntées textuellement à cet écrit, plus ancien de près de deux cents ans.
Il y a plus. Tout le reste du passage qui nous intéresse se retrouve, à peu de mots près, dans un sermon attribué à saint Éloi (+ 658) par son biographe saint Ouen (d’Achéry, Spicil., t. II, p. 97, éd. in-folio et S. Augustini Opera, t. II, Append., éd. des Bénéd. ). Ce sermon lui-même n’est qu’un centon composé d’extraits de plusieurs sermons qui sont imprimés dans les œuvres de saint Augustin (t. V, Append., nos 265 et 278, etc. ) et dans lesquels les Bénédictins reconnaissent le style de saint Césaire, archevêque d’Arles [colonne 26] (+542). Il est donc établi que, ni le sermon de saint Éloi, ni le livre de saint Pirmin ne peuvent servir de source à l’histoire des superstitions populaires de la Gaule et de l’Alémanie au VIIe et au VIIIe siècle, et que tout ce que nous y trouvons, au point de vue mythologique , est emprunté à des auteurs du midi, qui datent du VIe siècle.
Peut-être même les sermonaires du VIe siècle ont-ils, aussi bien que les conciles de ce temps, emprunté leur vocabulaire mythologique aux anciens bien plus qu’à l’observation des mœurs de leur époque. La chose n’aurait rien qui pût nous étonner. Nous n’avons que trop de preuves, en effet, de l’ignorance du bas clergé wisigoth ou mérovingien, de la fausse et prétentieuse érudition de l’épiscopat de ce temps, et surtout de la grande distance qui existait le plus souvent entre les barbares et leurs prêtres, qui étaient romains au moins par l’éducation. Mais si les détails mythologiques que nous trouvons dans les anciens auteurs ecclésiastiques nous semblent avoir, dans leur forme , une origine plus littéraire que contemporaine, le fait même de la survivance des coutumes païennes en France, du VIe au VIIe siècle, n’est que mieux établi par le besoin qu’on éprouvait de parer les superstitions du temps de noms anciens. Ces superstitions sont de tous les temps, et elles sont peut-être aussi vivantes aujourd’hui, en France et sur les bords du Rhin, qu’au temps de saint Pirmin ou de saint Césaire d’Arles.
Quoi qu’il en soit, le lecteur nous saura gré de reproduire, d’après l’édition de M. Caspari et sans rien changer à l’orthographe du manuscrit d’Einsiedeln, le passage du livre de saint Pirmin qui a trait aux superstitions populaires (§ 22, p. 172 et suiv.). Nous marquerons en italique les lignes qui sont évidemment empruntées au traité de Martin de Braga.
« Noli adorare idola ; non (2) ad petras, neque ad arbores , non ad angulos, neque ad fontes, ad trivios nolite adorare, nec vota reddire. Precantatores (3) et sortilogos, karagios (4), aruspices, divinus, ariolus, magus, maleficus, sternutus et aguria per aviculas vel alia ingenia mala et diabolica nolite facire nec credire. Nam Vulcanalia (5) et Kalendas observare, laurus obponire (6), pedem observare, effundire super truncum frugem et vinum, et panem in fonte mittere ; mulieres in tela sua Minerva nominare, et Veneris aut alium diem in nuptiis observare, et, quo die in via exeatur, altendire, omnia isla, quid aliut, nisi cultura diabuli est ? Karactires (7), erbas, sucino (8) nolite vobis vel vestris apendire. Tempistarias (9) nolite credere, nec aliquid pro hoc eis dare, neque [colonne 27] inpurias (10), que dicunt homines super tectus mittere, ut aliqua ratura possint eis denunciare, quod eis bona vel mala adveniant. Nolite eis credire, quia soli Deo est future prescire. Cervulos et vetulas (11) in Kalendas (12) vel aliud tnmpus nolite anbulare. Viri vestes femineas, femine vestis virilis in ipsis Kalandis vel in alia lusa quam plurima nolite vestire. Membra ex ligno facta (13) in trivios et ad arboribus vel alio nolite facire, neque mittere, quia nulla sanitate vobis possunt prestare. Luna quando obscuratur, nolite clamores emittere (14). Nolite carminum diabolicum credire, nec super se mittere non presumat. Nullus Christianus neque ad ecclesiam, neque in domibus, neque in trivios, nec in nullo loco ballationes (15), cantationis, saltationis, jocus et lusa diabolica facire non presumat. Mimaricias (16) et verba turpia et amaturia vel luxoriosa ex ore suo non proferat. Omnia filactiria diabolica et cuncta supradicta nolite ea credire, nec adorare, neque vota illis reddere… »
S. BERGER.
Notes
(1) P. Caspari. Kirchenhistorische Anecdota, I, XXX-360 p. in-8°, Christiania, 1883; — Martin von Bracara’s Schrift De correctione rusticorum, CXXV-44 p. in-8°, ibid., 1883.
(2) Les cinq lignes qui suivent se retrouvent presque mot pour mot dans le sermon 278 de saint Césaire et dans celui qui est attribué à saint Eloi. Comparez Martin de Braga.
(3) Les enchanteurs.
(4) Du Cange : Caragus, carajus, qui characteribus magicis utitur.
(5) Martin de Braga, § 16, p. 31.
(6) Contre l’incendie ou la foudre.
(7) Mab. : Karachares. Du C. : Characteres, schedulaè magicis notis seu litteris exaratae.
(8) Lisez : succinos, des amulettes d’ambre. Voyez le sermon 265 de saint Césaire.
(9) Les faiseuses de tempêtes. Voyez Du Cange.
(10) Inpuras dans le sermon attribué à saint Eloi. T« è’pi7rup« signifie, dans Pindare, victima quae crematur. Voyez le Thésaurus.
(11) Mab. : vehiculas. Ms. : ueiculas. Comparez le sermon 130 : cervulum sive juvencam. L’usage de se travestir en cerf ou en génisse (vitula) aux calendes de janvier est attesté par de nombreux auteurs.
(12) Mab. : quadragesima.
(13) Pedum similitudines, quas per bivia ponunt (Sermon attribué à saint Eloi ). Comparez la Vie de saint Gall.
(14) Comparez le sermon 265 de saint Césaire et le sermon attribué à saint Eloi.
(15) Du C. : Balare,ballare,saltare.
(16) Du C. : Mimaritiae, meretricii seu mimici gestus.
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