Abbé Bergier. SONGE. Extrait du « Dictionnaire de théologie. Nouvelle édition… », (Lille), L. Lefort, Tome quatrième, 1844. pp. 363-366.
Nicolas Sylvestre Bergier (1718-1790). Chanoine, théologien et antiquaire. Quelques publications :
— L’origine des dieux du paganisme et le sens des fables, 1767 .
— Certitude des preuves du Christianisme, 1768.
— Apologie de la religion chrétienne, 1769.
— Réfutation du système de la nature (de d’Holbach) ou Examen du Matérialisme. 1771.
— Traité historique et dogmatique de la vraie religion, 1780.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr
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SONGE. Il est parlé dans l’Écriture sainte de plusieurs songesprophétiques qui venaient certainement de Dieu ; ceux d’Abimélech, de Jacob, de Laban , de Joseph, de Pharaon, de Salomon, de Nabuchodonosor, de Daniel, de Juda Machabée, de saint Joseph, époux de la sainte Vierge, étaient de véritables inspirations par lesquelles Dieu faisait connaître ses volontés à ces divers personnages, ou les instruisait d’événements futurs que lui seul pouvait prévoir. L’exactitude avec laquelle les événements ont répondu à toutes les circonstances de ces songes, ne nous laisse aucun motif de juger que c’étaient des effets naturels ou des illusions. Dieu sans doute est le maître d’instruire les hommes de quelle manière il lui plait, ou par lui-même, ou par ses anges, ou par des causes naturelles dont il dirige le cours ; et quand il le fait, il a soin d’y joindre des circonstances et des motifs de persuasion en vertu desquels on ne peut [p. 367, colonne 1] pas douter que ce ne soit lui qui agit. Cette vérité ne peut être révoquée en doute que par ceux qui ne croient ni Dieu ni providence.
Mais par cette conduite Dieu n’a point autorisé la confiance aux songe en général. Dans le Lévitique, c. 19, v. 26, et dans le Deutéronome, c. 18, v. 10, il défendit aux Israélites d’observer les songes ; l’impie Manassès donnait dans cette superstition, et cela lui est reproché comme un crime, II. Paralip., c. 33 , v. 6. L’Ecclésiaste dit que les songes peuvent causer de grands chagrins, c. 5 , v. 2 , et l’auteur de l’Ecclésiastique observe que c’a été pour plusieurs une source d’erreurs, c. 34, v. 7. Isaïe accuse les faux prophètes de désirer des songes, c. 56 , v. 10 ; Jérémie les tourne en ridicule, c. 23 , V. 25 et 27 , et il défend aux Juifs d’y ajouter foi , c. 29, v. 8, etc.
Les Pères de l’Église , comme saint Cyrille de Jérusalem, saint Grégoire de Nysse , saint Grégoire le Grand, le pape Grégoire II, ont répété ces leçons aux chrétiens ; un concile de Paris, en 826 , dit que la confiance aux songes est un reste du paganisme ; dans les bas siècles, Jean de Salisbéry, évêque de Chartres, Pierre de Blois et d’autres ont travaillé à dissiper cette erreur, Thiers, Traite des superst. t. 1 , I. 2 , chap. 5. Ce n’est donc pas faute d’instruction , si dans tous les siècles il s’est trouvé des esprits faibles qui ont ajouté foi aux songes.
Un savant académicien, Histoire de l’Académie des Inscriptions, t. 18, p. 124, in-12, a fait un mémoire dans lequel il prouve que ce préjugé a été commun à tous les peuples ; les Égyptiens, les Perses, les Mèdes , les Grecs, les Romains, n’en ont pas été plus exempts que les Chinois, les Indiens et les Sauvages de l’Amérique. Plusieurs philosophes les plus célèbres, tels que Pythagore, Socrate, Platon, Chrysippe, la plupart des stoïciens et des péripatéticiens, Hippocrate, Galien, Porphyre, Isidore, Damascius, l’empereur Julien, etc., étaient sur ce point aussi crédules que les femmes, et plusieurs ont cherché à étayer leur opinion sur des raisons philosophiques. D’autres, à la vérité, ont eu assez de bon sens pour se préserver de cette erreur ; on met de ce nombre Aristote, Théophraste et Plutarque ; Cicéron l’a combattue de toutes ses forces dans son second livre de la Divination, mais il ne l’a pas détruite.
En parlant des sauvages qui sont souvent tourmentés par les songes, un de nos incrédules modernes dit que rien n’est si naturel à l’ignorance que d’y attacher du mystère, et de les regarder comme un avertissement de la Divinité qui nous [p. 364, colonne 2] instruit de l’avenir ; que de là sont nés chez les peuples policés les révélations, les apparitions, les prophéties , le sacerdoce et les plus grands maux ; que rêver est le premier pas pour devenir prophète, etc. Il aurait dû faire attention que les philosophes qui ont raisonné sur les songes n’étaient pas des ignorants, et que tous ceux qui en ont eu, auxquels ils ont ajouté foi, ne se sont pas pour cela érigés en prophètes. L’homme le plus sensé et le moins crédule peut être fort ému par un songe bien circonstancié et vérifié ensuite par l’événement ; il peut sans faiblesse l’envisager comme un pressentiment, et l’article des pressentiments n’a pas encore été éclairci par les plus savants philosophes. S’il arrivait quelque chose de semblable à un incrédule, toute sa prétendue force d’esprit pourrait bien en être déconcertée. Les prophéties pour lesquelles nous avons du respect ne ressemblent point à des songes, et elles ont souvent été faites dans des circonstances qui ne laissaient pas le temps de rêver.
Bayle, que l’on n’accusera pas de crédulité ni de faiblesse d’esprit, a fait à ce sujet des réflexions très-sensées. Je crois, dit-il, que I’on peut dire des songes la même chose à peu près que des sortilèges ; ils contiennent infiniment moins de mystères que le peuple ne le croit, et un peu plus que ne le croient des esprits forts. Les historiens de tous les temps et de tous les lieux rapportent, à l’égard des songeset à l’égard de la magie, tant de faits surprenants, que ceux qui s’obstinent à tout nier se rendent suspects, ou de peu de sincérité, ou d’un défaut de lumière qui ne leur permet pas de bien discerner la force des preuves. Si vous établissez une fois que Dieu a trouvé à propos d’établir certains esprits, cause occasionnelle de la conduite de l’homme à l’égard de quelques événements, toutes les difficultés que l’on fait contre les songes s’évanouiront. Bayle s’attache ensuite à développer les conséquences de cette hypothèse, et il fait voir qu’en la suivant, les raisons par lesquelles Cicéron a combattu contre les songes n’ont plus aucune force. Or, continue-t-il, il suffit à ceux qui croient aux songes de pouvoir répondre aux objections ; c’est à celui qui;nie les faits de prouver qu’ils sont impossibles, sans cela il ne gagne point sa cause.Dict. Crit. Majus, Rem. D.
Nous n’avons aucune intention d’adopter la théorie de Bayle, nous ne la citons que pour faire voir aux incrédules qu’en décidant de tout avec tant de hauteur, ils ne connaissent ni les réponses que l’on peut donner à leurs objections, ni les difficultés que l’on peut leur opposer. Vainement, pour se tirer d’embarras, ils se retranche [p. 365, colonne 1] dans le système du matérialisme ; Bayle a fait voir dans l’article Spinosa, que même, en suivant ce système, ils ne peuvent nier ni les esprits, ni leur action, ni la magie, ni les démons, ni les enfers. Il ne leur reste donc que la ressource du pyrrhonisme, et ce philosophe en a encore démontré l’inconséquence et l’absurdité à l’article Pyrrhon.
Quoiqu’il y ait dans les livres saints une défense générale d’ajouter foi aux songes, et que les Pères de l’Église aient répété aux chrétiens la même défense, il ne s’ensuit pas que les personnages dont nous avons parlé aient eu tort de prendre les leurs pour des avertissements du ciel ; Dieu , qui les leur envoyait, les accompagnait de signes intérieurs ou extérieurs desquels on pouvait conclure avec certitude que ce n’était point de simples illusions de l’imagination.
Ceux qui ont raisonné sensément sur la facilité avec laquelle on se laisse émouvoir par les songes, ont avoué qu’elle a souvent été très-pardonnable.
Il est arrivé à une infinité de personnes d’avoir des songes suivis, circonstanciés, qui semblaient réfléchis et raisonnes, qui regardaient l’avenir, et qui ont été exactement vérifiés par l’événement. Comme cette correspondance ne pouvait pas être prise pour l’effet du hasard, on en a conclu qu’il y avait quelque chose de divin et de surnaturel. Ce phénomène devenu assez commun a fait croire qu’il en était de même de tous les songes, et que c’était un moyen par lequel la Divinité voulait faire pressentir l’avenir. Il n’y a là ni imposture ni fourberie ; le commun des hommes n’est pas obligé d’être philosophe, ni de faire à tout moment des réflexions profondes, pour savoir si tel événement est naturel ou surnaturel. Comme les païens étaient persuadés que le monde était peuplé d’esprits, d’intelligences, de génies, qui opéraient tous les phénomènes de la nature, qui étaient la cause de tous les événements, de tout le bien et de tout le mal qui arrive aux hommes, ils ne pouvaient manquer de leur attribuer tous les songes bons ou mauvais. C’est donc encore ici un fait qui prouve, contre les incrédules, qu’il n’est pas vrai que toutes les erreurs, les superstitions , les abus et les absurdités en fait de religion, sont venues de la fourberie des imposteurs et de l’astuce de ceux qui voulaient en profiter, presque tous ont trouvé plus de la moitié de la besogne faite.
Plusieurs sans doute ont su en tirer parti pour leur intérêt, puisque plusieurs s’attribuèrent le talent d’interpréter les songes ; ils en firent une science ou un art sous le nom d’onéirocritie ouonirocritie, terme [p. 365, colonne 2] grec composé όνειρος, songe, et ϰριτής, juge ; c’était une des espèces de divination. Nous voyons même, par le témoignage des Pères de l’Église, qu’il y avait chez les païens des hommes qui se vantaient de pouvoir envoyer aux autres des songes tels qu’il leur plaisait. Saint Justin, Apol., 1, n. 18 ; Tertullien , Apotoget., c. 20.
L’art dont nous parlons commença, dit- on, chez les Égyptiens, du religion,
il fut en honneur parmi eux. Warburthon prétend que les premiers interprètes des songes ne furent ni des fourbes ni des imposteurs ; il leur est seulement arrivé, dit-il, de même qu’aux premiers astrologues, d’être plus superstitieux que les autres hommes, et de donner les premiers dans l’illusion ; la confiance aux songes était généralement établie, ils n’en sont pas les auteurs. Quand nous supposerions qu’ils ont été aussi fourbes que leurs successeurs, du moins leur a-t-il fallu des matériaux pour servir de base à leur prétendue science, et ils les ont trouvés tous formés dans le langage hiéroglyphique des Égyptiens. Dans ce langage, un dragon signifiait la royauté, un serpent indiquait les maladies, une vipère désignait de l’argent, des grenouilles marquaient des imposteurs, le chat était le symbole de l’adultère, etc. Ces divers objets conservèrent la même signification dans l’interprétation des songes. Ce fondement, continue Warburthon, donnait beaucoup de crédit à l’art, et satisfaisait également celui qui consultait et celui qui répondait, puisque dans ce temps-là les Égyptiens regardaient leurs dieux comme auteurs de la science hiéroglyphique ; rien n’était donc plus naturel que de supposer que ces mêmes dieux, qu’ils croyaient auteurs des songes, y employaient le même langage que dans les hiéroglyphes. Il est vrai que I’oncirocritieune fois en honneur, chaque siècle introduisit, pour la décorer, de nouvelles superstitions, qui la surchargèrent à la fin si fort, que l’ancien fondement sur lequel elle était appuyée ne fut plus connu du tout. Ces conjectures peuvent être aussi vraies qu’elles sont ingénieuses ; mais nous n’avouerons pas que Joseph se servit de l’oncirocritie, et en suivit les règles pour interpréter les deux songesde Pharaon. Lorsque ce patriarche eut dans la Palestine, et dans sa première jeunesse, deux songes qui présageaient sa grandeur future, il ne connaissait pas les Égyptiens, et Jacob son père, qui pénétra très-bien le sens de ces deux rêves, n’avait jamais vu l’Égypte, Gen.,c. 37, v. 6. Lorsqu’il expliqua le songe de l’échanson de Pharaon et celui du panetier, Gen., c. 40, il ne fut pas question d’hiéroglyphes, et il leur [p. 366, colonne 1] déclara que Dieu seul peut interpréter les songes, v. 8. Quand il serait vrai que, dans le langage hiéroglyphique, les épis de blé étaient le symbole de l’abondance , et que les vaches étaient celui d’Isis, divinité de l’Égypte, cela n’aurait pas beaucoup servi à Joseph pour prédire sept années d’abondance suivies de sept années de stérilité ; les interprètes Égyptiens n’y avaient rien compris, Gen., c. 41, v. 8 ; il fil voir dans la suite que Dieu lui révélait l’avenir autrement que par des songes, c. 50, v. 23.
Les mages chaldéens faisaient aussi profession d’expliquer les songes, et il n’est pas probable qu’ils fussent allés étudier cet art en Égypte : nous ne connaissons ni leur méthode ni les règles qu’ils avaient imaginées ; mais, par la manière dont le prophète Daniel expliqua les songesde Nabuchodonosor, on voit évidemment que ces songesétaient surnaturels, aussi bien que la science de l’interprète ; aussi, pour les connaître et les expliquer, Daniel eut recours à Dieu et non à la science des Chaldéens, Dan., c. 2, v. 18.
Quelques dissertateurs ont prétendu qu’il y avait de l’erreur dans la manière dont ces songes sont rapportés dans les chap. 2 et 4 de ces prophètes ; nous avons fait voir qu’ils se sont trompés. Voyez DANIEL.
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