H. R. Lenormand. Dadaïsme et psychologie. Extrait de le quotidien « Comœdia », (Paris), 14eannée, n°2654, mardi 23 mars 1920, p. 1.
Henri-René Lenormand (1882-1951). Dramaturge et critique dramatique fortement influencé par la psychanalyse, en particulier par August Strinberg et Sigmund Freud. Parmi ses nombreuses publication retenons la plus connue pour l’audience qu’elle donna à la psychanalyse :
— Le Mangeur de rêve (1919).
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire personnel. Copyright sous © histoiredelafolie.fr
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DADAÏSME et PSYCHOLOGIE
Il y a des gens qui goûtent chez les dalaïstes le comique de l’absurde, la saveur les associations imprévues ;leur plaisir peut être comparer à celui qu’on prenait en Angleterre, à la nonsensical littérature. D’autres n’y veulent voir qu’une pitrerie maniérée. D’autres enfin, l’assimilent à une sorte de bolchevisme artistique — et cela n’est injurieux ni pour dada ni pour Lénine, mais prouve seulement que les auteurs de cette trouvaille sont victimes de l’espèce de névrose verbale qui obscurcit le vocabulaire contemporain.
Peut-être conviendrait-il d’examiner le dadaïsme au point de vue de l’a connaissance psychologique. Ce procédé nous permettrait de nous orienter parmi trop d’interprétations hésitantes.
« Le dadaïsme, écrit Huelsenbeck, un des chefs du mouvement, c’est le premier vagissement du nouveau-né. Dada. Nous ne sommes plus des nourrissons, mais des aèdes qui voulons tout recommencer. »
Cette définition parfaitement claire révèle une tendance bien connue en psychologie et baptisée : régression à l’enfance. On la trouve à la base de l’introversion mystique ; c’est elle qui préside, dans les religions, à ce désir obscur d’une régénération, d’une naissance nouvelle, dont les cérémonies baptismales ne sont que la dramatisation symbolique. S’immerger nudans les eaux et en ressortir pour être vêtu de blanc, —comme le prescrit le rite de Denys l’Aéropagite, —symbolise bien une naissance nouvelle, le désir de repasser par le sein de la mère. Certaines religions prescrivent même au néophyte, dans les phases de l’initiation, une attitude corporelle imitant la position intra-utérine du fœtus.
Si nous nous en tenions à celte interprétation du dadaïsme, nous pourrions y voir l’expression d’une tendance profondément humaine, commune aux races primitives et aux civilisées. Cela suffirait à le justifier à nos yeux. Nous regretterions seulement que ce processus du retour à sa mère qui a inspiré dans l’antiquité les splendeurs des cultes orphiques, égyptiens, persans et une partie de l’admirable liturgie chrétienne, produise chez les dadaïstes les « œuvres » que vous connaissez.
Mais d’après la psychologie la plus moderne, la régression infantile ne se trouve pas seulement à la base des phénomènes religieux. On la décèle également à l’origine de l’hystérie, de la psychonévrose et de la démence précoce. Elle serait la caractéristique habituelle des mal adaptés, des évadés de la vie réelle. Les médecins de l’école de Zurich, appliquant la psychoanalyse, la célèbre doctrine de Freud, au traitement des névroses et des psychoses, ont envisagé ces maladies comme l’effet des tendances sexuelles infantiles refoulées, défigurées et rendues méconnaissables. En remontant la chaîne des états affectifs et des accidents révélateurs, ils arrivent presque toujours à retrouver dans le subconscient un faisceau de désirs érotiques et sentimentaux datant de la petite enfance. Tendances homosexuelles ou incestueuses, haines parentales, toutes ces perversions de l’animalité du premier âge jouent un rôle important dans la formation de la psychonévrose. La maladie qui éclate à l’âge adulte ne serait qu’un moyen tardif de réaliser par l’imagination ces vieilles instances emprisonnées dans l’inconscient et demeurées insatisfaites. Les manifestations de la névrose ont parfois un caractère si nettement symbolique qu’elles permettent de déchiffrer avec sûreté les tendances vitales primitives du sujet. C’est dans ce sens que l’école de Freud lest considère comme une régression, un retour à la vie émotive de l’enfance.
Il serait excessif de vouloir assimiler les productions parfois si laborieusement déraisonnables des dadaïstes aux activités psychiques spontanées de la névrose. Il y a pourtant des rapprochements qui s’imposent et je crois que M. Henri Albert voit juste, quand a écrit, dans le Mercure de France, que le dadaïsme a été imaginé par des Allemands « aux nerfs détraqués et qui ont voulu revenir à la santé en imitant les balbutiements de la première enfance. » Cette volonté de guérison est si aisément discernable dans le contenu des névroses que Freud a pu des considérer comme « des actes par lesquels le malade cherche à se débarrasser d’instincts pénibles. Une défense naturelle de l’organisme contre [p. 1, colonne 2] la difficulté de l’adaptation du sujet au milieu social, à la réalité. »
Je ne pense pas que les écrivains dadaïstes eux-mêmes songent à récuser cette parenté. Nous les voyons constamment occupés de « la géographie, de leur constitution nerveuse », de « leurs compagnes lourdes de nerfs », des « faux plis de leur cerveau anxieux », etc. Un des chefs du mouvement libelle ainsi la dédicace d’un recueil de poèmes et de dessins : « Je dédie cet ouvrage à tous les docteurs neurologues en général et spécialement aux docteurs X, Y et Z ». C’est nous avertir qu’il s’agit plutôt de psychiatrie que de poésie.
Si l’on a tant soit peu réfléchi au mécanisme de la démence précoce, il est impossible de ne pas remarquer les analogies qu’il offre celui de la production dadaïste. Le langage étrange, la salade de mots, la glossolalie qu’emploient les aliénés dans leurs discours ou dans leur écrits, évoque à s’y méprendre la littérature dadaïste.
Le docteur Maeder écrit au sujet d’un cas de glossolalie observé par lui : « Les phrases sont de structure simple, composées de substantifs et de chiffres, sans verbes, conjonctifs ni pronoms (langue infantile, régressive). Une telle langue est « analogue, dans sa signification générale, à celle que les enfants se forgent pour être compris d’eux seuls et de quelques camarades de leurs jeux. (Langue d’Indiens.) »
Nous sommes tout près, on le voit, des poèmes dada les mieux authentifiés.
Mais, pour lies psychoanalystes, ce langage des déments précoces, où fourmillent les troubles de l’association des idées, (ambivalence, confusion, viscosité psychique, poussées de pensées, barrages), offre un sens. Cette activité cérébrale n’est incohérente que pour les observateurs superficiels. Elle devient logique, dès qu’on a pénétré dans la mentalité du malade. Les procédés habituels du dément précoce, — symbolisation des sentiments par des objets concrets, sexualisation du monde extérieur, condensation verbale de plusieurs objets en un seul, — constituent un système d’expression souvent adéquat à la pensée et dans lequel l’analyse retrouve les tendances cachées de l’aliéné, les conflits qui ont marqué le début de sa maladie.
Il est évident que la méthode d’interprétation psychoanalytique appliquée au mouvement dada donnerait de curieux résultats.
La langue hermétique dont s’ébahissent les foules apparaîtrait comme beaucoup plus significative que les dadaïstes eux-mêmes ne le souhaiteraient. Sans doute n’y retrouverait-on pas les graves complexes qui permettraient d’assimiler ces « aèdes » commerçants et voyageurs aux reclus des asiles de Zurich ; du moins connaîtrait-on le secret de leurs associations d’idées.
Quand ces messieurs nous parlent de héros incomparables emportés dans la boue des jarretelles sans preuves, ou des résidus (résédas) de l’appendice chromo résistant à toute distance, nous saurions avec quelque précision, non pas ce qu’ils veulent dire, mais ce qu’ils ignorent eux-mêmes avoir voulu dire.
Mis en demeure de s’expliquer, certains plaident le non-sens, Ia plaisanterie incohérente. Il n’existe pas de non-sens, ni de plaisanterie désintéressée, en psychologie.
C’est la grandeur, — ou la malédiction, — du cerveau humain de ne pouvoir rien produire arbitrairement. Quoi qu’il retienne, quoi qu’il associe, quoi qu’il souligne, il le fait sous la pression de forces révélatrices des tendances secrètes de l’âme.
On n’est pas un dément précoce parce qu’on singe la démence précoce. Mais du fait que l’on descend la pente pleine d’attraits qui côtoie la folie, on n’est plus le gai destructeur, le guérisseur par l’absurde que l’on se croit. Peut-être avons-nous besoin de soigner notre intoxication artistique et littéraire. Je doute que la santé nous soit rendue par des médecins qui, — sans le vouloir ni le savoir — parodient la grande névrose et l’aliénation mentale.
H.-R. LENORMAND.
P.-S. — Au moment où j’écrivais ces Lignes, l’émouvant article de M. Jacques Emile Blanche n’avait pas encore paru. Je partage douloureusement la détresse d’un grand artiste en présence de l’empoisonnement esthétique dont nous souffrons et j’attends avec curiosité les résultats de l’investigation à laquelle M. André Gide va se livrer.
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