Yves Delage. Portée philosophique et valeur utilitaire du rêve. Extrait de la « Revue philosophique de la France et de l’étranger », (Paris), 1, 1916, pp. 1-23.
Yves Delage (1854-1920). Zoologiste reconnu, polémiste, créateur de la revue « L’Année biologique » en 1895, il est nommé membre de l’Académie des sciences en 1901. Il s’intéresse de très près à la psychanalyse et surtout au rêve sur lequel il publie de nombreux articles, dont celui que nous mettons ici en ligne, qui sea repris dans son l’ouvrage parut l’année de sa disparition : Le rêve. Etude psychologique, philosophique et littéraire. Paris, Presses Universitaires de France, s. d. [1919]. 1 vol. in-8°, XV + 696 p. En outre il publia cette critique de la psychanalyse ainsi que deux autres articles sur le rêve :
— La nature des images hypnagogiques et le rôle des lueurs entoptiques dans le rêve. Article paru dans la revue « Bulletin de l’Institut Général Psychologique », (Paris), 6e année, n°1, janvier-mars 1905, pp. 235-257. [en ligne sur notre site]
— Sur les images hypnagogiques et les rêves. « Bulletin de l’Institut Général Psychologique », (Paris), 6e année, n°1, janvier-mars 1905, pp. 114-122. [en ligne sur notre site]
— Psychologie du rêveur. “Bulletin de l’Institut Général Psychologique”, (Pais), 13e année, n°4, juillet-octobre 1913, pp. 195-206. [en ligne sur notre site]
— Le rêve dans la littérature moderne. « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger« , (Paris), 1916.
— Une psychose nouvelle : la psychanalyse. « « Mercure de France », (Paris), vingt-septième année, n°437 ; tome CXVII, 1er septembre 1916, pp. 27-41. [en ligne sur notre site]
— La conscience psychique. A propos d’un livre récent de M. Kaploun. Article paru dans le « Bulletin de l’Institut Général Psychologique », (Paris), n° 4-6, 1919, pp. 163-187. [en ligne sur notre site]
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr
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Portée philosophique et valeur utilitaire du rêve (1)
Si l’on met à part certaines indications du précédent chapitre où nous avons quelque peu anticipé sur les conclusions de celui-ci, l’étude que nous avons faite jusqu’ici est toute de science pure et entièrement désintéressée. Nous allons dans ce chapitre déplacer notre point de vue et rechercher les réactions du rêve sur la vie éveillée et ses applications à la vie pratique et à la morale individuelle. De là découle la division de ce chapitre en deux parties, l’une relative à l’influence du rêve sur les croyances de l’humanité, l’autre où sera recherché le parti utile que l’homme peut retirer du rêve, les services qu’il peut lui demander.
I. — LE RÊVE ET LES CROYANCES DE L’HUMANITÉ.
Il est certaines croyances si universellement répandues à tous les âges de l’histoire et chez toutes les races, que l’on a senti la nécessité de leur trouver une explication aussi générale qu’elles-mêmes. Selon leur nature et surtout selon la mentalité et les opinions de celui qui les considère, on les désigne sous les noms de superstitions, de foi religieuse ou de croyances philosophiques ; on y voit des révélations divines ou des suggestions démoniaques, des effets de la magie ou de la sorcellerie, des interventions quelconques de puissances surnaturelles diverses, ou encore des produits de la raison s’exerçant en toute liberté.
Peut-être le rêve peut-il fournir aux faits de cet ordre une explication plus simple, plus objective et plus conforme aux tendances de la science moderne. [p. 2]
La nature illusoire des rêves est reconnue aujourd’hui presque sans exception, mais on peut se demander quelle pouvait être la condition mentale des sauvages préhistoriques auxquels il arrivait de voir reparaître en rêve des personnages dûment morts et enterrés, sinon même mangés. Il semble que la première idée qui dût venir à leur esprit était que quelque chose devait survivre au corps, ayant l’apparence même de ce corps, mais distinct de lui et capable, tandis que ce dernier reposait dans sa tombe ou ailleurs, d’errer dans la nuit, de visiter les personnes que le défunt avait connues ; de leur parler, de leur adresser des avis, des prières ou des menaces. De là, l’idée des ombres chez les anciens et des revenants chez les modernes. Ce n’est pas encore l’âme immortelle, mais cela ouvre la voie qui y conduit : cet être qui revient en songe n’est plus entièrement mort, peut-être le sera-t-il plus tard, mais il vient d’abord réclamer ce qui lui a été dérobé, implorer une sépulture ou crier vengeance pour quelque crime. De là à croire que cette effigie intangible, qui passe la nuit au travers des portes fermées et ne laisse au réveil aucune trace de son passage est immatérielle, indépendante du corps, il n’y a qu’un pas : c’est la croyance à la survivance de l’âme et bientôt, la religion et la philosophie aidant, la croyance à son immortalité et à la vie future dans un éden plus ou moins dématérialisé selon le degré de l’évolution mentale.
Je ne veux pas faire crier haro sur moi en ayant l’air d’insinuer qu’il n’y a pas d’autres raisons de croire à l’immortalité de l’âme et à la vie future ; je sais qu’il en est et je ne discute pas si elles sont meilleures ou pires, mais ce que je dis, c’est que l’origine de pareilles croyances peut bien être dans le rêve qui, le premier, aurait fourni à des intelligences barbares une notion positive, concrète, sur laquelle elles pussent s’appuyer.
Les croyances aux revenants, à l’immortalité de l’âme et à la vie future sont cousines germaines, bien que celles-ci soient plus évoluées, plus affinées que celles-là.
D’ailleurs cette idée ne m’appartient pas, bien que je l’aie conçue indépendament, et antérieurement à mes lectures sur ce thème. Déjà Hervey de Saint-Denis l’avait aperçue : il dit en effet p. 308 : « On trouve chez les philosophes et chez les poètes orientaux des passages relatifs à l’idée d’une existence antérieure qui me [p. 3] paraissent leur avoir été inspirés précisément par ces rêves dans lesquels nous voyons des choses qu’il nous semble connaître depuis longtemps et dont cependant au réveil nous ne nous souvenons point en avoir eu réellement connaissance. »
Havelock Ellis rapporte à Spencer la priorité de l’idée que la croyance aux esprits a son origine dans les rêves. Wundt voyait dans les rêves l’origine de l’animisme. Tylor trouve en eux la source principale de la religion et de la philosophie.
Il n’y aurait sans doute pas beaucoup à chercher pour trouver des idées semblables plus ou moins nettement exprimées par des auteurs plus anciens. Bien avant les précédents, vers 1820, Ch. Nodier avait, dans Le Pays des Rêves, formulé une véritable théorie de l’origine onirique des croyances religieuses. Il écrit en effet :
« C’est le rêve qui a enfanté les images terrifiantes des dieux de l’Inde et de la Chine; et de là à croire que ces dieux ont quelque part dans un autre monde une existence réelle, il n’y a qu’un pas. C’est donc dans le rêve qu’il faut chercher l’origine des religions. » A l’appui de son idée, il dit que de Protagoras jusqu’à Lalande, tous les hommes qui n’ont pas rêvé étaient des athées. Je doute que cette proposition soit absolue et, en ton f cas, je m’inscris en faux contre sa réciproque. sachant d’expérience personnelle qu’on peut être à la fois athée et grand rêveur. Mais cela n’empêche pas que j’accepte entièrement son opinion en ce qui concerne l’origine des croyances .
A une époque plus récente, Beaunis, à son tour, développe la même idée d’une façon très précise et en excellents termes. Il dit en effet, p. 285 :
« Les légendes qu’on trouve à l’origine de toutes les religions, les croyances aux êtres fantastiques les plus invraisemblables, les visions des mystiques, les manifestations quelquefois si étranges de l’art primitif (hindou, étrusque), ont en grande partie leur point de départ dans les souvenirs du rêve. L’Apocalypse de saint Jean n’est qu’un long rêve sur lequel a vécu le Moyen Age. Ce sont les rêves des mystiques qui ont engendré cette doctrine de l’Adoration du Sacré-Cœur, qu’a transformé le catholicisme, et on sait quelle est aujourd’hui l’influence de cette doctrine sur les consciences. La croyance à la survivance après la mort a son origine dans le rêve. »
El plus loin, p. 286 : [p. 4]
« Voilà un homme primitif, ignorant, qui, dans un rêve voit apparaître un être qu’il a perdu : père, frère, compagne. Cet être lui parle, va, vient, agit dans les occupations auxquelles il se livrait de son vivant. Il en conclura naturellement que cet être n’est pas mort tout à fait et que quelque chose de lui survit après le trépas. Ce qui survit ne peut être le corps lui-même qui se corrompt et se détruit ; c’est donc quelque chose à côté du corps et distinct de lui. Comme les images du rêve sont en général peu intenses et affaiblies, ce quelque chose qui survit doit être une sorte de forme vague, un double, une ombre. Puis. graduellement cette idée qui ne s’est développée ni en un jour ni chez un seul homme, mais par une lente élaboration dans une série de générations, cette idée se transforme et s’épure ; de la croyance grossière à une ombre qui survit après la mort avec les mêmes goûts et les mêmes occupations que pendant la vie se dégage peu à peu dans ses diverses manifestations, la conception philosophique et religieuse d’une âme immortelle et d’une vie future avec son cortège de récompenses et de châtiments. »
De son coté, Freud déclare que les mythes et les légendes se développent suivant le même mécanisme que les rêves. Par contre, Durkheim nie l’influence des rêves sur l’homme primitif par comparaison avec le paysan qui semble rêver très peu et n’attacher pas grande importance à ses rêves. Mais Havelock Ellis fait remarquer qu’il serait abusif de conclure du paysan actuel à l’homme primitif, lequel devait ressembler surtout aux sauvages, beaucoup plus impressionnables, et chez lesquels sont toujours certains individus, sorciers, prêtres, devins, que leur mentalité et leur rôle dans la tribu rendent beaucoup plus susceptibles d’avoir des rêves, de leur accorder attention et d’en tirer parti. On trouvera dans l’ouvrage d’H. Ellis un intéressant exposé de ces questions, auquel je préfère renvoyer parce qu’elles m’entraîneraient trop loin de mon sujet.
D’après M. Ellis, le rêve par la dissociation des différentes facultés psychiques et la tendance à l’objectivation de nos propres pensées, reproduit la condition psychique infantile, qui est aussi celle des peuples primitifs. C’est cette tendance à l’objectivation qui, chez ces derniers, enfante les anges et les démons. Ellis adopte même ridée de Giessler, que la subconscience du sommeil
correspond à l’état psychique embryonnaire. Il voit une preuve de [p. 5] la légitimité de cette assimilation dans la similitude des attitudes, dans le sommeil et avant la naissance dans l’embryon. Il semble bien probable que cette ressemblance a des causes purement physiologiques el ne permet aucune induction légitime sur les affinités psychologiques. Même si ces dernières étaient réelles (ce que je ne crois pas, vu l’absence presque complète d’impressions sensorielles chez le fœtus), la preuve fournie ne vaudrait rien.
En dehors de ces croyances, il me semble qu’il en est d’autres dont la responsabilité pourrait être, au moins partiellement, rapportée au rêve. Il serait intéressant de rechercher dans les observations précises et scrutées avec la méthode scientifique que savent manier aujourd’hui les psychologues et les psychiatres les faits se rapportant à la télépathie, à la suggestion mentale et à la prétendue influence d’êtres immatériels sur les choses de la vie terrestre.
Je puis citer ici à l’appui de celte idée un exemple qui me paraît fort démonstratif, fourni par une personne intelligente et cultivée, Mlle A., dont les croyances n’ont rien de commun avec les vulgaires superstitions :
« Après les obsèques, je vins à passer la nuit dans le lit où mon père avait été étendu. Vers le milieu de la nuit je me sentis envahir par une sorte de fluide qui semblait venir du matelas et j’eus une impression de légèreté et d’élévation. Mon père alors m’apparut à la tête de mon lit. Sa physionomie était radieuse. Il me parla d’une voix qui n’avait rien de terrestre ct que je ne puis comparer qu’aux vibrations de beaucoup de fines cordes métalliques légèrement agitées. Il me dit qu’il était très heureux, qu’il ne m’avait pas quittée ; que, beaucoup plus puissant maintenant, il me protègerait et me rendrait ce que j’avais fait pour lui. Cette réflexion me surprit beaucoup, n’ayant jamais eu conscience du moindre acte de dévouement à son égard, mais au contraire, me voyant sans cesse de sa part, l’objet de continuelles gâteries. Je me sentais parfaitement éveillée et j’en fis la remarque, heureuse que cette vision fût quelque chose de réel. Elle me laissa un tel sentiment de consolation et de réconfort que je sens toujours près de moi la présence de mon père et en ai des signes évidents. »
Comme on le voit, il s’agit ici non d’un rêve , mais d’une vision à l’état de veille ; du moins, est-ce ainsi que l’interprète très nettement [p. 6] le – sujet. Mais il semble bien qu’il n’y ait pas là une différence capitale qui interdise de citer cet exemple à l’appui de notre opinion. Il en est résulté chez cette personne une croyance profondément enracinée, d’après laquelle l’esprit de son père resterait présent près d’elle, présence réconfortante dans laquelle elle a puisé l’énergie morale nécessaire à supporter l’épreuve terrible de son isolement. Et la chose est d’autant plus remarquable qu’elle n’a point de convictions religieuses qui l’aient préparée à celte croyance.
C’est d’une façon analogue que pourrait s’expliquer la croyance à la préexistence, sinon celle de Pythagore et des anciens, au sujet de laquelle je ne veux hasarder aucune hypothèse, du moins celle qui, chez les modernes, a revêtu la forme d’une vague impression, d’une sorte de souvenir à demi inconscient, celle que Walter Scott a décrite dans l’ Histoire de la démonologie et de la sorcellerie et qui imprègne tant de belles. pages dans l’œuvre de P. Loti ainsi qu’un curieux livre d’H. de Régnier, Le Passé vivant.Cela s’explique, à mon avis, tout naturellement de la manière suivante. Il nous arrive parfois d’éprouver à la vue d’un être, d’un tableau, d’un paysage, une impression intense de bien connu, quoiqu’il nous soit impossible de trouver dans notre mémoire la moindre trace d’une perception première qui nous l’aurait fait connaître pendant notre existence actuelle. On en peut trouver la raison dans le fait que nous avons déjà vu la nième chose ou une chose très semblable dans une circonstance dont lesouvenir s’est perdu, par suite de quoi il nous est impossible de la localiser dans le temps. L’amour du merveilleux fait le reste. II n’est nullement nécessaire pour expliquer de pareils cas, d’invoquer la singulière hypothèse de L. Wigan, d’après laquelle la première impression eût été perçue par un hémisphère tandis que l’autre était occupé à d’autres spéculations, en sorte que lorsqu’une seconde impression viendrait plus lard frapper le second hémisphère, celui-ci la percevrait comme une impression première à laquelle s’ajouterait une vague notion de déjà-vu qui n’arriverait pas à se préciser. Bien plus énergiquement faut-il rejeter l’idée admise implicitement ou explicitement par plusieurs, en particulier par Mme de Manacéïne, d’après laquelle les états psychiques pourraient se transmettre de génération en génération, [p. 7] grâce à la continuité du plasma germinatif. La longue étude qui a été faite relativement à la transmissibilité des caractères acquis a montré que ce qui pouvait se transmettre, c’était une conformité de structure et de constitution chimique, mais nullement une acquisition nouvelle d’un caractère matériel ou psychique. Si pareille transmission était possible, il y a longtemps que l’enfant saurait parler de naissance ou au moins parlerait de lui-même séparé de tout contact humain, à l’âge où se développent les circonvolutions cérébrales en rapport avec le langage, tout comme, ainsi que l’a montré L. Boutan, le gibbon, séparé dès sa naissance de ses forêts ancestrales et élevé dans un appartement de Paris, fait entendre à l’époque de la puberté un chant extrêmement particulier, manifestation réflexe de l’excitation sexuelle qui se produit en lui sous l’influence du développement des glandes génitales.
Dans un ordre d’idées quelque peu différent, il semble bien aussi que l’on puisse attribuer au rêve une part au moins dans la croyance aux incubes et aux succubes ct aux scènes du Sabbat.
Ces croyances ont eu sur la vie réelle de l’homme éveillé une influence extrêmement grande qu’il n’est pas utile de faire toucher du doigt. Mais il serait abusif d’attribuer leurs effets matériels au rêve en s’appuyant sur ce qu’il se trouve à l’origine lointaine et oubliée de ces diverses croyances. Il n’en est peut-être pas de même pour certains cas plus particuliers.
Ce à quoi je fais allusion en ce moment est le vampirisme, pour lequel nous devons à un auteur qui n’est pas un psychologue de métier, mais un romancier à l’esprit très pénétrant, Ch. Nodier, une étude qui mérite d’être analysée ici.
Dans sa note sur le Vampirisme, qui fait suite à Smarra, Nodier émet une idée qui parait fort intéressante au point de vue de la pathologie mentale et, dans une certaine mesure, de la responsabilité judiciaire. Pour lui, le vampirisme a deux facteurs : le cauchemar , qui présente à l’esprit la scène d’anthropophagie, et le somnambulisme, qui la fait passer du rêve dans les actes. Il s’agit ici, bien entendu, non de ce vampirisme d’outre-tombe (dont déjà Voltaire avait montré qu’il n’est qu’une grossière superstition) consistant en ce que des morts sortiraient de leur tombe pour sucer les vivants, mais de celui dont Nodier affirme l’existence chez les Morlaques et les Esclavons, où le vampire (vukodlack) est [p. 8] un dément ou un obsédé parfaitement vivant qui va sucer des vivants ou plutôt se repaître du cadavre des morts.
On pourrait se demander s’il ne se passe pas quelque chose d’analogue pour les détraqués qui ont été surpris s’introduisant la nuit dans les cimetières non pour voler des bijoux, ce qui ne comporte aucun dérangement de l’esprit, ni pour dévorer des cadavres, fait qui sans doute ne se présente plus de nos jours si tant est qu’il ait jamais existé, mais pour se livrer sur eux à des actes obscènes. N’y aurait-il pas ici soit une combinaison de rêve et de somnambulisme, comme le suggère Nodier dans Le Vampirisme, soit une simple auto-suggestion par le rêve d’actes dont l’idée s’insinue dans un esprit malade et qui paraissent dans le rêve parce qu’elles sont repoussées à l’état de veille,.
Le vampirisme n’est pas le seul phénomène par lequel se puisse traduire l’influence des rêves sur la vie éveillée. En dehors de ces faits odieux et horribles, on trouverait sans doute dans des rêves, si l’on cherchait assidûment de ce côté, l’explication de certains actes auxquels leurs auteurs se sont sentis poussés comme par une force mystérieuse. Nodier semble bien avoir entrevu ces choses quand il émet l’idée suivante qu’il ne fonde sur aucune observation mais qui est hautement suggestive et paraît bien d’accord avec les règles de la plus saine psychologie. D’après lui les actes que l’on répète fréquemment en rêve sollicitent le rêveur à les accomplir dans la vie éveillée. Par là, le rêve donnerait naissance à la manie : c’est en lui que toute folie aurait ses racines.
D’autre part, toujours selon Nodier, le rêve a une force communicative, nous dirions-aujourd’hui une puissance de suggestion, par , suite de laquelle ses effets s’étendent de proche en proche parmi ceux qui ont entre eux des relations journalières ; et par là cette folie peut devenir épidémique.
Il y aurait là à ce qu’il nous semble toute une élude à faire, digne de tenter aussi bien le moraliste que le psychologue. Pour bien marquer de quoi il s’agit, je demande en l’absence d’observations vraies que je n’ai pas en ce moment sous la main, la permission de faire appel encore une fois à un romancier, Guy de Maupassant, dans la nouvelle intitulée Magnétisme. L’auteur met en scène un sceptique contant à un groupe d’amis un rêve qui a eu sur sa vie une étrange influence. Avant de se coucher, il a d’abord à sa [p. 9] table de travail une hallucination (ne serait-ce pas une vision hypnagogique méconnue ?) : une femme lui apparaît entièrement nue. Cette vision le surprend d’autant plus que cette femme il la connaît bien et la considère comme indigne de tout intérêt. Vingt fois il l’a vue sans songer à arrêter sur elle son regard. Il se couche et, en rêve, dans trois songes différents séparés par de courts réveils, il la revoit, mais cette fois dans ses bras et il la possède tout entière. Le lendemain, encore sous l’émotion de ce rêve si intense, il va chez cette femme, la trouve seule ; elle tombe dans ses bras et devient sa maîtresse.
Quelle explication donner à ce rêve prophétique ? Magnétisme, disent les auditeurs, influence secrète de quelque force supranaturelle. Et c’est bien au fond l’idée de Maupassant, car la croyance au magnétisme et aux forces secrètes circule dans toute son Œuvre. Mais il soupçonne une interprétation physiologique et la met dans la bouche de son rêveur sceptique. « C’est peut-être un regard d’elle que je n’avais point remarqué et qui m’est revenu cc soir-là par un de ces mystérieux et inconscients rappels de la mémoire qui nous représentent souvent des choses négligées par notre conscience, passées inaperçues devant notre intelligence ! »
Eh bien oui, c’est cela. Maupassant eût calqué sa conception sur la théorie que j’ai publiée en 188l qu’il n’aurait pas dit autrement. Cette théorie nous permet de préciser son explication. Assurément cette femme a lancé à cet homme un de ces coups d’œil éloquents où une femme se donne. Peine perdue, l’homme l’a à peine remarqué et a relégué cela au rang des choses indignes de retenir l’attention parce que cette femme ne lui inspire aucun intérêt. Mais l’impression se réveille pendant le sommeil et devient le primum movens de la scène rêvée. Ce qui est à remarquer, et c’est pour cela que nous insistons sur ce cas, c’est que le rêve est devenu la cause déterminante d’actes de la vie réelle de haute importance, car c’est bien la scène du rêve et non l’impression première initiatrice de cette scène qui a poussé le rêveur à se rendre chez cette femme et à en faire sa maîtresse. C’est là un bel exemple de ce phénomène sur lequel nous aurons à revenir plus loin de l’influence des rêves sur nos actes de la vie réelle.
Cet exemple vécu que je déclarais ci-dessus me manquer, je le trouve un peu tardivement et presque calqué sur celui de Guy [p. 10] de Maupassant dans cette mine inépuisable qu’est le livre d’Hervey de Saint-Denis. Nous lisons en effet, p. 348 :
« L’influence des actions habituelles des hommes sur la nature de leurs songes n’est contestée par personne ; celle de leurs songes sur leur moral et sur leurs actions est infiniment plus forte et plus fréquente, à mon avis, qu’on ne le croit généralement. Des gens graves m’ont avoué que l’attraction ou l’éloignement qu’ils avaient éprouvé instinctivement pour quelques personnes n’avaient peut-être pas eu d’autre origine qu’un rêve agréable ou désagréable, auquel ces personnes s’étaient trouvées mêlées. Je connais quelqu’un qui devint tout à coup très épris d’une jeune fille qu’il voyait presque chaque jour depuis longtemps sans y faire la moindre attention, et cela uniquement parce qu’elle lui apparut dans un de ces songes passionnés et pleins d’enivrements où l’imagination déploie toutes ses ressources. »
L’idée avancée par Nodier, Guy de Maupassant, Hervey, nous l’exprimons aujourd’hui en disant que le rêve est une source d’auto-suggestions. Il y aurait intérêt à rechercher si cette idée est vérifiée par un nombre suffisant d’observations authentiques.
S’il en était ainsi, il y aurait dans la combinaison de ce facteur et de ma théorie du rêve une interaction de causes et d’effets qui pourrait avoir des résultats bien dignes d’attirer l’attention. L ‘idée d’une action blâmable, disons d’une violence quelconque, s’insinue dans l’esprit d’un homme dont la conscience est droite mais dont la volonté est faible. Cette idée, il la repousse de toutes les forces de sa conscience. Conformément à ma théorie, elle vient l’obséder en rêve. Il se voit dans des songes impressionnants accomplissant ce crime (un viol ou un assassinat, ou simplement un vol). A la longue, une invincible force d’imitation, un besoin de céder à cette auto-suggestion, qui est presque de l’hétéro-suggestion, car le rêve agit sur lui à la façon d’un conseiller étranger, se développe en lui ; plus il y résiste, plus il repousse l’idée, plus elle revient l’assaillir en rêve et fortifier l’auto-suggestion qui, finalement, triomphe. De ce-moment, dès que le crime a été accompli, le malheureux s’abandonne à des méditations incessantes sur son acte qui dès lors cesse de l’obséder en rêve et il se retrouve homme normal mais livré au remords du crime qu’il a commis. Par des faits de ce genre s’expliqueraient naturellement certains rêves [p. 11] prophétiques ou prémonitoires. L’on voit que l’intérêt de pareilles conséquences dépasse la psychologie du rêve et s’étend aux graves problèmes de la responsabilité.
II. — VALEUR ULITAIRE DU RÊVE.
L’idée que les rêves peuvent avoir une utilité pratique n’est pas très nouvelle. Mais cette utilité a été comprise de façons fort différentes. Sans parler des rêves prophétiques ou prémonitoires au sujet desquels nous nous sommes expliqués ailleurs dans cet ouvrage, on trouve de-ci, de-là, des indications sur les services que l’homme éveillé peut demander à ses rêves.
Un moraliste à rebours a dit que le meilleur moyen de chasser la concupiscence était de la satisfaire. On voit où nous mènerait l’application d’un pareil principe dans la vie réelle ; le rêve ne pourrait-il nous procurer les mêmes avantages sans les mêmes inconvénients ?
D’après Claparède, les rêves auraient pour fonction de servir de soupape de sûreté aux sentiments que les idées morales nous obligent à refouler pendant la veille et qui trouvent à se manifester dans le sommeil sans retentir par leurs effets sur notre vie éveillée. J’admets qu’il en est ainsi pour un homme d’un caractère assez fortement trempé pour résister à des suggestions de cette sorte, et assez philosophe pour se rendre compte que cette satisfaction en rêve possède, à bien peu de chose près, tous les avantages de la réalisation effective sans en présenter les inconvénients. Mais ce n’est là qu’une exception rare et, dans la plupart des cas, le résultat sera inverse ainsi que nous l’avons montré ci-dessus : celui qui aura obtenu en rêve la réalisation de désirs secrets sera porté par esprit d’imitation, par suggestion, à la réalisation effective des scènes de son rêve. La conception de Claparède est à peu de chose près le contre-pied de celle que je crois vraie et qui va être développée ici même.
Claparède est d’avis que le rêve aurait pour fonction de renouveler des souvenirs qui, n’ayant pas occasion d’être évoqués à l’état de veille, risqueraient de s’évanouir pour toujours. Ne serait-ce qu’en raison de son caractère finaliste, cette proposition ne saurait [p. 12] être acceptée, même si le fait qu’elle invoque était vrai, et nous avons vu qu’il l’est bien peu.
Vaschide dit que, grâce aux rêves, aucun souvenir n’est jamais tout à fait perdu. C’est généraliser d’une façon tout à fait illégitime quelques cas bien rares attribués à la prétendue hypermnésie dans le rêve. En fait, malgré les souvenirs anciens qu’il ravive quelquefois, immense est le nombre des faits qu’il laisse dans l’oubli complet et définitif.
Davidson, Burdach, Novalis assurent que les rêves servent de cuirasse contre la monotonie, l’uniformité et la trivialité de la vie réelle.
Boris Sidis estime que leur utilité téléologique est d’interrompre la routine de la vie habituelle et de former des associations nouvelles. Le rêve constituerait donc un exercice de récréation.
Claparède attribue aux rêves une fonction analogue à celle que Groos attribue au jeu : une fonction de diversion .
Si l’on veut bien mettre de côté la forme finaliste de ces propositions et n’y voir que l’expression d’un phénomène objectif dont l’homme peut apprendre à tirer parti, je suis tout prêt à y souscrire et cela d’autant plus que j’en ai fait personnellement l’application depuis de longues années. J’ai la bonne fortune d’être optimiste dans mes rêves. A de rares exceptions près, tout m’y réussit, tout n’est qu’agrément et il n’est guère de matins où je ne me réveille connaissant de nouvelles impressions, de nouveaux sites, ayant parcouru de nouvelles aventures, que je n’échangerais pas volontiers contre celles de la vie réelle, ne leur reprochant que d’être trop fugaces et d’exiger pour être retenues dans la mémoire une attention soutenue, une application à se les répéter plusieurs fois, à les redire à l’état de veille, voire à les noter par la plume [mieux encore serait-ce par le pinceau] et à leur conférer par là une solidité presque du même ordre que celle de mes impressions de la vie éveillée. Combien de fois pendant les périodes pénibles de mon existence, me suis-je dit, en retrouvant au réveil la perspective des ennuis de la journée : « Bah, de quoi me plaindrais-je, j’ai déjà eu la part de bonheur à laquelle tout homme a droit. » Que de gens, ouvriers, petits patrons, employés de bureau ou même attachés à des professions libérales, qui supportent avec peine les tristesses d’une vie monotone, trouveraient dans le rêve une [p. 13] compensation suffisante, si, à la chance d’en avoir d’agréables, ils joignaient la science d’en tirer parti !
Mais combien cela est rare ! La plupart du temps on ne voit dans les rêves qu’une matière sans valeur et l’on considère comme indigne d’un homme sage de leur accorder la moindre attention. Combien cela est mal raisonné ! Mme de Manacéïne cite dans son livre le trait suivant :
« Moi-même, j’ai rencontré une vieille de soixante ans qui gardait le souvenir d’un rêve comme du plus joyeux, du plus heureux événement de toute sa longue vie. Il fallait voir comme elle se ranimait quand elle se prenait à raconter son rêve unique et sacré, qui avait jeté le seul rayon de bonheur et de splendeur sur son existence de petites misères monotones, de petites joies sans éclat et sans entrain. Dans ce rêve mémorable, la pauvre femme se voyait en visite au palais, chez le tsar lui-même. Elle ne se fatiguait jamais de le raconter avec tous ses détails les plus minutieux et il faut dire à la vérité que ce rêve représentait le seul élément poétique dans sa vie monotone de labeur et de peine, dans sa vie sevrée de toute distraction. »
Ainsi, les rêves constituent un élément de haute valeur pour introduire dans la vie, si l’on en sait tirer parti, des plaisirs fins, délicats, artistiques, originaux et peu coûteux.
Sous un autre rapport, ils peuvent présenter, non pour la généralité des rêveurs, mais pour une catégorie spéciale, une utilité d’une nature plus intéressante et plus positive. J’estime en effet qu’il y a lieu d’attacher une réelle importance aux extraordinaires tableaux que le rêve nous présente après en avoir été chercher les éléments dans les recoins les plus invraisemblables de notre magasin aux clichés-souvenirs, en suivant le fil conducteur des associations d’idées les plus imprévues.
Les artistes de tout ordre, littérateurs, poètes, musiciens, peintres, sculpteurs, architectes, y peuvent, suivant l’exemple du grand Léonard de Vinci (voir ch. X) trouver des inspirations d’un haut intérêt artistique.
Je ne crois pas que jamais le rêve fournisse des productions de valeur complètement réalisées ; au chapitre de la cérébration créatrice nous nous sommes expliqués sur ce point, mais il peut fournir des suggestions piquantes, imprévues, voire grandioses et [p. 14] stupéfiantes sur lesquelles. d’ailleurs le talent de l’artiste aura à s’exercer laborieusement pour en tirer quelque chose de vraiment beau, mais le service rendu n’en sera pas moins considérable car, en pareille matière, le difficile n’est pas de corriger, de perfectionner, mais d’inventer .
Combien de fois n’ai-je pas regretté au réveil de ne savoir point manier le crayon, le pinceau ou l’argile à modeler et quelles compositions magistrales et stupéfiantes n’aurais-je pas élaborées, à ce qu’il me semble du moins, en puisant à pleines mains dans les conceptions de mes rêves ! Et je ne songe pas seulement en disant ces choses aux productions baroques d’un Callot, mais à des œuvres réalisant le beau vrai, idéal, en réservant au sens esthétique et au sens critique le soin d’élaguer, de corriger dans ce qu’elles auraient d’incorrect, les données fournies par le rêve, qui n’en resterait pas moins le collaborateur principal.
Mais n’en est-il pas ainsi dans une certaine mesure sans que peut-être on l’ait suffisamment reconnu ?
Je pense que la littérature, la musique, la peinture, la sculpture, l’architecture, tous les arts enfin, doivent quelque chose au rêve qui a fécondé les pensées des maîtres. Dans quelques cas exceptionnels, l’aveu en est parvenu jusqu’à nous : Mme Valette dit que quand elle était jeune, ses rêves étaient si vivants qu’elle croyait avoir une double existence, qu’elle confondait sa vie réelle et sa vie de rêve. Elle écrivait à douze ans et devint romancière en développant ses rêves .
Est-il utile de rappeler ici la fameuse Sonate de Tartini, et, parmi les romanciers, Hoffmann, Ed. Poë, Nodier, Coleridge, etc., sans parler des modernes ?
Est-il possible. de ne pas voir des images de rêve dans certains tableaux de Callot et de Goya, et n ‘est-ce pas dans des rêves, ainsi qu’on l’a suggéré, que sont apparus pour la première fois dans l’esprit des hommes, les figures bizarres ou monstrueuses qui décorent les pagodes de la Chine ct de l’Inde ?
Je ne serais pas étonné que la part légitime du rêve dans les productions artistiques ne dépassât de beaucoup ce qui a été avoué et reconnu ; maiscomment en fournir la preuve ? Je ne veux pas insister sur ce point, mais je reste convaincu qu’une étude approfondie portant sur tous les arts aux diverses époques fournirait de curieuses révélations. [p. 15]
Des bienfaits d’une tout autre nature peuvent être demandés au rêve el c’est par leur examen que je terminerai ce chapitre, parce que je vois en eux l,a plus intéressante des conclusions aux quelles nous ayons été conduits pal’ la’ théorie développée dans ce livre.
L’idée d’attribuer aux rêves une signification qui permette d’en tirer parti remonte aux premiers âges de l’humanité. Aux époques lointaines où l’absence de toute notion anatomique et physiologique rendait impossible l’interprétation exacte des phénomènes biologiques, et où la croyance à des forces surnaturelles conscientes, se mêlant sans cesse à la vie des hommes, était universellement répandue, il était naturel que l’on se demandât si le rêve n’avait pas une signification, s’il ne contenait pas l’explication plus ou moins voilée de faits intéressant l’homme, à la condition que l’on sût les interpréter. De là l’idée des rêves prophétiques qui ont joué un certain rôle dans l’histoire et dont il a été question dans un précédent chapitre.
Cependant la conformité des songes avec la réalité future se trouve si généralement en défaut, qu’il a bien fallu faire un départ entre les songes ordinaires, simples jeux de la pensée, et certains songes exceptionnels considérés comme envoyés par la divinité à titre de conseil ou d’avertissement.
Aujourd’hui tout cela est bien démodé et n’a rien gardé de la grandeur épique d’antan ; on trouve encore des ouvrages intitulés : La Clef des songes ;mais je doute qu’ils aient beaucoup de lecteurs convaincus. Les gens sensés considèrent aujourd’hui les songes comme une matière négligeable, bonne à nous divertir un instant, mais dont il n’y a rien à tirer de sérieux.
C’est tomber d’un excès dans un autre et je me propose de montrer ici que le rêve prophétique, sans avoir rien de commun avec la conception ordinaire correspondante, n’est pas tout à fait inexistant et que, convenablement interprétés, les rêves peuvent avoir dans quelques circonstances d’ailleurs assez rares, une signification utile à connaître.
Il résulte de tout ce qui a été exposé au cours de cet ouvrage que les rêves reproduisent la plupart du temps les idées qui, dans la vie réelle, ont été comprimées, refoulées, soit par des circonstances intercurrentes, soit par un acte de notre volonté. Les idées refoulées [p. 16] par des circonstances intercurrentes sont quelconques et ne sauraient être systématisées, puisque ce sont simplement celles qui, par hasard, occupaient la pensée au moment où est intervenue la circonstance qui les a chassées. Il n’en est pas de même pour celles que nous avons refoulées à bon escient. Si nous avons agi ainsi à leur égard, c’est qu’elles étaient d’une nature particulière, importunes ou choquantes, parce qu’elles blessaient quelqu’un de nos sentiments. Or, les choses qui nous blessent et nous choquent sont souvent celles que nous n’aimons pas à nous avouer à nous-mêmes, celles sur lesquelles nous fermons inconsciemment ou volontairement les yeux pour nous illusionner. Eh bien, ces choses, ces sentiments, ces tendances, ces impulsions que nous nous cachons à nous-mêmes, le rêve nous les met brutalement sous les yeux, et, ce faisant, il nous rend service à condition que nous sachions en profiter. La démonstration en pareille matière est plus difficile encore que pour les autres problèmes du rêve, car ici nous avons à lutter non seulement contre la pénurie de matériaux et contre la difficulté de les colliger sans qu’ils soient altérés par les déformations volontaires ou involontaires que leur infligent ceux qui les racontent, mais aussi contre la difficulté d’obtenir des confessions intimes, souvent peu agréables pour ceux qui les feraient. Ici nous le répétons encore, car cette observation trouve sans cesse son application au cours de cet ouvrage, c’est en soi-même que chacun trouvera, par l’auto-observation, la confirmation des faits que j’avance, et cette démonstration sera plus valable que celle qui s’appuierait sur des exemples venant d’autrui. Prenons donc des exemples imaginaires auxquels nous demanderons seulement de faire comprendre clairement de quoi il s’agit.
Rêves de Durand et Dupont. — Durand dirige une importante maison de commerce. Il a pour caissier Dupont, en qui il a une absolue confiance, parce que depuis trente ans cet employé modèle gère sa caisse sans avoir jamais abusé de sa confiance. Cependant depuis quelque temps certains indices extrêmement vagues font naître dans son esprit des soupçons qui n’arrivent pas à se formuler ou si quelquefois ils se présentent à sa pensée d’une façon plus précise, Durand les repousse avec indignation comme s’il se rendait, en les accueillant, coupable-envers Dupont d’une injure imméritée. Or, voilà qu’une nuit, Durand rêve qu’il prend Dupont la [p. 17] main dans le sac ; mais, comme Durand est un esprit fort, il ne cède pas aux préjugés du vulgaire et refuse d’accorder aucune importance à ce futile incident. Deux fois, trois fois, le même rêve se reproduit sans plus de résultat et voilà qu’un matin, entrant dans son bureau, il trouve la caisse vide et Dupont déguerpi. Plus avisé ou instruit par les théories de ce livre, il se serait dit en voyant ce rêve revenir avec persistance que c’était là l’indice que l’idée correspondante s’était présentée à son cerveau avec une certaine insistance, qu’il l’avait refoulée et qu’au lieu de la repousser sans examen, il eût été plus sage de tenir compte de ses appréhensions et de vérifier sa caisse comparativement avec les écritures de Dupont. Faute d’avoir fait ainsi, il perd une notable partie de sa fortune et comme conclusion philosophique, déclare que cela devait arriver parce qu’il en avait été averti en rêve. Voilà du rêve prophétique moderne.
Passons à Dupont maintenant.
Dupont a été pendant de longues années le modèle des caissiers intègres ; sa réputation intacte en fait foi, mais il se laisse sur le tard devenir la proie d’un vice secret : c’est le jeu, ou les courses, ou quelque aimable courtisane qui sait réveiller ses sens émoussés, tandis que Mme Dupont croit accomplir tous ses devoirs en gérant sa maison avec un ordre parfait. Son vice a bientôt épuisé ses petites économies et trouvé le fond de la bourse des amis. Cependant il faut d’autre argent ; c’est alors que naît en lui ridée d’en emprunter à la caisse de son patron ; mais, très honnête, il la repousse avec indignation. Pourtant, un jour, acculé à des demandes plus pressantes, àdes exigences plus inévitables, sans réfléchir, sans peser la portée de son action, il falsifie un chiffre de ses livres de compte et fait passer dans sa poche une liasse de billets de banque. Et comme il n’y a que le premier pas qui coûte, après avoir commencé, il continue. Il en eut été autrement s’il eût tenu compte de certains rêves singuliers qu’il faisait avec insistance depuis quelque temps ; s’il leur avait accordé la valeur non pas prophétique, mais prémonitoire à laquelle ils avaient droit, il se serait dit : Ami Dupont, prends garde à toi ; si tu rêves ainsi que tu plonges dans la caisse une main indiscrète, c’est que cette idée t’est venue. Tu l’as repoussée, mais pour ne pas te trouver pris au dépourvu en présence d’une circonstance plus pressante, d’une [p. 18] tentation plus violente, examine maintenant que tu es encore en possession de tes esprits, les conséquences d’une pareille éventualité : c’est la perte de ta place, la fuite, l’inquiétude constante, les nuits sans sommeil, le nom déshonoré, c’est ta fille chérie incapable désormais de trouver un époux. Mais comme il n’a pas fait tout cela, il s’est trouvé désarmé au moment critique et est tombé dans le piège que lui a tendu la tentation.
Ce qui est vrai pour Durand et Dupont, commerçant et caissier, est vrai pour Durand et Dupont, ennemis, soit pour des questions d’intérêt, soit pour des rivalités de gloire ou d’amour. Si Durand dans un accès de fureur a saisi son révolver et étendu Dupont mort à ses pieds pour se jeter ensuite sur son cadavre fou de douleur et se relever en proie désormais à d’éternels remords, c’est qu’il ne s’était jamais cru capable d’un tel acte de violence. Il aurait été moins sûr de lui et aurait pris la sage précaution de ne pas avoir un révolver chargé à portée de sa main, s’il avait tenu compte de certains rêves où il se voyait, lui si sage, si maître de soi, il le croyait du moins, se jetant comme un furieux sur son rival pour le frapper à mort. Ces rêves dûment médités lui eussent montré qu’ils n’étaient pas de simples jeux de l’imagination, mais correspondaient à des velléités de la vie réelle, si bien repoussées qu’elles passaient inaperçues jusqu’au jour où, brusquement, elles se sont transformées en impulsion irrésistible.
Sur un autre théâtre, Durand et Dupont sont deux inséparables amis : Durand est célibataire, Dupont est marié et a une femme jolie, très jolie, trop jolie même, car elle est en même temps passablement coquette et Dupont ne serait pas sans inquiétudes sur les dangers que court son honneur s’il n’était aveuglé par son amour. Durand fréquente chez les Dupont et bientôt est en butte aux agaceries de Mme Dupont qui commence à se lasser de « son pâté d’anguilles ». Mais Durand est un caractère droit et un ami fidèle, incapable d’une trahison, incapable de forfaire aux devoirs de l’amitié. Aussi ne fait-il aucune attention à ces agaceries et continue-t-il avec le plus grand calme auprès du feu, sous la lampe, tous les soirs, sa partie d’échecs avec son ami, tandis qu’auprès d’eux, Mme Dupont semble tout occupée à sa broderie, bien que ses regards en coulisse tombent sur Durand plus souvent qu’il ne conviendrait. Mais voilà que depuis quelque temps, Durand qui [p. 19] jamais ne rêvait de Mme Dupont est tout étonné et confus au réveil de constater qu’il s’est rendu coupable envers son ami de la plus noire des trahisons. Mais cette fois, Durand sait la valeur réelle de ces indications généralement méprisées ; il scrute ses souvenirs, fouille les recoins de sa conscience et constate que son cœur est moins bardé d’un triple airain qu’il ne l’avait cru ; il sait la toute-puissance de certaines circonstances, il sait combien il est difficile de ne pas céder à une femme qui, brusquement, s’offre tout entière, quelle vertu surhumaine il faut en de telles circonstances pour résister à la fois aux impulsions de la chair et aux sophismes d’une certaine morale qui nous affirme que s’abstenir en pareil cas est le fait d’un jobard et que faire à la femme l’injure de lui résister est le fait d’un goujat. Et Durand qui raisonne à froid en ce moment prend le sage parti de s’éloigner et de fuir la tentation avant que ce soit présentée la circonstance où elle serait peut-être plus forte que lui. Durand est un sage, imitons-le si les circonstances s’en présentent.
Oui, n ‘oublions pas que tous, même les plus sincères et les plus purs, nous sommes des acteurs dans la comédie humaine et portons sur la figure un masque d’hypocrisie plus ou moins épais, plus ou moins différent de notre figure réelle et, puisque nous ne pouvons être des anges, mieux vaut qu’il en soit ainsi. Ces masques que nous mettons sur nos vices sont aussi, qu’on excuse cette hardiesse de langage, des freins qui nous empêchent de nous abandonner aux impulsions de notre nature ; le désir de passer pour ce que nous voulons paraître nous retient de mal faire ou nous pousse à bien faire. Le plus grand danger pour nous est de ne pas nous connaître à fond et de nous être si bien habitués à notre masque que nous le prenons pour notre figure réelle. Le rêve nous rend le service inestimable d’arracher brutalement tous les voiles et de nous montrer à nous-mêmes tels que nous sommes réellement. A nous de ne pas mépriser ses indications.
Si le rêve prophétique n’existe pas au sens où le comprenaient les anciens, il est un rêve prémonitoire qui nous met quelquefois sous les yeux les dangers auxquels nous pourrions succomber, et si ce rêve devient quelquefois Prophétique,c’est dans le cas où méprisant ses indications, nous avons laissé se réaliser les choses fâcheuses qu’il nous fournissait les moyens d’éviter. [p. 20]
Le rêve est un flambeau qui éclaire les bas-fonds de notre nature intime. Est-il sage de fermer les yeux à sa lumière sous le prétexte que c’est la fantaisie et non la raison qui le tient dans sa main ? In vino veritas, disaient les anciens. A cet adage nous pourrions en ajouter un autre : In somnio veritas.
Pareille idée se rencontre dans un de ces anciens proverbes que l’on dit être la sagesse des nations : « Dimmi che sogni e ti diro chi sei » (dis-moi ce que tu rêves et je te dirai qui tu es), disent les Toscans, d’après Sante de Sanctis ; et Pfaff répète : « Erzähle mir eine Zeit lang deine Traüme und ich will dir sagen wie es um dein Inneres steht ». Mais tout le monde n’est pas convaincu. Dugas déclare : « Les rêves ne nous ressemblent pas et ne répondent pas plus à notre caractère qu’à notre esprit ».
Les exemples hypothétiques que nous avons présentés ci-dessus ne sont en rien invraisemblables, mais ils ont un caractère tragique qui les rend un peu exceptionnels. Loin de moi l’idée de prétendre que de pareils cas se rencontrent fréquemment dans la vie de chacun. La plupart de nos rêves, 99 sur 100 si l’on veut, sont sans signification particulière et il n’y a rien autre à leur demander que cet intérêt de roman, cette diversion à la monotonie de la vie réelle dont nous avons parlé plus haut. Quand par hasard ils présentent une signification plus intéressante au point de vue moral, ils portent sur des faits plus menus que ces histoires de vol, de meurtre ou d’adultère que nous venons d’évoquer. Mais ils n’en ont pas moins pour cela un intérêt très réel, en jouant toujours et sans que nous en soyons responsables, le rôle d’avertisseurs avisés et méfiants, aptes à suppléer à notre inadvertance ou à notre défaut de pénétration. J’en vais donner pour exemple le rêve personnel suivant :
Rêve du visiteur importun. — Dans la nuit du 11 au 12 avril 1914, je rêve que je monte chez mes amis M. et Mme X., à qui je viens demander les livres que je leur ai prêtés, pour les en débarrasser pendant leur prochain déménagement. Je sonne et frappe en vain, mais je m’aperçois que la porte est entr’ouverte ; j’entre dans le vestibule : personne. M. et Mme X. sont en train de finir de déjeuner dans la salle à manger. Comment le sais-je ? Mystère, mais je le sais. Un valet de chambre se présente ; je lui dis de ne pas déranger M. et Mme X., que j’attendrai dans un petit salon attenant [p. 21] à la salle à manger la fin de leur déjeuner. Je m ‘y installe en effet. Peu après, je vois M. et Mme X. passer dans le vestibule devant la porte du petit salon où je me tiens, allant vers le cabinet de travail de M. X. qui est plus loin. Je tousse pour attirer leur attention ; ils ne m’entendent pas. j’appelle M. X. par son nom ; ni l’un ni l’autre ne détournent la tête. Alors je me dirige vers eux en faisant résonner fortement mes pas pour faire connaître ma présence : tout est inutile et je les rejoins enfin à la porte du cabinet de travail, sans qu’ils aient compris que j’étais là. Je frappe sur l’épaule de mon amiX. ; il me reconnaît et me tend la main, mais en détournant la tête. Mme X. me regarde avec une froideur très évidente et s’éloigne en marquant par son attitude qu’elle n’admet pas que je me sois permis d’entrer chez elle sans m’être fait annoncer. J’en suis extrêmement surpris, car je suis avec M. et Mme X. dans des termes à me permettre cette liberté. Je me demande ce qu’il convient de faire, et, après quelques hésitations, je me décide à prendre ma canne et mon chapeau et à me retirer, pour montrer que je suis moi-même très froissé de cet accueil. Je tends la main à M. X. et ouvre la bouche pour m’excuser, mais je le vois qui s’est détourné et qui soupire, gémit, pleure presque, la figure dans ses mains en disant : « Ah, mon Dieu, encore un ! » Ce mot signifie pour moi que sa femme lui a fait perdre par cette intransigeance déjà plusieurs autres de ses amis. Pour expliquer ma conduite, je lui dis :« J’en suis fort peiné, mais je ne suis pas son… valet de chambre ». (Les points de suspension précédant ces derniers mots occupent la place d’une pensée qui a traversé mon cerveau mais que je n’ai point exprimée et qui est celle-ci : Je vais faire de la peine au valet de chambre ici présent en prenant sa profession comme terme de comparaison pour indiquer une situation basse et humiliée. Bien entend cela ne s’est pas exprimé dans mon esprit sous cette forme académique, mais c’est bien la pensée qui m’a fait hésiter un instant à prononcer le mot.)
— « Ni son pourvoyeur », reprend d’un ton peiné M. X.
Cette réponse me cause une grande surprise, car rien ne la légitime et je ne comprends pas ce qui a pu l’inspirer à M. X.
Sur ce, réveil.
Ce rêve semble assez banal ; il me paraît cependant fournir l’occasion de quelques remarques qui ne sont pas dépourvues [p. 22] d’intérêt. Et d’abord, l’hésitation relative au valet de chambre ne fournit-elle pas une preuve certaine à l’appui de cette idée qu’il y a en rêve des pensées abstraites, non réalisées sous forme hallucinatoire, idée développée dans un autre chapitre de cet ouvrage auquel nous nous bornerons à renvoyer ici.
La seconde remarque est relative au rôle capital que joué la cérébration inconsciente dans le rêve, comme aussi d’ailleurs dans la pensée éveillée. Je dois dire ici que Mme X. s’est toujours montrée à mon égard parfaitement aimable et je la crois incapable de se conduire envers moi dans la réalité comme elle ra fait dans ce rêve ; d’où ma surprise. Mais je sais d’autre part qu’un certain rigorisme en ce qui concerne les égards qui lui sont dus n’est pas étranger à son caractère, en sorte que des visions rapides, aussitôt refoulées à l’état de veille, ont bien pu me traverser l’esprit, me la représentant sous le jour où elle s’est montrée dans mon rêve ; en sorte que si quelqu’un avait exprimé devant moi l’opinion qu’en agissant comme je l’ai fait dans mon rêve, je m’exposais à l’accueil que j’y ai reçu, j’aurais énergiquement protesté, trouvant qu’il était de mon devoir de ne pas laisser peser sur Mme X., pour qui j’ai une certaine amitié, le soupçon d’une attitude répréhensible ; et cependant, tout en protestant ainsi de la parole et du geste, je sens bien au fond de moi-même que ma protestation n’aurait pas été tout à fait aussi sincère, que s’il s’était agi de Mme Y. par exemple ou de toute autre amie tout à fait éprouvée.
Pour exprimer une condition psychique si complexe, je supposerai qu’il existe deux MOI ;un, apparent, reconnu, et qui se montre sans déguisement ; c’est le MOI conscient que j’écrirai avec des majuscules ; et, dans les profondeurs obscures de ma conscience, un second moi que j’écrirai en minuscules italiques, celui de mes pensées cachées ou inavouées. Tandis que le premier juge, raisonne, parle à haute voix et traduit en clair ses, pensées, le second opère par un processus de cérébration inconsciente, dans lequel les jugements, les comparaisons, les critiques se font par un travail de fermentation obscure dont je ne vois pas le détail ; et le résultat de ces opérations psychiques se condense sous la forme d’opinions inavouées qui ne se montrent au jour que dans des circonstances exceptionnelles. Ces circonstances, on peut les faire naître à l’état de veille, par un examen de conscience très sincère et très approfondi [p. 23] dans lequel, on s’abstiendra de rejeter des idées dont la fausseté n’est démontrée que par des raisons de sentiment. Mais cela est extrêmement difficile. Le rêve nous présente sans voile, je dirai sans pudeur, ces jugements, ces opinions, résultant de la cérébration inconsciente. Examinées de ce point de vue, bien des choses deviennent claires qui ne le seraient pas sans cela. El voilà en quoi le rêve nous rend le service de nous mettre sous les yeux celles de nos propres pensées que nous ne voudrions pas nous avouer à nous-mêmes.
Reste à expliquer dans ce rêve la dernière réponse de M. X.
M. X., ne l’oublions pas, exprime, non pas ses pensées, mais les miennes et nous venons d’expliquer comment le MOI peut être surpris d’une idée qui lui est présentée par le moi ;mais encore faut-il que cette pensée ait été conçue par le moi. Or, j’ai beau rentrer en moi-même, maintenant que je suis éveillé, je n’y trouve aucune trace de l’opinion que la conduite de Mme X. pourrait ne pas être irréprochable. Et pourtant, quand je regarde tout à fait au creux… Petit moi de la cérébration inconsciente, tu es un bien malicieux démon !
Arrêtons-nous ici pour donner la conclusion finale de ce qui
Précède :
Nous avons tous au fond du jardin secret dont nous ne confions la clé à personne, un autre jardin, plus secret, où germent des semences cachées, où poussent des plantes discrètes, où mûrissent des fruits inconnus souvent vénéneux. C’est l’arrière-fond de notre être intime que nous aurions tant d’intérêt à connaître. Mais la clé en est si bien cachée que, soit inexpérience, soit hâte fiévreuse qui nous emporte vers d’autres occupations plus pressantes, nous ne savons pas la trouver. Le rêve nous la met dans la main, nous fait ouvrir la porte et nous permet d’y glisser un regard furtif. Sachons en profiter.
Y. DELAGE,
de l’Académie des sciences.
Note
(1) Cet article est un chapitre détaché d’un livre sur le Rêve, qui doit paraître prochainement : cette indication est nécessaire pour rendre intelligibles certains renvois et allusions à d’autres parties de l’ouvrage.
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