Paul Moreau (de Tours). La poésie chez les aliénés. Extrait des « Annales de psychiatrie et d’hypnologie dans leurs rapports avec la psychologie et la médecine légale », (Paris), nouvelle série, 2eannée, 1892, pp. 72-81 et 114-118. (intégral).
Paul Moreau (de Tours) (1844-1908). Médecin aliéniste. Fils du renommé Jacques-Joseph Moreau de Tours, aliéniste lui-même, et frère du peintre George Moreau de Tours, il suivra l’enseignement de son père à la Salpêtrière. Il soutiendra sa thèse de médecine en 1875 ayant pour sujet : De la contagion du suicide : à propos de l’épidémie actuelle. Il est reconnu surtout pour un ouvrage sur la pathologie de l’instinct sexuel : Des aberrations du sens génésique, Paris, Asselin, (1880), une des premières études à tenter une approche générale du sujet, mais aussi, plus récemment pour son livre précurseur De la folie chez les enfants, Paris, Baillière, De la folie jalouse, Paris, Asselin, Des pseudo-guérisons dans les maladies réputées incurables, Paris, Parent, 1877
De la démence dans ses rapports avec l’état normal des facultés intellectuelles et affectives, Paris, Asselin,
De l’homicide commis par les enfants, Paris, Asselin,
Fous et bouffons, étude physiologique, psychologique et historique, Paris, Baillière,
[p. 72]
LA POÉSIE CHEZ LES ALIÉNÉS
Par Paul MOREAU (de Tours).
Y-a-t-il beaucoup de personnes qui n’aient pas éprouvé plus ou moins l’influence exercée sur les fonctions intellectuelles par les liqueurs alcooliques, les infusions théiformes : café, opium, hachich, etc. ? Ces agents peuvent, il est vrai, troubler profondément les facultés, les anéantir même ; mais ces résultats extrêmes dépendent essentiellement de l’abus qu’on peut en faire ; et dans tous les cas il est toujours une première phase de leur action (phase intermédiaire à l’état normal ou plutôt habituel, et à l’état pathologique) dans laquelle, loin d’être troublées ou perverties, les facultés sont simplement imprégnées d’une énergie et d’une activité nouvelles, l’imagination plus active est toujours prête à séjourner dans les espaces, à se plonger dans la rêverie. C’est cet état de l’âme qu’on a presque divinisé et sans lequel il n’y a point d’inspiration poétique.
Or, ces phénomènes se retrouvent dans le cours de certains états pathologiques.
Le mouvement réactionnel auquel en pathologie on donne le nom de Fièvre, en déterminant vers les centres nerveux un afflux de sang plus copieux et plus rapide à la fois, imprime aux fonctions de ces organes plus d’activité, aux perceptions plus de finesse, aux sens une sensibilité inaccoutumée, et s’établit alors ce que Broussais appelait des érections vitales morbides.
Il est fréquent de voir dans le cours des maladies aiguës, les idées revêtir un caractère grandiose, le langage acquérir une sublimité inconnue et c’est avec raison que Broussais a pu dire : « Dix vibrations au lieu de cinq, dans un temps donné, peuvent transformer un homme ordinaire en un prodige, en ranimant la mémoire qui fournit à l’intelligence des matériaux qu’elle retrouvait difficilement. »
Il y a longtemps déjà que l’influence du mouvement fébrile sur le développement des facultés intellectuelles a fixé l’attention des savants, et sans vouloir rappeler ce poète de Syracuse qui, au dire d’Aristote, ne montrait jamais plus de verve que lorsqu’il était fou, un célèbre médecin espagnol du commencement du quinzième siècle, Huarte [p. 73] dit dans son livre si remarquable de l’Examendes Esprits« quand le cerveau de l’homme vient chaud au premier degré, il est fort éloquent et a beaucoup de belles choses à dire. »
Aujourd’hui l’influence de ces réactions sur les facultés intellectuelles est admise sans conteste.
Notre but n’étant pas ici de discuter le pourquoi de ces phénomènes, nous avons dû cependant indiquer les généralités précédentes pour jeter quelque lumière sur les faits que nous allons exposer et montrer qu’il n’y a pas lieu de s’étonner de voir certains aliénés en proie au plus profond délire écrire parfois des vers que ne désavoueraient pas un poète en pleine possession de son talent.
I
Dans un journal fondé à Charenton en 1865, et rédigé par les malades eux-mêmes, on voit que pour certains aliénés penser en prose, à la façon de M. Jourdain, ne suffit pas ; ce sont des raffinés, il leur faut de la poésie. Adorant les vers, les vers de circonstance surtout, ils sont bien forcés d’en faire. Ils ne s’en font pas faute dans les occasions solennelles, entre autres, où il y a quelques fêtes à célébrer.
Exemple (1).
Le monde en théâtres abonde
Où chacun prône ses acteurs,
Et la comédie au grand monde,
Ne manque pas de spectateurs.
C’est pourquoi Charenton, pour imiter la ville,
S’est dit qu’il lui fallait un théâtre monté ;
Sitôt dit, sitôt fait: le théâtre en famille
Fut bâti, machiné, démonté, remonté.
2
Au jour de sa naissance, il acquit de la vogue
A Charenton.
Mais la mode exigeant, de rigueur, un prologue
(C’est de bon ton)
Nous avons eu l’idée hardie et saugrenue
De l’adopter.
Et nous vous accablons de rime biscornue,
Sans répéter.[p. 74]
3
Un prologue a pour but de chanter l’ouverture
Du théâtre, — et toujours ce prologue est en vers ;
Or, le prologue ici pêche contre nature,
Car depuis fort longtemps le théâtre est ouvert.
En outre, pour des vers, il faudrait un poète :
Et le porte, — un vrai, — n’eut voulu s’engager
Pour Charenton, peut-être, à faire une saynète
Qu’un fou pour ce motif s’est permis d’essayer. Etc., etc.
Ces fêtes ne reviennent que trois ou quatre fois par an ; en revanche il y a salon deux fois par semaine, les jeudi et dimanche ; chacune de ces soirées peut être une occasion nouvelle de poésie, si nous en croyons le Glaneur (nom que portait le journal).
C’est incroyable ! et pourtant la démence
Y va plus loin, disons-le tout au long :
Des cerveaux en déroute y poussent l’imprudence
Jusqu’à faire des vers en l’honneur du salon !
Il ne faut pas croire que la poésie de Charenton n’excelle que dans ce genre aux allures légères ; elle a aussi des nobles élans, témoin, à propos de la Mi-Carême, le quatrain suivant :
Oui le maigre Carême, en prêchant l’abstinence
Après un Carnaval un peu trop plantureux,
Prédicateur muet, nous dit en son silence :
O mortels bien repus, songez aux malheureux !
Témoins encore ces accents émus:
Depuis cette fête éphémère
Qui de chacun stimula les efforts
Et qui pour des anciens fut la fête dernière,
Nombre de fous sont morts !
Parmi lesquels . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
A ceux qui parmi nous ont quitté cette terre,
Un mot de souvenir, au nom de Charenton.
La prose cependant n’était pas exclue de ce journal, comme pour mieux engager leurs confrères de Paris à venir les [p. 75] voir, les rédacteurs du Glaneurpubliaient dans un de leurs numéros un article sur Madapolis(la ville des fous), nom qu’ils avaient donné à Charenton, dont nous extrayons les passages suivants :
Les fous ont de la renommée
On en parle partout même au PETIT JOURNAL,
Et quoique au grand format la folie soit paminée.
Pour que tous les journaux ait crié sur ce thème
Il faut certainement qu’ils n’aient plus leur raison,
C’est pourquoi nous croyons nous-même
Qu’il leur faut revoir Charenton.
Quelques mots sur Madapolis.
« A Madapolis, les hôtels fourmillent, depuis les grands hôtels où règnent un luxueux confort, jusqu’aux petits hôtels dont les prix sont modiques et la vie matérielle convenable.
« Les établissements de Madapolis jouissent d’une juste célébrité et attirent à chaque saison de nombreux étrangers ; la vertu curative de ses douches a une réputation colossale.
« Les jardins publics, parcs et promenades de Madapolis qui sont très fréquentés dans la belle saison ; qui comme la ville s’étalent en amphithéâtre et peuvent rivaliser avec les jardins suspendus de Babylone, sont plantés de beaux arbres d’essences variées.
« Les fruits et les fleurs y abondent. La ville est éclairée au gaz, le gaz éclaire même la maison de chaque habitant.
« Les rues, les places, les jardins sont admirablement tenus.
« Le service de la poste aux lettres s’y fait avec une ponctualité digne d’éloges.
« La Société, dont une excellente lettre d’introduction nous a ouvert les portes, est aimable, gracieuse, bienveillante.
« Elle donne peu de dîners, mais beaucoup de bals, de soirées et de réunions musicales, dans lesquelles brillent modestement des talents sérieux.
« Quant aux femmes, quant à la musique, quant aux toilettes, nous n’en parlons pas, un de nos confrères en ayant déjà dit un mot dans un article intitulé : la Madapolitaine.
« En résumé, Madapolis est une ville agréable à habiter, hospitalière, amie des beaux-arts, et offre tant de charmes aux étrangers que la plupart de ceux qui y viennent pour affaires finissent par s’y établir. »
Annonces.
« La pensionnaire abandonnerait, moyennant une indemnité convenable, sa position dans une maison de santé. — S’adressera M. X… Grande-Rue, 51, à Saint-Maurice. (Affranchir). » [p. 76]
Il est difficile de donner une description plus complète et plus exacte de la maison de Charenton. Les grands hôtels constituent les logements des pensionnaires de première classe, les petits hôtels ceux des classes secondaires. La lettre d’introduction est le certificat médical nécessaire à l’admission, etc., il n’est pas jusqu’à l’adresse précise de l’asile qui ne soit indiquée aux annonces par l’auteur même de l’article qui, peu amoureux des charmes de sa résidence actuelle voudrait bien changer avec quelque autre personne; d’ailleurs il est peu exigeant: une modeste indemnité lui suffirait.
II.
Mais laissons Charenton et son journal, et donnons quelques observations de malades dont le délire est nettement caractérisé.
Nous avons connu une jeune personne de vingt-deux ans qui présentait à un haut degré le phénomène psychique dont nous nous occupons. L’éducation de cette demoiselle avait été soignée, mais dans l’état habituel, l’intelligence ne dépassait pas la moyenne.
A la suite de circonstances particulières, Mlle X. fut prise d’un violent accès d’exaltation maniaque. Dans son délire, elle s’exprimait parfois avec une véritable éloquence, un choix d’expression rare. On ne saurait se faire une image plus parfaite de l’inspiration ou plutôt de la fureur poétique ; Mlle X. passait la journée à écrire des vers sur une foule de sujets. Elle les écrivait avec une incroyable rapidité, sans hésitation aucune. L’agilité de sa plume ne pouvait suffire à l’abondance de ses pensées. Mlle X.., semblait plutôt écrire sous la dictée de quelque être mystérieux que d’après ses propres inspirations : c’est à peine,. comme elle le disait elle-même, si elle avait conscience de ce qu’elle faisait. Son écriture naturellement fort correcte, était à peu près indéchiffrable, et en se relisant, Mlle X. semblait plutôt réciter de mémoire que d’après les caractères hiéroglyphiques tracés sur le papier. Dans son état de calme, il lui était presque aussi impossible qu’à toute autre personne d’y rien reconnaître. [p. 77]
Ces vers sont loin, assurément, d’être irréprochables sous tous les rapports ; on y remarque beaucoup d’emphase, d’exagération ; les néologismes y abondent, mais il s’en rencontre aussi qu’un véritable poète ne désavouerait pas, et qui sont frappés au coin d’une justesse et en même temps d’une originalité d’expression et d’idée extraordinaires.
Mon père a eu occasion d’observer, pendant près de deux années, à Bicêtre, un jeune homme appartenant à une famille dans laquelle les hommes d’intelligence sont communs, qui était tombé, tout d’un coup, sans cause appréciable, dans un état d’excitation analogue à celui de Mlle X.
Plusieurs jours avant, et plusieurs jours après l’accès, il passait une grande partie de son temps à écrire et à composer des vers. Tous les sujets lui étaient bons, et il eut été difficile de trouver dans ses compositions des traces de l’état maladif dont il sortait à peine, et dans lequel il devait retomber quelques jours plus tard. L’exaltation s’élevait parfois à un haut degré d’intensité, à ce point qu’il fallait avoir recours au gilet de force. C’est dans un de ces moments que mon père l’entendit, un jour, s’arrêtant tout à coup au milieu de ses divagations, s’écrier :
Ah ! le poète de Florence
N’avait pas, dans son chant sacré,
Rêvé l’abîme de souffrance
De tes murs, Bicêtre exécré,
Pandémonium de la misère !
La même ardeur poétique se rencontre chez M. X. atteint de mélancolie profonde et d’hallucinations de l’ouïe. Cet intéressant malade, dans un volumineux mémoire, raconte ainsi comment il devint poète (encore jeune, on le fit voyager pour le distraire des idées sombres qui le poursuivaient depuis la mort de sa mère) : « Un an de distractions jointes à certaines émotions d’une nature grave, et l’une d’elles fut pénible, n’apportèrent aucune modification à la tristesse de ma préoccupation filiale ; mais dans ce voyage, sous l’empire des beautés de la nature, une verve poétique d’un cachet élégiaque tout particulier, jaillit littéralement de mon cœur et de ma tête. »
Ses hallucinations augmentant, et ayant commis, à plusieurs [p. 78] reprises, des tentatives de suicide, il fut conduit dans une maison de santé.
Sous l’empire de ses hallucinations, M. X. composa son poème fantastique qu’il intitula : Mes nuits.
« C’est, dit-il, dans ce poème, mystérieux pour moi-même si longtemps dans son sens caché, pénétré pour le malheur de ma famille et pour le mien, que commence la voie la plus extraordinaire qui ait pu être ouverte depuis Nostradamus à un médecin et surtout à un poète.
« Dante, Tasse, Shakespeare, Milton, Dryden, Bryon, Young, ont tour à tour prêté quelques idées de leur délire au verbe délirant qui a dicté à ma plume cette inspiration de ma vingt-sixième nuit. J’y parcours dans le rêve de la pensée une région qui ne s’était jamais montrée à aucune de mes rêveries. J’y vois des choses que jamais œil humain n’avait vues, j’y apprends des mystères que la science ne m’avait pas révélés, et j’y parle un langage que je n’avais jamais appris, jamais entendu, sous une forme qui m’était inconnue, dans un idiome symbolique auquel j’avais toujours été étranger.
« Voici comment je m’élance de cette planète pour monter, d’essor en essor, je ne sais vraiment où. »
Or, j’étais emporté par la noire cavale
Que la mort appela des gouffres de l’enfer :
Sa croupe était d’airain, sa tête était de fer,
Sa crinière colossale
Battait ses vastes flancs tout comme la rafale
Bat le navire en pleine mer !
La terre s’entr’ouvrait partout sur son passage,
Mille feux plus brûlants que les feux de l’orage
Sortaient en tourbillons de son gouffre béant,
Et l’air qui déchirait sa course
S’embrasait, car sa queue épuisait à leurs sources
Tous les fleuves de l ‘Océan !
Le monde des vivants s’effaçait comme une ombre
Que recouvre la nuit de son long voile sombre.
Et le monde des morts s’étalant à mes yeux.
Je voyais d’effrayants fantômes
Paraître et disparaître ainsi que des atomes
Flottant sous l’astre radieux.
Et ce monde nouveau comme le premier monde
Disparut, et mon œil vit une mer profonde
Rouler des flots de sang et des membres de morts
Et ma cavale vigilante
Rongea ces os de morts, but cette onde sanglante
Et m’entraîna sur d’autres bords.[p. 79]
Je vis de ses naseaux jaillir une étincelle
Dont la vive clarté brillait comme le jour.
Puis je vis s’enfuir la cavale
Et j’entendis en haut une voix virginale
Me dire : « Viens en mon séjour. »
Il serait trop long de raconter tout ce qui lui arriva dans ce voyage et toutes les rencontres qu’il y fit ; la mort est toujours la muse qui le conduit et qui, dans son rêve, l’a confié à cette cavale infâme ; désireux de revenir sur la terre, il rappelle sa bête et se remet en selle, lui recommandant bien de se garer d’un ange qu’elle rencontrerait aux confins du monde.
Donc, foulant sous ses pieds la couche des orages
La cavale fendait l’éther.
Et séchait, en courant,, les groupes de nuages
Que heurtait sa tête de fer.
Puis je la vis après se ruer sur la terre
Et se transformer en vautour.
Puis, cingler vers la nue et reposer sa serre
Sur le vieux créneau d’une tour.
Et puis je l’entendis pousser des cris funèbres,
Battre de l’aile et s’élancer
Dans un gouffre profond où malgré les ténèbres
Je voyais des ombres passer,
Et puis je vis un effrayant cratère
D’où sortait une lave en feu
Et des ombres venaient boire, avec mystère
Et puis en emportaient un peu.
Tout à coup j’aperçus un funéraire sceptre
Se dresser sur notre chemin
Et remettre au vautour et le glaive et le spectre
Qu’il tenait cachés dans sa main.
Et cette vision disparut.. A Sa place
Je vis s’amonceler des eaux ;
Qu’un vent impétueux pareil au vent qui glace
Couvrait d’immobiles vaisseaux.
Et le vautour cria… sa plainte sépulcrale
Attira mille autres vautours
Qui se mordaient entre eux, sur la troupe rostrale
Des vaisseaux transformés en tours. [p. 80]
Puis le vent s’apaisa, je reconnus la terre
Où je vis passer devant moi
Des fantômes sanglants armés d’un cimeterre
Qui s’écriaient tous : « Haine au Roi ! »
Mais le vautour eut peur, car une main de flamme
Écrivit devant lui ces mots :
« Je suis celui qui suis, moi qui frappe l’infâme,
« Et qui démasque ses complots. »
« Anathème ! Anathème ! à cette Babylone
« Dont les crimes m’ont indigné !
« Oui, je la briserai comme je brise un trône
« Quand ce trône m’a dédaigné.
« Et je disperserai comme de la poussière
« Chacun de ses impurs enfants.
« Et je la brûlerai du feu de ma colère
« Moi, le roi des rois triomphants.
« Et puis, j’effacerai son nom de mon royaume
« Et la poudre de ses débris
« Jusqu’au jour éternel où Gomorrhe et Sodome
« Se lèveront avec Paris… »
Alors tout disparut, et le vautour lui-même
En sifflant se perdit dans l’air.
Et la main qui traça le terrible anathème
Jeta mon âme dans la chair.
Un autre malade non moins intéressant enfermé à Charenton était en proie à un délire partiel et systématisé. Le malade interprète toutes les paroles, toutes les actions, même les plus insignifiantes dans le sens de ses fausses conceptions. Veut-on discuter avec lui, lui démontrer qu’il est dans l’erreur, en vain on épuise tous les arguments, en vain on lui fait toucher du doigt la vérité. Il combat et se retranche derrière ses convictions avec une inébranlable opiniâtreté. Parvient-on à lui faire avouer que telle invention qui absorbe son intelligence est irréalisable, où croit à sa guérison, on reçoit les promesses les plus formelles, mais une heure après, les mêmes convictions reparaissent.
On connaît l’histoire de cet inventeur du mouvement perpétuel que M. Trélat conduisit chez Arago. Aux déclarations nettes, positives et précises du grand savant, notre inventeur resta comme atteré et fondit en larmes en voyant [p. 81] s’évanouir sa chimère. On le crut guéri; le lendemain il répétait qu’Arago était dans l’erreur. Placé sur un terrain différent, notre malade raisonne souvent avec justesse, conserve sur une foule de points des appréciations exactes, et semble jouir d’une santé intellectuelle parfaite.
Les vers suivants qu’il composa pour une pensionnaire qui devait sortir le lendemain de la maison de santé ne peuvent laisser soupçonner un délire aussi profond, aussi incurable.
A Mme E.
Quand l’heure du départ pour vous sera venue
Je bénirai le ciel qui vous aura rendue
Aux lieux qui vous sont chers — les regrets d’un époux
Et d’un fils bien-aimés vous rappellent chez vous ;
Mais je serai chagrin ! et c’est d’un œil humide
Que je constaterai que votre place est vide
A la table où le soir nous prenons nos repas.
Content de vous y voir je ne la quittais pas,
Mais vous n’étant plus là je prendrai ma retraite,
Je fuirai le salon ! Encore que l’on me traite
Avec quelques égards, plus rien à Charenton
Ne sourira plus, ne me sentira bon.
Allez, Mistress Emma, reprendre votre place
Dans ce monde élégant dont vous êtes l’orgueil,
Qu’un douloureux passé de votre esprit s’efface
Quand de votre maison vous franchirez le seuil !
Quant à moi, PAR LE SORT TRAITÉ COMME LE TASSE
Des êtres incompris je subis la disgrâce
Et n’ai plus d’autre chant qu’un long cri de douleur.
Mais où vais-je de Tasse invoquer la mémoire ?
N’ayant point son génie, ai-je part à sa gloire ?
A peine ai-je avec lui de commun le malheur !!!
(A suivre.)
[p. 114]
LA POÉSIE CHEZ LES ALIÉNÉS
Par Paul MOREAU (de Tours).
(Suite).
III.
Dans les exemples que nous venons de citer, nous avons vu des malades présentant diverses formes de délire ; chez les uns les impressions sont si fugitives et si nombreuses, les idées sont si abondantes, qu’ils ne peuvent assez fixer leur attention sur chaque objet, sur chaque idée ; chez les autres, le délire est triste, les idées se perdent au milieu du vague et reflètent une impression indéfinissable de mélancolie ; chez tous cependant il y a réaction morbide du système nerveux sur les facultés intellectuelles, se traduisant par ce pouvoir créateur dont nous avons donné des exemples. Mais, chose qui peut paraître plus étrange, il n’est pas jusque dans la démence, ce terme ultime des affections mentales, où l’on ne trouve encore parfois des manifestations poétiques ; le malade fait des vers ou, pour parler plus justement, croit en faire, tandis que ce ne sont que des mots incohérents, placés à la suite les uns des autres, affectant la forme graphique de la disposition des vers.
Mme la baronne de X…, a reçu une éducation peu ordinaire aux personnes de son sexe. Depuis plusieurs années qu’elle est renfermée, elle passe son temps à tracer des cartes géographiques et des tableaux d’histoire qui ne sont que des amas irréguliers de mots scientifiques, de noms grecs, de dates, de phrases incohérentes. Des dessins élégants représentant des fleurs et des fruits de toute espèce ornent ses tableaux, des tirades de vers s’y rencontrent ça et là.
Exemple :
Apologie de Napoléon.
« Onze minutes, criant, horizon,
Canons, lueurs, secondes, détonation.
Nous calculâmes qu’Apollon
Fasse cent dix lieues en phaéton : [p. 115]
Dix-huit cent, observa Colonel,
Qu’Icare se perdit au soleil.
Donc Louis né mourut par Napoléon,
Craignit d’Espagne l’inquisition,
Le duc d’Enghien ne devait pas suffire
Pour tuer, souffrir, il guillotine. »
Il est impossible de présenter un type plus net d’incohérence ; cependant on nous permettra de faire remarquer que les mots sont presque tous liés entre eux par une certaine analogie, par le son final, des rapports de cause et effet, de circonstances, de temps, de lieu…, etc. ; on ne peut dire que leur association soit le résultat d’aucun acte régulier de l’esprit, elle a pu, autrefois, exprimer quelques pensées, dans le cas présent, elle n’a trait à rien, ne signifie rien.
D’autres malades composent des chansons qui souvent m’ont des vers que la disposition graphique.
Mme L., est une femme alerte, bien constituée, qui porte gaillardement ses soixante-dix-neuf ans. Elle a été à plusieurs reprises traitée dans les asiles et même dans des maisons privées, et à son entrée à la Salpêtrière en 1876, elle présentait une certaine agitation.
Cette malade est actuellement en démence. Elle se couvre de vêtements bizarres, d’oripeaux, est sans cesse en mouvement ; son délire est essentiellement exotique. Heureuse lorsqu’on la flatte, l’amour fait le sujet de toutes ses conversations. Voici un factum qu’elle nous a remis à une de nos visites quotidiennes : »
ROMANCE CHANTÉE PAR UNE VIEILLE FOLLE.
Adressée à mon père
Le chef des chefs ; il y a vingt ans, pour le distraire
Tu ne viens pas
Toi que mon cœur adore
D’amour as-tu
Trays le doux serment
Sur le chemin
Je devance l’alouette
Et chaque-soir
Je redis en pleurant
Il ne vient pas
Il ne vient pas. [p. 116]
Il y a de la sorte cinq couplets qu’on nous permettra de ne pas reproduire.
Mme M., est une femme de trente-cinq ans, lingère. Elle est en proie à des hallucinations multiples, de la vue, de l’ouïe.., etc. Elle a vécu six mille ans, elle doit régénérer le monde ; Dieu et la vierge se manifestent à elle ; elle entend la voix de l’enfer qui l’accuse. Elle nous remit un jour à la visite un volumineux manuscrit de vers qui paraissent être un mélange de souvenirs et d’improvisations. Elle n’y parle que de liberté, monarchie tyrannique, réformation générale universelle, etc.. Le tout bien écrit au point de vue graphique manque absolument d’orthographe. Les mots sont écrits comme ils se prononcent. En dehors de son délire, et en fixant fortement son attention, cette femme répond assez sensément aux questions qu’on lui adresse, elle est polie, convenable, s’occupe toute la journée soit à des travaux de couture, soit à de petits ouvrages de perles. Cependant, comment se fait-il qu’on la « fasse passer pour folle, elle la bienfaitrice du genre humain, elle qui a réformé la nature, à qui les pauvres doivent tout, elle qui d’un mot peut suspendre les délibérations du Sénat, changer le sort des États ?. »
C’est là un point sur lequel aucun raisonnement n’a de prise.
Voici un spécimen de ses élucubrations poétiques, empreintes de la plus profonde démence.
RÉFORME UNIVERSELLE
ALLIANCE DES PEUPLES. (2)
Mais hélas à quelle âme puis-je me faire entendre
Puisque l’arrêt fatal, arrêt si redoutable
Ordonne par sa loi qu’il ne faut point comprendre
Enfin que pas un cœur ne me soit favorable
De mes tyrans maudits l’honneur est compromis,
Vaincre et mourir il faut sans qu’il me soit permis
De pouvoir éveiller le sommeil léthargique
Dans lequel tout un peuple endormi
Pour ne se réveiller que dans le Paradis
Où mon martyre glorieux leur fait marquer la place
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
IV.
Quelques déments au sein même d’une divagation complète s’attachent aune idée principale, la conservent intacte malgré de nombreuses distractions et la puissante diversion que devraient opérer une foule d’autres idées qui tour à tour, s’emparent de l’esprit. Qu’on nous permette de citer ici un fait bien remarquable. La femme qui fait le sujet de cette observation est une ancienne institutrice, entrée à la Salpêtrière en 1876. Son certificat d’admission portait : « Persécutions imaginaires, cabales, hallucinations, etc. » Quelques années après, on voyait arriver rapidement la démence. Malgré cet état, Mme X., écrivait sans cesse, et, chose connue du reste, ses écrits ne manifestaient nullement le trouble de sa raison. Elle rédigeait dans ses lettres des passages entiers empreints de la plus parfaite lucidité, d’un style facile, élégant, parfois môme élevé. La nature, c’est-à-dire l’éducation, l’instruction, reprenaient en quelque sorte leur droit, leur empire, leur supériorité, l’intelligence commandait à la matière. Tel est l’extrait suivant que nous empruntons à une des nombreuses lettres qu’elle remettait chaque jour à la visite :
« … Vous dites, ma chère Anna, n’avoir rien de nouveau à me dire, sinon que la vie est amère. J’en aurais long à vous dire à ce sujet, si le temps me le permettait. Pauvre Anna ! Oui, la vie est amère, d’autres vous diront qu’elle est douce.
« Demandez au navigateur qui vogue sur la Méditerranée ce qu’il pense de la navigation : il vous dira que la mer est toujours en furie et le pauvre marin bien prêt à périr.
« Consultez celui qui vogue doucement dans les eaux du Cap ou sur les côtes de notre France : il vous dira qu’il y a bien quelques parages où la mer est agitée, mais elle est généralement calme et tranquille.
« Ce n’est pas sans raison qu’on a comparé la vie à une mer orageuse agitée par les passions humaines.
« Chaque âge a les siennes : « A la jeunesse, l’amour, ses enivrements, ses illusions.
« A l’âge mûr, l’amour matériel, réaliste, avec la soif de l’or ou des honneurs.
« A l’âge du déclin, les regrets, les rancunes, les déceptions, les jalousies. [p. 118]
« Où donc le rencontrer, le calme ? Je crois qu’on ne le trouve que dans l’abnégation de soi-même, dans l’amour du prochain qui pleure, qui a froid, qui a faim, en un mot qui souffre.
« Malheur à qui ne sait pas dominer ses passions : il sera battu par la tempête. »
Mais, hélas ! cette lueur d’intelligence ne dure pas. Mme X. retombe bien vite dans ses idées bizarres, confuses, incohérentes.
Il nous serait facile de citer beaucoup de faits de ce genre ; ils abondent dans nos asiles ; mais nous n’abuserons pas plus longtemps de la bienveillante attention de nos lecteurs Les exemples précédents choisis parmi les plus caractéristiques, suffisent amplement pour donner une idée de la façon dont les aliénés cultivent la poésie.
Dr P. MOREAU, de Tours.
Notes
(1) Dans toutes ces pièces, nous respectons scrupuleusement l’ortographe des manuscrits.
(2) Nous avons dû rétablir l’orthographe de ce morceau que sa haute fantaisie rendait impossible à lire.
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