Auguste Debay. Hypnologie : du sommeil et des songes au point de vue physiologique, somnambulisme, magnétisme, extase, hallucination, exposé d’une théorie du fluide électro-sympathique. Paris, J. Masson, 1843. 1 vol. in-12, 187 p. Texte intégral.

Auguste Debay. Hypnologie : du sommeil et des songes au point de vue physiologique, somnambulisme, magnétisme, extase, hallucination, exposé d’une théorie du fluide électro-sympathique. Paris, J. Masson, 1843. 1 vol. in-12, 187 p. Texte intégral.

 

Auguste Debay (1802-1890). Médecin.
Quelques publication :
— Histoire des sciences occultes (1860)
— Hygiène et gymnastique des organes de la voix parlée et chantée (1861)
— Hygiène des plaisirs selon les âges, les tempéraments et les saisons (1863)
— Les influences du chocolat, du thé et du café sur l’économie humaine (1864)

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nous avons respecté l’orthographe et la grammaire de l’orignal, mais avons rectifié les très nombreuses fautes de composition du document. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

HYPNOLOGIE.
DU SOMMEIL ET DES SONGES
AU POINT DE VUE PHYSIOLOGIQUE.
SOMNAMBULISME, MAGNÉTISME, EXTASE, HALLUCINATION.
EXPOSÉ D’UNE THÉORIE DU FLUIDE ÉLECTRO-SYMPATHIQUE.

PAR A. DEBAY.

[p. 1]

HYPNOLOGIE.

[p. 3]

DU SOMMEIL

Lorsque le fluide nerveux dépensé par la vie de relation a ralenti son action sur nos organes, la circulation, la calorification et généralement toutes les fonctions diminuent d’activité, et la disposition au sommeil commence. [p. 4]

Les paupières se baissent, les muscles tombent dans le relâchement, les idées s’effacent peu à peu, le stimulus extérieur n’a plus assez de force pour les renouveler; le foyer nerveux central, qui élabore la pensée, s’allanguit de plus en plus, enfin tous les organes arrivent à cet état d’affaissement, d’insensibilité momentanée, où il y a perte du moi : c’est le sommeil complet, absolu.

Mais tous les organes ne dépensent point une quantité égale de fluide nerveux ; l’organe le plus excité pendant La veille, celui qui fait une plus grande dissipation de ce fluide est, sans contredit, l’organe de la vision, il doit donc se , reposer le premier ; les autres organes s’endorment en raison directe de leur activité. On voit rarement les organes cérébraux s’endormir à la fois et du même sommeil ; presque toujours, au contraire, il en est qui veillent ou qui dorment plus légèrement que les autres, c’est la cause [p. 5] de quelques rêves faibles, vagues et de courte durée qui précèdent le premier sommeil. Bientôt l’affaissement gagne tout le système, et le sommeil, devenu profond, n’est plus traversé par aucun mouvement d’idées.

Après un temps plus ou moins long, lorsque la nutrition, qui ne se suspend jamais, a versé au cerveau une suffisante quantité de fluide nerveux, les organes restaurés, stimulés de nouveau, retrouvent une partie de leur action ; alors les premiers rêves commencent, obscurs, incohérents et rapides. Peu à peu l’afflux nerveux augmente, les idées se réveillent, se meuvent et sont susceptibles d’associations pins nombreuses et mieux ordonnées; enfin le rêve se régularise, prend une forme déterminée. Le sommeil a renouvelé, dans l’organe des sens et de la pensée, l’excitabilité épuisée par la veille, et leur a rendu l’énergie. On sait qui l’on est, où l’on est ; on arrive progressivement à saisir [p.6] les rapports des images, les idées se coordonnent, s’éclaircissent de plus en plus ; on touche au moment du réveil.

Mais le sommeil ne marche point toujours avec cette régularité ; la plupart des maladies, et surtout les affections nerveuses, le pervertissent en moins ou en plus, c’est-à-dire l’arrêtent ou le prolongent pendant un terme plus ou moins long. Le premier de ces deux états se nomme agrypnie, insomnie, perte du sommeil, veille involontaire ; le second a reçu le nom de cataphora ; nous ne parlerons que de ce dernier. [p. 7]

CATAPHORA.

Le cataphora est ce sommeil lourd et profond dont l’intensité a quelque chose d’extraordinaire, d’effrayant. On lui connait trois degrés : le coma, le carus, la léthargie. [p. 8]

Le coma est un assoupissement invincible, dans lequel retombe toujours le malade, quelque moyens que l’on emploie pour le tenir éveillé.

Le carus est un sommeil plus profond encore : les bruits violents, les tractions, l’immersion même, ne peuvent le dissiper ; il est accompagné de perte de mouvement et-de sentiment.

La léthargie est le degré le plus intense du cataphora ; il y a délire nerveux, engourdissement général qui ferait croire à une suspension de la vie.

Dans le Journal de médecine, chirurgie et pharmacie de 1754, on trouve parmi plusieurs observations, celle d’un homme surnommé le dormeur de la Charité. Son sommeil durait exactement la moitié de l’année ; on avait beau crier à ses oreilles, l’agiter, le secouer, il [p. 9] dormait toujours ; l’immersion dans l’eau froide ne put le réveiller.

Van-Swieten rapporte un cas à peu près semblable pour la durée. Le dormeur dont il parle ne voulut point croire, en se réveillant, que sa nuit eût été si longue ; cependant il se laissa persuader, car il se rappelait s’être endormi à l’époque des semailles et l’on était au temps de la récolte.

Une femme de la campagne dormait régulièrement toute la semaine et ne se réveillait que le dimanche au matin ; alors elle faisait sa toilette, prenait quelques aliments et se rendait à l’église ; à son retour elle se rendormait jusqu’au dimanche suivant.

Un homme, glouton de son naturel, et qui ne faisait qu’un seul repas le jour, s’endormait [p. 10] aussitôt qu’il avait avalé le dernier morceau et vidé la dernière bouteille. Il se réveillait le lendemain à la même heure pour recommencer exactement ce qu’il avait fait la veille.

On cite une dame de haute famille qui dormit trois années consécutives, sans prendre d’autre nourriture qu’un peu de bouillon qu’on lui introduisait, au moyen d’une sonde, par les fosses nasales, car elle conserva pendant tout ce temps un resserrement tétanique des mâchoires. Elle expira quelques minutes après son réveil.

Les annales de médecine contiennent des exemples de sommeil si extraordinaires, si prodigieux, qu’on en douterait presque, s’ils n’étaient rapportés par des auteurs dignes de foi. Ainsi, on y trouve des sommeils qui ont duré depuis 24 jours jusqu’à 49 ; depuis deux mois [p. 11] jusqu’à quatre ans et plus ; on serait tenté de croire, en face de tels exemples, que la fable d’Épiménide qui dormit cent ans, est un fait historique, seulement un peu exagéré.

On pourrait comparer les personnes affectées de cette singulière maladie, aux animaux hibernants, car leur sommeil est une véritable léthargie. Leur respiration et leur circulation sont insaisissables ; il y a perte de sensibilité et de mouvement ; on peut même les disséquer, sans qu’ils donnent signe de douleur. Des phénomènes à peu près semblables se passent à l’égard des léthargiques : Les bruits violents, les secousses, les piqûres, les incisions, les brûlures et les moyens les plus extrêmes sont impuissants à tirer certains sujets de ce profond sommeil.

Nous terminerons l’histoire du Cataphora [p. 12] par un fait d’autant plus curieux que la véracité semble en être garantie par la bonne foi du vieillard à qui nous l’avons entendu raconter.

Un montagnard des Pyrénées vivait dans la plus profonde indigence avec sa femme, créature d’un tempérament irascible qui, depuis l’âge de retour, avait éprouvé plusieurs atteintes de Carus. Les prodromes de cette maladie s’annonçaient par une humeur difficile, intraitable. Déjà méchante par nature, cette femme devenait hargneuse, emportée, fougueuse, et se livrait, sur son mari, à des actes de brutalité, puis, à la suite de ces scènes violentes, elle tombait dans un sommeil léthargique dont il était impossible de la tirer et qui durait de quinze à vingt jours. Le pauvre diable n’opposait que patience aux bourrasques conjugales; elle est malade, disait-il piteusement, il faut bien lui pardonner, et il supportait les injures, les coups [p. 13] avec une résignation stoïque ; seulement il se cachait la tête dans les mains, car c’était surtout au visage qu’en voulait la mégère.

Il arriva un jour que le sommeil de cette femme se prolongea plus longtemps que de coutume ; un homme de l’art la jugea morte. Le montagnard versa quelques larmes et remercia Dieu de l’avoir rappelée dans son sein. Pauvre comme Job, n’ayant pas l’argent nécessaire à l’achat d’une bière, il fit part de son embarras à ses voisins ; deux paysans du hameau placèrent la défunte sur une civière avec ses vêtements pour linceul, et se dirigèrent vers le champ du repos. Comme ils passaient dans un étroit sentier bordé de broussailles, une ronce déchira le visage de la morte qui se réveilla tout-à-coup, en poussant un cri aigu. Les porteurs effrayés laissèrent tomber la civière et s’enfuirent à toutes jambes ; le mari qui s’était sauvé comme les autres, revint sur ses pas, [p. 14] après un moment de réflexion, et aida la malheureuse à regagner le logis. La terreur fut grande au hameau ; il se passa plusieurs mois sans que les plus intrépides n’osassent regarder en face la morte ressuscitée.

De ce jour l’humeur de la malade devint si féroce, que le pauvre montagnard fut forcé de déserter sa chaumière, dans la crainte d’être assommé. Sur le bruit qui s’était répandu, à la ronde, que cette femme était sorcière, qu’elle mourait et ressuscitait à volonté, le desservant d’un village voisin se rendit sur les lieux, accompagné du mari qui, depuis quelques semaines, errait sans asile. Lorsqu’on ouvrit la porte delà chaumière, on trouva la dormeuse étendue raide et livide sur le sol. Cette fois elle était bien morte ; l’odeur putride que répandait son cadavre ne permettait plus d’en douter. Personne au hameau ne voulut la porter en terre ; tout le monde frissonnait encore au souvenir de [p. 15] sa résurrection. Deux soldats, rejoignant leurs cantonnements, qui étaient venus gîter dans l’endroit, sur la prière de l’ecclésiastique, se chargèrent de ce triste soin.

Le montagnard, comme la première fois, suivit la civière la tête baissée, l’œil humide ; il pleurait, le brave homme, car il se croyait veuf tout de bon. Sa démarche lente, ses sanglots, l’abattement de ses traits indiquaient la douleur et les regrets ; cependant, lorsque les soldats entrèrent dans le sentier buissonneux, il leur cria naïvement : Camarades, prenez garde aux broussailles. [p. 16] [p. 17]

CATALEPSIE

La Catalepsie est la suspension instantanée de l’exercice des sens et de l’action musculaire dirigée par la volonté : l’ouïe, cependant, et l’intelligence persistent. Les cataleptiques restent [p. 18] dans la position qu’ils avaient au moment de l’attaque, leurs membres gardent celle qu’on leur imprime ; la bouche est muette. Le corps conserve, pendant l’accès, l’immobilité d’une statue ; la respiration et le pouls sont d’une lenteur remarquable, quelquefois insensibles.

Cette affection, très-rare, selon quelques médecins, attaque plutôt la femme que l’homme En voici un exemple intéressant tiré de la Gazette des hôpitaux.

Madame de…, appartenant à la classe aisée, accrochait un panier au mur de sa salle à manger, lorsqu’une explosion d’arme à feu retentit sous ses croisées ; au même instant frappée d’immobilité complète, elle resta comme pétrifiée, conservant son attitude, un bras levé vers le clou, l’autre appuyé contre le mur. Des domestiques accourus aux cris d’une femme de chambre, trouvèrent leur maîtresse dans [p. 19] cette position, les yeux ouverts et fixes ; le visage muet et tranquille, sans le moindre signe de douleur ; ils la transportèrent sur un lit de repos et vainement essayèrent de la faire revenir. Après une heure, des convulsions survinrent, ses dents grincèrent; puis les yeux perdirent leur fixité, devinrent humides, et des flots de larmes mirent fin à l’accès. Cette première invasion rut lieu à six heures du soir.

Le lendemain, à la même heure, madame de s’amusait à cueillir des fleurs d’oranger ; le temps était calme, le plus parfait silence régnait autour d’elle ; tout-à-coup les mêmes phénomènes de la veille se reproduisirent: elle resta les deux bras automatiquement tendus vers la branche. Comme la veille aussi, l’état cataleptique dura une heure, et se termina par d’abondantes larmes.

Ces accès commençant toujours à la même heure et ayant une égale durée, continuèrent [p. 20] pendant six ans. Aucun symptôme précurseur n’en indiquait l’approche ; Madame de… était soudainement frappée, n’importe ses occupations et les lieux où elle se trouvait, et toujours à six heures du soir. Alors, si elle parlait, le mot restait inachevé sur ses lèvres, les prunelles s’arrêtaient fixées sur un objet, tout le corps était saisi d’une effrayante immobilité ; les membres obéissaient à tous les mouvements qu’on voulait leur imprimer et gardaient l’attitude dans laquelle on les laissait. A sept heures, une grande inspiration gonflait la poitrine, et bientôt des convulsions, des larmes amenaient la détente. Madame de… semblait, du reste, jouir d’une assez bonne santé ; son embonpoint n’avait nullement souffert ; elle mangeait bien, digérait avec facilité, toutes ses fonctions s’exécutaient paisiblement, et son moral n’avait reçu aucune fâcheuse atteinte.

Tous les traitements imaginables furent dirigés [p.21] contre cette maladie, sans aucun succès.

Au bout de six ans, les attaques devinrent moins fortes et plus courtes ; mais une faiblesse de jambes augmentant à mesure que la catalepsie s’effaçait, finit par amener une paraplégie complète. Quelques mois après cette dame marchait avec des béquilles ; il ne lui restait plus, de ses attaques quotidiennes, qu’un phénomène non moins curieux : tous les jours, à six heures du soir, le doigt annulaire gauche se fléchissait sur la paume de la main et ne se redressait qu’à sept heures ; c’était un régulateur d’une précision rigoureuse.

Il existe une espèce de catalepsie qu’on pourrait nommer léthargique, à cause de sa durée prolongée au delà de la période normale ; cette terrible affection, offrant tous les caractères d’une mort apparente, a plusieurs fois donné lieu à de funestes méprises. La peau est froide, [p. 22] l’œil vitreux, le pouls ne bat plus, la respiration semble éteinte ; le poli d’une glace présentée à la bouche, n’en est point terni ; toutes les fonctions vitales sont suspendues, le corps simule un cadavre.

La relation d’un fait passé en Espagne, il y a quelques années, suffira pour faire apprécier les dangers auxquels un jugement trop prompt, sur la mort, expose les personnes atteintes de cette catalepsie. Laissons parler la jeune demoiselle qui faillit en être victime :

« On me crut morte… J’entendis les gémissements de ma famille éplorée, j’entendis les sanglots et reçus le dernier adieu de mon fiancé ; mes sœurs me donnèrent le dernier baiser ; la bière était ouverte, elle allait se fermer sur moi, lorsque le conseil d’un médecin fit retarder mon enterrement. Je restai trois jours exposée [p. 23] sur un lit mortuaire, trois jours à écouter ce que la douleur d’une famille, dont j’étais l’idole, avait de plus déchirant, de plus cruel ! Je saisissais tout ce qui se disait jusqu’au moindre bruit ; combien de fois j’essayai de m’agiter, de crier, de pousser un soupir ; impossibilité absolue J’étais morte physiquement, l’intelligence et l’ouïe seules avaient conservé leur activité. Je me voyais, hélas ! condamnée à être enterrée vive. Quelles angoisses, quel supplice, oh, que je souffrais !!…

Le matin du quatrième jour, mon médecin et deux de ses collègues vinrent me visiter : ils m’explorèrent minutieusement, soulevèrent plusieurs fois mes paupières qu’ils frottèrent contre le globe de l’œil, en disant : Prunelles insensibles et vitreuses, froid général, face livide, plaques verdâtres sur la face du corps ; ce sont les signes certains d’un commencement de décomposition, on peut l’enterrer aujourd’hui. [p. 24] Ma famille sortit de l’appartement où j’étais exposée, pour éviter le douloureux spectacle de mon ensevelissement. Alors on me couvrit d’un linceul, on me descendit dans la bière et j’entendis les marteaux clouer le couvercle. En ce terrible instant, que de tentatives ne fis-je point dans la pensée, que de prodigieux efforts pour donner signe de vie : toujours même impossibilité. Je me résignai donc croyant que c’était la volonté de Dieu, et me mis à le prier avec ferveur. Je fus portée à l’église : les cierges brûlèrent autour de mon cercueil, les prêtres chantèrent la prière des morts ; une heure après les fossoyeurs me faisaient glisser dans la fosse. Au bruit sourd de la première pellée de terre jetée sur mon cercueil, tout mon être frissonna, tressaillit ; je m’efforçai de crier, je multipliai, dans mon esprit, tout ce que l’énergie du désespoir peut donner de puissance à l’action ; vains efforts! je restai [p. 25] immobile et muette sous mon linceul. Bientôt je tombai dans l’abattement, mes idées, si claires jusque-là, s’effacèrent, je perdis connaissance.

Lorsque je revins à moi, le vent sifflait dans les ifs du cimetière, le tonnerre grondait avec fracas, un orage éclatait sur ma tête. La foudre tomba probablement près de moi, car j’éprouvai une violente commotion, il me sembla que la sensibilité revenait au corps.

Voici à quelle triste circonstance je dus mon retour à la vie.

Celui que j’aimais, Diégo, le jeune homme à qui j’étais fiancée avait obtenu du fossoyeur, moyennant une somme d’argent, qu’il ne comblerait pas ma fosse avant le lendemain matin.

Un horrible projet roulait dans sa tête; il voulait s’unir à moi par le suicide et partager ma tombe. En effet, vers le milieu de la nuit, j’entendis des pas s’approcher… C’était lui ! « O mon Anna ! s’écria-t-il, Diégo ne pouvant [p. 26] vivre sans toi, vient mourir près de toi; que Dieu me pardonne cet acte de désespoir, et réunisse nos deux âmes !

J’entendis craquer les ressorts d’une arme… Il allait se tuer… Soudain, un cri perçant partit de ma gorge : la voix m’était revenue. A ce cri que le silence des nuits et la lugubre obscurité du lieu rendaient plus effrayant encore, l’arme s’échappa de la main du jeune homme et vint rouler, avec lui, sur mon cercueil.

Aux premières lueurs du jour, attirés par mes gémissements, les gardiens du cimetière accoururent à ma fosse, enlevèrent le corps de Diégo, déclouèrent ma bière et me rendirent à mes parents ; la violente émotion que leur causa ma présence faillit coûter cher à plusieurs d’entre eux. Mon fiancé avait également été rendu à sa famille, mais dans un état pire que la mort peut-être. Entourée de soins empressés, de sollicitudes, de caresses, je me rétablis promptement. [p. 27] Et Diégo… l’infortuné ! lorsqu’il, rouvrit les yeux, il était fou… Je lui ai consacré ma vie sur la terre ; mais hélas ! j’ai perdu la sienne… J’espère dans les cieux !

Il existe une autre affection, espèce de névrose qui se rattache à la léthargie et à la catalepsie par quelques symptômes, et offre aussi les caractères d’une mort apparente ; la période d’accès est plus ou moins longue ; à l’impossibilité des mouvements volontaires se joint presque toujours le sommeil de plusieurs sens ; ici encore l’intelligence et l’ouïe conservent leur activité ; malgré son analogie de symptômes, ce n’est point cependant la catalepsie proprement dite, puisque les yeux sont fermés et les membres présentent la molle flexibilité de ceux de l’enfant endormi ; ce n’est pas, non plus, la léthargie, puisque le sentiment et l’ouïe persistent. On pourrait peut-être nommer cette [p. 28] affection fausse catalepsie, ou paralysie momentanée des organes encéphaliques présidant aux mouvements volontaires et à l’exercice d’un ou de plusieurs sens. Cette étrange maladie a fourni une foule d’observations curieuses, dont nous allons rapporter quelques-unes des plus intéressantes.

Un aspirant au Baccalauréat ès sciences , chez qui des veilles prolongées et des travaux trop longtemps soutenus avaient occasionné un épuisement nerveux très-grave, tomba tout-à-coup dans un sommeil cataleptique qui inquiéta beaucoup sa famille. On avait beau crier à ses oreilles, l’agiter, le pincer, il ne donnait aucun signe de sensibilité ; la respiration se reconnaissait à peine, la face était tranquille et la peau conservait sa chaleur ; plusieurs jours se passèrent ainsi. Un matin, après quelques tentatives faites par ses jeunes camarades, pour le [p. 29] réveiller, un d’entre eux s’avisa de lui poser cette question : « Jules*** je parie que tu ne me diras pas quelle est la racine carrée de 2916 ? —54 ! s’écria le dormeur, et le réveil fut soudain. Jules*** éprouva, pendant le cours de l’année, plusieurs atteintes de cette affection ; le remède infaillible, pour abréger l’accès, était la proposition d’un problème .qu’il résolvait avec une étonnante facilité. La suspension de ses travaux scientifiques, l’équitation, la chasse et autres distractions actives le guérirent compIètement.

Un musicien passionné, savant dans son art et doué d’une délicatesse d’ouïe surprenante, éprouvait des crispations nerveuses, accompagnées de mouvements d’impatience et de grincements de dents, toutes les fois qu’on chantait ou qu’on jouait faux devant lui ; en revanche, il s’extasiait, restait plongé dans un muet [p. 30] ravissement lorsqu’il entendait exécuter, avec âme et précision, un de ces beaux morceaux empreints du génie des grands maîtres. Cette excessive sensibilité lui avait causé de nombreux dérangements dans les fonctions nerveuses et digestives ; plusieurs fois il avait été obligé de garder le lit à la suite de ces violentes émotions musicales. Un soir, rentré chez lui, après avoir assisté à un concert donné par les premiers artistes de la capitale, il fut saisi d’un assoupissement dont rien ne put le tirer. Cet état durait depuis 87 heures, lorsqu’un médecin, de ses amis, étant venu le visiter, conseilla de faire de la musique dans l’appartement même. Aussitôt une des personnes présentes se place au piano, et les deux autres se mettent à chanter un duo de Rossini ; mais ni le pianiste, ni les chanteurs n’étaient habiles à rendre, avec expression, la musique du célèbre Maëstro. Après quelques phrases exécutées tant bien que [p. 31] mal, les deux voix s’arrêtèrent sur un point d’orgue de façon à blesser l’oreille la moins exercée. Le malade, jusqu’alors immobile, s’agita brusquement sur son lit, ses traits accusèrent une douloureuse impatience, puis tout-à-coup, d’une voix courroucée : « Les barbares ! écorcher ainsi le chef-d’œuvre de Rossini !… » Il ouvrit immédiatement les yeux et resta stupéfait de se voir entouré de ses amis.

Les journaux ont parlé d’une dame du monde, grande devineresse d’énigmes, de charades, de logogriphes, d’anagrammes, d’homographes et autres jeux de mots, qui étonnait par sa prompte facilité d’esprit, en ce genre, et faisait sa principale occupation de cet amusement futile. Des contrariétés de famille et surtout la perte d’un petit chien adoré, la jetèrent dans un état de fausse catalepsie très-inquiétant. Le hasard fit aussi découvrir le secret d’abréger [p. 32] son sommeil. Deux jeunes demoiselles, qui la veillaient, s’étant mises à jouer aux énigmes pour se distraire, l’une d’elles proposa à l’autre le logogriphe suivant.

Sur six pieds je suis minéral ;
Sans mon chef je suis végétal ?

Marbre !s’écria la dormeuse aussitôt ; elle poussa un profond soupir et se leva, demandant combien de temps avait duré son sommeil ?

C’était le cinquième jour. Le lendemain elle se rendormit de nouveau ; le médecin ordonna de la laisser reposer quelques heures au bout desquelles une nouvelle charade lui ouvrit les yeux. On fit la remarque, à la suite de plusieurs accès, que la faculté divinatoire de Madame augmentait prodigieusement pendant ce sommeil ; elle trouvait, sans la [p. 33] moindre hésitation, le mot caché des énigmes les plus complexes, les plus difficiles, ce qu’elle n’aurait assurément pu faire pendant l’état de veille.

Ces quelques exemples, que nous venons de relater, et une foule d’autres consignés dans les annales de l’art médical, prouvent combien de prudence et de lenteur on doit mettre à constater un décès ; aussi les pères de la médecine légale ont dit que, de tous les signes de la mort, un seul emportait avec lui le critérium de certitude : laputréfaction.

Nous terminerons cet article en faisant observer que le sommeil n’est point le partage exclusif de l’homme et des animaux ; tous les êtres ayant vie, depuis la plante la plus simple jusqu’à l’animal le plus complexe, jouissent de [p 34] cette condition de l’existence. Et, chose digne d’attention, le sommeil est d’autant plus long qu’on descend davantage l’échelle des êtres organisés, de l’homme au litophyte. Tout le monde sait que les animaux hibernants, l’ours, la marmotte, etc., dorment une partie de la mauvaise saison; que les reptiles, après avoir englouti une proie souvent plus grosse qu’eux, restent, pendant tout le temps de la digestion, plongés dans un engourdissement si profond, qu’on peut les approcher et les toucher sans danger. Personne, non plus, n’ignore que les graines restent inertes et comme privées de vie jusqu’à ce qu’on les sème; alors, pour elles, le réveil commence et la germination prouve leur vitalité. Le sommeil est donc une nécessité de l’existence ; tous les êtres organisés y participent-, nul ne saurait s’y soustraire.

Nous venons d’énumérer les perversions que présentait le sommeil chez l’homme ; il nous [p. 35] reste à décrire les phénomènes qui se passent pendant sa durée et auxquels on a donné le nom de songes ; c’est cette matière que nous allons traiter sous le titre d’Onirogénie.

[p. 36] [p. 37]

ONIROGÉNIE.

[p. 38] [p. 39]

ONIROGÉNIE.

THÉORIE DES SONGES. (1)

Le songe est la représentation plus ou moins fidèle, pendant le sommeil, des choses qui nous [p. 40] ont frappé durant la veille ; c’est une réminiscence exacte, claire ou confuse de nos actions passées, ou encore, l’exécution de celles que nous désirons faire, n’importe le temps et l’espace.

Les sensations et les idées sont la cause nécessaire des songes; la vie de relation est une des conditions essentielles à l’onïrogénie : le sommeil de l’enfant est, en ce sens, un repos complet. Le défaut congénial d’un sens entraine l’absence absolue des sensations attachées à ce sens; ainsi, l’aveugle-né ne saurait éprouver, dans ses rêves, les sensations fournies par la vision ; le sourd est dans le même cas pour tous les phénomènes qui regardent l’audition.

Il y a des songes d’une vérité frappante : l’action est suivie dans ses moindres mouvements, dans ses plus petits détails ; ressemblance de formes, temps, lieux, couleurs, sons, rien n’échappe, tout arrive avec une précision, une [p. 41] netteté merveilleuse : « on les nomme songes lucides. D’autres, au contraire, sont incohérents, bizarres, fantasques, interrompus, sans suite, et ne laissent, au réveil, que des souvenirs confus ou presque entièrement effacés : rêves obscurs.

Cette succession d’images qui naissent, s’effacent, se renouvellent pendant le rêve, est due à l’association d’idées. Dans l’état de veille, si l’on considère un objet, il est rare qu’il ne fournisse plusieurs idées réunies : ainsi, la vue d’une femme au physique attrayant fait naître l’idée de beauté, qui nécessairement entraîne les idées de beaux yeux, front élevé, bouche fraîche et petite, pieds mignons, taille souple et bien prise, suavité de formes, etc. ; de même, dans le rêve, l’idée principale attire à elle toutes celles qui s’y rattachent par quelques rapports. Ces idées secondaires en développent d’autres, et cette succession se fait avec une si étonnante rapidité, [p. 42]qu’en un quart-d’heure il vous semble avoir vécu des années.

La mémoire est celle des facultés qui s’exerce le plus pendant le rêve ; l’imagination vient ensuite, le jugement se tait le plus souvent.

Voici, en abrégé, le mécanisme des phénomènes oniriques : Pour que le songe ait lieu, il faut que plusieurs organes cérébraux veillent ; aussi, le premier somme, surtout chez les individus de travaux physiques, est un repos complet. Si un seul organe veille, le songe peut parcourir fidèlement toute la sphère des idées appartenant à cet organe : si, avec ce même organe éveillé, d’autres organes, ses congénères, reprennent leur activité, le songe deviendra clair, suivi, plein de vérité. Que la mémoire, par exemple, agisse de concert avec le raisonnement et le [p. 43]  jugement, alors le songe marchera si net, si lucide ; l’enchaînement des circonstances sera si bien observé, la connexion des rapports si intime ; tous les objets seront représentés avec tant d’exactitude, dans leurs plus petits détails, que l’action revêtira toutes les apparences de la réalité. Dans cet état, l’organe de la pensée jouit d’une perspicacité d’autant plus grande que son action est plus concentrée. Cette concentration de la force vitale sur quelques-unes des facultés intellectuelles, leur donne un tel degré de puissance que le dormeur pénètre les probabilités de l’avenir, sent naître des pressentiments qui souvent se réalisent, et compose des chefs-d’œuvre, tandis qu’à l’état d’éveil il n’aurait exécuté que des travaux ordinaires. Le phénomène inverse a lieu si plusieurs organes opposés, quant au but, veillent et agissent simultanément, c’est-à-dire que le rêve est obscur, incohérent, brisé. S’il arrive que l’activité de l’un [p. 44] de ces organes diminue, tandis que celle de l’autre augmente, on aura une série de petits rêves qui naissent, passent rapidement, pour être remplacés par d’autres de même durée : rêvasseries.

Les rêvasseries ont lieu, le plus ordinairement, pendant la somnolence, espèce de sommeil incomplet, résultant de la fatigue après des travaux pénibles, une marche forcée, un état de souffrances physiques ou morales.

Toutes les fois qu’une impression est vivement ressentie pendant la veille, ou qu’une idée s’est opiniâtrement attachée au cerveau, il y a fort à présumer que le songe les reproduira. Les personnes dont le système nerveux, très-excitable , est encore surexcité par une vie intellectuelle active, certains hommes de lettres, par exemple, travailleront, pendant le sommeil, à leurs ouvrages ; résoudront des questions difficiles, [p. 45] composeront des discours, des pièces de vers avec toute la facilité de l’inspiration.

Une foule de circonstances influent sur la nature et la formation des rêves. Nous établirons la classification selon les sexes, les âges, les tempéraments, les lieux, les conditions sociales, et selon l’état sain ou morbide des organes.

En pleine santé, lorsque l’économie, jouissant de toute l’intégrité de ses fonctions, repose convenablement, sans aucune gêne, que l’esprit est calme ou affecté d’une joie douce, les rêves sont légers, tranquilles, agréables ; dans l’état maladif, ils sont lourds, fatigants, pénibles, souvent hideux, effrayants: ces derniers prennent le nom de cauchemar.

Nous avons dit que les perceptions, les sensations légères de la veille, grossissaient dans le rêve et acquéraient une force, une intensité remarquables, surtout quand un organe souffrait [p. 46] ou était seulement surexcité. Cet état de l’organisme humain est le plus ordinaire, car il est bien rare, pour ne pas dire impossible, que l’âme et le corps soient dans un état de calme parfait Ainsi, selon l’état d’inquiétude morale ou de douleurs physiques, la sensation causée par une piqûre de puce s’exagérera jusqu’à simuler un coup d’épée ; un tintement de cloche vibrera comme la voix lugubre du tocsin. D’après l’association d’idées, le tocsin implique un événement fâcheux, une catastrophe ; c’est un cri d’alarmes ! Le dormeur verra une foule effrayée courir de toutes parts, appeler du secours : des tourbillons de flammes s’élanceront d’un édifice, le dévoreront : et si le réveil n’a point lieu, il sera témoin de toutes les circonstances d’un incendie.

D’autres fois, pour les personnes malades qui [p. 47] se nourrissent d’idées tristes, ce tintement de cloche ressemblera au glas des agonisants ; un convoi funèbre se déroulera, dans le rêve, avec tout son appareil de deuil et de douleurs ; elles entendront les graves psalmodies des prêtres mêlées aux gémissements sourds de la famille éplorée ; elles verront les larmes couler et les têtes sortir sombres et livides de leurs longs vêtements noirs. Si le sommeil n’est pas interrompu par ce premier cauchemar, le rêveur apercevra le cercueil s’ouvrir tout-à-coup ; le cadavre en surgira avec ses membres décharnés, sa face osseuse et ses prunelles vitreuses roulant au fond de leurs orbites. Tous les assistants fuiront : il voudra fuir aussi ; mais ses pieds s’y refuseront, et il se sentira saisir par les doigts noueux du fantôme ; il frissonnera à cet horrible contact ; il s’efforcera de crier et s’agitera douloureusement sur sa couche, en proie à toutes [p. 48] les angoisses de la terreur, enfin le réveil aura lieu.

La vue d’un tableau qui a vivement frappé, une conversation, une lecture même suffisent pour occasionner, chez les personnes délicates, un ébranlement nerveux qui retentira pendant le sommeil et qui, selon les impressions agréables ou pénibles ressenties, doit amener les gracieuses images d’un rêve doré ou les affreuses étreintes du cauchemar.

J’ai connu, il y a quelques années, une jeune demoiselle de constitution chlorotique et nerveuse, qui mourut victime de la coupable imprévoyance d’un confesseur. Ce malheureux lui avait fait une peinture si horrible de l’enfer, que la pauvre enfant s’en retourna toute timorée, pâle, tremblante et comme hébétée. La nuit, ses rêves lui retracèrent tout ce qu’elle avait entendu au confessionnal, mais avec des [p. 49] circonstances encore plus terribles. Elle ne voyait qu’ossements, squelettes, figures épouvantables ; elle sentait l’odeur du soufre et la brûlure des flammes qui l’entouraient ; elle était poursuivie, harcelée par des monstres effroyables qui la fouettaient de leurs queues et la perçaient de leurs cornes. Enfin elle put se réveiller ; mais dans quel état déplorable ! Les parents, attirés par ses cris, cherchèrent vainement à calmer son agitation extrême, à vaincre ses terreurs. Plusieurs nuits se passèrent avec les mêmes songes, sans que les parents pussent y apporter remède. Le quatrième jour, cette jeune innocente, atteinte de fièvre cérébrale pernicieuse, expira dans les convulsions d’un délire de démonophobie. Évidemment, cette mort fut un empoisonnement moral, un meurtre que les lois auraient dû punir. [p. 50]

Des songes relatifs aux sexes.

La femme ne rêvera jamais être homme, ni l’homme porter dans ses flancs les fruits de la fécondation.

Selon les états, les professions, la position sociale, le genre de vie, les sens et l’âme sont affectés de manières différentes. Or, le prolétaire n’aura point les songes du roi ; l’idiot, ceux de l’homme de génie ; non plus que le rude chaudronnier de Saint-Flour n’aura ceux du musicien délicat et passionné de la molle Italie.

Selon les climats et les lieux.

Les habitants des terres équatoriales qui vivent et meurent sans être jamais sortis de leurs [p. 51] contrées ardentes, ne rêveront point aux glaces éternelles des régions polaires.

Pour les tempéraments.

On a observé que l’être indifférent, ladre en amour, dont la fibre génitale est muette à tout voluptueux désir, n’a point les rêves du tempérament opposé, rêves qui, bien souvent, provoquent la sensation érotique.

L’homme doux et paisible, vivant sans fiel ni passion, n’a point les rêves agités de l’homme qu’une organisation funeste porte à la haine, aux rixes, aux transports violents de la vengeance ou du désespoir.

Les songes de la jeunesse, de l’âge mûr et du vieillard ne se ressemblent pas davantage. Ce dernier ne rêve que rarement ; ses nerfs se sont émoussés au frottement des années ; revenant, [p. 52] fatigué du voyage de la vie, le lit sur lequel il doit bientôt se reposer, c’est la tombe. L’espoir ne fait plus battre son cœur paresseux, engourdi ; ses affections s’effacent de jour en jour ; sa vie de relation se rétrécit ; l’activité de ses organes allant toujours en diminuant, il a moins besoin de réparer. Le vieillard dort peu, le moindre bruit le réveille, et s’il rêve encore quelquefois, c’est aux temps passés ; sa mémoire le reporte incessamment aux belles époques de son existence.

L’âge mûr voit se reproduire, dans ses rêves, tout ce qui tient à ses intérêts, à sa famille, à son ambition.

Mais, pour la jeunesse folle et rieuse, quelles nuits ! quels songes !… Le froid calcul n’a pas encore glacé les chaudes émanations du cœur ; les organes sont neufs ; la maladie n’a pas encore soufflé sur eux ses âcres et virulents poisons. [p. 53] zzz Oh ! le sommeil est doux alors, parce que l’âme est tranquille, la sève remplit tous les vaisseaux et la santé ruisselle par tous les pores ; le sommeil est doux, parce que les yeux de la jeunesse aperçoivent la vie à travers le prisme aux enchantements. Ce sont de jeunes filles, couronnées de fleurs, qui passent et repassent dans les rêves, murmurant d’harmonieuses paroles d’amour, et vous jetant un mystérieux sourire avec la promesse des plus enivrants baisers. Vous courez avec elles sur de fraîches prairies, vous mêlez vos jeux aux leurs, tantôt les poursuivant au sommet des coteaux et tantôt dans les profondeurs du vallon. D’autres fois, vous avez des ailes et rasez légèrement l’eau des lacs limpides , vous franchissez le torrent ou la rivière aux yeux d’une foule émerveillée. De la haute cime des montagnes, vous vous élancez dans la plaine, et », après avoir plané quelques instants, vous venez vous abattre aux genoux de votre [p. 54] amie, en la ventilant de vos ailes d’azur ; elle vous sourit tendrement et vous accorde ce qu’éveillé vous n’eussiez osé lui demander; puis, au réveil vous vous sentez ému, le cœur débordant de joie et d’amour. Souvent on referme les paupières pour chercher la continuation de si beaux rêves, bien souvent on va se promener solitairement dans la campagne, pour repasser dans sa mémoire les délicieuses impressions de la nuit. Une atmosphère de voluptés vous baigne de toutes parts ; les brises sont plus tièdes, les fleurs plus fraîches, plus embaumées ; la poitrine est gonflée de vagues désirs, le cœur palpite ; on tressaille involontairement, dans l’attente d’une enivrante réalité ; et cet état d’ineffable expansion, de béatitude générale se prolonge des heures entières. O rêves dorés de la jeunesse ! rêves luxuriants d’amour et de chaude poésie, qui ne vous a point caressés ! Et, plus tard, [p. 55] hélas, qui ne vous a point regrettés, ô rêves dorés de la jeunesse !

Revenons au cauchemar; esquissons à grands traits ses causes, son mode d’action et ses tristes effets.

[p. 56] [p. 57]

CAUCHEMAR.

De toutes les perversions du sommeil, la plus fatigante, la plus douloureuse est celle qu’on a nommée terreurs nocturnes, incube, ou cauchemar. [p. 58] C’est l’éphialte, le pnigaliondes Grecs ; l’incubedes Latins ; le machérickdes Celtes ; le vampirismedes Hongrois ; le nachtmaardes Allemands ; le night maredes Anglais ; le marendes Danois ; le pesarolodes Italiens ; le mampesadodes Espagnols, etc. ; expressions qui toutes désignent des êtres fantastiques, sombres enfants de la nuit.

James Gillray.

Le cauchemar est donc un songe pénible où, à une apparition effroyable, se joint une douloureuse suffocation ; où l’impossibilité d’exécuter le moindre mouvement, soit pour se défendre, soit pour se tirer d’un péril imminent, se combine à un sentiment de terreur et d’angoisses. C’est dans le cauchemar qu’on aperçoit des monstres, de hideux fantômes, des cadavres ensanglantés, des squelettes sortant de leur tombe, des guivres, des gnômes, des lamies ; enfin, toute la horde gibbeuse et disloquée des mythes [p. 59] sacrés et profanes qui se mettent à danser autour de vous avec d’affreuses contorsions, d’épouvantables éclats de rire. Ces figures viennent se poser devant votre lit et vous regardent, tantôt immobiles, tantôt grimaçantes, font grincer leurs dents aiguës, claquer leurs os décharnés, et, tout à coup, s’abattent sur votre poitrine, la compriment, sucent vos mamelles, vous excitent au plus honteux libertinage, aux caresses les plus lascives. Tout à coup vous vous sentez lentement étouffer ; vous voulez crier, mais la voix vous manque ; vous faites de prodigieux et vains efforts pour vous débarrasser du poids qui vous écrase. Enfin , vous vous réveillez anhélant, harassé , brisé, couvert de sueur, et vos yeux cherchent avidement un rayon de lumière pour détruire le reste de ces images horribles.

On donne le nom d’incubeau cauchemar où l’homme écrase de son poids un être quelconque, [p. 60] et celui de succube, quand c’est la femme qui se sent écrasée. De cette manière, le premier serait exclusivement le cauchemar de l’homme, et le second, celui de la femme. Je pense qu’il serait plus exact, d’après l’étymologie des mots, d’admettre qu’il y a incube lorsqu’on écrase, et succube quand on est écrasé, n’importe le sexe.

On trouvera l’une des causes du cauchemar dans une violente impression, reçue pendant la veille, dans un ébranlement du cerveau provoqué par une scène affreuse, dont on a été l’acteur ou le témoin oculaire. La vue d’un tableau hideux qui frappe vivement, l’attention qu’on aura prêtée à un récit énergiquement exprimé suffisent pour prédisposer au cauchemar ; mais les causes les plus fréquentes se rencontrent, sans contredit, dans l’état maladif ou l’indisposition de nos organes. L’observation prouve que [p. 61] les affections cérébrales donnent lieu aux rêves les plus singuliers, les plus bizarres. Les objets perçus revêtent des formes, des couleurs tellement incroyables ; les figures se meuvent, gesticulent d’une façon si extraordinaire, que l’esprit est comme entraîné dans une région apocalyptique. On prétend que c’est pendant une période d’affection cérébrale, résultant d’une forte contention d’esprit, que le peintre Callot enfanta ses étranges diableries. Tartini se trouvait dans les mêmes conditions, lorsqu’il composa sa fameuse sonate du Diable.

Remarquons bien que, d’après tel ou tel viscère affecté, le songe offre tel ou tel caractère.

Dans les maladies de poitrine, du cœur et des gros vaisseaux, les angoisses sont si intenses, si multipliées, qu’on se réveille en sursaut, [p. 62] le corps couvert de sueur glacée, la respiration courte, gênée, et, longtemps après avoir ouvert les yeux, il reste de l’étonnement et de l’anxiété.

Le cauchemar, qui dépend d’une affection d’estomac ou d’intestins, est le plus fréquent, surtout si l’on tient compte des digestions, laborieuses, des indigestions. C’est d’abord un sentiment de pesanteur à l’épigastre et au ventre ; c’est ensuite une oppression qui augmente de plus en plus et devient intolérable ; puis on se sent étouffer, on veut crier, fuir ; mais on ne trouve ni voix, ni force ; Il faut subir jusqu’au réveil cette atroce douleur ; c’est le succube dans toute son intensité.

Il existe une foule de cauchemars plus ou moins complets, et leur gravité s’accroît toujours en raison directe de l’intensité des causes. [p. 63] Une fausse position pendant le sommeil, le refroidissement d’une partie du corps ; la faim, la soif, les douleurs rhumatismales, un travail morbide qui s’opère dans l’épaisseur d’un membre, d’un organe,… etc…

Galien parle d’un homme sujet, depuis de longues années, à des atteintes de névralgie sciatique très-aiguës. A la suite d’une attaque des plus vives qui occasionna au malade une insomnie de plusieurs jours, le membre brûlant jusqu’alors se refroidit peu à peu, les souffrances se calmèrent et il put enfin s’endormir. Après un sommeil agité de quelques heures, il rêva qu’il avait une jambe de marbre : à son réveil sa jambe était paralysée ! Évidemment la causalité de ce rêve se trouve dans le travail morbide que récelait le membre : l’influx nerveux ayant cessé, les douleurs s’évanouirent avec la vitalité de la partie, et la sensation [p. 64] de froid qui en résulta donne raison du phénomène. Ce fait expliquerait d’une manière satisfaisante le songe de Jacob, dont la cuisse fut séchée, par un ange, au moment qu’il posait le pied sur l’échelle mystérieuse.

Un cordonnier atteint depuis longtemps d’une ophthalmie à l’œil droit, rêva que son singe le lui crevait avec une alêne ; la sensation de vive douleur qu’il éprouva le tira subitement de son sommeil ; il eut beau ouvrir l’œil malade ; il eut beau en écarter les paupières, avec ses doigts, et l’approcher de la lumière. Il était borgne.

Madame de ***, pendant une froide nuit d’hiver, s’était endormie avec un bras hors du lit ; par un mouvement automatique, l’ayant ramené sur sa poitrine, le contact glacé du membre lui fit rêver qu’un cadavre l’embrassait. [p. 65]

Il est des cauchemars compliqués qui frappent, émeuvent par l’étonnante netteté de l’action ; la mémoire en conserve une profonde empreinte, et longtemps après le réveil, ils causent un sentiment d’effroi. Le plus communément c’est la perte d’une fortune ; c’est une trahison, une mort qu’on aurait à redouter ; cette idée vous poursuit toute la journée et vient se retracer, dans le rêve, avec les plus sombres couleurs. Ce cauchemar atteint surtout les personnes hystériques, hypochondriaques, les jeunes gens timides, faciles à effrayer, et généralement tous les individus faibles d’esprit, crédules, impressionnables ; ces sortes de rêves affectent le moral et l’attristent; on s’efforce en vain de chasser les noires pensées qu’ils font naître, elles reviennent toujours avec obstination et semblent être un pressentiment mystérieux. Si malheureusement, et par une cause fatale, le songe vient à se réaliser, [p. 66] on ne manque pas de dire que c’était un avertissement du ciel : de là le nom de songes prophétiques. Cette croyance erronée que la tradition conserve dans les familles, devient une source de frayeurs, le plus souvent funestes aux êtres faibles et crédules.

Joseph Frank rapporte l’histoire suivante : « Une noble Lithuanienne âgée de vingt ans, de constitution scrofuleuse, se réveilla, dans l’une des premières nuits de sa grossesse, avec un cri terrible ; et toute frissonnante raconta à son époux le songe qu’elle venait de faire : Il lui semblait, lui dit-elle, que j’étais entrée dans une église et qu’étant descendue dans les caveaux, j’avais aperçu une femme assise dans une tombe ouverte allaitant deux enfants; comme son aspect me remplissait de terreur, elle me dit : Ne t’effraie point, ma fille, car je suis ton image ; le lendemain du jour où tu [p. 67] auras eu deux fils, tu viendras dormir à ma place. Le mari fit tout ce qui était en son pouvoir pour détruire la profonde impression laissée par ce songe effrayant, il ne put y réussir. Son épouse imbue, dès l’enfance, de contes de sorciers et de revenants, tomba dans une mélancolie sombre, surtout aux approches de l’accouchement. Ce jour étant venu, après la sortie d’un enfant, l’accoucheuse dit à la mère de la jeune dame, qu’il y avait encore un autre enfant dans l’utérus. — Que ma fille l’ignore à jamais ! s’écria la mère prudente. Mais on ne put le lui cacher, et cette infortunée dit à son époux, avec un accent désespéré : Mon rêve s’accomplit. En effet, la fièvre puerpérale l’enleva peu de jours après. »

Une autre observation qui offre le double exemple d’un songe et d’une hallucination prophétique : [p. 68]

M. Ferdinand ***, homme d’un âge mûr, de constitution sèche et nerveuse, avait coutume d’aller, chaque année, passer quelques jours chez son ami d’enfance, M. Fabrice***, à l’époque de la fête patronale du village. La dernière fois qu’il s’y rendit, M. Fabrice se trouvait indisposé ; mais le plaisir de se voir fit oublier au malade ses souffrances ; les joies de l’amitié semblèrent même avoir chassé le mal. Cependant M. Ferdinand avait aperçu quelque chose d’insolite sur le visage plissé de son ami, et le jour de son départ, il ne put cacher ses craintes au sujet d’une santé qui lui était chère ; il l’embrassa en lui recommandant des soins, de la prudence, et surtout un régime sévère ; puis il partit pour sa ville natale, distante de vingt lieues du village Peu de temps après son retour dans ses foyers, M. Ferdinand se sentit oppressé et comme accablé de tristesse, sans cause connue ; [p. 69] la nuit il eut un songe affreux. Il vit une bière sortir de la maison de son ami, suivie de sa famille en deuil qui l’accompagnait au champ du repos ; s’adressant à une personne du cortège, afin de connaître le nom du défunt, il reçut cette réponse : « Êtes-vous donc assez indifférent pour ignorer la fin malheureuse de ce pauvre M. Fabrice ? Ces paroles sèchement prononcées le réveillèrent en sursaut : il passa le reste de la nuit dans une agitation extrême.

Le lendemain, obligé de remplir les devoirs que sa position sociale lui imposait, il fut triste, impatient, distrait, en proie à de sourdes inquiétudes ; il chercha, vingt fois, à se soustraire aux impressions douloureuses qui lui étaient restées de son rêve, et cette pensée qu’il chassait de toute sa volonté, revenait toujours plus triste, toujours plus sombre. Ainsi se passa la journée, au milieu d’un malaise et des angoisses qui lui donnèrent la [p. 70] fièvre. Le soir, comme il était à son secrétaire, achevant une lettre à M. Fabrice, dans laquelle il lui narrait son rêve et ses vives inquiétudes, on frappe à sa porte… Il se lève, prend la lumière et va ouvrir. —Que voit-il ? Son ami !… Ah, parbleu ! mon cher, s’écrie-t-il, en se retournant pour poser son flambeau, sois le bien venu. Je t’écrivais dans le but de m’informer. —Il se retourne, les bras ouverts, pour l’embrasser… Il n’y avait plus personne… Il franchit le seuil de la porte, regarde de tous côtés ; personne… Il appelle : partout un profond silence… Il alla frapper aux portes des voisins, demandant à tous s’ils n’avaient point vu M. Fabrice ? Les réponses furent négatives. Après de longues et d’infructueuses recherches, il revint chez lui, la tête brûlante et le moral profondément affecté de cette inconcevable apparition. Il se demandait si la présence de son ami, à cette heure, n’était point un rêve, une [p. 71] illusion de son esprit malade? Mais on avait frappé à sa porte ; il était allé ouvrir ; il l’avait vu, bien vu de ses yeux grands ouverts ; ses sens ne pouvaient le tromper à ce point… Oh ! cette apparition cache quelque chose de mystérieux, murmura-t-il, en faisant ses préparatifs de départ, et sur le champ il se mit en route pour le village qu’habitait Fabrice.

Arrivé au domicile de son ami, il trouva la famille dans le deuil et les larmes. On lui apprit que le défunt avait été enseveli la veille au soir.

La causalité de ce songe et de cette hallucination prophétiques, se trouve dans la vive impression que la maladie d’un ami produisit sur l’esprit de l’autre. Une pensée sombre, tenace, avait suivi M. Ferdinand dans ses foyers ; le soir elle s’était couchée avec lui, et pendant le sommeil, les organes cérébraux, [p. 72] surexcités, avaient développé le cauchemar.

Mais cette inconcevable tristesse, ces inquiétudes, cet abattement éprouvés par M. Ferdinand, cette mort arrivée le jour même du songe ? Tout cela reconnaît une autre causalité que nous expliquerons aux dernières pages de ce traité.

Autres exemples de songes prophétiques recueillis avec le plus grand soin :

Un mari soupçonneux, et non sans quelques motifs, se promène dans la campagne ; il s’assied sous un arbre, tire un volume de sa poche, se livre aux délassements de la lecture et s’endort. Il rêve qu’un jeune homme est dans les bras de sa femme ; il se réveille aussitôt et regagne, en toute hâte, le toit conjugal. Au lieu de prendre la voie battue, il franchit les haies du jardin, saute, enjambe les plates-bandes, arrive, tout [p. 73] ému, au pied d’un pavillon qui servait de lieu de repos à madame. Il saisit une échelle, la dresse contre le mur et monte sans bruit. Qu’aperçoit-il à travers les persiennes ? Sa femme et le jeune homme dans la position qu’il avait rêvée ; absolument comme si son rêve eût été un miroir fidèle. Mais l’amoureuse étreinte était achevée… Le mari, homme d’esprit, dit froidement, en redescendant l’échelle : C’est fini : je ne puis faire que ce ne soit point fait… Il s’en retourna tristement dans la campagne, méditer sur les vicissitudes matrimoniales.

Une jeune demoiselle avait demandé la permission à sa mère, de coucher dans un petit cabinet situé sur une terrasse, en regard du jardin, pour prendre le matin des petits oiseaux à la glu. Cette permission lui fut accordée. La mère crédule, lui demandait chaque jour si elle avait réussi à en prendre quelques-uns ? et [p. 74] toujours la demoiselle répondait qu’au moment de les saisir ils s’étaient envolés. Cependant, une nuit, la mère entendit un léger bruit dans le cabinet ; elle eut d’abord quelques soupçons, et fut sur le point de sortir du lit pour aller les éclaircir, lorsqu’elle réfléchit que sa fille avait pu se lever pour des besoins naturels. A peine rendormie, elle rêve qu’un amoureux escalade le mur de la terrasse et entre dans le cabinet. Réveillée par ce songe vers l’aube matinale, elle monte avec précaution, ouvre doucement la porte du cabinet et voit sa fille exactement comme dans le conte du rossignol, de Lafontaine. Ne se laissant point déconcerter par cet accident, la mère dit aussi, en verrouillant la porte : Pour cette fois, du moins, l’oiseau est pris ; il s’agit seulement de l’empêcher de s’échapper. Un mariage fut le résultat de cette chasse à la glu. [p. 75]

Une autre mère, inquiète, depuis quelques jours, sur la santé de son enfant en nourrice, rêve qu’il a été enterré vivant. Le lendemain elle part précipitamment et arrive au moment où la fosse venait d’être fermée sur son fils. Cette mère désolée demande à ce qu’on ouvre la fosse, elle en fait retirer le cercueil, dont elle brise les planches et emporte l’enfant dans ses bras : quelques secours suffirent, pour le rendre à la vie.

Un aide-de-camp, qui entretenait des liaisons intimes avec la femme de son général, rêve que le mari vient l’épée haute sur eux pour punir leurs criminelles amours : il se réveille effrayé et raconte son rêve à l’épouse adultère : celle-ci se met à rire en lui disant que le général est, à cette heure, à plus de cent lieues. L’aide-de-camp se rendort, mais tout bouleversé de ce [p. 76] qu’il vient de rêver. Dans la même nuit, le même songe se répète, sans provoquer le réveil il peut fuir cette fois ; il se cache dans le boudoir de sa maîtresse; en jetant, par hasard, les yeux sur une glace placée devant lui, il voit sa moustache noire et chatoyante, sa soyeuse et belle chevelure blanchir subitement ; la douleur qu’il en éprouve le tire du sommeil ; il quitte le lit et va interroger une glace qui lui confirme son malheur.

Un étudiant en droit, sur le point de passer ses examens, rêve que son père, au lit d’agonie, demande à l’embrasser avant de mourir. Le lendemain , il reçoit une lettre où cette triste nouvelle lui est annoncée. Il part, en toute hâte, et arrive au moment où le vieillard rendait le dernier soupir. [p. 77]

Une de nos élégantes de la capitale, femme à la mode et d’esprit, avait éprouvé un revers de fortune, à la suite d’une banqueroute frauduleuse ; cette perte, assez considérable, l’affecta vivement pendant plusieurs années, et, malgré les distractions du monde, elle y pensait toujours. Revenant d’une soirée, où l’on avait parlé de songes prophétiques, dont plusieurs étaient étonnants de précision, elle y pensa avant de s’endormir, et fit celui-ci :

« Elle se rendait, en partie de plaisir, à une délicieuse villa ; descendue de voiture pour traverser l’avenue qui conduisait au château, elle rencontre une pauvre vieille, portant un singe sur l’épaule, et lui jette une pièce d’argent. Arrivée à l’endroit où se donnait la fête, madame se trouve face à face avec son banqueroutier ; outrée de ce qu’on avait gardé si peu de convenances et manqué d’égards, en[p. 78] l’invitant à une réunion dont faisait partie ce misérable, elle quitte brusquement la fête, se promettant, à la première occasion, d’en témoigner son mécontentement au propriétaire de la villa.

Comme elle s’en revenait gagner sa voiture en station au fond de l’avenue, elle retrouve la vieille mendiante entourée de plusieurs femmes du peuple, et leur distribuant des carrés de papier, sur lesquels son singe inscrivait des numéros. Madame… s’informe dans quel but ? La vieille lui répond que son singe a la faculté de lire dans l’avenir, et que les numéros qu’il combine doivent nécessairement sortir au premier tirage. Il prend fantaisie à la jeune élégante d’éprouver l’infaillibilité du singe : elle donne une nouvelle aumône et lui demande des numéros. Aussitôt le singe se met à griffonner sur un morceau de papier ; la vieille le lui donne ; mais madame en place de chiffres, y lit ces lignes : [p. 79]

« Mon art se borne à deviner les extraits et les ambes seulement, tandis qu’il faut un quine  à madame pour combler la perte qu’elle a faite. Qu’elle aille donc à l’hôpital des fous ; dans la loge n° 3 du bâtiment de l’Est, se trouve un astrologue fameux par son art divinatoire ; après quelques hésitations et un peu de mauvaise humeur, il lui indiquera cinq numéros qui, jetés dans le système, sortiront infailliblement. »

Madame se réveilla toute émerveille de ce songe ; elle en causa le lendemain avec ses intimes, et, malgré le peu de foi qu’on devait y ajouter, il fut décidé qu’on irait à Bicêtre ; ce serait, d’ailleurs, une promenade, une distraction. Plusieurs élégants et élégantes se réunirent à elle, et les équipages galoppèrent sur l’hôpital des aliénés. Les directeurs furent très-aimables, [p. 80] et s’empressèrent de faire visiter leur établissement dans ses plus petits détails. Arrivée près de l’endroit indiqué par le singe, madame demanda s’il n’y avait point un fou surnommé l’Astrologue ? On lui répondit affirmativement, et on la conduisit devant la loge du devin célèbre. Après quelques questions minaudières, madame lui exposa sa demande en termes clairs et précis.

— Des numéros, répond l’astrologue ; savez-vous à quelle heure la lune passe au méridien ?

— Non.

— J’en suis fâché pour vous ; revenez au moment où Jupiter et Vénus seront en conjonction.

Ces paroles firent sourire nos élégantes.

— Mais nous désirerions le savoir à l’instant même.

— La chose est grave : il faut du recueillement. [p. 81] Tenez, regardez si dans ma physionomie vous ne saisiriez point un rapport, une ressemblance avec quelques-uns des signes du zodiaque.

Et il se mit à faire les plus horribles grimaces qui aient jamais contorsionné face humaine.

On se mit à rire plus fort.

— Ah ! vous riez dans une question aussi profondément sérieuse… Eh bien ! bonsoir ; que les Pléiades vous ceignent le front en guise de couronne, et que l’anneau de Saturne vous serve de bague.

Puis, il leur tourna les talons, et fut tracer des caractères symboliques sur les murs de sa loge.

Madame… s’était aperçue que l’astrologue prenait du tabac ; elle tira de sa poche une charmante petite tabatière et la lui offrit. Notre homme se radoucit à ce présent ; il fut prendre une feuille de papier qu’il coupa en cinq [p. 82] morceaux symétriques, et les présentant à ma dame avec un crayon : —  Vous êtes, à mes yeux, aussi mignonne aussi gracieusement aimable que la divine Bérénice ; il y aurait de la discourtoisie à ne point accorder ce que demande si doucement votre jolie bouche : je vais vous satisfaire. Bérénice avait foulé les fleurs de vingt-et-un printemps ; vous en avez, si je ne me trompe, cueilli les plaisirs, et comptez quelques étés en plus ; seriez-vous assez bonne pour me dire votre âge ?

— Vingt-cinq ans.

— Vingt-cinq années d’hommages et d’adorations qu’ont dû vous valoir vos beaux yeux, ajoutées à vingt-et-une, donnent le chiffre 46. C’est l’âge de la sagesse et des études sérieuses ; c’est l’âge où le savant Copernic formula son système à jamais immortel : écrivez 46 sur un des morceaux de papier. La distance de Mercure au soleil est de treize millions de [p. 83] lieues : écrivez 13 sur un autre ; d’où il résulte que le soleil, aperçu de Mercure, est trois fois plus grand que nous le voyons de la terre : écrivez 3 sur le troisième carré de papier. Et que sa chaleur y est sept fois plus grande : écrivez 7 sur le quatrième. Enfin, cette planète devant être cinq fois plus dense que la nôtre, pour ne pas être fondue par l’action solaire, le nombre 5 est le dernier chiffre de votre quine. Êtes-vous contente, ma petite dame ?

— Très-contente ; et je ne saurais trop vous remercier des jolies choses que vous nous avez dites

— Vous devez être habituée à en recevoir de plus louangeuses encore. Mais vous n’êtes point venue ici pour voyager dans les plaines d’Uranie, votre but était de me demander des numéro ; ce n’est pas tout que de vous les avoir donnés, il faut encore vous assurer de leur sortie. [p. 84] Veuillez me les remettre, je vais vous en fournir la certitude, la preuve infaillible !

—  Madame lui remit les cinq carrés de papier. L’astrologue les rangea à terre dans un ordre bizarre, et demanda de nouveau :

— Vous voulez absolument qu’ils sortent, n’est-ce pas ?

— Oui, répondit la dame attentive à ses moindres gestes.

Alors il prit sa baguette, décrivit trois cercles magiques en l’air, prononça des paroles mystérieuses, fit plusieurs évolutions cabalistiques autour des numéros, et, ayant roulé en boulettes les carrés de papier, il les avala les uns après les autres ; après cette opération, accompagnée de force grimaces, il s’approcha de notre jeune élégante et lui dit d’un ton confidentiel :

— Madame, repassez demain, vos numéros seront sortis du système.

Un bruyant éclat de rire accueillit ces [p. 85] paroles, et l’espièglerie du fou égaya, pendant quelques jours, les cercles de la capitale.

Un berger voit, en songe, son meilleur chien dévoré par les loups ; il se réveille aussitôt ; court à l’endroit où était parqué son troupeau, et ne trouve plus que les restes sanglants du fidèle animal.

Depuis plusieurs jours un braconnier rentrait au logis triste, fatigué et le sac vide, sans avoir brûlé une amorce. Il rêve qu’étant allé chasser à tel endroit, des environs de son village, ses désirs avaient été surpassés. Le lendemain au petit jour, il s’y rend et revient le soir chargé de gibier.

La veille d’une bataille, un soldat rêve qu’il tombe frappé mortellement au premier coup [p. 86] de feu : il en prévient ses camarades et leur distribue le peu d’argent qu’il possède Malheureusement pour lui le songe se réalisa.

Une vieille femme, qui habitait seule une maison située à l’extrémité de la ville, rêve que des voleurs sont entrés dans sa chambre, et la dévalisent complètement : c’était l’exacte vérité. Elle se réveille, en criant au secours ; les voleurs effrayés s’enfuient et n’emportent que la moitié de leur butin.

Un pauvre artiste rêvait que des créanciers impitoyables et le propriétaire de la mansarde qu’il habitait, avaient obtenu la saisie de son mince mobilier. Il fut tout-à-coup réveillé par des coups redoublés qui pleuvaient sur sa porte : C’étaient les menus justiciers venant exécuter la loi. [p. 87]

Un autre artiste, tout aussi pauvre, fait un rêve plus heureux : Il hérite d’un vieil oncle, dont il avait autrefois espéré. Ah ! s’écria-t il, en se réveillant, si les songes se réalisaient… A peine achevait-il son exclamation qu’une lettre arrive, l’invitant à passer chez le banquier*** pour y toucher une somme de cent mille francs, capital de la fortune du vieil oncle qui l’a institué son unique légataire.

Dans cette série d’exemples, l’action cérébrale est, sans contredit, la source des songes et leur réalisation n’est point due au hasard, ainsi qu’on le pense généralement ; toutes les lois qui régissent la matière vivante et ses rapports avec la matière inerte, étant loin d’être connues, Le mot hasard est toujours jeté comme un aveu d’ignorance des phénomènes qui nous entourent.

Si le lecteur a bien saisi tout ce qui a été dit [p. 88] jusqu’ici, il trouvera la cause prochaine des songes, dans l’association des idées, dans leur succession, plus ou moins rapide, due au degré d’excitation des organes cérébraux en éveil ; il remarquera, en outre, que cette excitation peut être provoquée de deux manières, soit par des agents physiques tel qu’un travail morbide à l’intérieur d’un membre, d’un viscère; un état de gêne, une fausse position ; le froid, le chaud, un air vicié. etc., soit par de vives impressions morales qui ont ébranlé le système nerveux et dont le cerveau a conservé le retentissement, pendant le sommeil. Après cela, il est des rêves tellement baroques et biscornus, tellement éloignés de la vérité des faits, et de tout ce qui peut nous être arrivé ou nous arriver, que l’esprit le plus perspicace, le plus subtil ferait de vains efforts pour en découvrir la causalité. Cependant, si l’on réfléchit aux prodigieuses facultés de la pensée qui, [p. 89] plus prompte que l’éclair, franchit l’immensité des temps et de l’espace, s’élève au delà des limites célestes et plonge dans les abîmas de l’éternité; si l’on admet que l’imagination peut enfanter les êtres les plus chimériques, les combinaisons les plus bizarres, qu’elle peut créer les formes les plus capricieuses, les plus fantasques, on concevra la possibilité, non pas d’expliquer entièrement les phénomènes oniriques, mais de découvrir par quels points ils se touchent, par quels anneaux ils s’enchaînent.

Deux autres rêves se présentent encore, le somnambulique et le magnétique.

Le rêve somnambulique, reconnait pour cause une vésanie périodique du cerveau. Dans cet état le sommeil est beaucoup plus profond que dans l’état normal; il faut même un bruit assez [p. 90] fort, une secousse pour l’interrompre. Les songes alors ne laissent aucune trace dans la mémoire ; ils dépendent quelquefois d’une impression locale ; d’autres fois d’une excitation éventuelle, spontanée de l’organe encéphalique. Il y a augmentation et concentration d’activité dans cette région ; aptitude, adresse singulière du somnambule à exécuter tous les mouvements exigés, par la série d’idées qui se développent pendant le rêve. Les volitions qui émanent directement de la mémoire ou de l’imagination, ne sont pas toujours en rapport avec les objets extérieurs, mais le plus souvent avec ceux que l’intuition représente, et si leur coïncidence a lieu, on peut la regarder comme fortuite. La volonté d’action s’exerce régulièrement dans un grand nombre d’actes ; dans les cas où l’exercice de cette faculté n’est point en rapport avec les objets, le jugement ne les rectifie presque jamais.

En général, les somnambules perçoivent avec [p. 91] clarté, agissent avec précision et une surprenante agilité. Les hommes d’imagination composent, les musiciens vont à leurs instruments et exécutent des morceaux qu’ils n’ont jamais vus ni entendus, les ouvriers, les valets remplissent leur tâche et entreprennent leurs travaux avec une adresse qu’ils n’auraient point pendant, la veille. Une circonstance remarquable, c’est qu’ils ne conservent pas le moindre souvenir de leurs actions ; ce qui fait que le caractère le plus tranché du somnambulisme est de ne rien se rappeler au moment du réveil.

On connait différents degrés de cette singulière affection, depuis les somnambules qui agissent, marchent, travaillent ; (somnambulisme complet), jusqu’à ceux qui parlent, chantent, gesticulent sans mettre en mouvement l’appareil locomoteur ; (somniloquie).

La jeunesse est plus disposée au somnambulisme que les autres âges de la vie. On l’observe [p. 92] plus fréquemment chez les jeunes filles délicates, hystériques et cataleptiques Les personnes qui abusent de l’étude et fatiguent leurs facultés intellectuelles par un exercice immodéré, y sont aussi sujettes; il en est de même de celles qui, douées d’une constitution éminemment nerveuse, se livrent à des travaux, à des contemplations ascétiques et qui, par l’isolement et la méditation augmentent l’activité cérébrale aux dépens des sensations externes.

Le somnambule agit les yeux fermés, quelquefois ouverts, mais alors la vision n’opère point, le cerveau supplée à cette fonction ; le sujet voit intérieurement les objets qu’il cherche ; ses organes du tact développés à l’excès, éprouvent, à distance, l’action des corps et lui font éviter les dangers qui le menacent. Une foule d’histoires, avec les circonstances merveilleuses qui y sont attachées, courent par le monde, -au sujet des somnambules. Je ne citerai que [p. 93] deux faits : l’un dont je fus témoin ; l’autre que je-tiens d’une personne sérieuse et digne de foi.

Par une belle nuit d’été j’aperçus, aux clartés de la lune, marcher sur les plombs d’une maison très-élevée, une forme humaine ; je la vis ramper, s’allonger, puis se cramponner aux angles aigus de la toiture et s’asseoir au sommet du pignon. Pour mieux observer cette étrange apparition, je m’armai d’une lunette et distinguai très-nettement une jeune femme tenant son nourrisson entre ses bras, fortement serré contre la poitrine. Elle resta près d’une demi-heure dans cette dangereuse position ; ensuite elle descendit avec une agilité surprenante et disparut. Le lendemain à la même heure, même ascension, même attitude, même adresse à parcourir les plombs de la toiture. Dans la matinée, j’allai rendre compte au propriétaire de la maison de ce que j’avais vu. Il m’écouta effrayé, et [p. 94] m’apprit que sa fille était somnambule, mais qu’il ignorait complètement ses promenades nocturnes ; je l’engageai à prendre les plus minutieuses précautions afin de prévenir un accident terrible. La nuit vint, et j’aperçus encore la jeune femme exécuter les manœuvras des jours précédents ; de nouveau, je courus en avertir le père : je le trouvai triste et pensif. Il m’apprit qu’après le coucher de sa tille, il avait lui-même fermé à double tour la porte de son appartement, et avait eu, en outre, la précaution de placer un cadenas en dehors. Hélas ! disait-il, la pauvre enfant, ne trouvant d’autre issue, a ouvert la croisée, et, comme de coutume, s’est dirigée sur l’arête du toit. A son retour, après un quart d’heure, elle a donné du poing dans un battant de la croisée que le vent avait fermée, s’est fait une légère blessure et s’est réveillée aussitôt en poussant un cri aigu. Par un bonheur inouï, l’enfant, échappé à ses mains, est tombé sur le [p. 95] fauteuil qu’elle avait eu soin de placer au bas de la croisée, pour lui servir de gradin.

En ce moment, la somnambule entra : c’était une femme délicate et souffreteuse ; son intéressante physionomie portait l’empreinte de la tristesse et dénotait une idiosyncrasie hystérique.

L’incarcération, de son époux, condamné politique, l’affectait vivement et contribuait à son exaltation morale. Lorsque je lui parlai de ses promenades périlleuses, elle se mit à sourire languissamment et n’y voulut point croire. Enfin, en l’interrogeant sur la nature de ses rêves, elle crut se rappeler qu’elle avait depuis plusieurs jours un sommeil lourd, pénible ; tantôt, rêvant que des gendarmes, des sergents-de-ville et toute la horde des policiers envahissait son domicile, pour s’emparer du républicain ; tantôt, c’était à elle et à son enfant qu’on en voulait. Une grande lassitude suivait son réveil : elle se trouvait fatiguée, triste, abattue, souffrait de la tête, et [p. 96] en attribuait la cause à la douloureuse séparation qui la privait de son époux.

En réfléchissant aux conditions physiques et morales de cette femme, on découvre qu’elle était prédisposée au somnambulisme par son organisation et qu’une pensée l’accompagnait sans cesse : l’incarcération de son époux. De cette idée, durant le sommeil, en naissaient plusieurs autres par association ; l’organe encéphalique, fortement stimulé, mettait en jeu l’appareil locomoteur et la dirigeait sur le toit de la maison. Le motif de cette périlleuse ascension était le danger dont elle se croyait menacée elle, et son enfant.

La seconde observation de somnambulisme complet est fournie par la fille, âgée de dix-huit -ans, d’un maître d’hôtellerie de province. Cette jeune personne se levait pendant son premier [p. 97] sommeil, et allait se coucher dans un pavillon isolé d’un jardin. Une de ces vieilles femmes, réputées sorcières, lui avait prédit que, dans cet appartement, un bel étranger la visiterait un jour et s’unirait à elle. Cette idée se grava si profondément dans l’esprit de la jeune personne, que tous ses rêves lui représentèrent, sous les formes les plus ravissantes, celui qu’elle désirait tant aimer ; enfin, l’excitation cérébrale arriva à un tel point que le somnambulisme s’en suivit.

Chaque nuit elle allait au rendez-vous indiqué par la sorcière : plusieurs gens de l’hôtel l’entrevirent dans l’ombre, et leur ignorance donna lieu à des contes de revenants ; quelques voyageurs timides avaient aussi accrédité ce bruit, et le pavillon resta désormais abandonné.

Un maréchal-des-logis de dragons, se présentant un soir pour gîter, voulut, malgré l’horrible [p. 98] portrait qu’on lui fit du fantôme, coucher dans le pavillon si redouté. En effet, vers le milieu de la nuit, le revenant poussa la porte que le militaire avait laissée entr’ouverte à dessein, vint droit à son lit, en écarta les rideaux et prit place à ses côtés. (Tout cela se passait dans la plus profonde obscurité. ) Le sous-officier voulut adresser la parole à ce nouveau camarade ; on ne lui répondit pas. Alors il l’explora de ses mains, pour savoir s’il était d’une nature si hideuse, si effrayante ! avec une poitrine, des bras et des jambes-de squelette, ainsi qu’on le racontait, avec une bouche large comme un four et des dents à broyer des rochers. Quel fut son étonnement lorsque ses doigts glissèrent sur un derme satiné, sur des contours fermes, arrondis et des formes à exciter les désirs ! Après quelques caresses, il étreignit amoureusement le fantôme qui ne donna aucun signe de résistance, ni de plaisir ; ensuite, [p. 99] détachant un anneau qu’il lui trouva au doigt, il le passa à l’un des siens. Au bout d’une heure, le revenant se leva lentement, referma les rideaux et disparut. Le lendemain, forcé de partir avec son régiment qui voyageait par étapes, le sous-officier quitta le pavillon et se mit en route sans avoir pu parler à personne de l’hôtel.

La jeune fille ignorait complètement ce que cette nuit devait lui coûter de douleurs. Le matin étonné de ne plus retrouver sa bague au doigt, elle fit de longues et inutiles recherches.

Mais la fécondation avait eu lieu sans la moindre participation de la volonté, sans la moindre perception de plaisir ou de douleur.

A trois mois de là, sa ceinture grossit à donner des inquiétudes Un médecin fut appelé, prescrivit quelques remèdes, et un mois [p. 100] plus tard, déclara aux parents que leur demoiselle était enceinte. Le père engagea sa fille à lui avouer sa faute, à lui faire connaître celai qu’elle aimait, promettant de les unir ; il employa les prières, les menace ; puis ne pouvant rien obtenir, s’emporta, tempêta, devint furieux. Hélas ! la pauvre innocente n’avait que des pleurs à opposer à ces éclats de colère. Le père la renvoya à la campagne et ne voulut plus entendre parler d’elle.

Dix-huit mois après, le maréchal des logis devenu officier, ayant eu occasion de repasser par la même ville, voulut aller loger à l’hôtel du revenant(c’est ainsi qu’il l’avait surnommé). Pendant qu’il soupait, un domestique reconnut à son doigt l’anneau de la pauvre fille exilée, et alla aussitôt en prévenir son maître. Alors celui-ci prenant l’officier, en particulier, lui [p. 101] demanda, après quelques honnêtes préambules, d’où il tenait cette bague ?

— Du revenant qui faisait trembler votre maison, répondit-il, en riant, qui vous glaçait tous de terreur et d’effroi ; depuis je l’ai toujours portée en mémoire de la plus délicieuse nuit que j’aie passée de ma vie, et je venais, ce soir, pour la lui rendre, s’il lui prenait fantaisie de me la réclamer. Il raconta ensuite à l’hôtelier, toutes les circonstances de cette nuit mystérieuse.

Le père, en fronçant le sourcil, lui dit Monsieur, cette bague est celle de ma fille que j’ai chassée de la maison, parce qu’avec cette bague elle avait perdu ce que vous lui aviez ravi : vous seul, Monsieur, pouvez consoler la famille, rendre l’honneur à la mère et donner un nom à votre enfant. [p. 102]

L’officier écouta, plein d’étonnement, le récit des tristes événements arrivés depuis cette nuit si délicieuse pour lui et si fatale à quelques autres. Comme il avait un cœur honnête, et que d’ailleurs la demoiselle était riche, il calma la douleur du père, lui demanda quinze jours de réflexion au bout desquels le mariage eut lieu.

Le rêve somnambulo-magnétique nous conduit naturellement à la question du magnétisme, tant de fois attaqué et défendu par les deux partis opposés, et qui commence à s’oublier jusqu’à ce que de nouveaux miracles viennent le relever encore.

[p. 103]

MAGNÉTISME.

Le magnétisme du grec μαγνής aimant, signifie attraction sympathique entre deux corps : lorsque cette puissance s’exerce sur les corps bruts le magnétisme est dit minéral ; quand [p. 104] c’est sur l’homme qu’elle agit, elle se qualifie magnétisme animalou mesmérisme, du nom de Mesmer qui en rendit la découverte célèbre par les prestiges et les jongleries dont il s’entoura ; car le magnétisme de notre époque n’est qu’une faible recrudescence, une pâle copie de celui du siècle passé.

L’existence du magnétisme minéral traduite par ses effets sur les métaux est incontestable ; celle du magnétisme animal, au contraire, n’est point généralement admise, comme fluide impondérable ; plus les contestations, à ce sujet, ont été violentes et multipliées, plus le nombre des incrédules s’est élargi. Cependant, disent les magnétiseurs convaincus, on ne peut nier les phénomènes dont s’entoure le magnétisme animal et les effets qu’il produit ; donc cette puissance, ce fluide existe : les faits le prouvent.

— Les antagonistes répondent : Ces phénomènes [p. 105] ne dépendent ni d’un fluide, ni d’un agent répandu dans la nature ; nous admettons l’existence du magnétisme comme moyen seulement, comme influence morale, car, la raison du phénomène magnétique se trouve dans l’imagination exaltée et dans la concentration des mouvements innervateurs sur le foyer ganglionnaire. On sait qu’une imagination arrivée au dernier degré d’exaltation, s’écarte des routes frayées et ne se nourrit que de surnaturalités ; dès lors, il devient facile d’abuser des personnes qui se trouvent dans cette condition et de s’en faire de chauds partisans.

L’histoire des siècles passés nous fournit les pythonisses, les bacchantes aux sanglantes fureurs ; et à une époque plus près de nous, les visionnaires du caveau de St.-Patrice, les illuminés, les convulsionnaires de Saint-Médard, etc. Tous exemples, qui ayant certains rapports avec la magnétisme animal, donnent [p. 106] le point culminant des imaginations égarées.

La crainte livre l’être faible au pouvoir de celui qui sait la lui inspirer : à ce point de vue, l’influence du regard est incontestable. L’homme timide reste immobile et comme enchaîné sous la puissance du regard fascinateur de l’homme fort de volonté. Partant de cette vérité, les apôtres du magnétisme scindent l’humanité en deux grandes catégories : les magnétiseurs et les magnétisés ; ce qui, en d’autres termes, signifie les forts et les faibles.

Le magnétiseur doit posséder une volonté ferme, une supériorité morale positive ; sa physionomie doit refléter l’inspiration ; à l’influence fascinante du regard, il doit joindre celle du geste et s’environner de tous les prestiges qui électrisent les sens, subjuguent l’esprit et font taire la raison. S’il arrive que l’influence magnétique [p. 107] ne se fasse point sentir chez certains sujets, c’est qu’alors il existe une sorte de répulsion réciproque entre le magnétiseur et le magnétisé ; ou bien, que le magnétiseur manque de cette attention soutenue, de cette volonté énergique qui monte le système nerveux au degré de tension suffisante, pour qu’il y ait émission du fluide nerveux.

Le magnétisé, au contraire, doit être d’une constitution faible, délicate, hystérique, ami du merveilleux et crédule ; il doit avoir un système nerveux facile à ébranler, et surtout une propension au somnambulisme ; d’où il suit que les forts magnétisent les faibles et ne peuvent être magnétisés par eux. Aussi, les magnétiseurs adroits ne pratiquent point sur toutes les personnes indistinctement ; il leur faut des sujets choisis, réunissant les conditions que nous venons d’indiquer. Bons physionomistes, en général ; [p. 108] un coup (l’œil leur suffit pour reconnaître si telle ou telle constitution est apte à recevoir l’influence magnétique : alors seulement ils opèrent ; car, pour assurer, pour revivifier l’existence de leur agent mystérieux, il leur faut toujours des succès, le moindre revers lui deviendrait funeste.

Le sommeil somnambulo-magnétique ressemble en bien des points au somnambulisme naturel, avec cette différence qu’il se développe sous l’influence de la volonté d’autrui. En admettant l’existence d’un fluide magnétique qui pénètre les organes de la personne soumise à son action et la force au sommeil, on aplanirait bien des difficultés, on expliquerait bien des phénomènes. Dans cet état, les fonctions du cerveau atteindraient au prodige, les perceptions seraient extraordinaires, et les intuitions surnaturelles. Au réveil on éprouve une fatigue [p. 109] plus ou moins grande, et la mémoire ne peut fournir la moindre notion de ce qui s’est passé pendant le sommeil. Quant aux moyens et aux pratiques à] employer pour provoquer le rêve magnétique, nous renvoyons au Manuel du magnétiseur. Il suffira de donner la relation d’une séance magnétique pour faire connaître le merveilleux qui s’y rattache.

Mademoiselle Fulvia, jeune personne délicate et nerveuse au suprême degré, avait été habituée par son frère, étudiant en médecine, à s’endormir sous l’influence magnétique. Cette disposition devint telle, par la suite, que le regard et la volonté de son frère suffisaient pour provoquer, à une assez grande distance, le sommeil le plus profond. Le bruit s’en répandit bientôt ; et les amateurs du magnétisme accoururent de toutes parts pour visiter un sujet si intéressant. Mademoiselle Fulvia, entourée de [p. 110] curieux et d’enthousiastes, fut, plus que jamais, soumise aux expériences de cette nature. A peine était-elle devenue la proie du fluide invisible, que, semblable à une pythonisse, ses traits se contractaient, se crispaient ; son visage tantôt exprimait la douleur, l’effroi, et tantôt une joie tranquille, un ineffable bonheur. La lucidité de son esprit, la justesse de ses réponses étonnaient tout le monde. Bien des malades abandonnés lui dûrent leur guérison ; bien des procès, des affaires inextricables furent débrouillés par elle. Douée, dans l’état magnétique, d’une prodigieuse sagacité, d’une intelligence surhumaine, elle trouvait le nœud de toutes les difficultés, devinait les énigmes, résolvait les problèmes, enfin, elle opérait des miracles. Sybille accomplie, elle eût, chez les païens, rendu des oracles ; son art divinatoire eût, dans l’ancienne Judée, fait pâlir le savoir des prophètes; et peut-être, à une autre époque, [p. 111] les tolérants, les bons théologiens, la jugeant possédée de l’esprit satanique, l’eussent condamnée à être brûlée vive. De nos jours, les uns se contentèrent d’admirer son talent, les autres d’en rire, le plus petit nombre le prit au sérieux.

Voici la relation de la dernière séance que donna cette jeune demoiselle, et qui m’a été communiquée par un témoin oculaire :

Cette séance fut longue, et la réunion nombreuse ; il y avait des fermes croyants aux miracles du magnétisme et des incrédules ; on y voyait aussi des personnes sans opinion formée, que la curiosité y avait conduites : tout le monde attendait avec impatience. Mademoiselle Fulvia se trouvait dans l’appartement voisin avec son magnétiseur ; car le silence et l’isolement étaient nécessaires à la production du sommeil magnétique. [p. 112] Lorsque celui-ci eut exercé sur elle sa magique influence, il vint nous prévenir que nous pouvions entrer.

Mademoiselle Fulvia était assise sur un fauteuil, les yeux fermés, la physionomie calme, et dans l’attitude d’une personne qui goûte un doux repos.

Voici les questions que le magnétiseur lui adressa, et les réponses qu’elles obtinrent :

— Dormez-vous ?

— Oui.

— Depuis combien de temps ?

— Depuis quelques minutes seulement.

—Voulez-vous qu’on vous interroge ?

— Si vous le jugez convenable.

— Répondrez-vous ?

— Oui. [p. 113]

— Savez-vous l’heure qu’il est ?

— Je l’ignore.

—Si l’on vous présentait une montre, pourriez-vous le dire ?

— Je le pense.

(Il prend la montre d’un spectateur et en recule l’aiguille.)

— Voici une montre.

— Cette montre ne va pas.

— Comment le savez-vous ?

Elle garda le silence.

(En lui présentant une autre montre.)

— Et cette autre montre quelle heure marque-t-elle?

— Deux heures cinq minutes. (C’était l’heure précise à la montre.)

— Va-t-elle bien ? [p. 114]

— Je crois qu’elle retarde de trois minutes.

— Comment le savez-vous ?

Elle ne répondit pas.

(D’après plusieurs autres montres réglées le jour même, le retard était exactement de trois minutes.)

— Pourriez-vous lire dans ce livre ?

— Oui, si vous le désirez.

(En lui présentant, à la région épigastrique, le livre à l’envers.)

— Lisez.

— Je ne vois que la basane.

— Et maintenant, pouvez-vous lire ?

— Pas davantage ; vous le placez en sens inverse.

— C’est juste : je n’y avais pas pris garde ; le voici dans son vrai sens. [p. 115]

Mademoiselle Fulvia se mit à lire la page qu’un lui indiquait, sans omettre une syllabe. On tourna plusieurs feuillets ; elle lut également les lignes qu’on lui désignait, soit au commencement d’un paragraphe, soit au milieu, soit à la fin, sans jamais se tromper.

Alors, le magnétiseur s’adressant aux personnes présentes :

— Messieurs, vous pourriez peut-être croire que mademoiselle se sert des yeux dans cette circonstance ? Eh bien ! afin de vous convaincre du contraire et vous prouver que les yeux sont inertes, que la vision s’opère par la région épigastrique, je vais lui mettre un bandeau, fixé de façon à intercepter toute communication de la lumière.

(Après lui avoir appliqué le bandeau.)

— Suis-je seul près de vous ? [p. 116]

— Non ; je vois plusieurs personnes.

— Pourriez-vous les compter ?

— Oui ; une, deux, dix, vingt. Oh ! réveillez-moi, je vous en prie ; je suis honteuse devant tant de monde.

—Ne vous effrayez point, toutes ces personnes sont vos amies, et plusieurs sont venues pour vous demander des conseils ; voulez-vous les leur donner ?

— Je le veux bien, si je puis.

— Monsieur, que je vous présente, est malade depuis fort longtemps ; l’art médical a été jusqu’ici impuissant contre ses souffrances, sauriez-vous lui trouver un remède ?

— Mettez-le en communication avec moi.

(Le monsieur s’avance et pose la main sur le front de la magnétisée.)

— Parlez, nous vous écoutons. [p. 117]

— Monsieur souffre depuis dix ans de douleurs rhumatismales contre lesquelles ont échoué tous les moyens employés. Cette maladie est l’écueil des médecins et même des eaux thermales ; la science des premiers, la vertu des secondes soulagent, mais ne guérissent point radicalement.

— Que faut-il faire ?

— Il ne reste plus qu’un moyen.

— Faites-nous le connaître ?

— Employer le magnétisme et s’il ne réussit point, avoir recours à l’électricité.

— Voici une autre personne qui vient vous consulter, voulez-vous lui répondre ?

— Que demande-t-elle ?

— C’est pour un procès dont l’issue peut lui devenir funeste; elle est menacée d’être dépouillée de la meilleure partie de ses biens, par d’avides collatéraux. [p. 118]

— Montrez-moi les pièces du procès ? (on lui approche les papiers de l’estomac.)

— Ce procès pèche par un défaut de formes ; une omission grave existe à la 7e ligne de la 2e page : Il peut être cassé. En outre il y a erreur de date, et la topographie des immeubles est inexacte. Ce procès sera perdu par la partie adverse, si l’avocat de Monsieur fait ressortir les vices que je signale.

Un murmure d’étonnement s’éleva dans l’assemblée. Le Monsieur du procès vérifia la justesse de ces observations et, plein de joie, sortit de la salle en criant au miracle.

— Une autre personne désirerait vous consulter ?

— Je suis déjà bien fatiguée.

— Reposez-vous, nous attendrons. [p. 119]

(Après quelques instants de silence:)

— Êtes-vous assez reposée ?

— J’éprouve moins de lassitude.

— Puis-je vous questionner de nouveau ?

— C’est comme vous voudrez.

— La personne que je vous présente vient vous consulter pour un de ses parents, atteint d’une maladie morale cent fois pire que les douleurs physiques : son gendre est infecté du poison de la jalousie ; il ne mange plus, ne dort plus, néglige ses affaires ; le soupçon qui s’est glissé dans son cœur le mine et le ronge ; il est devenu insupportable aux autres et à lui-même ; ne pourriez-vous pas lui indiquer un remède ?

— Le remède est tout simple : c’est de quitter la femme qui lui cause tant de tortures.

— Mais il l’aime encore, il désirerait savoir si elle est digne de son amour. [p. 120]

— C’est un secret que je ne puis dévoiler ; je suis femme, je puis blâmer la conduite des personnes de mon sexe, mais me porter contre elles comme accusateur, jamais !

— Cependant, que lui conseillez-vous de faire ?

— De se séparer.

— Pourquoi ce remède extrême ?

— Pour qu’une femme soit coupable, il faut qu’elle n’aime plus son époux, ou du moins qu’elle lui préfère l’homme à qui elle se livre ; si, au contraire, elle est innocente, elle doit prendre son époux en haine et le mépriser ; car le soupçon d’immoralité est la plus sanglante injure qu’on puisse lancer au visage d’une femme chaste et vertueuse ; dans un cas comme dans l’autre, une séparation devient nécessaire.

— Est-ce là tout ce que vous avez dire ?

— Ne me parlez plus de cela ; ces sortes d’affaires sont ordinairement sottes ou misérables…[p. 121] réveillez-moi, j’éprouve du malaise ?

— Vous n’avez plus rien à ajouter ?

— L’homme est naturellement despote et brutal ; la femme faible et volage. Réveillez-moi, je vous en prie, ma tête est brûlante.

Effectivement, une sueur abondante ruisselait du front de la magnétisée, et ses traits contractés, distendus alternativement accusaient une fatigue douloureuse. Le magnétiseur s’apprêtait à chasser le sommeil de son élève, lorsqu’une jeune dame s’avança précipitamment : — Oh ! je vous en supplie, monsieur, ayez la bonté d’adresser une dernière question à la dormeuse ; peut-être sa réponse me tirera-t-elle de la cruelle incertitude où je languis depuis quelques mois. J’ai un frère militaire en Afrique ; régulièrement il me donnait de ses nouvelles, et tout-à-coup il a cessé de m’écrire. Les journaux ont parlé de massacre… Je tremble… Interrogez mademoiselle, je vous en supplie ? [p. 122]

— Le magnétiseur fit observer à la jeune dame que son élève était épuisée et qu’il n’osait prolonger la séance; mais la dame fut si pressante, elle le pria avec tant d’énergie, qu’il céda à ses instances. Alors s’adressant à la dormeuse :

— Pourriez-vous nous accorder une dernière réponse ?

— Je ire puis.

— Vous le voyez, dit-il à la dame, il y aurait du danger à laisser plus longtemps mon élève dans ce sommeil pénible ; demain nous reprendrons la séance.

— Oh ! mademoiselle, s’écria la jeune dame, en lui touchant la main, mademoiselle, au nom du ciel, je vous en conjure ! apprenez-moi si j’ai à me réjouir ou à pleurer : un mot sur mon frère ?

— Quelle est cette voix ? Qui me parle, [p. 123] dit la magnétisée, en se renversant sur le dossier de son fauteuil ?

— C’est une sœur qui désire avoir des nouvelles de son frère, en ce moment sur la terre d’Afrique ?

— Oui, de mon frère, de mon frère bienaimé, répéta la jeune dame avec anxiété ?

— Mlle Fulvia suait à grosses gouttes ; sa physionomie s’assombrit, ses lèvres murmurèrent quelques mois inintelligibles.

— Eh bien, votre réponse, demanda le magnétiseur ?

— Si ma réponse doit être douloureuse à la sœur, dois-je la lui faire ?

— N’importe, parlez, elle le veut ?

— J’ai aussi un frère en Afrique, moi… Dites à cette dame qu’il vaut mieux vivre dans les ténèbres de l’incertitude, avec un peu d’espoir, que de s’éclairer d’une affreuse lumière. [p. 124]

— Cette dame est résignée à tout ; elle vous conjure de parler.

— Où est son frère ?

— En Afrique.

— Qu’est-il?

— Militaire.

— Que fait-il en ce moment ?

— La guerre aux Arabes.

— Malheureuse sœur ! j’aperçois votre frère traîné par ces barbares ; leur fer est levé sur sa tête. Ils vont l’immoler ! A ce dernier mot, la jeune dame poussa un cri aigu et s’évanouit. La magnétisée bondit sur son fauteuil, comme si ce cri l’eût frappée d’un courant électrique.

— Son frère, prononça-t-elle, en râlant.

Attendez… Ciel! que vois je… Non, ce n’est pas son frère qu’ils entraînent, c’est le mien… Ah ! grâce, grâce pour lui !… Elle se lève de son siège les traits convulsés, se tordant les mains ; court quelques pas devant elle [p. 125] tombe en s’écriant : les scélérats ! ils l’ont assassiné…

Les spectateurs effrayés s’empressent autour d’elle ; on cherche vainement à lui prodiguer des secours : la vie avait quitté cette chétive enveloppe ; on ne releva plus qu’un cadavre.

Trois semaines après, la mère de Mlle. Fulvia reçut une lettre d’Afrique, lui annonçant la triste nouvelle que son fils et les braves qui l’accompagnaient, surpris dans une embuscade, avaient eu la tête tranchée par les Arabes.

Nous laissons les lecteurs en face de ces faits ; ils jugeront eux-mêmes du degré de foi que l’on doit ajouter aux merveillosités du magnétisme ; et, malgré tout le charlatanisme et toutes les jongleries magnétiques, il faudra bien avouer que, si jusque-là, Mlle. Fulvia s’était entendue [p. 126] avec un compère, sa dernière intuition et sa fin tragique ont eu quelque chose d’extraordinaire.

Cette observation, si elle n’est point exagérée, semblerait prouver que l’imagination du magnétisé est douée d’une prodigieuse activité; que ses idées étonnent par leur étrange lucidité ; qu’il répond à toutes les questions avec exactitude, précision et souvent d’une manière surprenante. Il existe des sujets, assure-t-on, sur lesquels l’influence magnétique agit si activement, qu’il leur est permis, non seulement de voir à nu leurs organes, mais qu’ils peuvent lire dans ceux des autres, comme si leur corps était de cristal, et indiquer le remède à des maladies réputées incurables. Les enthousiastes du magnétisme n’ont pas même craint d’avancer que certains sujets, privilégiés sans doute, avaient la prévision des événements futurs : aussi le charlatanisme s’était-il empressé, [p. 127] d’exploiter cette nouvelle branche d’industrie. Enfin on a raconté des choses si incompréhensibles, si en dehors de la nature, que bien des gens, qui n’en étaient qu’au doute, ont fini par devenir tout-à-fait incrédules. Car comment croire qu’un magnétisé, malgré sa riche aptitude à recevoir le fluide, puisse lire dans un livre placé derrière une porte, ou plonger dans les replis du cœur d’une personne vivant à vingt lieues de lui ? Comment croire qu’il parle et comprend des langues qu’il n’a jamais étudiées ni entendues, dont il ignore jusqu’au nom ? Comment croire que le magnétisme rend la vue aux aveugles-nés, l’ouïe aux sourds, le mouvement aux paralytiques ? Qu’il guérit les maladies chirurgicales où l’art a échoué ? et plus fort que tout cela, qu’il ait fait allonger la jambe d’un claudicant, plus courte que l’autre de trois pouces !!!

Lisez , à ce sujet, les observations merveilleuses [p. 128] que rapporte M. Chardel, auteur d’un essai de psychologie-physiologique et dont voici un extrait :

« Madame Plantin, âgée de 64 ans, et domiciliée à Paris, avait consulté une somnambule sur une douleur qu’elle éprouvait au sein droit, celle-ci lui avait répondu qu’un glande se développait, dans cette région, menaçant de devenir cancéreuse. En effet, quelques mois plus tard, l’ulcération cancéreuse nécessita l’ablation du sein. M. J. Cloquet fut choisi par le médecin de Mme Plantin pour pratiquer l’opération. Le médecin , habile magnétiseur, travailla de toute la force de sa volonté, à produire l’insensibilité de la partie ulcérée ; il magnétisa, en outre, l’opérateur et son aide qui, incrédules d’abord, restèrent stupéfaits devant le résultat. Pendant les douze minutes que la partie malade fut tailladée, disséquée et enlevée, la patiente [p. 129] s’entretint tranquillement avec M. Cloquet, sans qu’aucun mouvement, dans les membres ou dans les traits, sans qu’aucune nuance de la respiration ou du pouls, ne trahît la moindre douleur, la plus légère sensibilité. Seulement, l’opération terminée, lorsqu’on lava les bords de la plaie pour faire le pansement, Mme Plantin dit, en riant, qu’on la chatouillait.

La perception de ce chatouillement prouve, d’après M. Chardel, que l’action puissante de la volonté du magnétiseur, s’était exclusivement arrêtée sur la partie malade, pour la soustraire aux douleurs de l’opération, et que les parties voisines avaient conservé un reste de sensibilité. Il s’appuie sur ce fait, pour démontrer aux incrédules qu’il est impossible de feindre une insensibilité complète, sous le tranchant du bistouri.

Si l’assertion de M. Chardel est vraie, la [p. 130] chirurgie devrait s’emparer, avec empressement, de ce moyen précieux, pour éviter les angoisses qui précèdent une opération grave et les douleurs pendant qu’on la pratique. Alors, au lieu de souffrances aiguës et de cris déchirants, le malade n’éprouverait qu’un léger chatouillement qui le provoquerait à rire. Quelle découverte !…

Le même auteur cite une autre observation non moins extraordinaire.

La fille de Mme Plantin, Mme Lagandré, habitant la province, vint à Paris quelques jours après l’opération subie par sa mère. On voulut la consulter sur l’état de la malade ; après avoir été endormie sous l’influence magnétique, madame Lagandré répondit que toutes les humeurs de sa mère étaient viciées ; qu’il y avait un épanchement dans le côté droit de la poitrine, un peu d’eau dans l’enveloppe du cœur ; que le [p. 131] foie était décoloré à sa surface. Dans deux jours, ajouta-t-elle, ma pauvre mère mourra, malgré tout ce qu’on pourra faire.

Le lendemain on reconnut que cette triste prophétie commençait à se vérifier ; la malade allait évidemment beaucoup plus mal. Mme Lagandré fut magnétisée et interrogée de nouveau ; elle répondit ainsi aux questions qu’on lui adressa :

— Comment va votre mère ?

— Ma mère est très-affaiblie depuis quelques jours ; elle ne vit plus que par le magnétisme qui la soutient artificiellement ; il lui manque de la vie.

— Croyez-vous qu’on puisse prolonger la vie de votre mère ?

— Non ; elle s’éteindra demain matin, de [p. 132] bonne heure, sans agonie, sans souffrance.

— Quelles sont les parties malades ?

— Le poumon droit est rétréci, retiré sur lui-même ; il est entouré d’une membrane ressemblant à de la colle ; il nage au milieu de beaucoup d’eau. Mais c’est surtout là , dit la somniloque, en montrant l’angle inférieur de l’omoplate, que ma mère souffre Le poumon droit ne respire plus, il est mort. Le poumon gauche est sain ; c’est lui qui entretient la vie. Il y a un peu d’eau dans l’enveloppe du cœur.

— Comment sont les organes du ventre ?

— L’estomac et les intestins sont sains ; le foie est blanc et décoloré à sa surface.

Madame Plantin mourut le lendemain à l’heure indiquée par sa fille.

Pour rendre plus authentique la vérification des réponses de la magnétisée sur l’état des [p. 133] organes de la défunte, quatre médecins assistèrent à l’autopsie cadavérique. Après un minutieux examen, toutes les indications furent trouvées parfaitement exactes ; ce qu’il ‘y a de plus remarquable encore, c’est que Mme Lagandré, qu’on avait endormie dans une pièce séparée de celle où se pratiquait l’autopsie, suivait le couteau qui ouvrait le cadavre de sa mère, et disait aux personnes restées près d’elle : — Pourquoi fait-on une incision au milieu de la poitrine? puisque l’épanchement est à droite.

Madame Lagandré voyait donc, non seulement à travers le mur qui la séparait de sa mère, mais encore à travers les parois de la poitrine.

Enfin, M. Chardel raconte avoir fait marcher, par la seule puissance de sa volonté, une somnambule dont les jambes étaient paralysées ; il [p. 134] est vrai de dire que la paralysie était incomplète.

Que penser, que conclure de ces faits et de mille autres plus surprenants encore, consignés dans les archives du magnétisme animal ?

Le somnambulisme magnétique ne serait, d’après les médecins et les physiologistes éclairés, qu’une variété du délire nerveux développé sous l’influence des moyens magnétiques, chez les personnes crédules, dont l’exaltation cérébrale est portée au summum d’intensité. Car, rappelons-nous bien que toutes les natures ne sont point aptes à recevoir ou à transmettre ce fluide: en outre des conditions idiosyncrasiques, il faut que le magnétiseur possède une volonté puissante, une confiance aveugle dans ses procédés, et que le magnétisé soit cuirassé d’une foi fanatique. Or, on sait que la foi enfante des prodiges en de-là de l’esprit humain ; la foi est [p. 135] la source des miracles, sans elle tout rentre dans les bornes de la nature.

Cependant, avant de terminer, hâtons-nous de le dire, les opinions en faveur ou contre le fluide magnétique sont loin d’être établies sur une base certaine ; elles se combattent sans conclure. Il serait à désirer que des hommes spéciaux se livrassent à l’étude de cette partie phénoménale de l’économie humaine. Plusieurs tentatives avaient été faites à ce sujet, mais le merveilleux dont s’entourait le magnétisme, dans ces derniers tems, a subitement arrêté les investigations sérieuses pour n’en laisser voir que le côté ridicule et mensonger : peut-être un rayon de lumière percera-t-il, plus tard, les épaisses ténèbres qui nous cachent cette puissance mystérieuse.

Deux autres phénomènes se passent encore [p. 136] dans les organes encéphaliques : l’extaseet l’hallucination ; on pourrait, en quelque sorte, les nommer rêves en pleine veille ; rêves durant lesquels, toute l’action vitale se concentrant au cerveau , plusieurs sens se taisent, quoique éveillés. [p. 137]

[p. 138]

EXTASE.

L’extase est une contemplation profonde sans aucune apparence de sommeil; l’individu garde une immobilité de statue, les yeux tout grands [p. 138] ouverts, sans aucun mouvement du globe ni des paupières ; les sens sont frappés d’inertie, à l’exception de l’ouïe qui persiste. L’extatique, tout entier à une seule pensée, à la contemplation d’un être imaginaire, parait insensible au stimulus extérieur, tant que dure l’accès : il s’entretient avec des génies, des anges ; parle, chante, sourit et sa physionomie offre l’expression d’une ineffable béatitude. Les fumeurs d’opium en Orient donnent une idée de cette singulière affection. Selon eux, l’extase est un état d’ivresse, une heure féerique pendant laquelle il est permis à l’homme de quitter un instant la terre, pour aller s’immiscer aux voluptés des Dieux, malheureusement l’hébétude et d’autres maladies graves ne tardent point à succéder à l’usage de l’opium.

J’ai vu plusieurs fois à Smyrne un Turc, marchand de tabac qui, après avoir fumé sa [p. 139] chibouque d’opium, restait tout-à-coup immobile, avec un muet sourire sur les lèvres et les yeux attachés au ciel. Les Orientaux respectent cet état d’extase ; il ne faut point troubler des joies si innocentes et si pures, disent-ils, et il est expressément défendu de communiquer avec l’extatique. Après avoir fait quelques achats de chibouques, de tabac parfumé et de pastilles du sérail, à ce marchand, je lui demandai ce qui se passait dans son esprit, pendant l’ivresse de l’opium ? Il me répondit que l’opium était la clé du ciel de Mahomet.

On cite un jeune poète que les lectures fantastique jetèrent dans cette affection. Son esprit était toujours à la poursuite des nymphes, des sylphides ; son imagination les lui représentait dans toute leur beauté aérienne, dans toute leur voluptueuse coquetterie ; il les voyait, leur tendait les bras, leur adressait de [p. 140] douces paroles, des soupirs, et sa figure épanouie exprimait une céleste ivresse. Il y avait une si grande pureté de sentiments dans ses chastes adorations, tant de poésie dans son amour, que bien des femmes venues, par curiosité, le voir et l’écouter, eussent désiré trouver un aussi harmonieux langage, sur les lèvres de ceux qu’elles aimaient. L’extase passée, notre jeune homme rentrait dans les proses de la vie ; tout lui était monotone, insipide; il languissait dans la tristesse et l’ennui jusqu’à ce qu’un nouvel accès, vint lui ouvrir les portes du ciel, et lui montrer ses Déesses, environnées de toutes les splendeurs Olympiennes. [p. 141]

HALLUCINATION.

L’hallucination est aussi un rêve en pleine veille, pendant que tous les sens sont éveillés, que l’oreille entend, les yeux voient, etc… [p. 142]

C’est la perception d’une image illusoire ou l’audition d’un son qui ne reconnaît point pour cause le stimulus nécessaire à leur production. C’est, à strictement parler, le délire d’un ou de plusieurs sens. Comme l’objet représenté n’affecte point la rétine, le son entendu ne frappe point l’ouïe, la cause doit en être exclusivement attribuée au cerveau. Quelques médecins ont prétendu que ce phénomène dépendait d’une altération organique ; mais alors, il n’y aurait plus hallucination. Ainsi l’individu atteint d’une maladie de l’œil nommée glaucôme, voit toujours un arc-en-ciel devant lui, mais il le voit en réalité ; la cornée, dans cette affection, paraît remplir l’office de prisme, et donne nécessairement le spectre solaire. Le bruit étrange qu’entendit J.-J. Rousseau depuis sa trentième année jusqu’à sa mort, et qui l’empêcha de dormir, n’était pas non plus une hallucination ; ce bruit dépendait d’un anévrisme des artères [p. 143] carotides ; donc il était entendu. Au contraire l’auteur des Pensées, le célèbre Pascal, qui voyait s’ouvrir, sous ses pieds, un abîme prêt à l’engloutir, était frappé d’une vraie hallucination.

Cette affection devenue chez lui intermittente, dépendait de la vive frayeur que lui avait causée un accident, dont il faillit être la victime. Concluons : les personnes, non malades, qui, éveillées, et les yeux ouverts apercevront devant elles des images, des formes si frappantes de vérité, qu’elles seraient tentées de croire à l’apparition d’êtres fabuleux, ou au retour, sur la terre, de ceux qui ne sont plus, ces personnes, dis-je, seront sous l’influence d’une hallucination reconnaissant pour cause un vif excitement du cerceau : cet excitement est produit à son tour, soit par une idée, un désir opiniâtrement enraciné, soit par l’espoir, la crainte, la terreur. etc. Ce phénomène n’est point exclusif à la vision, chaque sens peut être halluciné : une odeur, une saveur, [p. 144] un son un contact perçus, sans qu’il y ait eu action préalable d’un stimulus extérieur, sont de vraies hallucinations.

Bien des gens de la campagne vous assurent, de sang-froid, qu’ils ont, pendant une nuit obscure, entendu des bruits de chaînes, des craquements d’os ; qu’ils ont été poursuivis par des lutins, de monstrueux loups-garous ; qu’ils ont vu des esprits venus de l’autre monde. Ils le certifient avec une sincérité, une bonne foi qui ne laisse aucun doute sur la réalité de l’hallucination. Il arrive souvent que ce sont des gens mal-intentionnés, des voleurs qui se travestissent grotesquement, pour effrayer les gens peureux, et mieux exécuter leurs criminels projets. Dans ce cas, il n’y a point hallucination ; elle existe, au contraire, lorsque ces apparitions chimériques sont le résultat de la terreur. Malheureusement, certains hommes appelés, par leurs fonctions, à éclairer la classe ignorante et crédule, se plaisent à [p. 145] l’entretenir dans la plus grossière superstition ; et cela, par des motifs d’intérêts personnels, sans doute. Ce sont des âmes du purgatoire venant réclamer des messes, et le campagnard se hâte d’acheter des prières et de payer des messes ; et on laisse se perpétuer ces honteux abus!. Tant pis pour tes sots ! disent ceux qui s’en moquent… Sont-ce là les moyens de détruire les préjugés, de répandre les lumières sur cette classe si intéressante et si nombreuse de la société, qui en a un besoin si urgent ?

Je rapporterai deux exemples d’hallucination réelle.

Un de mes amis venait de perdre une femme adorée ; la douleur profonde qu’il en ressentit le plongea dans une sombre tristesse ; il refusait obstinément les consolations de l’amitié, et ses nerfs étaient d’une irritabilité que rien ne pouvait [p. 146] calmer. Il ne voyait dans le monde qu’une seule image, celle de sa bien-aimée ; il n’avait qu’un seul désir, celui de la rejoindre ; toutes ses affections, toutes ses pensées se reportaient incessamment vers elle. Plusieurs nuits de suite il rêva qu’il la voyait en proie aux horreurs d’une lente agonie, il entendait le râlement de ses derniers soupirs, et sentait le froid glacé de ses lèvres qu’il baisait. Un matin, qu’il était resté couché plus tard que d’ordinaire, il ne dormait pas, il avait les yeux ouverts : tout-à-coup, il aperçoit au pied de son lit l’objet de ses regrets amers. Elle avait la tête languissamment appuyée sur la paume de ses mains ; sa figure était pâle, sa bouche muette, décolorée ; ses prunelles vitreuses restaient attachées sur lui ; ses traits immobiles exprimaient la tristesse et l’amour. Mon ami éprouvait un charme indicible à contempler cette ravissante image d’une femme adorée. A un mouvement de tête qu’elle fit, il voulut [p. 147] étendre les bras pour la retenir et l’embrasser ; mais la forme s’éloigna comme à regret. Il s’élança hors du lit pour la poursuivre… Hélas ! elle s’était évanouie dans l’interstice des rideaux. Cette vision dura deux minutes.

Pendant mon séjour en Grèce j’éprouvai une hallucination à peu près de même durée. Deux sens furent frappés à la fois : les yeux et les oreilles.

Par une de ces belles soirées si tièdes, si amoureusement poétiques, sous le ciel bleu de l’Hellénie, je m’étais couché sur les pelouses fleuries du mont Lycée. Autour de moi se déroulaient d’immenses tapis d’anémones et de chrysanthèmes, on eût dit des montagnes d’or avec leurs collines recouvertes d’un manteau de pourpre. Les oiseaux gazouillaient sous les [p. 148] premières feuilles, les folles brises emportaient au vallon mille parfums et les derniers rayons d’un soleil mourant, jetaient sur cette belle nature leurs teintes mystérieuses. A mes pieds coulait le fleuve Ladon tout panaché de ses roseaux superbes : Je me pris à songer à l’aventure de Pan et de Syrinx. J’étais jeune, impressionnable, riche d’enthousiasme et de doux souvenirs ; peu-à-peu ma pensée traversa les siècles et me porta aux âges héroïques de l’ancienne Grèce. Mes yeux étaient silencieusement attachés sur les rives du fleuve ; la vie du corps semblait être suspendue, et l’imagination vagabondait dans les riantes plaines de la mythologie. Au milieu de cette muette contemplation, je distinguai, à quelque distance de moi, un chœur de nymphes dansant aux sons de la flûte de Pan. Je vis leurs bras s’enlacer, leurs pieds frapper le sol en cadence, et chaque fois que la brise soulevait leurs tuniques légères, [p. 149] mes yeux caressaient les formes les plus suaves, les plus voluptueux contours…

Oh ! ce fut une délicieuse hallucination que celle-là ; que j’eusse voulu la prolonger ! hélas, un simple clignotement de paupières suffit pour tout détruire, tout dissiper. Je me rendis compte des phénomènes relatifs à la vision, mais ce que j’avais entendu restait inexplicable. Je descendis aux rives du Ladon, afin de pouvoir découvrir le musicien qui jetait au vent ses notes monotones. Après bien des recherches, je m’aperçus qu’à certains endroits de la rive, les roseaux avaient été coupés à d’inégales hauteurs, de telle sorte, que les courants d’air, passant sur leurs canons béants, en tiraient des sons variés qui, mêlés au froissement des feuilles, produisaient cette singulière harmonie : ainsi tout fut expliqué.

Dans un opuscule intitulée Démon de[p. 150] Socrates, M. Lelut, médecin surveillant de la division des aliénés de l’hospice de Bicêtre, a rapporté plusieurs observations intéressantes d’hallucinations, au début de la folie. Les hallucinations dont il parle, sont un véritable délire sensorial ; seulement il y aurait des hallucinations de haut et de bas étage, selon qu’elles affecteraient les hommes de large ou d’étroite intelligence. Il nous offre Socrate comme le prototype des hallucinés célèbres de l’antiquité ; tous les grands réformateurs soit en morale, soit en politique, se présenteraient comme exemples. Ainsi, les devins, les oracles, les prophètes, auraient dû leurs facultés divinatoires, à une voix intérieure, à une hallucination de haut étage. Ne serait-il pas plus naturel de trouver la causalité de ces prétendues intuitions ou délires pythiques, de certains hommes, dans une incessante et forte contention d’esprit, sur une idée qu’ils cherchent à [p. 151] faire triompher ; ou bien dans la connaissance profonde des faits historiques passés et présents, qui constitue la science des probabilités ? Il est notoire que les hautes capacités prévoient les changements qui doivent s’opérer dans la constitution et les mœurs d’un peuple. Cette faculté de prévoir les évènements futurs est tout-à-fait dans le cercle des choses humaines.

Un exemple récent de ces prédictions basées sur l’enchaînement logique des événements, nous est fourni par Cazotte. Dans le 1er volume de ses œuvres posthumes, La Harpe s’exprime ainsi, au sujet des étonnantes et sombres prophéties de l’auteur du Diable amoureux.

« Il me semble que c’était hier, et c’était cependant au commencement de 1788. Nous étions à table chez un de nos confrères à l’académie, grand seigneur et homme [p. 152] d’esprit. La compagnie était nombreuse et de tout état, gens de cour, gens de robe, gens de lettres, académiciens, etc. et l’on avait fait bonne chère, comme de coutume ; au dessert les vins de Malvoisie et de Constance ajoutaient à la gaîté de la bonne compagnie, cette sorte de liberté qui n’en gardait pas toujours le ton. On en était venu alors, dans le monde, au point où tout est permis pour faire rire. Chamfort nous avait lu de ses contes impies et libertins, et les grandes dames avaient écouté sans avoir même eu recours à l’éventail. De là un déluge de plaisanteries sur la religion ; l’un citait une tirade de la Pucelle, l’autre rappelait les vers philosophiquesde Diderot ; tout le monde riait, tous applaudissaient aux lumières que la philosophie répandait sur toutes les classes, et qui allait bientôt opérer une révolution et amener le règne de la liberté en France. [p. 153]

Un seul convive n’avait point pris part à cette joie générale, et avait même laisse tomber, tout doucement, quelques plaisanteries ; c’était Cazotte, homme aimable et original.

— Il prend la parole, et du ton le plus sérieux : « Messieurs, dit-il, soyez satisfaits, vous verrez tous cette grande et sublime révolution que vous désirez tant. Vous savez que je suis un peu prophète ; je vous le répète, vous la verrez. »

On lui répond par ce refrain connu :

Faut pas être grand sorcier pour cela.

— Soit, mais peut-être faut-il l’être un peu plus pour ce qu’il me reste à vous dire. Savez-vous ce qui arrivera de cette révolution, ce qui en arrivera pour vous tous, qui êtes ici, et ce qui en sera la suite immédiate, l’effet bien prouvé , la conséquence bien reconnue ?

— Ah ! voyons, dit Condorcet, avec son air [p. 154] sournois et niais ; un philosophe n’est pas fâché de rencontrer un prophète !

— Vous, M. de Condorcet, vous expirerez sur le pavé d’un cachot ; vous mourrez du poison que vous aurez pris pour vous dérober au bourreau ; du poison que le bonheur de ce temps-là vous obligera de porter toujours sur vous.

Grand étonnement d’abord ; mais on se rappelle que le bon Cazotte est sujet à rêver tout éveillé, et l’on rit de plus belle.

— M. Cazotte, le conte que vous nous faites là n’est pas si plaisant que votre Diable amoureux. Mais quel diable vous a mis en tête ce cachot, ce poison et ces bourreaux ? Qu’est-ce que tout cela peut avoir de commun avec la philosophie et le règne de la raison ?

— C’est précisément ce que je vous dis : c’est au nom de la philosophie, de l’humanité, de la liberté, c’est sous le règne de la raison qu’il [p. 155] vous arrivera de finir ainsi ; et ce sera bien le règne de la raison ; car alors elle aura des temples, et même il n’y aura plus, dans toute la France, en ce temps-là, que des temples de la raison.

— Par ma foi, dit Chamfort, avec le rire du sarcasme, vous ne seriez pas un des prêtres de ce temps-là.

— Je l’espère ; mais vous, M. Chamfort, qui en serez un, et très digne de l’être, vous vous couperez les veines de vingt-deux coups de rasoir, et pourtant vous n’en mourrez que quelques mois après.

On se regarde et l’on rit encore.

— Vous, M. Vicq d’Azyr, vous ne vous ouvrirez pas les veines vous-même ; mais après vous les être fait ouvrir six fois dans un jour, à la suite d’un accès de goutte, pour être plus sûr de votre fait, vous mourrez la nuit. [p. 156]

— Vous, M. de Nicolaï, vous mourrez sur l’échafaud.

— Vous, M. Bailly, sur l’échafaud.

— Ah ! Dieu soit béni ! dit Boucher, il paraît que M. Cazotte n’en veut qu’aux académiciens ; il vient d’en faire une terrible exécution ; et moi, grâce au ciel.

— Vous, M. Boucher, vous mourrez aussi sur l’échafaud.

— Oh ! c’est une gageure, s’écrie-t-on de toute part, il a juré de nous exterminer tous.

— Non, ce n’est pas moi qui l’ai juré.

— Mais nous serons donc subjugués par les Turcs, par les Tartares ? encore.

— Point du tout, je vous l’ai dit, vous serez alors gouvernés par la seule raison. Ceux qui vous traiteront ainsi, seront tous des philosophes ; auront à tous moments, dans la bouche, [p. 157] les mêmes phrases que vous débitez depuis une heure, répéteront toutes vos maximes ; citeront comme vous, les vers de Diderot et de la Pucelle.

On se disait à l’oreille : vous voyez bien qu’il est fou (car il gardait le plus grand sérieux) ; est-ce que vous ne voyez pas qu’il plaisante ?

Et vous savez qu’il entre toujours du merveilleux dans ses plaisanteries.

— Oui, reprit Chamfort, mais son merveilleux n’est pas gai. Il est par trop patibulaire. Et quand cela arrivera-t-il, M. Cazotte ?

— Six ans ne se passeront pas sans que tout ce que je vous prédis ne soit accompli.

— Voilà bien des miracles ! dis-je, heureusement que vous ne m’y mettez pour rien.

— Vous y serez pour un miracle, M. Laharpe, et un miracle tout au moins aussi extraordinaire, [p. 158] répliqua Cazotte , vous deviendrez chrétien.

Grandes exclamations dans la société.

— Ah ! reprit Chamfort, je suis rassuré ; si nous ne devons périr que lorsque Laharpe sera chrétien, nous sommes immortels.

— Pour ça , dit alors Mme de Grammont, nous sommes bien heureuses, nous autres femmes, de n’être pour rien dans les révolutions ; quand je dis pour rien, ce n’est pas que nous ne nous en mêlions toujours un peu ; mais il est reçu qu’on ne s’en prend jamais à nous; notre sexe…

— Votre sexe, madame, ne vous défendra point cette fois, et vous aurez beau ne vous mêler de rien, vous serez traitée tout comme les hommes, sans aucune différence quelconque.

— Mais qu’est-ce que vous nous dites donc, [p. 159] M. Cazotte, c’est la fin du monde que vous prêchez.

— Je n’en sais rien, mais ce que je sais, c’est que vous, madame la duchesse, vous serez conduite à l’échafaud, et beaucoup d’autres dames avec vous, dans la charrette du bourreau, avec les mains liées derrière le dos.

—Ah !! j’espère que, dans ce cas, j’aurai du moins un carrosse drapé de noir.

— Non, madame, de plus grandes dames que vous iront, comme vous, en charrette et les mains liées comme vous.

— De plus grandes dames des princesses du sang, peut-être ?

— De plus grandes dames encore.

Ici, un mouvement très-sensible se fit dans la compagnie, et la figure du maître de la maison se rembrunit ; on commençait à trouver que la [p. 160] plaisanterie était trop forte. Mme de Grammont, pour dissiper le nuage, n’insista point sur cette dernière réponse et se contenta de dire du ton le plus léger.

— Vous verrez qu’il ne me laissera pas un confesseur.

— Non , madame, vous n’en aurez point, ni personne ; le dernier supplicié qui en aura un, par grâce, sera. Il s’arrêta ici un moment.

— Eh bien ! quel sera l’heureux mortel qui aura cette prérogative ?

— C’est la seule qui lui restera, ce sera le Roi de France.

Le maître de la maison se leva brusquement, et tout le monde avec lui, il alla vers Cazotte et lui dit d’un ton pénétré :

— Mon cher Cazotte, c’est assez faire durer cette facétie lugubre ; vous la poussez trop loin, [p. 161] et jusqu’à compromettre la société où vous êtes et vous-même.

Cazotte ne répondit rien et se disposait à se retirer, quand madame de Grammont, qui voulait éviter le sérieux et ramener la gaîté, s’avança vers lui :

— M. le prophète, qui nous dites à tous notre bonne aventure, vous ne dites rien de la vôtre ?

Cazotte resta quelque temps silencieux et les yeux baissés.

— Madame, avez-vous lu le siège de Jérusalem, dans Josèphe ?

— Oh ! sans doute, qui n’a pas lu cela ? mais faites comme si je ne l’avais point lu.

— Eh bien, madame, pendant ce siège, un homme fit sept jours de suite le tour des remparts, à la vue des assiégeants et des assiégés, [p. 162] criant sans cesse d’une voix sinistre et tonnante : Malheur à Jérusalem ! malheur à moi-même !Et le septième jour, au moment où il achevait sa lamentation, une pierre énorme, lancée par les machines ennemies, l’atteignit et le mit en pièces.

A ces mots, Cazotte fit la révérence et sortit.

Les prédictions de Cazotte s’accomplirent rigoureusement ; toutes les personnes à qui il avait dit la bonne aventure, périrent pendant la révolution et de la manière annoncée; lui-même termina ses jours sur l’échafaud.

La Harpe l’athée, le révolutionnaire fut arrêté et conduit dans les prisons du Luxembourg , où il se convertit. Sorti de prison, il vécut jusqu’en 1803 , époque à laquelle il mourut dans les sentiments de piété chrétienne.

Ce fait, si extraordinaire, cessera de l’être, si [p. 163] on cherche à l’expliquer au moyen de la science des probabilités, dont il a été question au paragraphe précédent.

Je termine : Le sommeil est le résultat forcé de la veille, c’est un temps de repos destiné à réparer les organes fatigués par la vie de relation. L’histoire nous apprend que les hommes coururent, de tous temps, après les moyens de se procurer un sommeil doux et paisible ; car plus il est calme, plus il est réparateur ; au contraire, autant il est agité, autant le physique et le moral s’en ressentent au moment du réveil.

L’expérience semblerait avoir prouvé que certaines substances, prises à l’intérieur, donnent au sommeil des rêves agréables ; que d’autres agissent sur le cerveau de manière à provoquer une délirante extase. Les Turcs et les Chinois mâchent ou fument l’opium et obtiennent [p. 164] des songes ravissants ; malheureusement, son usage prolongé attaque le système nerveux et engourdit l’intelligence. On prétend que l’aconit-napel, développe de riantes idées, ouvre l’esprit et donne à l’imagination un prodigieux élan.

Hérodote dit que les Scythes s’enivraient en respirant l’odeur qu’exhalaient les graines de chanvres jetées sur des pierres rougies au feu. Schaw rapporte que certaines tribus Arabes fument un mélange de feuilles de chanvre et de chenevis concassé, dans le but d’obtenir une somnolence accompagnée de douces rêveries. L’odeur de la jusquiame provoque aux querelles et aux rixes : on trouve dans le dictionnaire de médecine de l’Encyclopédieméthodique, plusieurs exemples qui tendent à prouver ce fait. Le plus remarquable est celui de deux époux qui vivaient, depuis longtemps, dans la [p. 165] plus parfaite harmonie ; il arriva un jour qu’ils se querellèrent dans la chambre où ils travaillaient ensemble ; ils eurent de fréquentes envies de se battre. Au sortir de leur travail, ils se regardèrent honteux et confus de leurs emportements, ne sachant à quoi les attribuer. Le lendemain et les jours suivants, mêmes dispositions à la rixe ; ils ne pouvaient rester une demi-heure dans cette chambre sans s’invectiver, se menacer. Les émanations qui s’échappaient d’un paquet de graines de jusquiame, placé près d’un tuyau de poêle, étaient la cause de ces querelles journalières. Le paquet enlevé, les époux n’éprouvèrent plus ces fâcheux transports.

— L’extrait de belladone appliqué sur une plaie, cause une espèce de délire accompagné de visions. Une goutte de ce suc introduit dans l’œil, occasionne l’ambliopie ou duplicité des images. [p. 166]

— L’onction magique employée par les sorciers, les plongeait dans un sommeil lourd pendant lequel ils se croyaient transportés au lieu du sabbat, et assistaient aux scènes les plus étranges, les plus extravagantes. Porta et Cardan ont indiqué deux recettes ; l’une a pour base le solanum somniferum, l’autre est principalement composée de jusquiame et d’opium.

— André Laguna, médecin du pape Jules III, se servit d’une pommade trouvée chez un sorcier, pour oindre une femme sujette à de longues insomnies. Quelques heures après l’onction, cette femme s’endormit d’un sommeil qui dura trente-six heures, et quand on la réveilla elle se plaignit de ce qu’on l’arrachait si tôt aux embrassements d’un amoureux.

— Les philtres, poudres et pommades que vendaient les charlatans de Grèce et d’Italie étaient composées de substances aphrodysiaques. [p. 167]

— Les prêtres de Mithra, d’Isis et de Cérès faisaient préalablement avaler certaines drogues aux initiés, pour exalter leur imagination et provoquer de véritables hallucinations. Ils rendaient l’action de ces drogues plus active, en préparant les sujets par des macérations et des jeûnes de plusieurs jours, et surtout par des récits merveilleux qui frappaient vivement leur esprit, et les prédisposaient aux visions d’un sommeil délirant.

Il serait à désirer qu’on pût découvrir un agent qui, sans nuire à la constitution, procurât un sommeil tranquille et fît passer dans les rêves, ces gracieuses images qui jettent au cœur leurs doux enchantements. Alors pour tant d’infortunés qui portent, jusque dans les rêves, le poignant souvenir de leurs misères, ce serait un bienfaisant remède : non-seulement, pour quelques heures, ils oublieraient leurs souffrances, [p. 168] mais ils croiraient tremper leurs lèvres à la coupe des joies inconnues. Ainsi, pendant le sommeil ils vivraient de la vie heureuse, au réveil, hélas ! ils reprendraient la vie des douleurs, en attendant l’heure des beaux rêves. [p. 169]

[p. 170]

Théorie du fluide électro-sympathique.

J’essaierai de compléter ce traité, en traçant l’exposé d’une théorie sur l’agent ou fluide électro-sympathique. Les phénomènes qui émanent [p. 170] de ce fluide sont assez fréquents pour arrêter l’attention ; mais regardés, généralement, comme l’effet du hasard ou de l’éventualité, ils ont passé inaperçus, sans qu’on cherchât sérieusement à en découvrir la source. Au moyen de cette théorie, basée sur un grand nombre de faits, peut-être parviendrai-je à jeter quelque lumière sur le côté le plus frappant et, jusqu’ici, le plus obscur des rêves prophétiques; je veux parler de leur réalisation.

J’ai recueilli une foule d’exemples d’un mouvement nerveux se passant dans l’organisation humaine, et qui ne tient ni du songe, ni de l’hallucination. Ce mouvement se fait soudainement sentir et, selon la cause agissante, est accompagné de douleur ou de bien-être, de joie ou de tristesse : un muet étonnement succède à ce phénomène, puis l’économie rentre dans sa voie naturelle. [p. 171]

Bien des personnes ont éprouvé ces sortes d’accidents et n’y ont prêté aucune attention, parce que la cause leur en est restée cachée ; d’autres, au contraire, profondément émues, ont cru découvrir une précision frappante de l’heure où un évènement s’est passé avec celle de leur intuition : pour ces personnes le souvenir en reste ineffaçable.

Existerait-il dans le corps humain un fluide, une émanation qui, certaines circonstances données, se dégagerait de même que l’électricité au sein de l’atmosphère ? On le nommerait fluide électro-sympathiqueou électro-antipathiqueselon son effet attractif ou répulsif. Une fois dégagé de l’être humain, ce fluide courrait dans l’atmosphère jusqu’à ce qu’il eût rencontré son lieu d’élection, et agirait plus ou moins vivement, selon son degré d’intensité, selon l’état météorologique de l’air, la distance [p. 172] parcourue et la plus ou moins grande impressionnabilité de l’individu qui en serait frappé. Remarquons bien que toutes les constitutions ne sont point aptes à ressentir ses effets : il faut dans le système nerveux une exquise sensibilité, peut-être une irritabilité excessive et voisine de la maladie.

Au moment où l’organisme humain est violemment ébranlé par une cause morale ou physique, il est à présumer que le corps dégage des émanations inappréciables à nos sens. Ces émanations, provoquées par des causes opposées, doivent aussi avoir des qualités, des propriétés opposées. Ainsi, les émanations qui s’échapperont pendant la joie, auront une action tout-à-fait contraire à celle des émanations exhalées pendant la tristesse ; il en sera de même pour la crainte, l’espérance… et [p. 173] toutes les affections qui secouent vivement notre économie.

Supposons qu’une cause agissant sur le système nerveux d’un individu, en fasse dégager le fluide électro-sympathique ; soudain il s’établit un courant qui parcourt, avec la rapidité de la pensée, l’espace compris entre le lieu de départ et le lieu qu’il va frapper : alors le phénomène se manifeste. Citons à l’appui plusieurs exemples :

Lord Byron voyageait dans la Grèce occidentale, tout-à-coup son guide est pris d’un tremblement nerveux, puis d’un affaissement de forces qui l’oblige à se coucher. Comme Byron l’interrogeait sur la cause de cet accident, le guide lui répondit :

— Seigneur, il doit se passer, non loin d’ici, [p. 174] quelque chose d’affreux ; si vous m’en croyez, nous nous arrêterons un moment. Il y a deux ans je fus saisi de convulsions semblables, et le retard qu’elles me firent éprouver à me rendre dans un village de l’Argolide, me sauva la vie. A la même heure, les hordes Turques en massacraient les habitans !…

Le sceptique Byron se mit à sourire et attendit impatiemment que le Grec eût retrouvé ses jambes. Après une demi-heure, ils poursuivirent leur route. A une lieue de là, ils aperçurent des traces de sang, et plus loin huit cadavres, encore palpitants , étendus sur le sol. Le Lord parut un instant surpris de la prophétie de son guide, mais l’attribua bientôt à l’éventualité ; cependant, plus tard, il consigna ce fait dans ses écrits.

La femme d’un officier de l’empire vivant [p. 175] retirée, dans une petite ville de province, pendant que son mari était sous les drapeaux, éprouvait dans le sein droit une douleur lancinante de quelques minutes, chaque fois que celui-ci recevait une blessure, et cette douleur était d’autant plus intense que la blessure de son mari était plus grave. L’officier fut blessé onze fois, sur différens champs de bataille, et onze fois les mêmes phénomènes sympathiques se répétèrent dans le sein de l’épouse.

Deux amis d’enfance, dont l’un avait suivi la carrière des armes et l’autre était entré dans la robe, avaient éprouvé plusieurs fois des effets sympathiques très marqués. L’avocat étant un jour en soirée, éprouve une douleur subite qui lui traverse la poitrine et défaille dans les bras des personnes qui l’entourent. Un moment après, il revient à lui, cherche en vain la cause d’une si atroce douleur : un médecin qui se [p. 176] trouvait près de lui, dit que cela dépendait probablement de la compression d’un filet nerveux, par une violente contraction musculaire. Mais le lendemain, l’avocat ouvre une lettre qui lui apprend que, la veille, son ami avait eu le corps traversé, de part en part, dans un duel au réverbère.

Deux jumeaux âgés de quatorze ans, l’un placé dans un collège, à 40 lieues, l’autre vivant dans sa famille, offraient les phénomènes sympathiques les plus extraordinaires : lorsque le collégien avait été puni par le maître, ou battu par ses petits camarades, son frère devenait triste, tout-à-coup, et pleurait sans savoir pourquoi ; toutes les fois que l’un était gai, content, l’autre manifestait également une grande joie. Il arriva que celui qui vivait chez ses parents, tomba malade ; quelques jours après on reçut la nouvelle que son frère était alité à l’infirmerie [p. 177]du collège. Ces effets se renouvelèrent fréquemment durant la vie, et ne cessèrent qu’à la mort de l’un deux.

Deux jeunes sœurs offraient des phénomènes non moins curieux : l’une faisait son apprentissage chez une couturière, l’autre servait comme Bonne d’enfant. Chaque fois que l’apprentie couturière se piquait le doigt de son aiguille, la Bonne poussait, malgré elle, un cri convulsif.

La femme d’un joueur passionné éprouvait, chaque fois que son mari allait jouer, des alternatives de joie et de tristesse si violentes qu’elle en était essoufflée, malade. Ces alternatives étaient absolument en rapport avec les gains ou les pertes du joueur : s’il gagnait elle était gaie ; elle se sentait triste s’il perdait. [p. 178]

Un autre exemple passé sous mes yeux :

C’était sous la tente, en Afrique, après des chants et quelques libations pour égayer les ennuis du bivouac, mon camarade et moi nous nous endormîmes heureux du présent, insouciants de l’avenir. Au milieu de la nuit je fus tout-à-coup réveillé par des soupirs déchirants, des plaintes étouffées et ces paroles au bout d’un cri plaintif : « Mon Dieu que je souffre !… je me sens mourir… »

Je me levai soudain et questionnant mon camarade sur ses douleurs, dont l’invasion avait été si subite, il me répondit : — « J’éprouve un mal affreux ; on dirait qu’une main de fer fouille dans mon crâne et me broie le cerveau ; je me sens horripiler de la tête aux pieds… hélas ! hélas !… je tombe dans un affaissement moral que rien ne saurait exprimer… ce sont peut-être les angoisses de ma dernière heure. » [p. 179]

Je le regardais effrayé : ses yeux étaient fixes, sa physionomie exempte de toute altération morbide portait l’empreinte d’une profonde tristesse. Dix minutes après, le calme le plus complet avait succédé à ce vertige ; il se rendormit profondément jusqu’au lendemain. A son réveil, il ne ressentait aucune douleur, aucun malaise ; il était aussi bien portant que la veille. Le premier mot qu’il m’adressa fut pour m’exprimer son étonnement sur les souffrances de la nuit, qui l’avaient frappé comme un coup de foudre, et s’étaient presque aussitôt dissipées. C’est chose bien étrange, me disait-il, avoir tant souffert sans cause connue, et ce matin pas le moindre malaise ? c’était peut-être un rêve… »

Quinze jours s’étaient à peine écoulés, qu’une lettre, à bordure noire, vint lui apprendre que le même jour, à la même heure, sa mère était [p. 180] décédée, et que son agonie n’avait duré que dix minutes.

Les phénomènes fournis par les exemples que nous venons de citer, ont nécessairement une causalité ; des observations exactes et minutieuses faites sur les personnes qui les ont présentées, prouveraient, peut-être, l’existence de cette puissance occulte, insaisissable ; de ce quelque chose d’inconnu que nous avons nommé fluide électro-sympathique, en raison de ses effets intimes et de la soudaineté de son action qui ne peut être comparée qu’à celle de l’électricité.

Trois autres faits pour démontrer que la cause agissante étant de différente nature, les effets sont différents.

M. Gustave B… fils naturel d’un homme haut placé, avait vécu dans l’aisance jusqu’à l’âge de trente ans. A cette époque, son père mourut : peu de temps après, des contestations [p. 181] survenues entre les enfants légitimes et lui, au sujet de leurs prétentions sur sa fortune, l’avaient entraîné dans plusieurs procès ruineux.

Époux et père, M. Gustave, malgré ses veilles prolongées, pouvait à peine suffire à la subsistance de sa famille ; aussi maudissant sa naissance et nos lois imparfaites, son caractère s’était assombri, ses traits avaient revêtu une morne tristesse. Enfin un dernier procès survint ; il se vit menacé d’être réduit à la mendicité. Rassemblant alors un reste de forces et d’espoir, il se rendit dans la capitale, où devait se débattre son affaire. Un homme habile plaida sa cause et non-seulement son procès fut gagné, mais on lui restitua une partie des biens qui lui avaient été antérieurement enlevés. A cette décision de la Cour, ne pouvant contenir son émotion ni résistera l’excès de sa joie, il défaillit et resta comme privé de vie. Son épouse qui, depuis longtemps, attendait de ses nouvelles [p. 182] dans les angoisses et les pleurs, fut, à la même heure saisie d’une indéfinissable expansion de bonheur. Ses larmes se tarirent subitement ; son cœur palpita d’une manière inaccoutumée ; il se passait en elle un mouvement si extraordinaire, qu’elle courut embrasser ses enfans et leur dit comme inspirée :

— Dieu, mes enfants, a exaucé nos prières ; l’étrange émotion que j’éprouve, me fait pressentir quelque chose d’heureux , espérons ! espérons…

Trois jours après M. Gustave B. était dans leurs bras, et cette intéressante famille se livrait aux transports de la joie la plus vive.

Un marin, prisonnier de guerre, qui gémissait, depuis trois ans, sur les pontons de l’Anglais inhumain, parvient à s’échapper : en touchant la terre natale, il s’écrie : salut ! belle France… je reverrai donc ma femme et mes enfans ; et aussitôt il se met à courir, de toutes [p. 183] ses forces, pour gagner son village, situé sur le littoral, à trois lieues de l’endroit où il avait abordé.

Sa pauvre femme, au moment où son mari débarquait donnait à manger à ses enfans en bas âge ; elle qui, depuis si longtemps, languissait dans la tristesse et les pleurs, est brusquement saisie d’un rire convulsif dont elle ne peut modérer les éclats ; en proie à un mouvement violent de joie inaccoutumée, elle perd connaissance, et rit toujours.

Une voisine, qui se trouvait près d’elle, effrayée de ces bruyants transports court, chercher l’officier de santé du village ; celui-ci après quelques tentatives infructueuses, pour arrêter cette convulsion, lève les yeux au ciel, et la croit folle. Le marin entre tout-à-coup, se jette au cou de sa femme et le rire s’éteint aussitôt dans des flots de larmes. [p. 184]

Un jeune littérateur, de constitution nerveuse et dont le cerveau s’exaltait facilement, m’a plusieurs fois raconté que, pendant les six mois d’incendie que l’amour alluma dans son cœur, il avait éprouvé des émotions extraordinaires, des intuitions incroyables.

La première fois, dans une promenade solitaire, il sentit des pulsations heurter violemment sa poitrine ; il eut chaud et froid ; ses jambes tremblèrent, sa respiration s’entrecoupa de longs soupirs, tout son être frémit ! il fut forcé de s’asseoir. Comme il cherchait à découvrir la cause de ces accidents insolites, il aperçut dans le lointain l’objet de son ardente passion. Afin de s’assurer qu’il n’était point sous le charme d’une douce hallucination, il s’approcha d’elle, en obtint un mystérieux regard, et s’éloigna tout émerveillé de ce qu’il venait d’éprouver.

La deuxième fois, dans un bal, le même groupe de symptômes vinrent l’assaillir ; il y [p. 185] rencontra également son amante. Enfin , dans tous les lieux où, sans le savoir, il se trouvait près de celle qu’il adorait, sa présence lui était révélée par cette rapide et vive émotion.

Si l’existence du fluide électro-sympathique était admise, on expliquerait d’étonnants phénomènes ; tous les faits que nous venons d’exposer, auxquels on ne peut assigner une cause et qu’on rejette par delà les sphères du merveilleux, redeviendraient naturels. Alors on saurait pourquoi on aime une personne, à la première vue, tandis que, pour telle autre, on éprouve une subite aversion ; pourquoi on se sent entraîné, plus tard, vers l’être qui nous avait déplu d’abord, et qu’on s’éloigne au contraire de celui qui nous avait attiré ; alors enfin, serait trouvée la mystérieuse et puissante théorie des sympathies et des antipathies.

FIN.

[p. 186] [p. 187]

TABLE.

Du Sommeil. 3

Cataphora. 7

Catalepsie. 11

Cauchemar. 57

Songes prophétiques. 66

Somnambulisme.89

Magnétisme. 103

Extase. 137

Hallucination. 141

Théorie du fluide électro-sympathique. 1L9

Notes

(1) Afin d’éviter les répétitions fréquentes et forcées des mots songe et rêve, on leur a conservé dans cet article une synonymie complète.

 

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