Pierre Saintyves. Le cas Jean Grenier. Extrait de la « Revue de folklore français, organe de la Société du Folklore Français », (Paris), Première année, 1930, pp. 185-187.
Pierre Saintyves pseudonyme de Émile Nourry (1870-1935). Libraire, éditeur et folkloriste, un des précurseurs des études folkloriques en France. Il fut maître de conférence à l’École d’anthropologie de Paris et directeur de la Revue anthropologique, de la Revue du folklore français.
Quelques publications :
—La force magique : du mana des primitifs au dynamisme scientifique, Émile Nourry, 1914.
—Les Liturgies populaires : rondes enfantines et quêtes saisonnières, Edition du livre mensuel, 1919.
—Les origines de la médecine : empirisme ou magie ?, Nourry, 1920.
—L’éternuement et le bâillement dans la magie. L’ethnographie et le folklore médical, 1921.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les images, ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr
[p. 185]
LE CAS DE JEAN GRENIER
par P. SAINTYVES
Les loups-garous, qui ont été l’objet de poursuites judiciaires sont assez nombreux mais il y en a fort peu qui aient fait des aveux, et Jean Grenier est peut-être le seul dont les aveux furent confirmés par d’autres témoignages. Son cas mérite d’autant plus d’attirer l’attention que l’on peut en tirer des enseignements d’un vif intérêt.
Le crédule De Lancre lui a consacré deux longs chapitres qui constituent’ une sorte de commentaire historique, philosophique, théologique et médical de l’arrêt de Bordeaux. Il a visité notre loupgarou peu avant sa mort, survenue en novembre 1610. Le pauvre idiot était resté convaincu de ses exploits, détestait son père d’une haine mortelle, et cependant, nous dit-on, fit une fin très chrétienne (1). [p. 186]
Comme les grands théologiens, pour des raisons métaphysiques, n’admettent pas que l’homme puisse se transformer en loup, De Lancre ne pense pas que Jean Grenier ait subi une réelle métamorphose, mais ne doute pas que le démon lui ait donné, à ses propres yeux et aux yeux des témoins de ses crimes, l’apparence d’un loup. Le diable pouvait le faire soit en revêtant son suppôt d’une peau de loup habilement cousue, soit en condensant l’air atmosphérique en une sorte de vêtement ayant l’aspect d’un loup, soit enfin en accomplissant lui-même, sous forme de loup, les crimes de son disciple. Celui-ci, plongé dans un sommeil léthargique, croyait opérer ce que son maître exécutait (2).
Il explique ainsi parfaitement la concordance de certains témoignages accusateurs avec les aveux du coupable mais pour le savant qui considère la lycanthropie comme une maladie des idées, il y a là une difficulté à laquelle on s’est généralement dispensé de répondre. M. le professeur G. Dumas ne voit, dans cette rencontre des témoins et de l’accusé que des apparences de confirmation (3). Sans doute, mais on aimerait à se rendre compte de la façon dont cet accord a pu se réaliser, car il porte sur des points de détail assez nombreux. Pour ma part, je ne doute pas qu’il faille admettre l’explication proposée par le Dr Calmeil.
« L’histoire racontée par cet imbécile, dit-il, est calquée sur celle du lycanthrope d’Angers et de beaucoup d’autres loups-garous. Je ne crois pas m’éloigner de la vérité en supposant que cet enfant avait eu de bonne heure la tête remplie des plus grossières peintures, qu’il avait cent fois entendu dire que certains hommes viennent à bout grâce à l’assistance du diable, de se transformer en loups qu’une fois qu’ils sont changés en bêtes, ils n’ont rien tant à cœur que de sucer le sang de leurs voisins et des animaux domestiques qu’enfin il avait fini, en devenant halluciné et tout-à-fait déraisonnable, par se figurer qu’il était tombé lui-même dans tous les excès que l’on reproche aux véritables lycanthropes. Je n’oublie point que des enfans avaient péri misérablement depuis quelque temps dans les villages que fréquentait Jean Grenier mais loin d’inférer de là que Grenier avait porté la main sur ces enfans, j’en conclus que les loups commettaient d’affreux ravages dans la contrée et que les détails de ces accidens, qui avaient dû souvent retentir à ses oreilles, avaient pu contribuer à faire naître dans son esprit l’idée qu’il avait [p. 187] lui-même dévoré plusieurs personnes. Il est tout simple, aussi, qu’il ait reconnu aux débats les hommes qui avaient cherché à mettre les loups en fuite, au moment où ces animaux avaient porté la désolation dans les hameaux tous les villageois se connaissent dans les campagnes et Grenier avait bien certainement entendu citer les noms des individus qui s’étaient efforcés de ravir leur proie aux loups ». (4)
Cette opinion, qui a pour elle la plus grande vraisemblance et satisfait à tous les éléments du problème, met bien en lumière le rôle de la suggestion collective sur un enfant débile idiot et vaniteux. Cette sorte de suggestion, qui tient une place considérable dans la vie populaire et dans la transmission des préjugés et des erreurs les plus étranges, opère de la façon la plus variée selon la qualité des esprits qui la subissent. Les mieux doués s’en dégagent presque complètement, les autres l’acceptent dans des proportions très variables d’aucuns, tel notre idiot, y ajoutent encore leurs propres illusions. Jean Grenier n’était pas atteint de cette mélancolie ambulatoire qui constitue la lycanthropie proprement dite ce fut un simple mythomane, qui fabriqua son rôle en utilisant les propos qu’il avait entendus. Il crut le premier à ses propres fables. Cette lycanthropie imaginaire n’en a pas moins fourni à l’histoire des sorciers un exemple souvent cité. Gorres admet encore qu’armé par le démon, il attaqua réellement des enfants (5).
La tradition populaire et parfois scientifique doit beaucoup plus de choses qu’on ne croit à la mythomanie.
Notes
(1) Tableau de l’Inconstance des mauvais anges, P. 1613, in-4, pp. 262-326.
(2) DE LANCRE, loc. cit., pp. 321-22.
(3) Les Loups-Garous, dans la Revue du Mois, du 10 avril 1907, p. 418.
(4) De la Folie, p. 1845, I, 424-25.
(5) La Mystique Divine naturelle el diabolique, p. 1855, V, 337.
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