Pierre Brunet. Le rêve, psychologie et physiologie. Paris, Librairie Stock, 1924. 1 vol. In-18. Texte intégral.
Pierre Brunet (1893-1950). Spécialiste du XVIIIe siècle, étudia également l’histoire des sciences dans l’Antiquité. Directeur de la Revue d’Histoire des Sciences, après avoir participé à la célèbre Revue de Synthèse. Pour plis de détail nous au In memoriamrenvoyons d’Henri Berr.
Quelques publications :
— Les physiciens hollandais et la méthode expérimentale en France au XVIIIe siècle. Paris, Librairie scientifique Albert-Blanchart, 1926.
— (en colaboration avec Aldo Mielo). Histoire des Sciences. Pais, Payot, 1935.
—La psychanalyse. In Mémoires de l’Académie de Dijon, II, janvier 1923, pp. 47-72. [en ligne sur notre site]
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les images, ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr
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LE RÊVE
PSYCHOLOGIE ET PHYSIOLOGIE
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INTRODUCTION
Les problèmes que pose le rêve ont, à toutes les époques, suscité des recherches ; mais ils ont encore beaucoup plus fourni aux imaginations, toujours avides de mystère, des données troublantes, plus ou moins mêlées d’explications fantaisistes. Nous voyons, dès la plus haute antiquité (et actuellement dans les peuplades sauvages), les hommes attribuer aux rêves une valeur en quelque sorte prophétique et par là même religieuse. Ni les progrès de la civilisation, ni l’établissement récent de la méthode expérimentale en psychologie, n’ont réussi à faire disparaître complètement la croyance traditionnelle et commune au pouvoir merveilleux de l’activité onirique. Si bien que, par une réaction excessive contre la crédulité populaire, certains psychologues se sont refusés à voir dans des études, pourtant minutieuses et poursuivies avec toute la rigueur nécessaire à la science, autre chose que des clefs des songes perfectionnées mais à la fois fragiles et vaines. [p. 8]
Cependant entre la confiance excessive et la défiance exagérée il y a place pour une attitude intermédiaire, en même temps plus rationnelle et plus sage, celle précisément adoptée par tous les psychologues qui, en de patientes recherches, se sont délibérément placés en face des faits. C’est le résultat de ces travaux très positifs, exempts de tout esprit de système, que nous voudrions exposer ici; et, si nous ne pouvons nous engager ainsi à résoudre l’énigme, au moins nous est-il permis d’espérer apporter quelques notions utile à cette solution.
Sans prétendre pénétrer dès le début dans la nature même du rêve, il convient cependant de nous demander tout d’abord à quel genre de phénomène psychologique ce terme doit être appliqué ? Pour cela d’ailleurs une première remarque s’impose : il y a à considérer dans la vie de tout homme deux parts bien distinctes, respectivement appelées la veille et le sommeil. Ce dernier état, qui apporte à la fois à l’esprit et au corps le repos nécessaire, ne présente pas assurément le même intérêt que la veille, dans laquelle se déroulent les divers événements de notre vie et se développe véritablement notre activité. Cependant le sommeil n’est pas l’absence totale de tout fonctionnement physiologique ou [p. 9] psychologique. Non seulement aucun des organes corporels ne s’arrête complètement, mais l’esprit lui-même continue la plupart de ses opérations ; cette seconde activité est précisément le rêve.
Par là il est facile de se rendre compte que l’on ne peut guère aborder l’élude du rêve sans parler, au moins très rapidement, du sommeil; et c’est pourquoi la plupart des travaux ne séparent pas les deux questions.
On a proposé pour l’explication du sommeil de nombreuses théories, qui, d’ailleurs, ainsi que l’a montré, à la suite de M. Claparède, M. Vaschide dans son livre Le Sommeil et les Rêves, peuvent se répartir en trois groupes principaux. Les unes, circulatoires ou neuro-dynamiques, se réfèrent surtout aux modifications qui interviennent alors dans la circulation, spécialement dans la circulation cérébrale, ou dans l’état des neurones. Les théories biochimiques et toxiques font intervenir une asphyxie périodique du cerveau, une intoxication provoquée par l’accumulation des déchets dans les centres nerveux, une auto-narcose carbonique (Raphaël Dubois), etc. Enfin les théories biologiques ont trouvé, semble-t-il, leur aboutissement dans cette formule de M. Claparède : ‘Le sommeil n’est pas un état purement [p. 10] négatif, passif, il n’est pas la conséquence d’un simple arrêt de fonctionnement : il est une fonction positive, un acte d’ordre réflexe, un instinct qui a pour but cet arrêt de fonctionnement ; ce n’est pas parce que nous sommes intoxiqués ou épuisés que nous dormons, mais nous dormons pour ne pas l’être. (1)
Nous ne pouvons envisager ici avec quelques détails ces diverses théories, qui d’ailleurs, aussi bien les unes que les autres, donnent matière à bien des critiques. Mais nous pouvons néanmoins en retenir les faits qu’elles ont servi à mettre en lumière. Ces faits sont des ensembles de modifications physiologiques, que les expériences de MM. Berger et Lœwy, Patrizi, Mosso, Vaschide, etc., ont révélés d’une manière très précise : diminutions et ralentissements dans la pression sanguine, les mouvements respiratoires, les battements du cœur, l’excitabilité réflexe, la production de la chaleur, changements dans l’état des yeux, etc…
Que la cause du sommeil soit plus ou moins psychologique il n’en reste pas moins que tous ces phénomènes physiologiques caractérisent cet état. Si donc le rêve dépend [p. 11] lui-même du sommeil, il se trouve de cette façon à des concomitants physiologiques déterminés ; et c’est ce qu’il est nécessaire de conserver dès maintenant de ces quelques remarques préliminaires.
Mais peut-être est-il possible de parler dans un sens beaucoup plus large d’une physiologie du rêve ? La question réclame que nous nous y arrêtions. Assurément les doctrines qui considèrent tous les phénomènes psychologiques comme dépendants de certaines modifications physiologiques sont toutes prêtes à accepter une réponse affirmative. Rêver, pour les partisans de semblables thèses, serait simplement l’effet de certaines dispositions cérébrales ; mais le rêve ne différerait pas en cela des processus de l’état de veille : il y aurait une physiologie du rêve parce qu’il y aurait une physiologie des états de conscience. Sans soulever ici la question de la légitimité de telles conceptions, qui, d’après ce que nous venons de dire, dépasserait singulièrement le problème spécial du rêve et nous amènerait à exposer tout un système de la vie psychique, essayons, au contraire, de restreindre les considérations suivantes au point qui nous intéresse surtout,
Or, même à ce point de vue, il est encore possible de parier d’une physiologie du rêve. [p. 12]
En effet, non seulement le rêve caractérise au point de vue psychologique le sommeil qui, à bien d’autres égards, est surtout physiologique ; mais, contrairement à ce qu’ont pensé tous ceux, qui ont trop souvent considéré le rêve comme une activité psychique sans rapport avec les modifications survenues dans le corps du dormeur, le rêveur n’est pas indépendant des excitations périphériques ou internes de ses organes. Certaines conditions physiologiques et psycho-physiologiques apparaissent sinon comme absolument nécessaires, au, moins comme généralement données et tout à fait importantes. C’est par l’examen de ces conditions que nous commencerons cette étude.[p. 13]
CHAPITRE PREMIER
CONDITIONS PHYSIOLOGIQUES ET PSYCHO-PHYSIOLOGIQUES
« Quelquefois, quand nous dormons, remarque Descartes, (L’homme, IV, p. 423, éd. Cousin), si nous sommes piqués par une mouche, nous songeons qu’on nous donne un coup d’épée ». Ainsi pendant Je sommeil l’esprit n’est pas fermé à toute excitation sensorielle, et l’erreur commise dans l’interprétation, loin d’infirmer le fait lui-même, l’établit au contraire. N’est-ce pas d’autre part une observation courante qu’une mauvaise digestion prédispose à certains rêves pénibles : preuve irréfutable que, non seulement l’esprit est attentif aux excitations venues de la périphérie, mais qu’il ne reste pas non plus [p. 14] indifférent à l’état des organes internes. Pour la commodité de l’étude, nous envisagerons successivement cette double influence des conditions physiologiques dans la formation des rêves.
I. —LES EXCITATIONS PÉRIPHÉRIQUES
Bien souvent l’existence de ces excitations est difficile à déceler, et il est fort probable que, dans bien des cas au moins, l’apparente bizarrerie on l’incohérence manifeste de certains songes tient à cette difficulté même. L’explication de certains rêves deviendrait simple si nous connaissions tous les bruits, toutes les odeurs. tous les éclairages ou les frottements divers, qui ont pu les suggérer ou en transformer la suite en les faisant plus ou moins dévier du déroulement originel des images.
Dugald Stewart rapporte qu’un de ses amis, en se brûlant contre une cruche d’eau chaude placée dans son lit, rêve qu’il se trouve sur le cratère d’un volcan en éruption. Un autre, dont le bonnet de nuit serre trop la tête, rêve qu’il est scalpé par les sauvages. Nous ne pouvons citer ici les nombreux exemples rapportés dans les travaux très documentés
Hervey de Saint-Denis (Les Rêves et les moyens de les diriger, Paris, 1867) de Tissié (Les Rêves, Paris, 1898) de Weygandt (Entstehunq der Traüme, Leipzig, 1893) de Radestoch (Schlaf und Traum, Leipzig, 1878). Nous nous contenterons de prendre quelques cas typiques. Un dormeur, dont le bras et la main reposent sur le bois du lit, rêve qu’il est à la chasse et tient à la main son fusil. Pour ne pas sortir de la série des rêves ayant pour origine les sensations tactiles, celui presque classique,. dont Maury a publié le récit dans son ouvrage Le Sommeil et les Rêves(4e édition, Paris, 1878), semble particulièrement intéressant : « J’étais un peu indisposé, dit-il, et me trouvais couché dans ma chambre, ayant ma mère à mon chevet. Je rêve de la Terreur ; j’assiste à des scènes de massacre, je comparais devant le Tribunal révolutionnaire, je vois Robespierre, Marat, Fouquier-Tinville, toutes les plus vilaines figures de cette époque terrible ; je ,discute avec eux; enfin après bien des événements que je ne me rappelle qu’imparfaitement, je suis jugé, condamné à mort, conduit en charrette, au milieu d’un concours immense, sur la place de la Révolution ; je monte sur l’échafaud, l’exécuteur me lie sur la planche fatale, la fait basculer , le couperet tombe ; je [p. 16] sens ma tête se séparer de mon tronc, je m’éveille en proie à la plus vive angoisse, et je me sens sur le cou la flèche de mon lit qui s’était subitement détachée, et était tombée sur mes vertèbres cervicales, à la façon du couteau d’une guillotine. Cela avait eu lieu à l’instant, ainsi que ma mère me le confirma, et cependant c’était cette sensation externe que j’avais prise pour point de départ d’un rêve, où tant de faits s’étaient succédé. Au moment où j’avais été frappé, le souvenir de la redoutable machine, dont la flèche de mon lit représentait si bien l’effet, avait éveillé toutes les images d’une époque dont la guillotine a été le symbole. »
A côté du loucher, c’est l’ouïe qui, plus que les autres sens, apporte au rêve des données prises à l’extérieur. Le bruit d’un réveille-matin évoque parfois l’idée d’une voiture roulant sur le pavé. En nous référant à notre expérience personnelle, nous trouvons plusieurs cas dans lesquels le bruit d’un réveille-matin, au lieu de provoquer aussitôt effectivement le réveil, avait simplement été l’occasion d’un rêve dans lequel il y avait des bruits de cloches ou de sonnettes. M. Foucault (Cf. Le Rêve, p. 258, Paris, 1906), rêve qu’il est à la chasse et a déjà tiré plusieurs coups de fusil, alors qu’en réalité ont retenti [p. 17] quelques coups de tonnerre. Un autre se croit au milieu d’une foule dans laquelle sa harangue provoque des huées ; il se réveille et s’aperçoit qu’un chien aboie sous ses fenêtres. Un jeune homme rêve qu’étant dans sa chambre il entend soudain un bruit dans la cheminée et se précipite pour repousser l’intrus, qui arrive chez lui par une telle voie. A ce moment il se rend compte en s’éveillant du bruit produit effectivement dans la cheminée par une abondante chute de suie.
Bien que les rêves provoqués par des excitations olfactives, gustatives ou visuelles soient plus rares (en raison de la rareté des odeurs el de l’occlusion pendant le sommeil des lèvres et des paupières) ils n’en existent pas moins de temps en temps. Tissié cite entre autres plusieurs rêves de feu provoqués par l’apparition subite d’une lumière dans la chambre. La clarté lunaire est aussi très souvent une source de rêves. Chez un rêveur qui croyait cueillir des cerises,· cette vision avait sa source· dans les reflets rouges d’un rideau éclairé par le soleil levant.
Bergson explique par des sensations kinesthésiques la forme si fréquente de rêve, dans lequel le dormeur s’imagine voler : « Vous sentiez, dit-il (L’Énergie spirituelle, p. 96), que vos pieds avaient perdu meurs points [p. 18] d’appui, puisque vous étiez en effet étendu. D’autre part, croyant ne pas dormir, vous n’aviez pas conscience d’être couché. Vous vous disiez donc que vous ne touchiez plus terre, encore que vous fussiez debout ».
Certains psychologues ont eu l’idée d’instituer sur ce point des expériences précises, dont les résultats ont été tout à fait probants. Toutes ont pour principe la création artificielle d’excitations déterminées, suivie d’un réveil imposé au dormeur pour lui permet-. tre de raconter son rêve. De cette manière, Maury constate qu’un individu, auquel on avait chatouillé avec une plume les lèvres et le bout du nez, « rêve qu’on le soumettait à un horrible supplice, qu’un masque de poix lui était appliqué sur la figure, puis qu’on l’avait ensuite arraché brusquement, ce qui lui avait déchiré la peau des lèvres, du nez et du visage ». Les vibrations d’une pincette heurtée par des ciseaux d’acier font entendre au dormeur, dans son rêve, un bruit de cloches, puis de tocsin, qui l’amènent à se voir dans les journées de juin 1848. En respirant de l’eau de Cologne, le sujet se croit au Caire dans la boutique d’un parfumeur. On lui pince légèrement la nuque : il rêve qu’on lui pose un vésicatoire et il pense alors à un médecin qui le traita dans son enfance. [p. 19] Un fer chaud approché de sa figure réveille en lui l’idée des chauffeurs qui, pour voler les gens, les obligeaient à déclarer où était leur argent, en approchant leurs pieds près d’un brasier.
Pour considérer d’ailleurs dans toute son ampleur l’importance des éléments sensoriels. il importe de se bien rendre compte que la nature des images oniriques n’est pas toujours une indication sur leur origine : certaines images visuelles peuvent avoir pour point de départ des sensations auditives ou tactiles. Il faut voir là une forme de suppléance fonctionnelle ou encore d’équivalence sensorielle. Bergson estime que « il y a immanente aux sensations tactiles pendant le sommeil une tendance à se visualiser et à s’insérer sous cette forme dans le rêve. » (L’Énergie spirituelle, p. 97.) En effet, ce phénomène de suppléance est particulièrement fréquent dans les rapports entre les images visuelles et les données des sens tactile et kinesthésique. Afin d’apporter sur ce point des éclaircissements, le Dr Mourly Vold entreprit une série d’expériences minutieusement conduites et méthodiquement organisées. Sans prétendre en suivre ici le détail tel qu’il est exposé dans son livre (Expériences sur les rêves et en particulier sur ceux[p. 20] d’origine musculaire et optique, Christiania, 1896), nous nous bornerons à en signaler quelques résultats. Une fatigue générale du système musculaire tend à faire voir au rêveur une ou plusieurs personnes en mouvement, alors que certaines sensations cutanéo-motrices correspondent plutôt à des images oniriques d’animaux en mouvement. Bien plus, dans certains cas, un état moteur peut se traduire par la vision hallucinatoire d’une ou plusieurs personnes ou animaux immobiles. L’apparition d’une partie du corps tient en général à des sensations cutanéo-kinesthésiques ayant pour origine une excitation de cette partie du corps : c’est ainsi par exemple qu’un étudiant ayant, pendant la nuit, une main gantée crut voir sortir soudain, en rêve, une main d’un ventre ouvert. Très souvent c’est un visage qui apparaît ainsi.
Il est très fréquent, et on l’a souvent fait remarquer, que, si dans le sommeil certaines flexions se produisent dans les articulations, le dormeur rêve qu’il accomplit des mouvements qui exigeraient de telles flexions : il n’y a pas en ce cas d’équivalence visuelle ; mais il n’en est plus de même et l’équivalence se produit, si le rêveur voit des objets qui sont en relation avec la position d’un membre [p. 21] (des élévations, des monticules et des escaliers dans le cas de flexion plantaire) ou qui ont une analogie visuelle avec cette position (des angles par exemple ou des croix lorsque jambes se trouvent croisées).
« Parmi les impressions sensorielles, affirme Delage (Le Rêve. Étude psychologique , philosophique et littéraire, Paris, 1920, p. 145) il faut faire une place à part à certaines d’entre elles qui, pour n’avoir pas une origine extérieure, n’en sont pas moins aussi parfaitement objectives que si elles avaient une telle origine : je veux parler des lueurs entoptiques. » Bergson donne également à ces lueurs entoptiques un rôle prépondérant. Cette question est d’autant plus délicate qu’elle tient de fort près à celle aussi complexe au moins des images ou hallucinations dites hypnagogiques, (2) sur lesquelles il nous reste à dire quelques mots.
Que l’on considère, avec Maury, les images hypnagogiques comme différentes du rêve et fournissant seulement à celui-ci des éléments formateurs ; qu’on les tienne, avec Delage. pour de véritables rêves du type représentant, dans l’une et l’autre interprétation [p. 22] elles apparaissent comme liées la plupart du temps à des sensations effectivement éprouvées, bien qu’interprétées d’une façon bizarre et inattendue (observations de Maury, Burdach, Müller, Purkinje, Brewster et Marc) « L’hallucination hypnagogique a comme substratum une illusion, et c’est seulement quand le trouble intellectuel est complet que l’hallucination se produit sans illusion préalable et en toute spontanéité. » (Maury cité par Vaschide. Le Sommeil et les Rêves, p. 131).
Or, si l’on considère que la plupart des hallucinations hypnagogiques sont visuelles, on comprend facilement que ce substratum nécessaire à leur formation n’est pas autre chose que l’élément rétinien appelé lueur entoptique. Ces lueurs entoptiques sont des « combinaisons indéfiniment variées de taches colorées mobiles sans ressemblance frappante avec des objets définis » (Delage, op. cit., p. 80) et qui par conséquent sont susceptibles de grouper, d’agglomérer, pour ainsi dire autour d’elles des images assez vagues et auxquelles il manque en quelque sorte un pouvoir actuel de réalisation. Sur ce point l’observation la plus intéressante et la plus caractéristique, grâce aux circonstances particulièrement favorables, nous semble celle [p. 23]que rapporte Delage dans son récent ouvrage. « Je me vois à Roscoff, dans la chambre du gardien du laboratoire, Ch. Marty, aujourd’hui défunt depuis cinq ou six ans. Sur un guéridon sont placés trois petits pains qui brillent d’une lumière assez vive dans la demi-obscurité de la chambre. A ce moment, je me réveille et, me sentant parfaitement éveillé, je vois encore le guéridon et les trois petits pains. L’idée surgit dans mon cerveau de réaliser l’expérience souhaitée. Aussitôt je porte les yeux à gauche et à droite, les petits pains suivent le mouvement. J’écarte faiblement les paupières et vois au même point une tache blanche, mais déjà la forme s’estompe, la lueur blanche dure encore quelques secondes et peu à peu disparaît, la chambre est plongée dans une obscurité absolue. Peu après, et tandis que je médite sur ces faits, ma pendule sonne quatre heures, nous sommes au milieu de janvier et la nuit est vraiment absolue dans la chambre, dont les volets sont d’ailleurs fermés et où il n’y a pas de veilleuse.
« L’image perçue après le réveil a les caractères d’une vision hypnagogique et c’en est une. L’identité de nature, de forme, da couleur et de situation entre l’image qui accompagne le réveil et celle qui était [p. 24] présente clans le rêve immédiatement contigu, montre qu’elles ne sont qu’une seule et même chose : c’est une vision de rêve qui s’est continuée à travers le réveil et jusqu’au delà de celui-ci en une vision hypnagogique. Celle-ci ayant suivi les mouvements du regard, il en est de même de la première ; l’une et l’autre qui n’en font qu’une, sont donc liées à la rétine et ont pour substratum une lueur entoptique. » (p. 147.)
De tout ce qui précède nous pouvons conclure qu’il n’est pas de sens par l’intermédiaire duquel une excitation survenue pendant le sommeil ne puisse être pour le dormeur l’origine ou plus exactement la condition d’un rêve. Mais nous allons voir que l’état des organes peut plus facilement encore agir sur l’activité onirique ; en d’autres termes, la cénesthésie, c’est-à-dire précisément l’ensemble des impressions qui nous renseignent sur nos dispositions organiques, apparaît comme prépondérante.
- —IMPRESSIONS CÉNESTHÉSIQUES
Le rôle de la cénesthésie dans la formation des rêves n’avait pas, échappé déjà aux [p. 25] anciens observateurs méthodiques de ces phénomènes. C’est ainsi que nous trouvons chez Bacon cette remarque : « Lorsque les effets produits par la cause intérieure sont semblables à ceux que produirait la cause extérieure, on rêve à l’acte extérieur qui produit ou accompagne ordinairement la disposition physique produite par cette cause intérieure. Par exemple, l’oppression qu’occasionne dans l’estomac une vapeur épaisse ressemble à l’effet d’un poids qui serait appuyé sur cette partie. Aussi ceux qui ont le cauchemar rêvent-ils qu’un poids énorme les écrase, à quoi se joignent une infinité de circonstances analogues à cette illusion. Les nausées qu’excite l’agitation des ilots lorsqu’on est sur la mer ont quelque analogie avec celles qu’occasionnent les flatuosités logées dans les intestins. Les hypocondriaques rêvent souvent qu’ils sont sur mer et qu’ils sont portés çà et là. » (De Augmentis, livre IV, chap. I. éd. Panthéon, litt. p. 107). Dans ses Nouvelles considérations sur le sommeil, Maine de Biran en arrive même à admettre que l’influence des organes suffit à expliquer non seulement l’existence même des rêves mais leurs diverses espèces. Les songes affectifs proviennent, d’après lui, de la concentration de la sensibilité dans les organes tels que le [p. 26] foie, l’estomac, etc. La sensibilité reportée dans les extrémités cérébrales des sens externes donne lieu aux visions. Les songes intellectuels s’expliquent par la concentration de la sensibilité dans les profondeurs du cerveau. Enfin la même cause provoque le somnambulisme quand elle s’applique à une division du cerveau.
Sans aller jusque-là, il faut remarquer que le sommeil est en effet particulièrement favorable à la prise de conscience des sensations cénesthésiques : certaines de ces sensations, qui pendant la veille se trouvaient écartées par les états plus forts occupant le champ de la conscience, prennent au contraire une place importante lorsque le sommeil est venu transformer les dispositions du dormeur. Malgré ce que nous avons dit plus haut des excitations acceptées par les sens même pendant le sommeil, il n’en reste pas moins que la communication du dormeur avec l’extérieur est moins facile, moins complète et moins vive qu’elle ne l’est à l’état de veille : rien d’étonnant alors qu’il se produise un changement d’orientation de l’activité psychique libérée par cette sorte d’isolement partiel, et par là même un renforcement de la cénesthésie.
C’est d’ailleurs la conclusion que confirment [p. 27] des faits aussi nombreux que variés, qui permettent d’établir des concordances entre certains rêves et certaines dispositions accidentelles et transitoires ou même pathologiques d’organes déterminés.
On a même essayé de rattacher au fonctionnement permanent de certains organes, différents rêves typiques. Tel est le cas par exemple pour le rêve de vol, que de nombreux auteurs, entre autres Havelock Ellis, Scherner, Strümpel , etc., rattachent aux mouvements respiratoires, en raison même de son caractère rythmique. Cette explication n’est pas sans soulever de sérieuses difficultés et elle est contestée par bien des psychologues. Nous avons vu plus haut quelle cause donne Bergson aux rêves de vol. Freud croit en trouver l’origine dans les sensations génitales. Nous ne voulons-pas soulever ici la question pour elle-même, nous contentant d’en retenir l’idée que peut-être des dispositions permanentes organiques se reflètent dans le rêve. Quoi qu’il en soit, la question est beaucoup plus claire lorsqu’il s’agit des variations survenues dans les organes.
« Il suffit, disait déjà Lemoine (Du sommeil au point de vue physiologique et psychologique, Paris, 1855), que nous soyons couchés dans une position incommode, par [p. 28] exemple sur le côté gauche, que la respiration soit oppressée, la circulation gênée tant soit peu pour que les rêves les plus affreux, les plus horribles cauchemars inquiètent notre sommeil qui se serait prolongé sans trouble, el peut-être dans des songes agréables, si nous nous fussions endormis dans une position différente, ou si quelque mouvement instinctif, provoqué par la fatigue, eût rendu pins tôt toute leur liberté aux fonctions du cœur el des poumons. »
Mais, plus encore que les gênes momentanées d’organes provoquées par de fausses positions, les besoins organiques sont aptes à peupler de rêves la conscience du dormeur.
Lorsque, dans son ouvrage Antarctic, Nordenskjöld rapporte quelques indications sur les rêves de son équipage continuellement soumis à de dures privations : « Manger et boire, dit-il, tels étaient d’ailleurs les centres autour desquels nos rêves gravitaient le plus souvent. L’un de nous, qui avait la spécialité de rêver de grands banquets, était enchanté lorsqu’il pouvait nous annoncer le matin qu’il a, ait pris un repas composé de trois plats. » « C’est ainsi que Trenck, remarque aussi Du Prel, tourmenté par la faim, se voyait assis dans une brasserie de Magdebourg devant une table chargée de repas [p. 29] copieux. Et George Back, qui avait pris part à la première expédition de Franklin, rêvait toujours et régulièrement de repas copieux, alors qu’à la suite de terribles privations il mourut littéralement de faim. »
Aussi bien que la faim, la soif peut avoir dans l’activité onirique ce rôle d’excitant. Freud raconte que, s’il mange le soir certains mets épicés, il rêve toujours ensuite qu’il éprouve un grand plaisir à boire à grands traits une boisson rafraîchissante. A un réveil, qui suit généralement de très près ce rêve , il éprouve en effet un besoin impérieux de boire.
Si les psychologues ne sont pas d’accord pour assigner la sensation cénesthésique précise qui provoque le rêve de miction, alors que pour Boissier c’est· une sensation du contact du liquide contre la paroi interne de la vessie, Mélinand propose d’y voir une sensation sui generis de réplétion vésicale) ils s’entendent néanmoins fort bien à reconnaître qu’elle provient de la vessie. « Je rêvais, dit Weygandt (op. cit., p. 33) que je voulais faire l’ascension de la Tour Eiffel, à Paris, et je montais à grande peine une marche après l’autre dans un grand et spacieux bâtiment. Je trouvais l’ascension de plus en plus pénible, mais je sentais [p. 30] aussi de plus en plus le besoin d’uriner. En cherchant un endroit approprié, je vins à passer par de grands salons contenant des curiosités, surtout de vieilles armes. Mon embarras grandit de plus en plus. Après le réveil, je me sens la poitrine oppressée et j’éprouve le besoin d’uriner. » On voit dans cet exemple l’association d’une gêne accidentelle de l’appareil respiratoire avec l’existence d’un besoin organique. Scherner signale également des rêves dans lesquels le besoin d’uriner provoque la recherche d’un endroit propice à la satisfaction. (Il explique également de cette manière dans d’autres cas, les rêves d’inondation ou d’eau et son interprétation est admise par divers auteurs.) Meunier confirme ces remarques par le fait que la miction nocturne involontaire des enfants atteints d’incontinence d’urine est à peu près constamment accompagnée d’un rêve dans lequel le dormeur s’installe pour cette opération.
Il en va à peu près de même pour le besoin de défécation, sans qu’il soit utile par conséquent d’apporter sur ce point quelques exemples nouveaux.
Delage a mis très judicieusement en lumière, grâce à une observation précise, au sujet de ces rêves provoqués par ces [p. 31] besoins organiques, l’existence d’une sorte de transfert par lequel le rêveur attribue à un autre sa propre disposition physiologique ; « Je fais partie d’un groupe de personnes qui se rend avec moi je ne sais où, faire je sais quoi, mais qui présente une certaine urgence. A un moment, un de mes parents, M. M… manifeste le désir de s’arrêter pour satisfaire un petit besoin, mais aucun lieu propice dans le voisinage ; il insiste et se fait rabrouer à plusieurs reprises ; enfin on rencontre une écurie dont la porte est entrouverte. M. M… s’y précipite et la difficulté se trouve ainsi résolue. Peu après, réveil, et je constate chez moi-même le besoin très urgent qui tourmentait M. M…, et dont je n’avais, dans mon rêve, rien perçu personnellement. »
Enfin les excitations génitales causent, ainsi que l’expérience courante pourrait le montrer, des rêves sexuels typiques.
Et si l’on remarque maintenant que les mations cénesthésiques ne font que prendre de plus grandes proportions à mesure que l’état des organes est moins normal, on est tout naturellement conduit à supposer que les rêves de provenance cénesthésique doivent être particulièrement nombreux dans la maladie. C’est en effet ce que confirme [p. 32] l’expérience, à tel point que plusieurs psychologues ont émis l’idée, acceptée en pratique, par certains médecins, que les rêves pourraient bien être un élément de diagnostic et non des moindres. Encore est-il nécessaire de faire sur ce point quelques remarques préliminaires : « Tant que la sensation viscérale n’acquiert pas une certaine gravité, le rêve conserve sa marque d’origine, il reste un rêve cénesthésique traduisant une douleur localisé : l’homme qui souffre d’indigestion sent et voit un ennemi qui lui enfonce le genou à l’épigastre. Mais, si la sensation cénesthésique irradie et éveille d’autres groupements d’images, qui ne lui sont plus reliés que par l’élément émotif qu’elle contient, le rêve cénesthésique peut faire place à un rêve d’ordre général. Le bambin voit des animaux ou des fantômes qui le terrorisent et dès lors rien dans le caractère même du rêve ne peut en apparence servir à le distinguer d’un rêve dû à une impression psychique. Il est vrai que les anamnestiques permettent presque toujours cette différenciation » (Meunier. La valeur séméiologique du rêve, Journal de psychologie normale et pathologique, 1910, p. 44). Cette distinction entre le rêve cénesthésique et le rêve d’ordre [p. 33] général à origine cénesthésique nous fournit une division commode de la question.
L’interprétation des rêves proprement cénesthésiques est généralement assez facile en raison de la situation de la douleur en un point déterminé de l’organisme, de l’apparition au dormeur de l’organe atteint ou tout au moins d’objets rappelant par des analogies formelles cet organe.
Du cerveau proviennent généralement des sensations de céphalalgie interprétées parfois comme ayant une provenance commotionnelle ; fréquemment des rêves de traumatismes indiquent des névralgies. Tel par exemple le cas de cette enfant, cité par Meunier et Masselon (Les Rêves et leur interprétation, Paris, 1902), qui raconte avoir rêvé qu’on lui broyait la tête dans un étau et qui est atteinte ensuite de méningite.
Les rêves de strangulation sont très souvent occasionnés par des sensations fournies par la gorge dans les diverses affections qui peuvent l’atteindre et spécialement dans les angines. Vaschide et Piéron (La Psychologie du rêve au point de vue médical, 1902) rapportent le cas d’une fillette qui, ayant rêvé qu’un camionneur se sert de son cou pour caler une lourde caisse sur le point de tomber, se trouva souffrir d’une angine quelques heures [p. 34] après son réveil. Foucault, dans le même sens, publie l’observation suivante rédigée par un de ses élèves : « Après diverses circonstances que je ne me rappelle plus, j’ai rêvé qu’il me fallait (entre 11 heures du soir et une heure du matin) aller en classe. Ma mère voulait me faire prendre une pèlerine. Mais, comme cette pèlerine était trop étroite, elle me la boutonnait elle-même au cou. J’étouffais, je lui criais de ne pas continuer à boutonner cette pèlerine qui m’étranglait. En vain . Bientôt je ne pus plus parler. Je me débattis encore pendant plusieurs minutes. toujours inutilement. Enfin je parvins à respirer un peu et je me réveillai : j’avais un fort mal de gorge » (op. cit p. 267).
Le coryza provoque aussi dans bien des cas l’impression d’étouffement et la dyspnée accompagne à peu près constamment en rêve les difficultés créées par quelque trouble de l’appareil respiratoire. Le dormeur se figure avoir la poitrine comprimée, ou écrasée entre des murs, ou bien encore il rêve de poursuite, de course, etc. « Une personne, raconte Max Simon (Le Monde des rêves) ayant de l’asthme depuis plusieurs années et qui s’était endormie dans un état d’anxiété respiratoire, se voit en rêve dans une rue montueuse que gravit une lourde voiture : la chaleur est [p. 35] étouffante, les chevaux sont essoufflés, ils ont beaucoup de peine à marcher et bientôt l’un d’eux s’abat. La respiration du pauvre animal est haletante ; il est couvert de sueur. Le conducteur fait tous ses efforts pour relever le cheval abattu, et le dormeur vient lui prêter assistance. La personne qui fait ce rêve se réveille, elle est elle-même en pleine transpiration et souffre d’une extrême oppression. » Nous nous contentons de signaler ici le phénomène de transfert déjà indiqué plus haut et qui permet d’affirmer la nature cénesthésique de ce rêve. Max Simon cite encore un autre cas, dans lequel une bronchite chronique indiquait d’avance à la malade l’arrivée des crises aiguës par un rêve dans lequel elle se voyait poursuivie par un cavalier jusqu’à épuisement. Le réveil survenait alors et la dormeuse éprouvait une gêne dans les voies respiratoires.
En voici un autre rapporté par Tissié (op. cit.) un des auteurs qui s’est le plus occupé de cette question des rêves cénesthésiques morbides. « M. Sarah, 19 ans, pleurésie aiguë devenue purulente, entrée à l’hôpital le 2 novembre 1888, me dit que les cauchemars commencèrent huit jours après ; ils se produisaient surtout dans l’après-midi vers trois heures. Elle se voyait enfermée dans une [p. 36] chambre, les murs se rapprochaient les uns des autres ; elle ne voyait plus ni porte ni fenêtre, le plafond s’abaissait peu à peu ; elle ne pouvait respirer, elle étouffait. Elle avait froid sur tout le corps et ne pouvait parler, car la voix expirait sur ses lèvres. Elle entendait ses voisines de lit causer entre elles, elle ne pouvait remuer, sachant pourtant qu’elle avait le cauchemar, elle leur criait : « Mais réveillez-moi ». Celles-ci entendaient quelque chose, mais ne pouvaient distinguer ce qu’elle leur disait ; aussi ne la réveillait-on pas. Elle croyait cependant crier bien fort. Une ponction fut faite fin décembre, l’empyème fut pratiqué le 12 janvier 1889. Cette malade n’a plus eu de cauchemars depuis la fin de mars « .
L’appareil digestif évoque par ses malaises des sensations de pesanteur ou des visions de mets trop abondants obligatoirement absorbés (Maury rappelle en ce sens le rêve d’une jeune dame, qui se croit obligée de manger jusqu’au dégoût des gâteaux dans un magasin de pâtisserie) ou encore la représentation d’agressions de la part d’hommes ou d’animaux. Un cancer du pylore provoque chez un des malades de Tissié un rêve pendant lequel il croit manger des serpents. Tissié rapporte également le cas d’un autre [p. 37] malade, chez lequel la présence du ténia était l’origine de cauchemars où le rêveur se voyait tomber d’une tour ou d’un rocher, ou bien encore se sentait poignardé par un assassin glissé furtivement auprès de lui. C’est à des troubles digestifs qu’il convient, d’après Delage, de rapporter la plupart des terreurs nocturnes des enfants et il cite à l’appui cette observation caractéristique : « Après un repas immodéré, un enfant de huit ans, Félix R… , a un cauchemar épouvantable. Sans se réveiller, il s’agite, pousse des cris, prononce des paroles sans suite. En vain essaie-t-on de le tirer de son sommeil. Enfin, il se calme sans avoir cessé de dormir, et, après un long sommeil, se réveille au matin. Il ne se rappelle rien, mais, mis sur la voie par des questions de ses parents, il finit par retrouver son rêve : trois hommes s’étaient battus devant lui et s’étaient ensuite tournés contre lui. » (op. cit. p. 28,). Scherner cite un rêve dans lequel une irritation intestinale avait fait apparaître des « couloirs longs, étroits, sinueux » (analogie de forme avec l’organe souffrant).
Du foie, des reins, de la vessie émanent des excitations aussi nombreuses que diverses se traduisant par des rêves caractéristiques, mais nous ne pouvons énumérer ici [p. 38] tous les troubles organiques en corrélation avec des concomitants oniriques. Cependant nous devons faire une place à part aux troubles de la circulation et aux lésions cardiaques. M. Meunier remarque qu’ils sont généralement liés à des visions de rouge et de flammes et cette observation concorde parfaitement avec des cas cités par Tissié et aussi par Artigues (Essai sur la valeur séméioloqique du rêve, 1884), « Jeanne C… devient sujette à des rêves effrayants, toujours les mêmes, dans lesquels elle se voit entourée de sang et de flammes et appelle sa mère à son secours. Ces rêves, d’abord espacés, deviennent si fréquents que la patiente se fait examiner, bien que, pour le reste, sa santé reste parfaite. On lui trouve une lésion cardiaque au début, d’origine rhumatismale, si exactement compensée que la malade n’éprouve aucune gêne et ne change rien à sa vie de travail ; elle monte des étages, porte des fardeaux et cire des appartements. C’est seulement une année après le début des cauchemars qu’ayant couru pour se mettre à l’abri d’un orage, elle éprouve un violent essoufflement. De ce jour la compensation fut rompue, les symptômes pathologiques habituels se déclarèrent, elle dût entrer à l’hôpital où les cauchemars continuèrent tandis que la [p. 39] lésion cardiaque achevait de s’aggraver » (cité d’après Artigues par Delage, op. cit. p. 540).
Quant aux maladies nerveuses ou mentales, malgré leur nombre et leurs formes diverses, il en est peu qui ne puissent être rattachées à des rêves spéciaux. On trouve déjà chez Galien une intéressante remarque sur cette question. Esquirol, Debacker, Ladreit de la Charrière, Tissié, Faure, Artigues, Mme de Manacéine, Mignard, Chaslin, Sante de Sanctis et bien d’autres ont multiplié les observations en étendant constamment le champ des recherches. Le sujet est à la fois trop délicat et trop vaste pour que nous y fassions une incursion trop rapide, qui risquerait d’être par là même une source d’obscurité. Mais il est à remarquer que, lorsque les troubles sont provoqués par des infections ou des intoxications, les rêves sont différents suivant la nature du toxique. Non seulement les rêves des alcooliques ne sont pas ceux des opiomanes (les rêves provenant de l’intoxication par l’alcool présentent généralement des animaux en mouvement), mais certaines particularités sont en rapport avec l’espèce de l’alcool et la nature du mélange.
Avant de quitter l’étude des rêves cénesthésiques pathologiques, notons que parfois [p. 40] ils n’offrent pas de rapport facilement aperçu avec l’organe (c’est le cas par exemple pour les rêves de flammes, révélateurs de lésions cardiaques) et que bien plus, même lorsqu’ils ne laissent guère de doute sur ce rapport, ils supposent toujours cependant un choix psychique entre les images. (En présence d’une angine l’un rêve que sa mère lui serre trop sa pèlerine, un autre que son cou sert de cale à un fardeau, etc.)
D’autre part il n’est pas indifférent de remarquer que parfois ces rêves sont en quelque sorte prémonitoires, c’est-à-dire précédent d’une certaine durée la constatation personnelle ou clinique du trouble organique. Les exemples rapportés plus haut portent, quelques-uns au moins, cette caractéristique. Nous pouvons citer encore le rêve de Conrad Jenner rêvant qu’il est mordu à la jambe par un serpent, alors que l’anthrax, qui va se développer à cet endroit, n’est pas encore apparent.
Bien souvent les rêves cénesthésiques font pour ainsi dire des variations autour d’une même image (celle précisément qui est fournie par le substrat pathologique) et présentent des « leitmotiv ». Un des rêves d’Hervey de Saint-Denis est typique à cet égard.
« Une pièce de bois m’étant tombée sur [p. 41] l’épaule, j’avais usé d’un médicament qui contenait de la belladone, pour engourdir la douleur d’une forte contusion. Je fis d’abord plusieurs rêves interrompus, pendant lesquels je crus me promener avec un lourd fusil sur l’épaule, supporter l’angle d’un grand tableau qu’on essayait d’accrocher, etc. Enfin, vers le matin, je rêvai ce qui suit :
« J’étais en voyage, j’arrivais je ne sais où. Je cherchais un gîte, ayant une valise sur mon épauleet ne trouvant personne ni pour la prendre, ni pour m’indiquer une auberge. J’aperçois cependant une enseigne de cheval blanc, sur une maison d’assez bonne apparence, mais la porte est si basse que je suis forcé, pour entrer, de me courber péniblement et de traverser une assez longue voûte : dans cette position incommode, plusieurs fois mon épaule se heurte au mur. A l’intérieur de l’auberge, je suis reçu par une jeune servante, qui m’annonce que l’affluence des voyageurs est grande et qu’il me faudra loger un peu haut. J’accepte par avance la chambre qu’on pourra me donner et, replaçant ma valise sur mon épaule, je me mets à suivre la jeune fille ,par des corridors et des escaliers sans fin… Je montais fort et léger. Comme nous touchions à la corniche, ma compagne appuya fortement sa main sur[p. 42] mon épaule, passa par une petite fenêtre en m’engageant à la suivre… » (op. cit. p. 362).
Nous avons dit plus haut qu’il fallait distinguer entre les rêves proprement cénesthésiques et les rêves d’ordre général à origine cénesthésique. Il nous reste à envisager ce second groupe. Dans ce cas l’acuité de la sensation cénesthésique détermine chez le rêveur un certain ton émotif, l’angoisse par exemple, et l’ensemble des visions sera évoqué et réuni par la persistance même de ce ton émotif. Tous les événements constituant la trame du rêve seront par exemple terrifiants, si l’émotion déterminée par la cénesthésie est l’angoisse. Le fait est particulièrement fréquent chez l’enfant, pour qui la moindre perturbation est l’occasion d’une réaction psychique intéressant un nombre d’états sans rapport avec son intensité.
li est des cas d’ailleurs dans lesquels la cénesthésie n’est pas assez précise pour déterminer directement une direction dans le choix des représentations oniriques : il ne peut être alors question d’autre chose que de l’apparition d’un certain ton émotif, évoquant lui-même par association, certaines images. Ces images sont empruntées à des circonstances antérieures, auxquelles s’est déjà trouvé lié le ton affectif actuellement développé [p. 43] par la cénesthésie. Meunier et Masselon (op. cil. p. 99) rapportent deux cas très intéressants :
« L. M…, bien portant, a fait la campagne de Madagascar, où il a échappé plusieurs fois à la mort. Celte période est, de son aveu, restée dans son esprit comme le souvenir le plus angoissant qu’il possède. Voilà le côté tragique qui a laissé une forte impression dans sa mémoire. Mais il a vécu également la vie de caserne qui l’a frappé aussi d’une façon considérable au point de vue ennui.
« Depuis son retour, il a de temps à autre des rêves quelque peu variés dans les détails, mais reposant toujours sur ce fait : qu’il est à Madagascar, sur Je point d’être rapatrié, quand surgit un incident quelconque qui le contraint à une période plus ou moins longue de rabiot. Les méiopragies très légères dont il lui arrive de souffrir sont insuffisantes à créer des états émotifs violents ; elles ne déterminent qu’un état d’ennui, de malaise, grâce auquel sont réveillées des périodes de vie vibrant à l’unisson ».
« J. M… , bien portant, considère comme la période la plus amère de son existence son temps d’internat au lycée. Depuis sa sortie, il subit de temps à autre des cauchemars très [p. 44] désagréables, où il se voit forcé de rester au lycée pour un temps indéterminé. »
Tel est dans le développement du rêve le rôle de la physiologie. Mais, bien loin que ces conditions organiques soient dans tous les cas nécessaires, elles ne sont au contraire par elles-mêmes jamais suffisantes. Car, ainsi que nous avons pu nous en convaincre à bien des reprises, la sensation n’apparaît jamais telle que devrait la faire à l’état de veille, l’excitation donnée. Elle suppose toujours un élément surajouté qui, en l’interprétant, la traduit en images imprévisibles. Pourquoi, alors que telle sensation a provoqué chez tel sujet telle vision onirique, ne produit-elle plus chez le même sujet la même vision à une autre période ? Pourquoi produit-elle chez un autre dormeur une image encore toute· différente ? Autant de questions que nous ne pouvons résoudre qu’en posant, à côté des conditions physiologiques et psycho-physiologiques, les facteurs psychologiques du rêve. [p. 45]
CHAPITRE II
FACTEURS PSYCHOLOGIQUES
- —LES IMAGES SOUVENIRS
Après avoir résumé rapidement des remarques analogues à celles sur lesquelles nous avons appuyé notre précédent chapitre, Wundt ajoute, pour compléter l’idée qu’il se fait du rêve : « Avec les représentations éveillées par des excitations sensorielles se mêlent aussi, de bien des façons, des images de la mémoire, dont les unes sont évoquées par assimilation immédiate et les autres par association de succession. Les événements des jours passés, notamment ceux qui ont produit une impression profonde ou qui se sont trouvés liés à une émotion, forment les éléments les plus habituels de nos rêves ». (Grundzüge der physiologischen Psychologie, III, p. 655). [p. 46]
C’est en effet un phénomène d’observation courante que la facilité avec laquelle certaines perceptions ou certaines idées de l’état de vrille se retrouvent dans le rêve, sous la forme d’images-souvenirs : à tel point que l’on a cru parfois pouvoir expliquer les rêvés par simple réduction ou décomposition, en retrouvant pour chacun des tableaux oniriques un analogue antérieur dans l’état de veille. Sans aller jusqu’à celle exagération, il est indispensable de reconnaitre que la mémoire fournit énormément de matériaux à la construction onirique. C’est ce qui ressort d’une façon nette des fines analyses d’Hervey de Saint-Denis, ainsi que d’une foule d’autres travaux. L’existence de ces restes diurnes avait été reconnue déjà dans l’antiquité et n’avait pas échappé à la sagacité de Cicéron qui dit en parlant des éléments du rêve : « Maxmeque reliqua carum rerum moventur in animis et agitantur, de quibus vigilantes aut cogitavimus aut egimus » (De Divinatione, II). La chose paraît d’ailleurs fort simple et tout à fait naturelle, si, contrairement à l’opinion de certains psychologues trop soucieux de séparer la veille du sommeil, nous admettons qu’il n’y a pas entre ces deux états, au point de vue de notre activité psychique, une hétérogénéité radicale, une [p. 47] différence de nature ne permettant entre l’un et l’autre aucun passage.
Ce qui est assurément plus étonnant est que le rêve fasse apparaître souvent des perceptions très fugitives du jour précédent, des perceptions auxquelles aucune attention n’a été accordée sur le moment. « Souvent aussi, dit M. Claparède (op. cit. in Archives de psychologie1905, p. 324), je fais jouer un grand rôle, dans un rêve où ils n’ont rien à faire, à des personnes presque inconnues que j’ai croisées dans la rue le jour précédent, ou dont j’ai lu le nom d’une façon distraite dans un journal. Au contraire, les images qui ont attiré mon attention pendant la journée ou la soirée, un tableau, un spectacle de théâtre, ne m’apparaissent que bien rarement dans mes rêves de la nuit suivante ».
L’explication de ce phénomène doit être cherchée dans l’hypermnésie onirique, dont il serait difficile de méconnaître le rôle, en présence de faits bien observés, apportés par des psychologues, fort scrupuleux dans leurs recherches.
En effet, que l’activité onirique restitue des souvenirs dont la formation récente a pu passer inaperçue, ou qu’elle rappelle des images depuis longtemps effacées, il s’agit, dans un cas comme clans l’autre, d’une sorte de [p. 48] phénomène de grossissement, d’amplification ou de rapprochement très significatif.
Les images-souvenirs qui forment la trame des rêves peuvent être empruntées, comme nous venons de le voir, au jour même ; mais elles peuvent également provenir des jours antérieurs ou se rattacher à des dates plus ou moins éloignées. Bien plus, des images-souvenirs récentes peuvent s’unir dans le rêve à d’autres époques tout à fait différentes. Tel par exemple ce rêve de M. Claparède, dans lequel il a l’illusion de parler avec sa femme pendant le repas, mais dans la salle à manger où il prenait ses repas en famille lorsqu’il était enfant.
Ainsi les rêves explorent en quelque sorte le passé, « le rêve, pour reprendre les expressions de Delbœuf (op. cit., in. Revue philosophique, 1880, p. 647), est une ouverture dérobée par où nous pouvons, de temps en temps, jeter un coup d’œil sur l’immensité des trésors que la nature amasse d’une main infatigable et parmi lesquels, à notre grande surprise, nous retrouvons parfois un lambeau d’une pensée insignifiante et fugitive qu’elle n’a pas jugée, elle, indigne de figurer dans ses collections. Le passé est un songe, disait Pénélope. Ah ! combien il est plus vrai de dire que les songes sont le passé. Ils ne sont [p. 49] rien que le passé. Ils ne nous dévoilent pas l’avenir ; mais, profitant de notre indifférence momentanée pour le présent, ils nous racontent le passé dans des pages fragmentaires, bien décousues, et d’aspect indéchiffrable. »
Et en poursuivant ce travail de mise à jour du passé, les rêves arrivent parfois à ramener dans le champ de la conscience des images très anciennes, si anciennes même que la plupart du temps le dormeur croit se trouver en présence de quelque chose de tout à· fait nouveau, ou au moins de complètement étranger à son existence personnelle. Ces faits d’hypermnésie onirique méritent de retenir notre attention. Maury en cite plusieurs exemples typiques. « Il y a quelques mois je me trouve en rêve transporté aux jours de mon enfance et jouant dans le village de Trilport. J’aperçois un homme vêtu d’une sorte d’uniforme, auquel j’adresse la parole en lui demandant son nom. Il m’apprend qu’il s’appelle C…, qu’il est le garde du port, puis il disparaît pour laisser la place à d’autres personnages. Je me réveille avec le nom de C… dans la tête. Était-ce là une pure imagination ou y avait-il à Trilport un garde du nom de C… ? Je l’ignorais, n’ayant aucun souvenir d’un pareil nom. J’interroge, quelque [p. 50] temps après, une vieille domestique, jadis au service de mon père et qui me conduisait souvent à Trilport. Je lui demande si elle se rappelle un individu du nom de C… ; elle me répond aussitôt que c’était un garde du port de la Marne quand mon père construisait un pont. Très certainement je l’avais su comme elle, mais le souvenir s’en était effacé. Le rêve, en l’évoquant, m’avait révélé ce que j’ignorais. » Une autre fois, Maury apprend en rêve d’un interlocuteur imaginaire, la situation de la petite ville de Mussidan dont il n’avait plus souvenir.
Du premier exemple cité par Maury on peut rapprocher celui, non moins typique, que Freud rapporte dans plusieurs de ses ouvrages (notamment Traumdeutung, 7e édition, 1922). Nous en empruntons le récit à son Introduction à la psychanalyse(trad. Jankelevitch, Paris, 1922, p. 220). « Je rêvais une nuit, entre autres, d’une certaine personne qui m’avait rendu un service et que je voyais nettement devant mes yeux. C’était un petit homme, borgne, gros, ayant la tête enfoncée dans les épaules. J’avais conclu d’après le contexte du rêve que cet homme était un médecin. Heureusement j’ai pu demander à ma mère, qui vivait encore, quel était l’aspect extérieur du médecin de ma ville natale, que [p. 51] j’avais quittée à l’âge de 3 ans ; et j’ai appris qu’il était en effet borgne, petit, gros, qu’il avait la tête enfoncée dans les épaules ; j’ai appris en outre par ma mère dans quelle occasion, oubliée par moi, il m’avait soigné. »
Assurément les cas, comme ceux-ci, où le rêve va fouiller les origines obscures de la première enfance sont assez rares. Mais dans bien d’autres, l’activité onirique remonte néanmoins fort loin dans le temps. « Je rêve, raconte Hervey de Saint-Denis, que je vois une jeune femme blonde comme de l’or, causant avec ma sœur et lui montrant un petit ouvrage en tapisserie qu’elle avait fait. En songe, je crois parfaitement la reconnaître ; j’ai même le sentiment de l’avoir rencontrée déjà bien des fois. Cependant, je m’éveille et ce visage, encore présent à ma pensée, me semble dès lors absolument inconnu. Je me rendors ; la même vision se reproduit. J’ai gardé, tout en rêvant, la conscience des instants de réveil momentané que je viens d’avoir, aussi bien que de cette impression que j’ai ressentie d’avoir eu devant les yeux de mon esprit un visage que je n’avais encore jamais vu. Rendu aux illusions du rêve, je m’en étonne ; je me demande comment j’ai pu manquer à ce point de mémoire, et, [p. 52] mêlant l’incohérence du songe à la vague réminiscence d’une idée que je désire éclaircir, je m’approche de la blonde jeune femme et je lui demande à elle-même si je n’ai pas déjà en le plaisir de la rencontrer. —Assurément, me répond-elle, souvenez-vous des bains de mer de Pornic. Ces mots me frappent. Je fus réveillé tout à fait el je me rappelle alors parfaitement les circonstances dans lesquelles j’avais recueilli, sans m’en douter, ce gracieux cliché-souvenir. »
Enfin toutes les recherches de Delbœuf sur le sommeil et les rêves ont eu, ainsi qu’il nous l’apprend lui-même, pour origine et pour cause, un rêve devenu maintenant presque classique.
« C’était à la fin du mois de septembre de l’année 1862. Le soir, avant de me mettre au lit, j’avais lu dans Brillat-Savarin son chapitre sur les rêves. D’après le spirituel conseiller, deux de nos sens, le goût et l’odorat, nous impressionnent très rarement pendant le sommeil et, si l’on rêve par exemple d’un parterre ou d’un repas, on voit les fleurs sans en sentir le parfum, les mets sans les savourer.
« Je ne méditai pas autrement sur la chose, je me mis au lit et ne tardai pas à m’endormir. [p. 53]
« Je ne saurais dire si c’était vers deux ou trois heures du matin, mais je me vis tout à coup au milieu de ma cour, pleine de neige, et deux malheureux lézards, les habitués de la maison, comme je les qualifiais dans mon rêve, à moitié ensevelis sous un blanc manteau, gisaient engourdis à quelque distance de leur trou obstrué. Pourquoi ces-petits animaux avaient-ils abandonné leur demeure ? A cette question que je m’adressai, je trouvai bientôt une réponse plausible. Un beau soleil devait avoir lui dans la matinée ; les intéressants reptiles avaient mis le nez à la fenêtre, et, attirés par la clarté du jour et la chaleur, s’étaient aventurés au dehors. Le ciel s’était ensuite obscurci tout à coup, un orage (sic) de neige avait éclaté et coupé la retraite aux deux imprudents. Je les réchauffai dans mes mains, et, dégageant leur cachette, je les replaçai à l’entrée, ayant soin auparavant de semer vers l’intérieur quelques fragments d’un asplenium ruta muralisqui croissait sur la muraille.
« Les lézards de mon rêve raffolaient de celle plante, je le savais, el j’eus la satisfaction de voir mes deux jolis protégés se glisser lentement dans leur habitation. Je fus distrait de mes soins par une espièglerie de mon ami V … V… Il me lança de la fenêtre de sa [p. 54] chambre, qui donnait dans ma cour, un caillou qui faillit m’atteindre. Je grimpai lestement le long de la muraille jusque chez lui, l’enfermai dans une armoire et redescendis aussi légèrement que j’étais monté. Quel ne fut pas alors mon étonnement de trouver mes deux commensaux tout ragaillardis et contemplant avec une mine de repus et des regards de béate bienveillance, deux autres lézards qui se disputaient à belles dents les débris d’aspleniumqu’ils avaient délaissés. Jamais je n’avais connu dans ce trou d’autres lézards que ceux à qui je venais probablement de sauver la vie. Justement intrigué d’une rencontre aussi extraordinaire, je voulus m’enquérir d’où pouvaient s’être échappés les nouveaux venus, et je suivis les traces légères marquées sur la neige. Combien mon étonnement redoubla à la vue d’un cinquième lézard en route pour se joindre aux autres ! Plus loin un sixième prenait la même direction. Et jetant les yeux tout autour de moi sur la campagne —nous sommes maintenant dans la campagne —je vis qu’elle était couverte de lézards, qui tous étaient attirés vers ce même centre d’attraction. Du bout de l’horizon partait une longue procession de ces reptiles, ayant l’air d’accomplir un pèlerinage, et c’était un spectacle [p. 55]charmant de voir les mouvements ondulatoires de leurs queues… Quel était le motif de cette émigration ? Je revins près de l’asplenium, qui cette fois n’était plus dans ma cour, mais croissait en touffes serrées dans une clairière au centre de la forêt, et je m’aperçus qu’il répandait une odeur suave qui ne se révélait d’ailleurs à mes sens que si je froissais la plante entre les doigts. Je fis alors cette réflexion que, quoi qu’en dise Brillat¬Savarin, on pouvait rêver d’odeurs…
Cherchant ensuite à faire l’analyse de ce rêve, Delbœuf n’eut aucune difficulté à retrouver dans toutes les images des souvenirs de la veille, sauf pour le détail concernant l’ami V… V…, et pour l’asplenium. En effet, il ne connaissait pas l’aspleniumruta muraria(que le rêve lui représentait d’ailleurs avec des feuilles d’un rouge cerise se pulvérisant dans la main) qu’il avait pourtant nommé, en transformant seulement le barbarisme murariaadmis en botanique en un mot latin muralis. Ce n’est qu’en 1876 qu’il eût l’explication en ouvrant de nouveau, chez un ami, un herbier sur lequel il avait lui-même écrit en 1860 (deux ans avant le rêve) le nom de certaines plantes, entre autres de l’asplenium. Bien plus, en 1877, il retrouva dans un volume du Tour du Monde[p. 56] (année 1861), une gravure représentant des lézards en troupe dans une forêt. Cette image dont l’apparition pouvait être due à une autre cause (d’après l’analyse immédiate), se trouvait donc de ce fait prendre une signification plus précise. Sans aucun doute il y a là un phénomène curieux de mémoire onirique.
Mais les choses peuvent se passer d’une façon plus inattendue encore : tandis qu’il est impossible de se rappeler à l’état de veille certaines images oniriques, ces images se représentent néanmoins au cours d’un rêve postérieur. Hervey de Saint-Denis signale ce fait et nous devons à Maury l’étude de plusieurs cas très précis et fort intéressants. M. Rousseau a fait également des remarques sur ce phénomène de mémoire du rêve dans le rêve (Revue philosophique, 1903), mais nous ne pouvons entrer ici dans tous les détails que réclamerait cette question.
Bien des fois ces images-souvenirs s’organisent par le simple jeu des associations, complété ou suppléé, suivant les circonstances, par des excitations sensorielles ou cénesthésiques ; mais dans bien des cas pourtant il faut, pour expliquer le déroulement des images oniriques et le sens de ce déroulement, faire appel à certaines dispositions affectives, [p. 57] à certaines préoccupations de l’état de veille qui se prolongent dans le rêve et y apportent tous les ressorts psychiques qu’elles sont capables de déclencher. Ainsi à côté des images¬souvenirs il faut faire place à certaines tendances ou plus exactement aux désirs et aux craintes.
- — LES DÉSIRS ET LES CRAINTES .
Lucrèce avait déjà fait remarquer (De natura rerum, IV, vers 959 et sq.) que ceux qui se plaisent aux luttes du prétoire rêvent qu’ils défendent des causes ou composent des lois, tandis que ceux qui aiment le métier des armes rêvent de batailles et de combats. N’est-ce pas d’ailleurs un fait sur lequel on s’entend généralement que très souvent les représentations oniriques donnent au rêveur l’illusion de désirs réalisés ? Les littérateurs ont même fréquemment fait usage de cette connaissance comme d’une donnée psychologique certaine ; si bien que l’on a moins à mettre en lumière la nouveauté que la systématisation dans la théorie de Freud sur ce point.
En étudiant de très près ces rêves réalisant des désirs, il estime que nous trouvons [p. 58] de telles réalisations directes et non voilées, surtout dans les rêves enfantins : l’enfant rêve généralement qu’il accomplit pendant la nuit une action, dont il a été privé pendant la journée et qu’il a considérée alors comme désirable. Il en est ainsi pour les rêves suivants rapportés par Freud dans son Introduction à la psychanalyse(p. 141).
« Un garçon de 22 mois est chargé d’offrir à quelqu’un, à titre de congratulation, un panier de cerises. Il le fait manifestement très à contre-cœur, malgré la promesse de recevoir lui-même quelques cerises en récompense. Le lendemain matin il raconte avoir rêvé que He(r)mann (a) mangé toutes les cerises.
« Une fillette âgée de 3 ans et 3 mois fait son premier voyage en mer. Au moment du débarquement, elle ne veut pas quitter le bateau et se met à pleurer amèrement. La durée du voyage lui semble avoir été trop courte. Le lendemain matin elle raconte : « Cette nuit j’ai voyagé en mer. » Nous devons compléter ce récit en disant que ce voyage avait duré plus longtemps que l’enfant ne le disait.
« Un garçon âgé de 5 ans et demi est emmené dans une excursion à Escherntal, près Hallstatt. Il avait entendu dire que Hallstatt [p. 59] se trouvait au pied du Dachstein, montagne à laquelle il s’intéressait beaucoup. De sa résidence, à Aussee, on voyait très bien le Dachstein et l’on pouvait y distinguer, à l’aide du télescope, Simonyhütte. L’enfant s’était appliqué à plusieurs reprises à l’apercevoir à travers une longue-vue, mais on ne sait avec quel résultat. L’excursion avait commencé dans des dispositions gaies, la curiosité étant très excitée. Toutes les fois qu’on apercevait une montagne, l’enfant demandait : « Est-ce cela le Dachstein ? » Il devenait de plus en plus taciturne à mesure qu’il recevait des réponses négatives ; il a fini par ne plus prononcer un mot et refusa de prendre part à une petite ascension qu’on voulait faire pour aller voir le torrent. On l’avait cru fatigué, mais le lendemain matin il raconta tout joyeux : « J’ai rêvé cette nuit que nous avons été à Simonyhütte. » C’est donc dans l’attente de cette visite qu’il avait pris part à l’excursion. En ce qui concerne les détails, il ne donna que celui dont il avait entendu parler précédemment, à savoir que pour arriver à la cabane ou monte des marches pendant six heures. »
Est-ce à dire que nous ne trouvons pas chez les adultes des rêves de ce type ? Ils sont nombreux au contraire : ce sont tous ceux [p. 60] que provoquent les besoins organiques particulièrement impérieux ; nous avons vu en effet que la faim et la soif par exemple non seulement provoquent des rêves, mais encore que ces rêves se trouvent caractérisés par la satisfaction illusoire du besoin en question. Dans bien d’autres cas d’ailleurs il suffit qu’il y ait privation de certains biens considérés par l’individu comme essentiels pour que tout se passe de la même manière : c’est ce qui arrive par exemple au prisonnier qui rêve de l’évasion, et même, beaucoup plus simplement, à l’élève privé de sortie, qui trouve dans une fuite supposée la satisfaction onirique de son désir de liberté. Foucault (Le Rêvep. 173) rapporte sur ce point l’observation d’un de ses élèves. « Je suis privé de sortie. Ceux qui ne sont pas punis sont en rangs vers la porte, passant devant M. le Censeur. Je me suis faufilé dans leurs rangs et il ne me voit pas. Je cause, en suivant les rangs, avec V…, qui sort légalement, et, une fois dehors, je me moque d’une façon peu respectueuse de M. le Censeur ». Une autre observation n’est pas moins typique. « Je suis chez moi, ma mère me montre un bulletin très bon, qu’elle vient de recevoir, et m’en fait compliment. Je le prends : à la première ligne, il y a un : très bien. C’est tout ce que je vois. Ma mère me dit [p. 61] que l’on espère que je serai reçu. » Il s’agit ici d’un élève sur le point de se présenter à l’examen du baccalauréat.
Bien plus nous voyons dans certains rêves Le désir susciter pour sa réalisation l’idée de moyens appropriés, et ces moyens suggérés sont parfois assez complexes, et, même ingénieux.
« Je rêvais, raconte encore un élève de M.Foucault, que, la fin des vacances de Pâques étant arrivée, je devais rentrer au lycée. II était 5 h. 35 ; le train part à 5 h. 45 ; je soutenais envers et contre tous que j’avais encore 56 minutes pour me rendre en gare et que par conséquent j’avais le temps. Inutile de dire que j’ai manqué le train. En revenant de la gare j’ai vu que l’on vendangeait de tous côtés, et j’étais content d’avoir manqué le train pour pouvoir manger des raisins. »
M. Foucault fait lui-même une nuit le rêve suivant : « Je me trouve au cercle de Nevers. Après quelques faits qu’il est inutile de rapporter, je passe dans une pièce où il n’y a personne. C’est la bibliothèque, mais une bibliothèque bizarrement arrangée. Les livres, peu nombreux, sont sur des rayons ayant la forme de coffres à bois allongés, et placés à côté d’une petite cheminée prussienne, dans laquelle brûle un peu de feu. Je ne m’étonne [p. 62] pas de celte disposition, car je sais que le bibliothécaire du cercle est mon collègue M. M…, et je comprends qu’il a dû adopter cette disposition, afin d’avoir sous la main à la fois du bois, pour entretenir le feu, et des livres. Je m’installe dans un fauteuil, afin de profiter des livres et du feu. Le feu se ranime, et je me penche à gauche vers les livres afin d’en choisir un. Mes souvenirs s’arrêtent là sur ce point. Je n’ai pas, en notant le rêve tout de suite après le réveil, l’impression que mon examen de la bibliothèque se soit trouvé interrompu par le réveil, et je n’ai pas le souvenir d’avoir lu le titre d’un seul livre : je sais seulement qu’il se trouvait là des livres brochés à 3 fr. 50, dont le dos étaitfatigué.
« L’origine de ce tableau du rêve est dans une conversation que j’ai eue la veille avec mon collègue M. M…, et qui portait sur les bibliothèques organisées dans les classes. Pourtant le souvenir de cette conversation ne forme pas toute la matière du rêve : il se trouve lié à une scène, localisée au cercle, qui ne se rapporte pas à la conversation de la veille. Mais, quelques mois auparavant, j’ai entendu M. M…, parler du cercle de Nevers, qu’il a fréquenté autrefois avec quelque assiduité. Cette conversation ancienne forme un [p. 63] deuxième élément de mon rêve. Enfin M. M… n’est pas bibliothécaire du cercle, qui n’a peut-être même pas de bibliothécaire, mais il est membre de la commission d’achats de la bibliothèque de la ville, et il pourrait en devenir le bibliothécaire, comme l’a été il y a quelques années un autre professeur du lycée.
« Tels sont les tableaux du rêve. Quant à la force organisatrice, elle réside dans la tendance qui m’a porté à arranger les images en vue d’un avantage personnel. L’image de la conversation de la veille étant présente à mon esprit pendant le sommeil, il s’est posé, dans la subconscience, un problème pratique, qui aurait pû se formuler ainsi : Comment pourrais-je profiter des bibliothèques dont m’a parlé M. M… ? Et c’est pour résoudre ce problème que le souvenir de la veille s’est déformé, que des souvenirs anciens ont été évoqués, modifiés, et combinés à leur tour pour être utilisés. » (op. cit. p. 178).
Si l’on considère quels désirs se réalisent ainsi dans le rêve, on ne tarde pas à s’apercevoir que ce sont à peu près uniquement ceux dont la satisfaction a été empêchée dam l’état de veille. Mais, si les empêchements sont généralement des obstacles tirés de circonstances qui ne dépendent pas de nous, il n’en reste pas moins que, dans bien [p. 64] d’autres cas, les désirs ne sont pas réalisés tout simplement parce qu’ils sont réfrénés par la volonté, dirigée par des préoccupations sociales ou des raisons morales. Alors la réalisation onirique pourra sembler être tout autre chose, tandis qu’elle conservera au fond ce caractère. La doctrine de Freud suppose cette extension : d’après lui, non seulement les désirs se trouvent parfois dans les rêves, mais tout rêve n’est autre chose qu’une réalisation de désir. Seulement, dans le cas où, pendant la veille, l’obstacle a été suscité par la volonté, la réalisation onirique est rarement manifeste et directe, mais plus ou moins voilée, dissimulée ou détournée. Pour la retrouver, il faudra faire disparaître les résultats du travail d’élaboration et de déformation, sur la nature duquel nous aurons à revenir. Cette tâche n’est autre que l’analyse ou l’interprétation du rêve.
Telles sont d’ailleurs les considérations qui sont susceptibles surtout de mettre en relief le rôle et la fonction du rêve dans la théorie de Freud. Pour lui, en effet, c’est « un gardien du sommeil qu’il défend contre ce qui est susceptible de le troubler. Lorsque nous croyons que sans le rêve ne us aurions mieux dormi, nous sommes dans l’erreur ; en réalité, sans l’aide du rêve nous n’aurions pas [p. 65] dormi du tout ». (Introduction à la psychanalyse, p. 143). Et, si le rêve atteint ce but, c’est parce qu’il est une sorte de compromis entre l’excitation psychique qu’est le désir d’une part, et d’autre part la tendance à dormir. Le sommeil peut se prolonger, malgré la tendance perturbatrice, parce que celle-ci est partiellement satisfaite par la réalisation onirique du désir : elle est pour ainsi dire épuisée par assimilation.
Cependant le rêve ne fournit pas seulement la réalisation imaginaire de nos désirs mais aussi celle de nos craintes ; et les événements redoutés réussissent parfois à organiser, afin d’apparaître comme réels, tout un système de faits imaginaires, dont ils occupent pour ainsi dire le centre. Tout un groupe d’observations de M. Foucault sont particulièrement intéressantes à cet égard ; en voici une fort simple. « Il pleuvait, je me promenais dans une forêt qui paraissait être un bois de chênes. Je tenais par la main mon frère qui était malade. C’était le soir. Nous arrivons, à travers des ronces mouillées, à un torrent. Un petit pont en pierres cimentées le traversait. De l’autre côté était une sorte d’hospice tenu par des religieuses. Je sonne à la porte. Une femme vient nous ouvrir ; nous entrons, et, sans que nous demandions [p. 66] rien, elle nous introduit dans une grande chambre éclairée faiblement et où était un lit très large. Ici quelques images très vagues… et je me représente assis auprès du lit où mon frère est couché. Il dort à moitié, mais il est toujours malade, il respire avec peine ; je le surveille. La suite est sans intérêt.
« Explication. Il y a quelques jours, en nous promenant, mon frère et moi, nous avons gravi au pas de course une montée assez longue et assez rapide, si bien qu’une fois au bout il était essoufflé et j’ai eu peur de l’avoir trop fait courir, car il est sujet à des crises d’asthme ». Il est facile de se rendre compte de la crainte qui a pu inspirer à ce jeune homme un tel rêve.
Le plus curieux est que, dans nombre de cas, les craintes qui se réalisent ainsi pendant le rêve ont à peine effleuré la conscience à l’état de veille, précisément en raison du peu de fondement qu’elles pouvaient avoir. Le fait est bien mis en lumière par ce récit d’élève. « Nous étions en classe de philosophie, non dans la salle ordinaire, mais dans une autre plus vaste. Le concierge apportait les listes du tableau d’honneur, et le professeur lit les noms, très, très lentement. J’écoute avec inquiétude, soulevé un peu et [p. 67] appuyé sur la table, comme j’ai coutume de faire en classe de physique, parce que le professeur est très loin, à l’autre bout de la classe… Les noms des internes viennent d’abord, puis ceux des externes dans l’ordre alphabétique. Depuis très longtemps j’entends nommer : B…t, B…c, Ch… D… (l’observateur). Mais j’ai mal entendu la fin de la liste. Ni Ch…, ni moi n’avons le tableau d’honneur. Ch… s’étonne. Le professeur lui répond qu’il ne le mérite pas et ajoute : « Quant à D…, il ne pouvait s’attendre à l’avoir ». Je pleure, je me lamente, je supplie le professeur. Mas il reste inébranlable et je me réveille ». Or l’élève en question était, de l’avis de son professeur, très studieux et d’une conduite exemplaire. Aussi injustifiée était la crainte de ce professeur (M. Foucault lui-même) rêvant que son autorité sur ses élèves se trouvait ruinée, parce qu’il avait seulement surpris, pendant la journée précédente, un léger sourire sur les lèvres de deux d’entre eux, à l’occasion d’un lapsus commis par lui.
Il n’est pas jusqu’aux moyens probables d’éviter le danger imaginaire que le rêve ne s’ingénie à fournir au dormeur inquiet. Le plus simple est assurément la supposition que l’événement attendu et redouté ne [p. 68] se produit pas ; mais quelquefois il y a comme un essai illusoire de toute une série de manœuvres plus ou moins habiles, destinées à parer au danger prévu : tels ces procédés successifs imaginés par un jeune homme au cours d’un rêve recueilli par M. Foucault. « J’étais dans un grand bois du Charollais avec mon père et mon frère, et nous étions occupés à fabriquer un parc pour des moutons. A ce moment arrive un loup : était-ce un loup ou un sanglier ? Je ne saurais le dire, il tenait de l’un et de l’autre. Il arrache un linge que mon père tenait à la main, et s’enfuit. Une personne qui se trouvait là se met à le poursuivre. Je les suis avec un bâton. Ils étaient dans un sentier encaissé ; je monte sur le talus. Le loup me suit. Je grimpe sur un arbre avec B… qui se trouvait là par hasard. Je donnais au loup des coups de bâton sur la tête, mais cela ne semblait pas beaucoup le gêner. Arrive un domestique du lycée armé d’un couteau. Le loup disparut alors, etc… » (Le Rêve, p. 198).
Mais n’y-a-t-il pas quelque difficulté à comprendre comment ces deux forces antagonistes, le désir et la crainte, peuvent, suivant les circonstances, se répartir entre elles la tâche délicate d’organiser Je rêve ? Certain psychologues pensent en effet qu’il est bien [p. 69] improbable de trouver une conciliation entre la constatation du rôle de la crainte dans l’activité onirique et la théorie de Freud sur le rêve ; conçu comme réalisation de désir, même avec le correctif : réalisation déguiséed’un désir refoulé. Pourtant Freud lui-même a fait une place à la crainte dans l’analyse de son rêve si connu et si souvent commenté Je l’injection d’Irma. Les croûtes, qu’il croit constater dans la gorge de sa malade, sont d’après lui des allusions aux craintes, qu’ilavait fréquemment éprouvées au sujet de l’emploi de la cocaïne ; il se reprochait en effet de l’avoir autrefois un peu inconsidérément recommandé.
Mais Freud estime qu’il n’y a pas de contradiction à faire à la fois la part de la crainte et celle du désir. En effet, outre que certains cauchemars trouvent là leur explication (3), [p. 70]
dans un cas comme dans l’autre il ne faut pas oublier « que la crainte, l’angoisse est tout à fait l’opposé du désir, que dans l’association les contraires se trouvent très rapprochés l’un de l’autre et se confondent même, ainsi que nous le savons, dans l’inconscient. » (op. cit. p. 239). D’ailleurs, en vertu des lois très complexes de dissociation entre les éléments représentatifs et affectifs d’un même état psychologique, les termes représentatifs d’une crainte peuvent passer dans le rêve sans être accompagnés des termes affectifs ; de la sorte le rêveur peut voir se réaliser ses craintes sans éprouver de sentiment pénible. Ce qui fait que certaines, réalisations oniriques de craintes ne sont pas des cauchemars et ne se distinguent en rien de réalisations de désirs. Cette question, aussi intéressante que trop peu connue, nous entraînerait à des développements sur les sentiments dans les rêves, incompatibles avec le cadre de cette étude ; nous nous contenterons donc de ces remarques qui signalent simplement en passant le problème.
Pour résumer tout ce que nous avons établi dans les chapitres précédents sur les conditions et les facteurs du rêve, nous devons considérer que tout rêve suppose des excitations sensorielles périphériques ou [p. 71] cinesthésiques, des images-souvenirs, des désirs ou des craintes, éléments qui apparaissent dans des synthèses plus ou moins compliquées, séparés ou non, avec un dosage, pour ainsi dire, variant d’un individu à l’autre et d’une période à l’autre. Le facteur sensoriel n’a, dans la plupart de ces cas, pour fonction que de déclencher le rêve, ou de lui faire prendre une direction nouvelle si l’esprit se trouve déjà occupé par le déroulement d’une série antérieure d’images, au moment où l’excitation sensorielle se produit. Le contenu onirique reste très vague tant qu’il n ‘est pas précisé par les autres facteurs : ces excitations sensorielles sont en effet incapables de rendre compte, à elles seules, des transformations, qu’elles subissent la plupart du temps en entrant dans le rêve, alors que ces modifications sont relatives à une sorte d’adaptation de ces excitations aux images remémorées et aux désirs restaurés. « La puissance informatrice des matériaux transmis par les organes des sens, dit Bergson (L’Énergie spirituelle, p. 100), la puissance qui convertit en objets précis et déterminés les vagues impressions venues de l’œil, de l’oreille, de toute la surface et de tout l’intérieur du corps c’est le souvenir. » Mais à en croire Freud, le rôle des restes [p. 72] diurnes serait comparable à celui d’un entrepreneur chargé de décider dans une entreprise de l’emploi des fonds fournis par un capitaliste ; en l’espèce le capitaliste ne serait autre que le désir conscient ou inconscient parce que refoulé. Nous retrouverons cette question lorsque nous chercherons à édifier une théorie du rêve ; nous pouvons pour le moment nous contenter des faits révélés par l’observation méthodique et déterminer seulement comment se présentent dans le rêve les matériaux que nous y ayons découverts. [p. 73]
CHAPITRE III
L’ORGANISATION ONIRIQUE
Lorsqu’il s’agit de déterminer comment sont mis en œuvre les éléments, auxquels Je rêve doit sa trame, deux questions essentielles se posent, suivant que l’on considère les caractères de l’organisation imposée à ces divers facteurs, ou bien les processus mêmes par lesquels se poursuit ce travail architectonique.
- —Caractères de cette organisation.
Parmi l’ensemble des caractères oniriques, celui qui est le plus manifeste, et qui a attiré avec le plus d’insistance l’attention des psychologues, est assurément l’incohérence. Cicéron l’avait déjà noté. « Nihil tam præpostere , larn incondite, tam monstruose cogitari potest, quod non possimus somniare » (De Divinatione, II). Le rêveur en effet ne recule pas devant l’association d’images n’ayant entre elles aucune possibilité de coexistence ou de succession immédiate ; et cette incohérence est même à tel point la marque distinctive du rêve que Descartes s’estime par elle en possession d’un critérium, susceptible d’établir la distinction entre la veille et le sommeil. « Je dois, dit-il, dans sa sixième méditation, rejeter tous les doutes de ces jours passés comme hyperboliques et ridicules, particulièrement cette incertitude si générale touchant Je sommeil, que je ne pouvais distinguer de la veille ; car à présent j’y rencontre une très notable différence, en ce que notre mémoire ne peut jamais lier et joindre nos songes les uns avec les autres et avec toute la suite de notre vie, ainsi qu’elle a coutume de joindre les choses qui nous arrivent étant éveillés. Et, en effet, si quelqu’un, lorsque je veille, m’apparaissait tout soudain et disparaissait de même, comme font les images que je vois en dormant, en sorte que je ne pusse remarquer ni d’où il viendrait, ni où il irait, ce ne serait pas sans raison que je j’estimerais un spectre ou un fantôme formé dans mon cerveau et semblable [p. 75] à ceux qui s’y forment quand je dors, plutôt qu’un vrai homme. Mais lorsque j’aperçois des choses dont je connais distinctement et le lieu d’où elles viennent et celui où elles vont , et le temps auquel elles m’apparaissent, et que, sans aucune interruption, je puis lier le sentiment que j’en ai avec la suite du reste de ma vie, je suis entièrement assuré que je les aperçois en veillant et non point dans le sommeil. Et je ne dois en aucune façon douter de la vérité de ces choses-là si, après avoir appelé tous mes sens, ma mémoire et mon entendement pour les examiner, il ne m’est rien rapporté par aucun d’eux qui ait de la répugnance avec ce qui m’est rapporté par les autres. »
Maury, dans son travail très documenté, insiste d’une façon toute particulière sur l’incohérence des rêves, dont il donne d’ailleurs des exemples caractéristiques. Le livre d’Hervey de Saint-Denis est également tout à fait suggestif sur ce point, sur lequel nous ne croyons pas nécessaire d’insister longuement pour l’établir.
Ce sont même ces faits d’incohérence qui ont permis à certains psychologues (entre autres Maury, Tissié, Radestock) de mettre en relief l’analogie entre les phénomènes oniriques et les troubles mentaux. Ces rapprochements [p. 76] posent un problème trop important et trop vaste pour que nous puissions l’envisager ici avec une certaine ampleur. Nous le signalons seulement, en rappelant toutefois que les recherches sur la séméiologie du rêve ont fait apparaître des relations entre certains troubles mentaux et des rêves déterminés ; mais tout cela, loin de permettre de généraliser le caractère morbide des rêves, autorise au contraire à le restreindre à certaines catégories.
Mais, si l’existence même de l’incohérence ne fait guère de doute (malgré quelques exceptions de rêves fortement et logiquement organisés), on est loin d’être d’accord sur l’explication de ce phénomène.
M. Foucault, en s’appuyant sur des faits bien constatés, cherche à rendre compte de cette incohérence par deux considérations : simultanéité de plusieurs séries d’images – imparfaite subordination de ces images les unes aux autres. De ces deux causes d’ailleurs la première serait la plus importante. « Le rêve, dit-il (op. cit. p. 169), ne peut donc être proprement incohérent qu’à la condition d’être complexe. S’il comprend une pluralité de tableaux séparés, s’il est formé par la rencontre de plusieurs séries indépendantes qui s’organisent tant bien que mal postérieurement [p.77] au sommeil, le rêve doit être incohérent toutes les fois que l’arrangement des scènes qui le composent n’est pas achevé. Et comme il est rare que cet arrangement soit achevé, comme l’observation et la notation du rêve ont coutume d’interrompre le travail d’organisation, on comprend que les rêves complexes soient toujours incohérents. » Cette vue est assurément fort ingénieuse ; cependant les choses ne pourraient-elles pas se passer de la même manière, si les tableaux divers du rêve, au lieu d’être simultanés, comme il est maintes fois soutenu au cours du livre de M. Foucault (c’est même un des points essentiels de la théorie), étaient successifs, tout en restant indépendants ? On ne voit guère de difficultés à l’admettre. « L’incohérence du rêve nous frappe, disait déjà Delbœuf (Revue philosophique, 1880, p. 639) parce que l’esprit au réveil, ou déjà même pendant le sommeil, s’obstine à chercher de l’unité dans ce qui n’en a pas et réunit en un tout des choses disparates. » Et c’est à peu près dans le même sens que nous trouvons chez Bergson cette remarque sur le rêveur. « Il éviterait l’absurde s’il’ assistait en simple spectateur au défilé de ses visions. Mais quand il veut à toute force en donner une explication, sa logique, destinée à relier [p. 78] entre elles des images incohérentes, ne peut que parodier celle de la raison et frôler l’absurdité. » (L’ Énergie spirituelle, p. 107.) Il est vrai que, si l’on comprend bien l’indépendance de séries simultanées, on a plus de peine à admettre celle de séries successives ; mais nous ne tarderons pas à voir que le désintérêt, qui caractérise le sommeil, en faisant disparaître le pouvoir de sélection des images, doit précisément favoriser et même préparer cette absence de liaison entre les séries successives.
On a rarement distingué de l’incohérence ce qu’il est préférable, semble-t-il, d’appeler l’illogicité. Alors que l’incohérence concerne surtout le rapport entre les diverses images oniriques, leur manque de liaison et leur apparence décousue, l’illogicité se rapporte à la relation entre ces images et les connaissances les plus élémentaires et les plus fondamentales fournies· par l’expérience courante. Le rêve ne tient en effet aucun compte de ces données. « L’état de la veille, dit Formey (Essai sur les songes, dans les Mémoires de l’Académie de Berlin, 1746), se distingue de celui du sommeil, parce que dans le premier rien n’arrive sans cause ou raison suffisante, les événements sont liés entre eux d’une manière naturelle et intelligible ; au [p. 79] lieu que dans les songes tout est décousu, sans ordre, sans vérité. Pendant la veille, un homme ne se trouvera pas tout à coup dans ma chambre, s’il n’est venu par quelqu’un des chemins qui y conduisent ; je ne serai pas transporté de Berlin à Paris, si je ne fais pas le voyage ; les personnes absentes, ou même mortes, ne s’offriront point à l’improviste à ma vue ; tandis que tout cela et des choses plus étranges, contraires à toutes les lois de l’ordre et de la nature, se produisent dans les songes. C’est donc là le critérium que nous avons pour distinguer ces deux états. » Il suffirait de rappeler le rêve typique de vol, pour indiquer combien le dormeur se soucie peu de la vraisemblance et renverse sans étonnement les lois les plus élémentaires. Quand, en rêve, on se voit écrasé par un rocher, on est bien loin généralement d’en conclure que l’on meurt ; et parfois on peut se surprendre à regarder, à travers les déformations oniriques, des combustions se réaliser même dans l’eau.
Cette illogicité est due, sans nul doute, à l’absence de tout esprit critique. Mais qu’est-ce que l’esprit critique sinon une forme de l’intérêt porté à la situation présente et au réel ? Si donc le sommeil est bien, comme nous le verrons bientôt, caractérisé par le [p. 80] désintérêt, il n’est pas étonnant que les combinaisons les plus bizarres et les plus irréalisables se fassent place dans l’esprit du dormeur. L’illogicité, comme l’incohérence, trouvera donc finalement son explication dans l’absence du contrôle normalement exercé par l’esprit sur ce qu’il conçoit, afin de pouvoir aborder sans inconvénient le domaine de l’action.
On a beaucoup discuté sur le point de savoir à quoi tenait le caractère hallucinatoire du rêve, car il est de fait que l’images oniriques emportent avec elles la croyance à la réalité de ce qu’elles expriment et à l’objectivité des événements imaginaires qu’elles représentent. II ne faut pas oublier, en ce qui concerne cette question, que toute image tend à apporter avec elle la croyance à sa réalité : bien loin que nous ayons besoin de raisons pour tenir une image pour vraie, il nous en faut au contraire pour nous en défier. Certes, chez l’adulte au moins, la constatation des erreurs antérieures ne tarde pas à jeter sur les images une sorte de suspicion générale ; mais ce doute lui-même résulte alors d’une attitude de défiance acquise par l’expérience et réclamée par la vie. Assurément les raisons générales de douter ne sont pas toujours nettement conscientes ; [p. 81] pourtant il n’en reste pas moins qu’elles sont à peu près constantes et ne disparaissent guère que dans des circonstances exceptionnelles : le· rêve est précisément de celles-là. En se désintéressant du présent, le dormeur laisse s’assoupir ce gardien vigilant qui, sous la forme d’esprit critique, maintient à l’égard de toutes les images ce soupçon général, qui les oblige à justifier préalablement de leurs titres. Pas plus qu’elle ne répugne à l’incohérence et à l’illogicité, et pour la même raison, l’activité onirique de l’esprit ne fait de difficultés pour s’accommoder de toutes les images et pour leur accorder à toutes la même créance.
Le rêve de Maury, rapporté dans le chapitre premier, dans lequel un choc sur le cou a provoqué toute une série de visions révolutionnaires, a suscité un problème fort discuté depuis et que nous ne pouvons pas passer sous silence. Si entre le moment du choc et celui du réveil, nécessairement fort rapprochés, le dormeur a pu voir défiler une longue suite d’images, c’est, a-t-on dit, qu’il y a dans le rêve une accélération inaccoutumée de la pensée : la diversité d’événements aussi nombreux a dû se resserrer par sa rapidité, au point de n’occuper que le temps très court nécessaire à la sensation douloureuse [p. 82] pour être sentie et faire cesser le sommeil. Cependant à cette explication proposée par certains psychologues (entre autres Le Lorrain et Egger), d’autres auteurs apportent des objections. C’est ainsi que M. Kaploun (Psychologie générale tirée de l’étude du rêve, p. 126), en s’appuyant sur son expérience personnelle, estime « qu’on ne rêve pas plus vite qu’on ne pense en veille, mais que le rêve est relativement lent » ; et cette conclusion rejoint celle de Vaschide, qui pense « que la soi-disant extraordinaire rapidité de la pensée dans le rêve n’est pas le moins du monde un fait définitif. » (Le sommeil et les rêves, p. 246.) En effet, un rêve fait par M. Clavière, dans des conditions particulièrement favorables à une évaluation précise de la durée, ne semble pas exiger une rapidité extraordinaire du flux des images.
« Je suis, rapporte l’auteur (La rapidité de la pensée dans le rêve, in Revue philosophique, 1897), à un théâtre forain, qui, depuis trois semaines, donne des représentations dans la ville que j’habite. Le rideau est déjà levé. Un des acteurs que je reconnais, car je l’avais vu quelques jours auparavant dans le Petit Duc, nous fait, assis à une table au milieu de la scène, à un mètre environ de la rampe, une conférence sur le nombre et la richesse [p. 93] des costumes que possède la troupe dont il fait partie. Tout à coup une courte sonnerie fait entendre : « Tenez, dit-il, voilà encore le Bon Marché qui téléphone au sujet d’un costume que nous lui avons, commandé. » Il se lève, se dirige vers le fond de la scène, pendant que dans le public se fait entendre le bruit des conversations particulières. Je l’avais suivi des yeux et je le voyais dans le coin à droite, baisser la tête vers une sorte d’appareil téléphonique, lorsque mon père, qui était à mes côtés et qui pour mieux voir était monté sur sa chaise, dit à haute voix : « Eh bien, il vaut mieux être ici à entendre ces choses-là qu’être ailleurs à entendre prêcher sur la dèche. » Je tourne les yeux vers lui, j’incline la tête en signe d’assentiment et je me dis à moi-même : « Oui, comme cela arrive souvent dans les troupes foraines. » Aussitôt je m’éveille et j’entends mon réveille-matin que j’avais amorcé la veille et placé près de mon lit. Or, ce réveil présente une particularité des plus précieuses pour le cas présent : il sonne deux fois ; d’abord deux ou trois coups seulement et quelques instants après le carillon réglementaire. J’ai noté le temps précis qui s’écoule entre les deux sonneries : il est exactement de vingt-deux secondes… Entre ces [p. 84] deux limites enregistrées automatiquement, que s’est-il passé ? On a prononcé une phrase de vingt-huit syllabes sonores (celle du conférencier), une autre de vingt-sept syllabes sonores (celle de mon père), une réflexion mentale de quinze syllabes (la mienne) et le conférencier a parcouru l’espace qui séparait la table du fond de la scène, c’est-à-dire une distance de quatre à cinq mètres. La répétition des mêmes faits dans la veille, j’en ai répété plusieurs fois l’expérience, exige une moyenne de 17 à 18 secondes. »
Assurément cette observation est bien de nature à faire douter d’une accélération de la pensée onirique ; mais ce cas, dont il serait trop long de discuter ici les conséquences, ne doit pas, semble-t-il, faire rejeter complètement l’hypothèse suggérée par celui de Maury. M. H. Piéron, qui a étudié cette question (La rapidité des procès psychiques, Revue philosophique, 1903), admet un rapprochement possible entre la rapidité du rêve et l’hypermnésie des noyés, qui embrassent, paraît-il, dans cet instant suprême, l’ensemble des événements de leur vie ; puis, cherchant une explication au phénomène. « Dans tous les cas typiques, dit-il, il y a une image qui envahit le champ de la conscience, et toutes les, images qu’elle tend alors [p. 85] évoquer viennent, sans qu’aucun réducteur les retarde, cristalliser pour ainsi dire presque simultanément autour d’elle. »
Que d’ailleurs la rapidité du processus psychique soit, dans le rêve, particulièrement exceptionnelle, ou qu’elle soit tout simplement poussée à un haut degré, ou même tout à fait ordinaire, la question reste entière de savoir si la pensée onirique n’affecte pas une mobilité remarquable. Or, sur ce point il est indéniable que le rêveur passe avec une extrême facilité d’une image à une autre : celle-ci est à peine saisie qu’elle a déjà disparu, pour faire place elle-même à une nouvelle tout juste entrevue. Certes cette mobilité est une des conditions de la vie psychologique, mais elle se fait à coup sûr dans le rêve plus impérieuse que dans aucune autre circonstance. Il importe cependant sur ce point d’apporter quelques précisions, car cette mobilité a été parfois interprétée comme l’expression d’un changement interne et d’une transformation. (Cette tendance se trouve en particulier chez Radestock.) « Pourtant, remarque très justement Delbœuf (Revue philosophique, 1879, II, p. 341), j’ai des scrupules, au sujet de ces prétendus changements. Je me demande si ce sont là de véritables métamorphoses. Quand vous [p.86] racontez ces sortes de rêves, vous ne dites jamais que le chat se changea en jeune fille, l’arbre en église, vous vous exprimez autrement, par exemple : je jouais avec un chat, mais, un moment après, ce n’était plus un chat, c’était une jeune fille. Ou bien : j’étais d’abord sous un arbre, mais sans que je sache comment, je me trouvai au milieu d’une église. Or, dans mon opinion, vous avez d’abord rêvé d’un chat, puis d’une jeune fille, et c’est votre esprit qui, soit pendant le sommeil, soit le plus souvent au réveil, pour s’expliquer à lui-même la continuité de certaines autres parties du rêve, suppose une transformation que vous n’avez pas constatée expressément dans votre rêve. En fait, il y aurait simple substitution d’une image à une autre, sans changement interne et progressif. » Que l’association des idées joue alors un rôle, qu’elle soit très souvent inaperçue et médiate, nul doute cependant que nous nous ,retrouvons ici en présence de l’incohérence. Si les images sont pendant le rêve extrêmement mobiles, c’est précisément qu’elles ne sont pas fortement organisées dans des systèmes cohérents et logiques. Elles forment seulement des groupes fragiles et factices, dans lesquels elles peuvent se substituer les unes aux autres et se remplacer [p. 87] mutuellement, avec une grande facilité. Peut-être est-il permis d’ailleurs de voir là une des raisons possibles de la rapidité des processus psychiques oniriques. Toute sélection opérée sur les images, pour les grouper d’une façon cohérente, pourrait bien être en définitive, en même temps qu’une difficulté créée, un élément de retard. Le rêve ignorerait à la fois toutes ces conditions.
On a proposé encore de considérer comme un des caractères essentiels du rêve l’exagération de l’émotivité. A côté de la théorie affirmative sur ce point d’Havelock Ellis, on peut placer les remarques très précises de Vaschide, qui trouve même dans cette émotivité onirique le caractère distinctif du rêve. « Les rêves de toute nature, dit-il (op. cit. p. 285), ont, au point de vue psychologique, un élément commun, une sorte de qualité première, indubitable pour tous ceux qui se sont occupés de la question et que nous avons toujours retrouvée dans toutes nos recherches, dans toutes nos observations sur tous les aspects possibles du rêve et du sommeil. Cette qualité première est l’émotivité qui accompagne toujours les hallucinations hypnagogiques, les images et les évolutions de notre vie onirique ; émotivité intense et pouvant revêtir un caractère de spiritualité [p. 88] inconnu à l’état de veille. Nos rêves —au moins dans la mesure où nos recherches nous ont permis de préciser les faits —ne sont jamais ternes, purement idéologiques et concrets ; ils n’existent qu’en tant que l’élément émotion est capable d’augmenter l’intensité de l’image. » M. Vaschide cite, pour appuyer cette affirmation, un certain nombre d’exemples fort intéressants et très caractéristiques, en ajoutant qu’il pourrait en apporter un nombre très considérable tout à fait analogues. Des faits contraires semblent bien infirmer en partie cette théorie, puisque bien souvent dans le rêve nous restons indifférents à des scènes, qui à l’état de veille nous auraient violemment émus. Mais il ne faut pas oublier que l’émotion éprouvée en rêve est, comme nous l’avons déjà remarqué, indépendante de son substrat hallucinatoire ; si bien qu’au réveil, en présence de notre impossibilité de réunir l’émotion et le substrat, nous interprétons comme de l’indifférence ce qui n’est en réalité qu’une réaction affective sans rapport normal avec l’élément représentatif. Là encore nous retombons dans le problème des sentiments dans le rêve, que nous voudrions réserver, en raison de sa complexité même et de l’insuffisance des éléments nécessaires à sa solution. [p. 89] L’attitude qui convient, nous semble-t-il , sur ce point est une réserve prudente, en garde contre les généralisations hâtives et les négations trop fermes : ce qu’il importe avant tout sur ce sujet c’est de ne condamner à l’avance aucune des hypothèses, que des observations ultérieures risqueraient de confirmer. Disons donc que, dans nombre de cas, sinon toujours, l’activité onirique manifeste une émotivité, qui, sans être peut-être un critérium de distinction entre le rêve et la· veille, n’en reste pas moins d’une importance suffisante pour être signalée.
Que d’autres caractères soient attribuables au rêve (le dédoublement de la personnalité, etc.), le fait est indéniable, mais ces autres caractères n’ont pas la généralité de ceux que nous venons de signaler ; ils apparaissent dans certains rêves, mais peuvent rester totalement étrangers à certains autres. Nous ne pouvons par conséquent les étudier ici. Un seul est assez général pour mériter encore notre attention : c’est celui par lequel s’opère la transposition onirique des idées en images : mais il y a là plus qu’un caractère du rêve, un véritable procédé architectonique que nous pouvons appeler, avec quelques auteurs, la dramatisation. [p. 90]
- Les procédés architectoniques
Nous avons parlé constamment, dans les pages qui précèdent, des images oniriques, sans faire d’allusions précises à des idées existant chez le dormeur. Est-ce à dire qu’il n’y en a aucune ? Une telle conclusion dépasserait assurément le domaine des faits, car certains rêves mettent parfois en œuvre quelques idées. Cependant c’est l’exception et tous les psychologues s’accordent à reconnaître que, dans les cas les plus nombreux, les idées ne parviennent à trouver place dans la trame onirique qu’en se transformant, pour s’insérer par des images au milieu des autres images. Cette transposition des idées en images est le résultat le plus évident du travail d’élaboration par lequel se constitue le rêve ; c’est ce que nous appellerons la dramatisation.
Quant à la nature des images qui servent le plus souvent à ce travail d’élaboration, on peut se rendre compte facilement que la prédominance appartient aux images visuelles. Nous avons vu déjà que les images olfactives et gustatives étaient fort rares, tandis que les images auditives plus nombreuses étaient loin cependant d’atteindre la fréquence des images visuelles . Nous savons d’ailleurs que les [p. 91] expériences de Mourly Vold ont mis en lumière les phénomènes de suppléance sensorielle, par lesquels une excitation, tactile ou musculaire spécialement, peut donner naissance à des images oniriques visuelles.
Après avoir signalé cette transformation des idées en images dans le rêve, Freud y rattache la difficulté que présente le récit d’un rêve ; car pour raconter il faut traduire, en paroles c’est-à-dire en idées, des images qu’il serait beaucoup plus facile de dessiner. Hervey de Saint-Denis s’était si souvent trouvé aux prises avec cette difficulté que, pour beaucoup de ses rêves, qu’il craignait de déformer par l’expression, il avait pris le parti d’en donner des représentations graphiques aussi exactes que possible.
Est-ce à dire que le passage inverse de l’idée à l’image, celui précisément qu’accomplit le rêveur, soit toujours facile ? Ce serait une erreur de le croire, car, s’il paraît commode de remplacer par des images des personnes et des objets concrets, la représentation concrète des idées abstraites et des relations entre les idées exige un certain nombre d’artifices plus ou moins compliqués. « Vous vous rappellerez alors, dit Freud (op. cit., p. 193) que la plupart des mots abstraits sont des mots qui furent autrefois concrets et vous [p. 92] chercherez, pour autant que vous le pourrez, à remonter à leur sens primitivement concret ». Bien plus, « vous devez être contents si vous avez la possibilité de traduire par une plus grande finesse des images les relations qui ne sont pas susceptibles de représentation concrète. C’est ainsi en effet que le travail d’élaboration réussit à exprimer certaines parties du contenu des idées latentes du rêve par les propriétés formelles du rêve manifesté, par le degré plus ou moins grand de clarté ou d’obscurité qu’il lui imprime, par sa division en plusieurs fragments, etc. »
Freud, qui a étudié avec beaucoup de pénétration ces procédés architectoniques, signale, à côté de la dramatisation, la condensation et le déplacement.
Qu’est-ce d’abord que la condensation ? Par elle les matériaux oniriques se trouvent réduits dans le rêve, sinon toujours, au moins très souvent : le rêve est sec, laconique par rapport aux éléments qui lui ont donné naissance ou l’ont alimenté. Parfois cet effet est obtenu par simple élimination de certains éléments, que devraient normalement contenir les souvenirs et les données sensorielles. D’autres fois, c’est plutôt une sorte de fragmentation, mais la plupart du temps (et c’est la forme la plus intéressante et [p. 93] caractéristiquede condensation), il s’agit d’une fusion de plusieurs éléments, ou, si l’on préfère, d’une combinaison. « En vous remémorant vos propres rêves, vous trouverez facilement, dit Freud (op. cit., p. 189) des cas de condensation de plusieurs personnes en une seule. Une personne composée ce ce genre a l’aspect de A, est mise comme B, fait quelque chose qui rappelle C et avec tout cela nous savons qu’il s’agit de D. » On a alors des sortes d’objets ou de personnes que nous pourrions appeler composites, par analogie avec ces images obtenues par Galton mécaniquement, en superposant plusieurs portraits, soit par projection sur un même écran, soit par enregistrement sur une même plaque photographique. Dans le seul rêve dit« de l’injection d’Irma » (Freud) nous trouvions plusieurs exemples de ce phénomène :Irma, qui dans la réalité est d’un teint frais et rose, apparaît très pâle, parce qu’une autre personne se trouve associée à son image par condensation. De même le docteur M… apparaît pâle, imberbe et boiteux, alors qu’il n’est en réalité que pâle, tandis que imberbe et boiteux sont les caractéristiques d’un frère aîné de Freud. Mais la condensation se produit parce que ces deux personnes ont refusé un même service à Freud. [p. 94]
La fusion, au lieu de s’opérer entre des personnes ou des objets, peut condenser différents moments ou différents lieux. Dans le même rêve d’Irma, Freud se voit dans son appartement et cependant le coin de la pièce près de la fenêtre, où il attire Irma pour vérifier l’état de sa gorge, appartient à un local tout à fait changé, le cabinet du docteur M…
Enfin, il peut y avoir des fusions de mots entre eux. Un cas typique est le rêve de Freud pendant lequel il a forgé le terme : aulodidasker. Or ce néologisme peut être considéré comme une fusion de autor, de autodidakt et de lasker, et chacun de ces mots se rattache à un souvenir de l’état de veille.
Au lieu d’être, comme la condensation, un travail synthétique, le déplacement est plutôt un travail de répartition et spécialement de répartition de l’accent psychique c’est-à-dire en somme de l’importance relative accordée à tel ou tel élément. Ce déplacement peut apparaître soit sous forme de remplacement d’un élément par une allusion, soit par transfert de l’accent psychique d’un élément à un autre.
L’allusion n’est pas un procédé spécial au rêve, mais l’activité onirique s’en sert avec une liberté beaucoup plus grande que ne le fait jamais l’esprit à l’état de veille ; si bien [p. 95] qu’elle apparaît généralement alors comme à peu près inintelligible.
Quant au transfert de l’accent psychique, il fait qu’un élément presque insignifiant d’une image-souvenir ou d’une donnée sensorielle prend tout à coup dans le rêve une importance nettement exagérée ; nous pourrions, semble-t-il, comparer ce travail d’élaboration à celui que fait le caricaturiste lorsqu’il donne à la tête, au ventre ou aux jambes de ses personnages des proportions démesurées.
En dehors de ces procédés d’élaboration, existe-t-il encore d’autres formes du mécanisme onirique ? Si nous suivons Freud sur ce point, il faut distinguer un certain nombre de rêves dans lesquels cette élaboration n’est complétée par rien autre (et où le déplacement n’apparaît même que rarement), et d’autres, au contraire, dans lesquels une déformation s’ajoute à l’élaboration : ceux-ci sont même les plus nombreux, au moins chez les adultes, et il importe par conséquent de porter sur cette déformation toute la lumière possible.
Outre les procédés de retranchement de certains éléments ou d’atténuation par allusions, déjà employés dans l’élaboration, la déformation fait apparaître des procédés [p. 96] originaux : le regroupement des matériaux, qui est en somme une modalité analogue au déplacement déjà signalé dans l’élaboration, et surtout le symbolisme.
Ce symbolisme est, d’après Freud et ses disciples, de la plus haute importance pour la compréhension du rêve, parce qu’il permet de voir comment, dans certains cas, où nous serions obligés, semble-t-il , de reconnaître dans le rêve des éléments autres que ceux précédemment déterminés, ces éléments sont en réalité simplement masqués par des symboles. Indépendamment de remarques isolées antérieures, l’étude systématique du symbolisme des rêves a été poursuivie dès 1861 par Scherner (Das Le ben des Traumes), et la psychoanalyse a, non seulement confirmé, mais aussi modifié, en même temps qu’amplifié les vues de ce philosophe, sur ce point. Mais ne peut-on penser que l’étude des symboles n’est qu’une organisation plus méthodique et plus scientifique du travail de tout temps entrepris par les populaires « Clefs des songes » ? Peut être ; cependant, en faisant ce rapprochement, il faut nous garder d’y voir un motif de dédain, car nous ne saurions refuser aux psychoanalystes la supériorité incontestable d’une technique précise, basée non seulement sur des observations [p. 97] isolées, mais sur une longue pratique clinique.
Les symboles peuvent être fort différents et varier d’un individu à l’autre, en raison d’une foule de circonstances ethnologiques, linguistiques, etc. ; et bien souvent par conséquent pour comprendre ces symboles il faut s’adresser aux sujets, afin d’obtenir des renseignements. Cependant ces renseignements ne peuvent porter sur le symbole lui-même, auquel le rêveur ne peut guère ajouter ; les interrogations doivent servir seulement à éclairer le psychologue sur l’ensemble des conditions dans lesquelles se trouve le rêveur, sur ce que nous pourrions appeler avec Freud « la situation psychique. »
Toutefois certains symboles indépendants de l’individu trouvent leur explication véritable dans certains mythes et certaines légendes populaires, et arrivent à former ainsi un ensemble de ressources purement objectives pour la pénétration dans le rêve. De la sorte ce processus psychique nous oblige à recourir pour le comprendre à une explication phylogénique. Freud semble d’ailleurs avoir donné à cette explication une importance exagérée.
L’exagération est, à notre avis, plus manifeste encore, lorsque l’auteur de la psychanalyse, [p. 98] en dressant une liste des symboles, y fait entrer surtout ceux qui ont ou peuvent avoir une signification sexuelle. Nous ne saurions contester que des préoccupations de ce genre apparaissent dans la vie onirique, mais il est au moins prématuré de généraliser.
Et, si nous nous demandons dans quelles conditions et sous quelles influences s’exerce ce double travail d’élaboration et de déformation, Freud nous invite à le considérer, au moins en grande partie, comme un déguisement opéré par la censure. Si, en effet, dans l’élaboration, la transformation des idées en images visuelles apparaît comme indépendante de la censure, la condensation, sans en être un effet, lui rend au moins la tâche plus facile. Quant au déplacement il en est entièrement l’œuvre, ainsi que tous les procédés de déformation, sauf le symbolisme : encore faut-il admettre que ce facteur spécial, sans être soumis à la censure, collabore au moins largement avec elle, en lui rendant des services et en simplifiant son œuvre.
Si nous voulons éclaircir maintenant cette notion de la censure, nous nous trouvons entraînés à développer la théorie de Freud sur le rôle de l’inconscient dans le rêve et sur la nature du refoulement. Nous y sommes d’ailleurs [p. 99] amenés aussi nécessairement d’un autre biais.
En effet, l’ensemble des procédés architectoniques du rêve a pour résultat l’établissement d’un écart entre ce que l’on pourrait appeler d’une part les donnée immédiates du rêve, et que Freud nomme le rêve latent ou les éléments latents, et d’autre part le contenu manifeste : seul ce dernier est conscient alors qu’il suppose un substrat inconscient. Pour mieux faire comprendre sa pensée sur ce point, Freud se sert d’une image et compare l’inconscient à une grande antichambre à laquelle est attenante la pièce où siège la conscience et qu’iI appelle la pré-conscience. Ainsi la conscience supposerait le passage des états qu’elle admet par les deux stades antérieurs de l’inconscient et du pré-conscient. Admettons donc que la porte de communication entre l’antichambre et le salon est placée sous la surveillance d’un gardien : c’est la censure.
Dès lors, des états inconscients les uns pénètrent avec l’assentiment du gardien dans le salon de la pré-conscience ; les autres au contraire ne réussissent pas à en franchir le seuil. Ceux-ci déjà forment un premier fond d’inconscient, mais ils n’y sont pas seuls. En effet, parmi les états susceptibles de [p.100] devenir conscients c’est-à-dire faisant partie de la pré-conscience, les uns attirent très rapidement l’attention de la conscience, d’autres séjournent plus ou moins longtemps dans le pré-conscient en attendant d’être considérés par la conscience, d’autres enfin, malgré la permission première, se voient obligés de repasser, en sens inverse, le seuil qui leur a livré passage d’abord : ils retournent alors à l’inconscient.
Freud désigne sous le nom d’états refoulés tous ceux qui restent ainsi dans l’inconscient ou y retournent après un stage plus ou moins long dans le pré-conscient ; et « refoulement » l’action de cette censure qui, tantôt s’oppose dès l’abord à leur passage, tantôt après leur avoir ouvert la voie, les oblige à reculer. Ces états refoulés qui forment l’inconscient sont, de l’avis de Freud, toujours essentiellement de nature sexuelle.
Or c’est dans ce fond de désirs réprimés et de tendances refoulées que le rêve va chercher son origine la plus fréquente. Si une tendance refoulée essaie de se réaliser, pendant le sommeil, sous un déguisement quelconque, il y a rêve.
Ces remarques complètent et éclairent la théorie de la réalisation des désirs dans le rêve : lorsqu’il semble ne pas y avoir une [p. 101] telle réalisation, c’est qu’alors le désir existe seulement dans l’inconscient ; les idées latentes du rêve sont seules à le réaliser, alors que le contenu manifeste paraît insignifiant et incohérent.
De cette théorie, assurément fort ingénieuse, que pensons-nous pouvoir conserver, dans les parties au moins que nous venons de rencontrer ? De même que nous avons admis que, dans certains cas, le rêve apparaît surtout comme une réalisation de désir, de même nous pouvons admettre encore que, à diverses reprises, le désir qui se trouve réalisé dans le travail onirique appartient à un fond inconscient constitué par refoulement. Et dans ces cas le travail de déformation est bien souvent tel que l’indiquent les analyses de Freud. Mais faut-il généraliser, et dire que, toutes les fois qu’il n’y a pas réalisation manifeste d’un désir, il y a réalisation d’un désir inconscient dans une trame onirique latente, dont le contenu manifeste n’est qu’une sorte de substitut ? Une telle attitude paraît ne pas suffisamment tenir compte de la complexité de la vie psychologique et aller encore trop loin dans la voie de la systématisation. Ce qui reste donc acquis c’est la détermination précise du mécanisme onirique d’élaboration (qui fait très rarement défaut) et de déformation [p. 102](quand il existe, ajouterons-nous, pour nous garder de toute affirmation dépassant trop le domaine des observations et des faits).
Pourquoi ne poserions-nous pas, en terminant l’étude de ces procédés du rêve, la question de notre pouvoir sur les rêves ? Certes elle risque d’être fort décevante, mais elle n’en répond pas moins à certaines préoccupations d’un grand nombre de personnes, et mérite à ce titre de tenter notre curiosité. Qui n’a essayé une fois ou l’autre l’expérience aussi séduisante que vaine, par laquelle on cherche, en fixant son attention, un peu avant le sommeil, sur tel ou tel sujet, à provoquer ainsi un rêve le concernant ? Sans parler de la méthode du Dr Corning, qui ne s’applique qu’à des malades, Hervey de Saint-Denis nous fournit un exemple de recherches suivies sur ce point. Persuadé d’ailleurs que la volonté ne perd pas toute action dans le rêve, il a cherché le moyen de conserver ainsi, par une sorte d’entraînement préalable, la direction de l’activité psychique onirique. Si ses efforts en ce sens n’ont pas eu de grands résultats, il a été plus heureux dans l’utilisation de l’association des idées. Toute sa méthode repose sur les considérations suivantes : si l’on crée [p.103] artificiellement pendant la veille des associations entre certaines sensations et des images déterminées, on pourra ensuite, en donnant en rêve la sensation initiale, faire apparaître de nouveau l’image correspondante. Ses expériences, qui ont porté sur des sensations olfactives (parfums) auditives.(airs musicaux, danses) et gustatives, n’ont pas été absolument vaines, mais ne semblent pas de nature cependant à faire concevoir de grandes espérances. Les effets ne sont pas, en ce domaine, en rapport avec la complication des essais et les difficultés multiples de réalisation. Nous devons reconnaître qu’en l’état actuel de nos connaissances psychologiques le rêve résiste à notre action. D’ailleurs, ainsi que le remarque M. Dumas (Comment on gouverne les rêves, Revue de Paris, 1909, vol. 6, page 357) « la plupart des hommes ne pensent pas qu’il vaille la peine d’acheter par un minutieux apprentissage un bonheur illusoire ; ils ne demandent pas au sommeil de les faire vivre dans un monde qui les charme en les dupant ; ils y trouvent une douceur naturelle qui leur suffit. » [p. 104]
[p. 106]
CHAPITRE IV
QU’EST-CE QUE LE RÊVE ?
Ce que nous venons de dire du rêve nous met-il en état d’élaborer une théorie du rêve ? Une telle théorie devrait indiquer la nature du rêve, en même temps que sa place et sa signification dans la vie psychologique. Bien qu’en présence de tels desiderata les moyens dont nous disposons paraissent bien faibles et bien fragmentaires encore, nous devons au moins tenter de déterminer le cadre d’une étude d’ensemble, en même temps que les matériaux. qui peuvent aider à une semblable édification.
Peut-être, pour essayer de comprendre ce qui se passe dans Je rêve, n’est-il pas illusoire de partir de ce que nous connaissons de la psychologie de l’étal de veille. C’est du moins [p. 105] la méthode que nous suivrons ici, espérant qu’à défaut de résultats tout à fait précis, elle pourra au moins nous donner des indications très utiles.
La plupart des psychologues contemporains ont insisté sur le fait que la vie psychique suppose un choix, et que dans toute conscience apparaît une activité de sélection. Une telle condition se manifeste déjà même dans les opérations les plus élémentaires, telles que la perception, mais elle prend plus d’importance encore à mesure que nous considérons des phénomènes plus complexes : il y a dans la mémoire par exemple une sélection d’idées et d’images, de même que l’esprit exerce sur les associations qu’il opère entre elles, sinon toujours une surveillance consciente, au moins un contrôle inconscient. Cette sélection dépend parfois de considérations morales ou de préoccupations scientifiques ; elle est bien plus souvent une simple nécessité de la vie sociale, généralement dirigée par des soucis et des habitudes professionnelles ; dans tous les cas, elle dépend des conditions mêmes de la vie, au sens le plus large de ce terme. Pour vivre, l’homme doit adapter sa pensée, et avec elle son action, aux circonstances et aux événements dans lesquels son activité est appelée à se [p. 106] déployer : chose qui n’est évidemment possible que si la conscience fait un choix entre les données utilisables et les éléments inutiles.
Accepter les unes et rejeter les autres, c’est assurément se livrer à des refoulements plus ou moins fermes el plus ou moins complets mais toujours effectifs. Le refoulement apparaît comme un corollaire de la sélection, et il s’en faut bien que Freud ait été le seul ou même le premier à insister sur l’importance des états refoulés. Au contraire, Freud en faisant de ce refoulement l’action d’une censure généralement guidée par des préoccupations morales, a été tenté de le restreindre à certaines tendances, au lieu de voir sa portée générale dans toute la vie psychologique, aussi bien intellectuelle qu’affective.
« Ce que nous avons senti, pensé, voulu, depuis notre première enfance, dit Bergson (L’Évolution créatricep. 5) est là, penché sur le présent qui va s’y joindre, pressant contre la porte de la conscience qui voudrait le laisser dehors. Le mécanisme cérébral est précisément fait pour en refouler la presque totalité dans l’inconscient et pour n’introduire dans la conscience que ce qui est de nature à éclairer la situation présente, à aider l’action qui se prépare, à donner enfin [p. 108] un travail utile », si bien que « derrière les souvenirs qui viennent se poser ainsi sur notre occupation présente et se révéler au moyen d’elle, il y en a d’autres, des milliers et des milliers d’autres, en bas, au-dessous de la scène illuminée par la conscience. » (L’Énergie spirituelle, p. 101.) En parlant du mécanisme cérébral, Bergson met bien en lumière la façon dont il conçoit cette activité de sélection ; elle a pour lui une base et des conditions organiques particulièrement cérébrales. « Notre corps, dit-il encore (Matière et mémoire, p. 189), avec les sensations qu’il reçoit d’un côté et les mouvements qu’il est capable d’exécuter de l’autre, est donc bien ce qui fixe notre esprit, ce qui lui donne le lest et l’équilibre. L’activité de l’esprit déborde infiniment la masse des souvenirs accumulés, comme cette masse de souvenirs déborde infiniment elle-même les sensations et les mouvements de l’heure présente, mais ces sensations et ces mouvements conditionnent ce qu’on pourrait appeler l’attention à la vie et c’est pourquoi tout dépend de leur cohésion dans le travail normal de l’esprit. » C’est de ce point de vue que Bergson peut appeler le cerveau « l’organe d’attention à la vie » ; « il fait que conscience, sentiment et pensée restent tendus sur la vie réelle et par [p. 109] conséquent capables d’action efficace. » (L’Énergie spirituelle, p. 51.) Mais s’il est organe, il n’est pas principe, et se trouve de ce fait au service pour ainsi dire de l’intérêt qui nous fait faire attention à la vie. Autrement dit, sans le cerveau une telle attitude n’est plus possible, avec lui en apparaît la possibilité ; mais pour en établir de plus l’existence, il n’en reste pas moins nécessaire de remonter jusqu’aux données psychologiques.
Pour expliquer cette tension psychologique, M. Kaploun (op. cit.), après avoir distingué le moi central du moi automatique, fait remarquer que « c’est au moi automatique qu’appartiennent l’attitude interrogative et la surveillance inconsciente de la réalité ; c’est lui qui maintient latentes les connaissances relatives à la réalité passée, actuelle ou possible ; c’est sa tension qui se réalise en mouvements instinctifs, réflexes ou habituels, c’est lui qui estime inconsciemment la portée des faits et produit les réaction, affectives ; c’est, d’un mot, lui qui fait qu’en veille, nos pensées, nos sentiments et nos actions sont adaptés à la réalité. » (p. 25.) Nous acceptons volontiers, à titre de schématisme, cette explication, sans qu’il soit possible, à notre avis, de donner à cette distinction entre le moi central et le moi [p. 110] automatique, tel qu’il est ici compris, une portée objective tendant à une conception dualiste du moi de veille (4). Mais ce moi automatique, dont la tension ou la détente conditionne l’attention à la vie, symbolise assez bien ce que nous avons appelé plus haut l’intérêt que l’esprit porte au réel.
« Mais, si notre passé nous demeure presque tout entier caché parce qu’il est inhibé par les nécessités de l’action présente, il retrouvera la force de franchir le seuil de la conscience dans tous les cas où nous nous désintéresserons de l’action efficace, pour nous replacer, en quelque sorte, dans la vie du rêve. Le sommeil, naturel ou artificiel, provoque justement un détachement de ce genre. » (Bergson. Matière et Mémoire, page 167), et le rêve peut dès lors être défini : « l’état d’un esprit dont l’attention n’est pas fixée par l’équilibre sensori-moteur du corps. » (Op. cit., p. 191.)
Développant plus longuement ailleurs cette conception, Bergson poursuit : « Supposez qu’à un moment donné je me désintéresse de la [p. 111] situation présente, de l’action pressante, enfin de ce qui concentrait sur un seul point toutes les activités de la mémoire. Supposez en d’autres· termes que je m’endorme. Alors ces souvenirs immobiles, sentant que je viens d’écarter l’obstacle, de soulever la trappe ‘qui les maintenait dans le sous-sol de la conscience, se mettent en mouvement. Ils se lèvent, ils s’agitent, ils exécutent dans la· nuit de l’inconscient une immense danse macabre. Et tous ensemble ils courent à la porte qui vient de s’entr’ouvrir. lis voudraient bien passer tous. Ils ne le peuvent pas, ils sont trop. De cette multitude d’appelés, quels seront les élus ? Vous le devinez sans peine…, parmi les souvenirs-fantômes qui aspirent à se lester de couleur, de sonorité, de matérialité enfin, ceux-là seuls y réussiront qui pourront s’assimiler la poussière colorée que j’aperçois, les bruits du dehors et du dedans que j’entends, etc., et qui, de plus, s’harmoniseront avec l’état affectif général que mes impressions organiques composent. Quand cette jonction s’opérera entre le souvenir et la sensation j’aurai un rêve. » (L’Énergie spirituelle, p. 102.) Ainsi « le rêve est la vie mentale tout entière, moins l’effort de concentration. » (p. 111 .) Et dans un dialogue imaginaire entre le moi de rêve et le moi de [p. 112] veille, Bergson fait dire au premier : « Ta vie, à l’état de veille, est une vie de travail, même quand tu crois ne rien faire, car à tout moment tu dois choisir et à tout moment exclure… ce choix que tu effectues sans cesse, cette adaptation continuellement renouvelée est la condition essentielle de ce qu’on appelle le bon sens… L’effort que tu fournis sans trêve, je m’abstiens purement et simplement de le donner. Tu t’attaches à la vie : je suis détaché d’elle. Tout me devient indifférent. Je me désintéresse de tout. Dormir c’est se désintéresser. On dort dans. l’exacte mesure où l’on se désintéresse. » (L’Énergie spirituelle, p. 109.)
Cette théorie du sommeil-désintéressement est une vue à la fois originale et féconde, que certains psychologues ont développée avec complaisance. « Par quoi en effet, dit M. Claparède (Op. cit. in. Archives de psychologie, 1905, p. 322), se distingue le rêve de la vie à l’état de veille sinon par le désintérêt pour la situation présente ? En rêve nous sentons, nous nous souvenons, nous imaginons, nous raisonnons même plus ou moins, mais jamais nous n’adaptons notre travail mental à la situation présente, jamais nous n’agissons sur le monde réel. La fonction [p. 113] du réel ou de présentification fait défaut. »
Cette conception permet d’expliquer comment certains bruits énormes ne réveillent pas un dormeur, qui tressaille au contraire dès que son nom est murmuré, ou bien encore comment la mère, qui n’entend pas le bruit du vent pendant son sommeil, perçoit le moindre appel de son enfant. Elle est à ce point satisfaisante que même les auteurs, qui ne s’y réfèrent pas explicitement, en admettent au moins implicitement la plupart des points importants. Lorsque M. Mourre, par exemple (La volonté dans le rêve, Revue philosophique, 1903), distingue la vie onirique de celle de la veille par l’absence du pouvoir de contrôle et de la volonté, il nous ramène à la doctrine du désintérêt, si l’on considère que les deux choses, qui font défaut d’après lui, ne sont en somme crue des aspects de l’intérêt porté à la situation présente.
Que, sous l’influence du sommeil, l’esprit se désintéresse du présent et que par conséquent la sélection des images soit troublée, il n’en faut pas plus pour qu’une foule d’images ordinairement refoulées envahissent subitement la conscience et donnent aux hallucinations oniriques toute leur richesse. [p. 114] « Ce que nous voyons la nuit, ce sont les restes malheureux de ce que nous avons négligé dans la veille. Le rêve est souvent la revanche des choses qu’on méprise ou le reproche des êtres abandonnés. » (A. France. Le Lys rouge.) C’est cette absence de refoulement pendant le sommeil que Delage, dès 1891 (Une théorie du rêve, Revue scientifique, 11 juillet 1891), avait déjà signalée, et qu’il met de nouveau en lumière dans son récent ouvrage. « Alors, dit-il (Le Rêve, p. 495), dégagées de leur inhibition passagère, les impressions cérébrales se réveillent, les idées comprimées, dégagées du poids d’impressions nouvelles sans cesse renaissantes, reprennent leur développement interrompu et c’est entre elles seulement que va s’établir la lutte. N’est-il pas naturel que les plus comprimées prennent maintenant le dessus ? Ce sont autant de ressorts tendus, et il peut y avoir plus de force dans un petit ressort bandé à fond que dans un plus grand qui a presque repris sa position d’inertie. Ces grands ressorts sont nos impressions vives, nos préoccupations laborieuses, dont nous avons presque épuisé l’énergie en les développant jusqu’au bout ; les petits sont les mille riens de la vie, refoulés parce que nous avons mieux à faire qu’à nous occuper d’eux, [p. 115] oucomprimés sous le poids d’événements plus graves : dégagés de ces obstacles, ils achèvent de se détendre et manifestent une énergie inattendue. »
Mais ce ne sont pas seulement les images qui se pressent alors dans le champ de la conscience, ce sont aussi les désirs refoulés et les tendances réprimées, car « l’esprit endormi ne critique pas plus les actions que les croyances » (Foucault. Le Rêve, p. 181), et c’est ce qui fait dire à Maury que « en rêve l’homme se révèle donc tout entier à soi-même dans sa nudité et sa misère natives. Dès qu’il suspend l’exercice de sa volonté, il devient le jouet de toutes les passions contre lesquelles à l’état de veille la conscience, le sentiment d’honneur, la crainte nous défendent. » (Op. cit., p. 115.) Ce que nous avons déjà vu précédemment de la doctrine de Freud s’accorde tout à fait avec cette opinion, qu’elle complète et corrige seulement tout en l’étendant : en effet admettre que la censure n’est pas complètement abolie pendant le sommeil, mais dans bien des cas simplement déroutée par le déguisement, c’est, en précisant la notion de non-refoulement, étendre cette explication à des rêves qui, de prime abord, ne paraissent guère s’y prêter.
Va-t-on nous objecter qu’il importe de [p. 116] distinguer, lorsque nous parlons de refoulement, celui que la simple attention à la vie opère d’elle-même et celui que la conscience exerce par rapport à certains désirs et certaines tendances inacceptables pour elle ? Nous ne songeons nullement à contester une telle distinction ; et cependant nous croyons que ces deux formes du refoulement se tiennent de fort près : la conscience morale n’est-elle pas constamment tournée vers l’action qu’elle s’efforce de diriger ? La casuistique, dans ce qu’elle a de plus individuel, en apparaît comme l’aboutissement logique, parce qu’elle est la manifestation la plus caractéristique de cet effort d’adaptation aux circonstances créées par la vie. Ainsi se désintéresser de tout ce qui peut être utile dans le présent, c’est en même temps ne se soucier plus de ce que les stoïciens appelaient le convenable, et par là même faire abstraction provisoirement des préoccupations de censure morale. Ainsi s’explique que le désintéressement, qui caractérise ou tout au moins accompagne le sommeil, soit l’origine de la double irruption dans la conscience des images inutiles parce que inadaptées au réel et des passions ou désirs mauvais (pour cela antérieurement refoulés).
En parlant des divers caractères de [p. 117] l’organisation onirique, spécialement de l’incohérence, de I’illogicité, de la mobilité, nous avons dit qu’ils trouvaient leur explication (ou tout au moins une partie de leur explication) dans le désintérêt et l’absence de refoulement ; nous ne reviendrons pas ici sur ces divers points, traités un peu, d’ailleurs par besoin de clarté, par anticipation.
Il reste à nous demander si cette irruption s’opère au hasard, en vertu d’un mécanisme aveugle, ou si au contraire même alors l’esprit maintient le finalisme qui le caractérise. Et sur ce point nous rencontrons des doctrines divergentes, sur l’examen desquelles nous devons nous arrêter un peu.
« Le rêve, dit Dugas (Le sommeil et la cérébration inconsciente durant le sommeil, in. Revue philosophique, 1897) c’est l’anarchie psychique, affective et mentale, c’est le jeu des fonctions livrées à elles-mêmes et s’exerçant sans contrôle et sans but ; dans le rêve l’esprit est un automate spirituel », et l’on trouve dans le même sens, chez Delage (Une théorie du rêve, Revue scientifique, juillet 1891) : « En somme, le rêve est le produit de la pensée errante, sans but et sans direction, se fixant successivement sur les souvenirs qui ont gardé assez d’intensité pour se placer sur sa roule et l’arrêter au passage, [p. 118] établissant entre eux un lien tantôt faible el indécis, tantôt plus fort et plus serré, selon que l’activité actuelle du cerveau est plus ou moins abolie par le sommeil. » « Le rêve c’est la distraction, le désordre tumultueux où les images s’attirent par la simple raison qu’elles se ressemblent ou qu’elles ont été unies dans une expérience passée. » (Dumas, op. cit., p. 344.)
Et c’est bien encore, semble-t-il, à l’automatisme que se réfère au moins implicitement M. Foucault, lorsqu’en parlant des images subconscientes qui envahissent pendant le sommeil le champ de la conscience, il s’attache, pour déterminer leurs chances respectives de réapparition, à des caractères de ces images, au lieu de faire appel à une direction donnée par l’esprit : « Celles, dit-il (p. 299), qui ont le plus de chances de reparaître à la conscience par le moyen du rêve, et d’occuper dans la subconscience les couches supérieures, sont, toutes choses égales d’ailleurs : 1° les plus récentes ; 2° les plus émotives ; 3° celles qui proviennent de perceptions inattentives ; 4° celles qui ont occupé récemment l’esprit à titre d’images. » Quant à Bergson, s’il dépasse ce point de vue, en ne cherchant pas dans le passé les caractères assurant aux images leur réapparition, il n’en considère [p. 119] pas moins cette réapparition comme soumise à un caractère propre à ces images : la possibilité de leur jonction avec la sensation présente, c’est-à-dire leur assimilation en quelque sorte virtuelle à cette sensation. Et par là sa doctrine est encore, en une certaine mesure au moins, indépendante du finalisme.
Cette part faite à l’automatisme a évidemment l’avantage, de rendre très facilement compte dc l’incohérence, de l’absurdité, de l’instabilité el de l’insignifiance du rêve ; mais, en ne permettant guère de chercher aux rêves un sens, il paraît bien qu’elle ne tienne pas compte de certains faits incontestables.
Au lieu d’une substitution pure et simple de l’automatisme mécanique au finalisme, peut-être y-a-t-il plutôt une transformation de ce finalisme par un changement de direction. Qu’il n’y ait dans le rêve qu’une orientation nouvelle et différente du finalisme psychique c’est ce que peuvent facilement laisser concevoir d’abord les rêves réalisant des désirs, dans lesquels l’écart d’orientation est réduit, pour ainsi dire, au minimum. Bien plus, si, comme le pense Freud, les procédés de transformation mis en œuvre dans le travail onirique manifestent la nécessité [p. 120] d’échapper à une censure affaiblie, dégradée, énervée en quelque sorte, et par conséquent moins précise dans l’accomplissement de sa tâche, mais cependant nullement détruite d’une façon complète, ce reste de censure apparaît encore comme un maintien de l’orientation ancienne en face de la nouvelle. Quant à cette dernière, déterminée par les tendances inconscientes, elle serait aussi appréciable que possible dans tous les rêves réalisant des actions ou donnant accès à des pensées refoulées par la conscience à l’état de veille.
Si cette dernière conception a sur la précédente l’avantage de ne pas restreindre comme elle la personnalité, en lui faisant échapper en quelque mesure une partie de la vie psychique (toute celle dans laquelle précisément le mécanisme agirait seul), elle tend par contre à établir, au sein même de cette personnalité, une dualité radicale. En effet, dans l’hypothèse finaliste, tout rêve a un sens : mais ce sens, qui doit toujours se rattacher à la personnalité consciente ou inconsciente, est donné tantôt par des tendances acceptées par le moi, tantôt par des tendances, qui sont en lui, mais qu’il se refuse à admettre et dont il laisse se former un faisceau maintenu à l’état de refoulement. [p. 122]
Cependant cette dualité se trouve moins radicale, si l’on considère qu’entre l’inconscient et le conscient existent des rapports, des actions et des réactions réciproques, des échanges constants. Pour rendre compte de cela, nous proposerions de remplacer la comparaison présentée par Freud entre l’esprit et un système de salon et antichambre, par un équilibre de forces centrifuge et centripète. La première de ces forces représenterait, pour les phénomènes psychologiques, la tendance à s’échapper du cercle éclairé par la conscience, alors que la force centripète tendrait constamment à les y ramener. Mais supposons que ces forces, au lieu d’être constantes, varient ; bien plus, varient non d’après des lois générales s’appliquant en un même moment à tous les phénomènes d’une façon uniforme, mais d’après des proportions spéciales à chacun ou au moins à certains groupes d’entre eux. Le sommeil est une de ces causes complexes de variation et le rêve qui se manifeste alors, en est le produit : il rejette dans l’inconscient certaines pensées qui occupaient pendant la veille le champ de la conscience, il en attire au contraire d’autres de l’inconscient.
Cependant, pour que notre comparaison soit aussi exacte que possible, il faudrait [p. 122] admettre que chacune des forces centrifuge et centripète dépend non seulement d’une activité de l’esprit, mais de certains caractères propres aux phénomènes sur lesquels elle s’exerce. Cette dernière influence représenterait la part de mécanisme, que comporte toute construction psychique, tandis que la première serait empreinte de la marque finaliste imprimée par la pensée à tout ce qu’elle soutient. Dès lors le rêve n’apparaîtrait plus ni comme une sorte de renversement des lois de la pensée à l’état de veille, ni comme une simple continuation de cette pensée. Tout phénomène psychologique implique, en même temps qu’un double courant de finalité et de mécanisme, une subordination plus ou moins complète et plus ou moins précise du second au premier : dans le rêve cette subordination, sans disparaître tout à fait, se fait moins nette, mais nous autorise néanmoins à rechercher, sous les hésitations apparentes et les divagations manifestes, le sens latent qui ne saurait disparaître absolument qu’avec la finalité. Or, la finalité n’est pas seulement le domaine de l’esprit, mais celui même de la vie.
Notes
(1) Esquisse d’une théorie biologique du sommeil, dans Archives de Psychologie, 1905, p. 278.
(2) Leur nom leur vient de ce qu’elles précèdent préparent le sommeil.
(3) D’autre s’expliquent au contraire, bien que la chose puisse surprendre, par une véritable réalisation de désirs ; mais c’est qu’il s’agit alors d’un désir inconscient insuffisamment refoulé par la censure et qui, au lieu de se déguiser pour se faire accepter d’elle, force directement et malgré elle la porte de la conscience. Mais cette seconde forme de cauchemar ne se trouvera pleinement éclaircie que par ce que nous aurons à dire plus loin de la censure et du refoulement.
(4) « En veille, le moi central est uni au moi automatique, tandis qu’il en est séparé pendant le sommeil. C’est la synthèse des deux moi que nous appellerons le moi de veille. » (op. cit., p. 25).
[p. 124]
TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION | 7 |
CONDITIONS PHYSIOLOGIQUES ET PSYCHO PHYSIOLOGIQUES | 13 |
I. — Les excitations périphériques | 14 |
II. — Impressions cénesthésiques | 24 |
FACTEURS PSYCHOLOGIQUES | |
I. — Les images-souvenirs | 45 |
II. — Les désirs et les craintes | 57 |
L’ORGANISATION ONIRIQUE | |
I. — Caractères de cette organisation | 73 |
II. — Les procédés architectoniques | 90 |
QU’EST-CE QUE LE RÊVE ? | 105 |
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