Champouillon. Délire des aboyeurs. Extrait de la « Gazette des hôpitaux civils et militaires », (Paris), 80e année, 1857, pp. 26-27.
Une contribution à la controversée question des aboyeurs avec celles des médecins Bosredon, Pize et Ancelon [en ligne sur notre site]
Jean Champouillon (1809-1895). Médecin en chef de l’hôpital du Val de Grâce à Paris.
— De l’Emploi des eaux minérales dans le traitement des affections catarrhales des organes génito-urinaires chez l’homme et chez la femme. Paris, 1877.
— Les Anémiques aux eaux de Luxeuil, Paris, 1878.
— L’Art de prendre les eau. Paris, 1888.
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Délire des aboyeurs.
Nous recevons de M. Champouillon, à propos des communications de MM. Bosredon, Pize et Ancelon sur le délire des aboyeurs, quelques observations, que nous nous empressons de faire connaître à nos lecteurs.
On ne comprend guère pourquoi les médecins qui ont observé la chorée du larynx donnent à cette maladie le nom de délire des aboyeurs. Cette dénomination manque, en effet, d’exactitude et de précision, en ce que les aboyeurs ne sont pas tous atteints de troubles marqués dans les fondions morales, intellectuelles ou affectives, et que quand ces troubles existent, ils ressemblent bien plus à l’imbécillité qu’au délire proprement dit.
Les causes de cette infirmité sont les mêmes que celles de la chorée en général : elle peut être congéniale ou accidentelle. La chorée laryngienne accidentelle est de beaucoup la plus commune ; elle est presque toujours la suite d’une impression vive et soudaine, ainsi que le prouve l’exemple suivant :
D…, conscrit de la classe de 1853 , appelé devant le conseil de révision, réclame son exemption pour cause d’aboiement. Cette allégation paraissant suspecte au médecin expert, le Conseil décide que D… ne sera libéré qu’après que la réalité de cette affection aura été constatée définitivement. En conséquence, D… fut placé au Val-de-Grâce, dans la division de M. Champouillon, chargé du service des maladies simulées. Ce jeune homme, parfaitement constitué du reste, raconte qu’étant mousse à bord d’un caboteur, il fut précipité à la mer par un coup de vent. La frayeur, l’impression subite de l’eau froide frappèrent le malheureux naufragé d’un anéantissement presque complet, au sortir duquel il fut pris de tremblement et de suffocation qui se prolongèrent pendant une semaine entière. Lorsqu’après un peu de calme la parole redevint possible, chaque phrase fût depuis lors coupée une ou plusieurs fois par les mots Nantes, Nord, que le sujet articule avec une grande véhémence pendant chaque expiration. On dirait d’une soupape qui se lève brusquement pour donner issue à un jet de vapeur. Quand, par une cause quelconque, ce jeu cesse d’être régulier, il est remplacé par des aboiements saccadés, qui se prolongent pendant plusieurs secondes.
Ces spasmes choréiques du larynx sont continus pendant l’état de veille ; le sommeil seul y met fin momentanément. Semblable. [p. 26, colonne 3] rémissions, se remarque également pendant le travail ou les grand efforts musculaires.
Cette infirmité, qui dure depuis neuf ans, ne semble causer à D… aucun malaise, ni aucune fatigue. L’intelligence de cet homme est parfaitement intacte, sa santé excellente.
Rien de notable dans l’habitude extérieure du sujet, si ce n’est un gonflement marqué de la base du cou. La chorée est exclusivement limitée aux muscles du larynx.
Au bout de deux mois d’une surveillance établie sans résultats pour surprendre D… en flagrant délit de supercherie, sa réforme fut prononcée.
M. Champouillon a eu l’occasion d’observer plusieurs autres cas d’aboiement ou chorée laryngienne, et jamais il n’a constaté délire proprement dit. Toutefois il y a, chez quelques choréiques de cette espèce, de l’embarras dans le maintien, de la taciturnité, une attitude confuse ou de l’irascibilité ; mais, en aucun cas, ces modifications du caractère n’étaient accompagnées de désordres même passagers dans l’entendement.
La coïncidence ou la liaison du délire avec l’aboiement n’est donc pas un fait assez constant pour que l’on soit autorisé à confondre ces deux phénomènes dans une dénomination générique.
— Nous recevons, à la même occasion, de M. le docteur Eon, médecin aide-major à l’hôpital de Coléah (Afrique), de curieux renseignements sur des phénomènes bizarres de même nature qu’il a été à même d’observer dans le temps dans une petite ville de la Bretagne. Nous laissons parler notre correspondant :
« Une légende très-répandue dans le pays raconte que Notre- Dame du Roncier, vierge en grande vénération dans la ville de Josselin et dans les communes adjacentes, était atteinte de la singulière maladie que nous allons décrire tout à l’heure, et qu’elle la transmit à quelques femmes de son village qui s’étaient moquées d’elle ; punition fatale, comme le péché originel, qui s’est transmise d’âge en âge, se reproduit régulièrement deux fois chaque année, toujours avec les mêmes phénomènes, et sévit exclusivement dans la même commune, chez de jeunes filles ou jeunes femmes de la campagne très-vigoureuses et qui n’ont pas l’habitude de sentir leurs nerfs.
On appelle communément cette maladie haut mal, ou mal de la Vierge. On l’observe toujours le 15 août et le jour de la Pentecôte, je crois. Alors la ville de Josselin est dans une animation considérable. Depuis six heures du matin jusqu’au milieu du jour, on voit arriver à chaque instant des groupes de paysans portant à grand’peine de malheureuses femmes en proie aux convulsions les plus épouvantables. Leur face est vultueuse ; les yeux injectés sortent de l’orbite ; leur bouche est écumante ; des sons rauques, saccadés, s’échappent difficilement de leur larynx contracté et produisent une sorte d’aboiement.
« Je ne chercherai pas à décrire ici tous les symptômes de cette affection ; quiconque a vu une attaque hystérique un peu prononcée en aura une idée très-exacte. Je dirai seulement que pendant un temps plus ou moins éloigné , souvent un mois avant le grand jour, ou jour de l’attaque , il survient, chez les femmes qui en seront atteintes, un malaise général, de l’inappétence, des nausées, de l’insomnie, une tristesse profonde. Les malheureuses ont une idée fixe ; elles ne songent qu’au mal qui doit les frapper inévitablement à jour fixe ; elles s’y préparent par le recueillement, le jeûne et la prière, conditions on ne peut plus favorables, comme on sait, pour produire l’exaltation de l’imagination.
« Ces phénomènes s’aggravent d’autant plus que le jour de Iâ fête est plus rapproché ; alors ils sont dans toute leur intensité.
« La médecine n’intervient jamais dans le traitement. On se met en route avant le jour pour venir prier Notre-Dame-du-Roncierdans son église, distante de 7 ou 8 kilomètres. Voyage bien long et bien pénible, car les attaques convulsives se succèdent rapidement, et sont d’autant plus intenses que l’on se rapproche davantage de l’église, dans laquelle on traîne plus tôt qu’on ne porte ces pauvres créatures jusqu’au tronc de la Vierge pour le leur faire embrasser.
Alors les convulsions, devenues générales, sont affreuses ; les bruits qui s’échappent de la poitrine simulent tous les bruits musicaux [p. 27, colonne 1] que l’imagination se plaît à leur prêter. Dans le pays on se convainc que les femmes aboient.
« Le nombre en diminue chaque année, mais j’ai vu des scènes de ce genre se renouveler vingt, trente fois dans la matinée. Jugez la confusion qui règne dans l’église, alors toujours pleine des fidèles assistant aux offices.
« Les désordres cessent généralement peu de temps après l’arrivée des malades dans l’église ; quelquefois, après un temps plus ou moins long, il survient de nouvelles attaques, qu’on ne fait céder définitivement qu’en portant ces infortunées jusqu’à la fontaine de la Vierge, pour leur faire des ablutions. Cette eau merveilleuse, comme celle de Notre-Dame de la Salette, achève enfin la guérison. A partir de ce moment, tout rentre dans l’ordre, comme après les attaques hystériques, pour se renouveler l’année suivante. »
Est-ce là une affection nouvelle à ajouter au cadre nosologique, ainsi que le pense M. Bosredon, ou bien est-ce tout simplement, comme le dit M. Pize, un symptôme commun à diverses maladies, ou bien enfin, comme le pense M. Eon, une névrose qui se rapproche singulièrement de l’hystérie, ce résumé de toutes les névroses, comme le dit avec raison notre confrère ? Nous pensons avec lui que cette dernière interprétation est la plus juste, mais à la condition toutefois d’admettre que c’est une hystérie d’un cachet tout spécial que l’on trouve dans la périodicité à jour fixe une fois, peut-être deux fois l’an. L’exaltation de l’imagination développée par la méditation, le jeûne, la prière, voilà la cause de ces désordres nerveux que l’on n’a pas l’habitude de rencontrer chez ces pauvres femmes de la campagne.
Ne trouve-t-on pas aussi dans l’histoire, ajoute notre correspondant, des phénomènes semblables ou du moins analogues ? Après la révocation de l’édit de Nantes, les protestants, poursuivis par les dragonnades du grand roi, se réfugient dans les Cévennes. La peur produit chez quelques-uns de ces malheureux des tremblements, qui plus tard se développent chez tous. Un malade en prière sur la tombe du diacre Paris, à Saint-Médard, est pris de convulsions ; tous ceux qui s’y rendent après lui sont pris de convulsions.
« N’est-ce pas toujours là la manifestation de phénomènes semblables, produits par l’instinct d’imitation et l’exaltation d’imagination ? Cette explication, que M. le professeur Andral donnait, il y a vingt ans, dans ses cours, nous paraît très-plausible, et nous ne doutons pas que le fameux édit :
De par le roi, défense à Dieu
D’opérer miracle en ce lieu,
n’amènerait un résultat semblable, si l’autorité du département voulait employer son influence. »
Nous sommes sur tous ces points parfaitement de l’avis de notre confrère.
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