Laugeois. L’Innocence opprimée ou défense de Mathurin Picard, curé du Mesnil-Jourdain. Précédé d’une introduction par M. Lucien Barbe. Extrait du « Bulletin de la société de l’histoire de Normandie 1900-1904 », Rouen et Paris, A. Lestringat et A. Picard et fils, 1904, pp. 128-162.
Un texte resté inédit jusqu’à cette parution, avec une préface de de l’Historien Lucien Barbe. Il inspire nombre d’autres historien, comme Ernest Hildesheimer [en ligne sur notre site], par les éléments nouveaux qu’il apporte.
[p. 128]
DOCUMENTS HISTORIQUES
L’INNOCENCE OPPRIMÉE OU DÉFENSE DE MATHURIN PICARD,
CURÉ DU MESNIL-JOURDAIN, DIOCÈSE D’ÉVREUX, DOYENNÉ
DE LOUVIERS, PAR M. LAUGEOIS, SUCCESSEUR IMMÉDIAT
DUDIT PICARD DANS LA CURE DU MESNIL-JOURDAIN.
Le manuscrit original de Laugeois est perdu. L’auteur, qui l’avait écrit poussé par l’indignation, redoutant les conséquences de la publicité, s’était contenté de le montrer, sous le manteau, à de rares amis.
Un siècle plus tard, l’abbé Chemin (1), curé de Tourneville, paroisse voisine du Mesnil-Jourdain, fit quelques copies du manuscrit de Laugeois, qu’il accompagna d’une préface.
Peut-être avait-il trouvé l’original dans la bibliothèque du président d’Acquigny (2), qui en renfermait un exemplaire, d’après la note suivante de l’Histoire du Parlement de Normandie, de Floquet : « L’innocence opprimée ou défense de Mathurin Picard, etc., par M. Laugeois, successeur [p 129] immédiat dudit Picard. Copié sur l’original qui est entre les mains de M. d’Acquigny, manuscrit de la bibliothèque de M. Auguste Le Prévost, qui l’a mis à notre disposition avec la plus grande obligeance ». Qui avait copié ce manuscrit ? Floquet ne le dit pas, et c’est regrettable, car aujourd’hui l’original de la bibliothèque du président d’Acquigny semble avoir disparu et la copie de M. Le Prévost a eu le même sort.
Dans les papiers de Chemin, légués par M. Delanoe au Grand-Séminaire d’Evreux, il n’y a pas trace de l’Innocence opprimée. Une sorte de fatalité semble s’être attachée à cet ouvrage.
Une copie, d’une écriture du XVIIIe siècle, a été léguée à la bibliothèque de Louviers par M. Léopold Marcel (3) ; elle porte, au-dessous du titre cité plus haut, cette mention : « Ouvrage qui n’a jamais été imprimé, et extrait sur l’original par M. Chemin, curé de Tourneville, 1779. »
Si elle n’est pas de la main même de Chemin, elle a pu être exécutée sous ses yeux, puisqu’il vivait encore à cette époque.
L’exemplaire de la bibliothèque de Louviers est donc maintenant un exemplaire UNIQUE. Le petit ouvrage de Laugeois, à défaut de tout autre mérite, aurait au moins celui de la rareté.
Laugeois, qui mourut en 1678, était originaire du diocèse de Lisieux ; successeur immédiat de Mathurin Picard, [p. 130] il n’arriva dans la contrée que dans le courant de l’année 1643, au moment où commençait le célèbre procès où devait succomber la réputation de son prédécesseur. Cette date de 1643 est à retenir, parce que ce n’est qu’à partir de ce moment qu’il a été mêlé aux événements dont il parle. Ainsi, il n’a jamais connu David, mort depuis quinze ans.
Laugeois a écrit d’autres ouvrages que l’Innocence opprimée. On a de lui : Idée de la foy ou poeme spirirituel, en forme de paraphrase, contenant l’explication du Symbole, Evreux, Jean Roussel, 1665, in-8°, et Moralités chrétiennes sur les Evangiles, Hérault, 1764, in-4°.
L’abbé Chemin, dans sa préface, nous dit que Laugeois écrivait mieux en vers qu’en prose et que ses Moralitéssont d’un style tout autre quel’Innocence, qu’il n’a point retouché (4). Espérons-le ; s’il excellait dans l’anagramme, comme le dit l’abbé Chemin, il avait aussi une passion malheureuse pour les concetti, et ses phrases sont d’une longueur exagérée, même pour son temps. Cependant, Esprit du Bosc-roger, plus diffus que lui encore, a eu deux éditions.
Si la forme laisse à désirer, le fond ne manque pas d’intérêt ; Laugeois a connu et fréquenté la plupart des protagonistes du célèbre drame de Louviers. Chez le bailly, Adrien Leconte, il a rencontré le docteur Yvelin, qui lui a enseigné la théorie des humeurs bouillantes et visqueuses, exposées au chapitre II, de même que, au chapitre I, [p. 131] l’homme de loi qui proteste contre la véracité de la Piété affligée, c’est ce même bailli, qui lui non plus n’avait pas connu David. Est-il donc étonnant qu’ayant de telles fréquentations, il fût au courant de ce qui se disait à Rouen dans le monde judiciaire et dans le monde ecclésiastique ? Et les reproches sévères qu’il adresse aux membres du Parlement peuvent lui avoir été suggérés par son entourage, mêlé à toute cette affaire. Enfin, il avait personnellement connu Boulay, et l’enquête à laquelle il s’est livré dans sa paroisse est corroborée par l’opinion des auteurs locaux. Après lui, Chemin, Legendre, et, de nos jours, le chanoine Delanoe, tous prêtres séculiers, considèrent Picard comme un honnête homme. Peut-on reprocher à l’auteur sa vivacité à l’égard des réguliers, de Bosc-Roger en particulier. Il ne faut cependant pas oublier qu’il vivait au milieu de gens très surexcités et qu’il reflète les passions de son époque (5). Que celui d’entre nous qui ne s’est jamais départi de son calme au milieu des événements contemporains, lui jette la première pierre. Ce qu’il dit des « enlèvements » de Simone Gauguain, qui fut plus tard la petite mère Françoise de la Croix, est aussi affirmé par le Récit sur la mère Françoise(Bibliothèque nationale).
En un mot, si l’opuscule de Laugeois laisse à désirer quant à la forme, au point de vue documentaire il a une valeur, et une valeur d’autant plus grande qu’il est le seul [p. 132] qui ait osé écrire ce que les autres pensaient, et que son ouvrage est l’unique plaidoyer de l’époque en faveur des victimes de cette terrible affaire.
C’est cette circonstance qui a déterminé le Conseil de la Société de l’Histoire de Normandieà autoriser la publication, dans le Bulletin, du mémoire inédit de Laugeois : sans vouloir prendre parti entre les personnages divers mêlés à l’affaire, Picard et Boullay, David et même Esprit du Bosroger, il lui a paru, comme à nous, qu’il importait de recueillir le seul document contemporain qui présente l’affaire de Louviers sous un point de vue nouveau, celui de l’innocence de Picard et Boulay.
En 1616, avait été fondé à Louviers, sous le nom de Saint-Louis et Sainte-Elisabeth, un couvent de femmes du tiers ordre de saint François, auquel était adjoint un hôpital. Les organisateurs de ces deux institutions étaient un vieux prêtre du diocèse de Paris, Pierre David, et une jeune femme, Simone Gaugain, qui devait acquérir plus tard, sous le nom de la petite mère Françoise de la Croix, une certaine célébrité comme fondatrice et supérieure de l’hôpital de la place royale à Paris, et surtout par ses rapports intimes avec Anne d’Autriche.
David jouissait à Paris d’une bonne réputation ; il était le confesseur attitré des dames de la paroisse de Saint-Jean-en-Grève. Esprit du Bosc-Roger fait de lui un portrait qui le représente comme un mystique, mais il ajoute : c’était un hypocrite. Même après avoir lu la Piété affligée, de Boscroger, je n’en suis pas convaincu ; c’était, je crois, [p. 133] un illuminé, mais un homme de bonne foi. Si l’on se reporte à l’époque où il vivait, époque de jansénisme, de molinisme, de querelles théologiques, on comprendra l’exagération des jugements que ces sectaires portaient les uns sur les autres.
Il paraît certain, néanmoins, que les enseignements de David développaient chez les filles qu’il dirigeait une exaltation dangereuse, des extases que Boscroger lui-même déplore. Simone Gaugain, la supérieure, avait des « enlèvements » ; il en résulta pour elle une maladie qu’on ne pouvait soigner à Louviers, paraît-il. Elle partit pour Paris où elle avait de puissants protecteurs, et ne revint pas. Son départ fut le début de sa haute situation.
Alors arriva dans le couvent une jeune fille de Rouen, orpheline, nièce de Sadoc, jolie, dit-on, mais déjà dépravée et hystérique, c’était Madeleine Bavent. Une autre fille, nommée Pigeon, avait dû être expulsée du couvent, puis était rentrée, imparfaitement guérie. On comprend que sur de semblables natures, les prédictions de David avaient une néfaste influence. Partisan de Molina, il prêchait l’abandon absolu à la volonté de Dieu, et considérait toutes les extravagances qu’il voyait faire comme un signe d’élection divine. Boscroger, qui le traite de gnostique, ne l’accuse pas d’immoralité. Si quelques religieuses couraient nues dans les jardins du couvent, n’était-ce pas plutôt sous l’impulsion de la maladie que par ses ordres ? Aucune croyance n’est à ajouter au récit de Madeleine Bavent ou plutôt du père Desmarets, qui cherchait peut-être à atténuer la responsabilité de cette malheureuse en augmentant [p. 134] celle de David, qu’il considérait comme hérétique.
On a accusé ce vieux prêtre d’avoir enseigné à ces filles les doctrines de l’adamisme ; il y avait alors deux cents ans qu’on ne parlait plus d’adamisme en France. C’était un moyen de le rendre odieux. Laugeois l’accepte, mais il n’a jamais connu David, mort depuis quinze ans. A son arrivée dans le pays, la légende était déjà faite ; elle s’est perpétuée jusqu’à nos jours : la dernière religieuse, morte en 1834, répétait encore que les religieuses d’autrefois communiaient nues.
Son successeur fut Mathurin Le Picard, appelé, suivant l’usage local, Mathurin Picard. C’était alors un homme d’environ cinquante-cinq ans ; il était né à Louviers, où habitaient ses frères. Il n’avait jamais quitté le diocèse d’Evreux, ni même la contrée ; après avoir débuté comme attaché à la paroisse Saint-Etienne d’Elbeuf, il avait été en 1608 curé d’Acquigny, et du Mesnil-Jourdain en 1612. Il était donc bien connu de l’évêque François Péricard, qui l’avait nommé. C’était un bon prédicateur, un érudit, un écrivain distingué et un savant théologien. Il suffit de lire, pour s’en rendre compte, les ouvrages qui nous restent de lui :la Vie des saints Mauxe et Vénérand, l’Arsenac(sic) de l’âme, et enfin le Fouet des Paillards, dont le titre a excité la verve de Michelet, qui ne l’a jamais lu et en fait un livre bizarre et violent contre les abus qui salissent les cloîtres. Ses autres manuscrits sont perdus. Picard possédait une bibliothèque importante et était en rapports suivis avec Le Boullenger, libraire à Rouen. Cet [p. 135] amour de l’étude et des livres latins et grecs a dû faciliter l’accusation de sorcellerie lancée contre lui.
Si Mathurin Picard était un savant, c’était surtout un homme de bien et un bon prêtre. Nous en avons pour preuve trois actes authentiques, dont la minute existe dans l’étude de Me Angerard, à Louviers, et qui constatent plusieurs fondations pieuses faites par lui au Mesnil-Jourdain et à Louviers, aux prisonniers de la Geôle, et enfin son testament, que laSociété de l’Histoire de Normandiea reproduit dans son Bulletin, tome IV, page 185.
Dans ce dernier acte, dicté quelques heures avant sa mort, et que sa main défaillante a déjà peine à signer, Picard témoigne une tranquillité d’âme et une lucidité d’esprit qu’on ne conçoit pas chez l’ignoble personnage qu’on voudrait qu’il ait été. Sa mort est le soir d’un beau jour. Ce testament prévoit tout, pense aux dettes les plus minimes et indique comment elles doivent être réglées. Cette bibliothèque qu’il aime, ce grimoire de sorcier, il le distribue entre les communautés religieuses d’Evreux et le curé de Louviers, son ami. Il prêche la paix à sa famille, contribue à la fondation d’une école à Louviers et demande qu’un prêtre y enseigne le catéchisme aux enfants. Il demande à être inhumé dans le chœur de cette église du couvent de Saint-Louis, dont il a surveillé la construction ; fait, revêtu de ses ornements sacerdotaux, une confession publique comme les premiers chrétiens et s’éteint dans le calme.
Sa gestion comme directeur n’avait pas été exempte de soucis. Il voyait le mal qui existait dans la communauté, [p. 136] sans se rendre compte de la nature de la contagion allumée par les doctrines de David ; ce mal des couvents, si répandu et si peu étudié, l’inquiétait ; sa ferme administration enrayait le mal mais ne pouvait le détruire. Il faisait à l’évêque des appels désespérés. François Péricard, prélat de Cour, très préoccupé du qu’en dira-t-on, redoutant l’indiscrétion des gazettes, mais faible et crédule, pensa apaiser la contagion en brûlant quelques livres et en permettant aux religieuses un confesseur plus commode, qui écoutait et prenait au sérieux leurs rêveries maladives.
Picard mort, le frein étant rompu, la contagion se développa jusqu’à l’extravagance. Les jeunes religieuses voyaient des flammes sortir de son tombeau. On voyait apparaître le diable. Madeleine Bavent racontait avoir rencontré Picard au sabbat et avoir eu des rapports avec lui. D’autres filles déclaraient que le diable les laisserait tranquilles quand le corps du magicien Picard serait rejeté hors du couvent. Conseillé par Esprit du Boscroger, sans consulter l’autorité civile, par peur des indiscrétions, l’évêque fit exhumer Picard nuitamment et jeter dans une carrière abandonnée. Quelques mois après, le corps était découvert et le scandale éclatait. Les frères du prêtre intentèrent une action à l’évêque, afin d’obtenir que leur parent fut réintégré dans son tombeau ou au moins dans une sépulture chrétienne. François Péricard parvint à faire évoquer la cause au Grand-Conseil, où il espérait qu’elle aurait moins de retentissement. Mais là, il perdit son procès et fut condamné à faire réinhumer Picard à [p. 137] ses frais. On fit alors surseoir à l’exécution de L’arrêt, et l’affaire revint devant le Parlement de Normandie, compliquée d’une accusation de sorcellerie. Le bruit que l’on voulait éviter avait grandi. On était affolé, on cherchait partout des protecteurs. L’évêque écrivait à la reine ; la supérieure, à la mère Françoise. Celle-ci, qui ne tenait pas à ce qu’on lui rappelât son séjour à Louviers, répondit froidement. Les sœurs exprimèrent entre elles leur mécontentement ; Madeleine Bavent retint ce nom, et, pendant ses hallucinations, prétendit avoir vu la mère de la Croix au sabbat, où elle occupait une place prépondérante ; qu’elle y était en relations avec Boulay, et qu’ils avaient été marqués tous deux, à la même séance, du signe des sorciers. Boulay était un pauvre prêtre, autrefois vicaire de Picard, qu’elle avait sans doute nommé au hasard, de même que Duval ou Vassout, habitants de Louviers.
La reine envoya une Commission dont faisaient partie l’archevêque de Toulouse et le docteur Yvelin, son médecin. Celui-ci, chargé d’examiner les religieuses, les trouva bien portantes, et attribua tous ces accidents à la supercherie et à la simulation. Peu satisfaite de ces conclusions, la Commission appela en consultation deux médecins de Rouen, de Lemperière et Magnard, qui conclurent sans hésiter à la possession diabolique. Yvelin n’avait pas attendu l’arrivée de ses confrères rouennais pour retourner à Paris, d’où il lança une brochure défendant son opinion. Lemperière, malgré son grand âge, riposta vigoureusement, et une curieuse polémique s’engagea entre ces deux médecins. Lemperière découvrit sur l’infortuné Boulay [p. 138] la marque annoncée par Madeleine Bavent, et il fut englobé dans le procès. On en connaît l’issue : Picard et Boulay, convaincus du crime de sorcellerie, furent condamnés au feu, et, après avoir subi la torture avec le plus grand courage, le pauvre vicaire fut précipité dans les flammes avec le cadavre de son curé.
C’est là que commence l’intérêt sérieux du récit de Laugeois, et c’est bien pour rendre hommage à la vérité, et non point, comme le dit Floquet, pour purifier son siège curial, qu’il a écrit ce mémoire.
Madeleine Bavent, dont les mensonges avaient envenimé cette triste affaire, fut celle qui s’en tira le mieux, alors que tout le monde la désignait pour le bûcher. Le Parlement de Rouen tenait essentiellement à traduire à la barre Françoise de La Croix, et avait sursis à juger Madeleine Bavent, la réservant comme le principal témoin. Mais la mère de la Croix, protégée en haut lieu, déclinait sa compétence, et un arrêt du Grand-Conseil, l’arrachant au Parlement, la déféra à l’Officialité de Paris, qui l’acquitta après un long procès.
Madeleine Bavent, oubliée à la Conciergerie, mourut en 1653 à l’Hôpital-Général de Rouen ; on peut remarquer qu’à cette époque, c’est en cette maison qu’étaient internés les aliénés.
LUCIEN BARBE.
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L’INNOCENCE OPPRIMÉE OU DÉFENSE DE MATHURIN PICARD, CURÉ
DU MESNIL-JOURDAIN, ACCUSÉ DE MAGIE.
C’est une étrange chose que partout il y a de l’homme, et qu’il n’y a personne en ce monde, de quelque profession qu’elle puisse être, qui n’ait sujet de dire avec cet ancien philosophe : Homo sum et nihil humani a me alienum puto.
Et ce qui est de plus fâcheux, c’est que la plupart des hommes font leur fort de leur faible, tant ils sont idolâtres de leurs sens et aveuglés de leur amour-propre. Cela se justifie par l’usage commun, ou bien, plutôt, par l’abus du commun et la pratique même des plus parfaits et principalement de ceux qui veulant de tout temps passer de tous les autres pour les plus raffinés et les plus capables dans la vie spirituelle et religieuse font gloire de demeurer les maîtres de leurs desseins aussi bien que de leurs sentiments. Témoin l’exemple des promoteurs du débit de ce livre (6) intitulé la Piété affligée, qui fut dès son berceau saintement condamné parle docte conseil de Monseigneur l’Archevêque de Rouen, et dont la sentence, dès lors toute prête à être mise sous la presse, allait faire un éclat capable de confondre l’honneur superstitieux de l’auteur, voire même tout l’ordre, sans la grâce et faveur de Monseigneur de Rouen, notre ancien archevêque, de très digne et très illustre mémoire, qui, amadoué par les belles promesses et très humbles supplications de ces RR. Pères, eut le pouvoir de faire ôter la presse et détourner la main de l’imprimeur, à la charge par eux de supprimer le livre et d’en rompre le cours comme étant un ouvrage nettement convaincu d’avoir péché contre le droit canon et les [p. 140] lois de l’Eglise, contre les bonnes mœurs et la police même et, par conséquent, tout à fait pernicieux.
Il s’est passé ensuite quelques espaces d’années, que ces esprits semblèrent assez modestes et paraissaient aimer les règles de leur devoir et le devoir de leurs règles ; mais à présent, l’on voit bien que ces ennemis de l’ordre hiérarchique savent prendre leur temps pour l’affliger, et pendant que nos puissances dorment à l’ombre du silence, on voit ceux-là jetter leur zizanie sur le champ de l’église et appliquer ce mauvais cataplasme formé de cantarrides sur les anciennes plaies, afin de faire revivre toujours de plus en plus l’aigreur et le scandale.
Mais où sont ces messieurs de ce sage conseil, qui ne s’éveillent au bruit de ce malheureux livre, que l’on crie, que l’on porte, que l’on vend et que l’on vante partout, malgré l’autorité de la censure et contre la parole donnée de l’étouffer ? Hé quoi ! sera-t-il dit que Picard et Boulay demeureront justement condamnés sur le débit de telles impostures ? Quoi l’honneur du clergé pâtira toujours sous le damnable chiffre des langues médisantes ? Sera-t-il dit qu’on ne puisse jamais désabuser les simples, satisfaire les curieux et informer les ignorants de cette affaire ? Oui, sans doute, on le peut. J’avais pourtant promis de garder le silence et de me tenir à l’ombre sous mes petits recueils ; mais maintenant que le zèle m’inspire de satisfaire au gré de mes amis et de rassurer tout plein de bonnes âmes qui ont le cœur navré du débit de ce livre :Os meum aperui et attraxi spiritum ; j’ai pris le dessein de rompre enfin le nœud de toute complaisance et de faire revenir ici l’innocence opprimée par ce livre apocriphe, dont la lecture fait horreur et que le public a même droit d’exterminer. [p. 141]
Je sais bien que déjà plusieurs grands personnages, et d’une vie toute sainte, n’ont pas trouvé de meilleur expédient pour le purger de ses ordures que de le mettre au feu et de le réduire en cendres comme ils ont fait. Plaise à Dieu, néanmoins, ce juste juge des vivants et des morts qu’il n’en soit pas (fait) pire à l’auteur, qui connaît maintenant le fort et le faible, le vrai et le faux, le bien et le mal de ses ouvrages !
CHAPITRE 1er. — Que ce livre contient tout plein de faussetés. — C’est chose bien constante que la passion aveugle et qu’elle fait passer le blanc pour le noir et le faux pour le vrai, dans un esprit qu’elle tient à ses gages comme était cet auteur de la Piété affligée, ou plutôt ce fameux collecteur d’erreurs et de mensonges.
Certes, qui voudrait s’amuser à coter en détail toutes les faussetés employées dans son tome ? on en ferait un autre quasi le double, ou, pour le moins égal à sa grosseur ; mais il nous suffira de dire, en peu de mots, que l’on sait bien, de bonne part et par le rapport d’un homme de loi, qui est encore vivant, et qui même, d’abord, avait eu bonne part au secret de justice et quelqu’emploi dans les informations du procès de Picard après la découverte que l’on fit de son corps dans cette espèce de voirie nommée le puits Crosnier ; l’on sait, dis-je, que ce personnage, qui le dit, hautement, à qui veut l’entendre, sans crainte de reproche, qu’ayant ouvert ce livre et ayant lu seulement les trois premières pages, par curiosité, il y avait remarqué plus de douze impostures et faits articulés dont il connait lui-même tout le contraire, comme en ayant été le témoin instrumentaire et vu toutes les choses autrement rapportées en justice qu’elles n’étaient exposées en ce livre, ce qui d’abord scandalisa tellement [p. 142] son esprit que, renonçant dès lors à le lire plus en outre, il l’abandonna comme un objet d’erreur, de rapsodies et de malices.
CHAPITRE 2. — Qu’il n’est pas constant qu’il y eut possession parmi les religieuses de Louviers. — A moins d’être un père Esprit Dubosroger, qui s’estimait un autre Delvis et qui en tonnant étonnait tout le monde, il n’y a homme qui peut se persuader que ce fût possession que le mal de ces filles. Il est vrai, néanmoins, que jamais grand veneur n’a été si habile à détourner le cerf ou courre le sanglier, que ce fameux exorciste était adroit à la chasse des diables. Et, en effet, il connaissait le nom et le surnom de ces nègres basannés, dont il savait aussi bien le fort que le faible. Il savait le gîte ; il éventait les ruses et prévenait tous leurs tours, leurs fuites et leurs refuites. Il les lançait et relançait à tous moments ; et enfin il les pressait avec ardeur, animant tout le monde à force de crier Obruat, Obruat… Il les mettait à bout ; mais, à dire le vrai, les marques infaillibles de la vraie possession, qui sont l’intelligence et le parler des langues, lui manquèrent toujours de garants.
Ce n’est pas mon dessein de remuer la question qui fut dès lors tant de fois agitée par les beaux esprits de ce temps-là ; mais je dirai, après tout, qu’un des plus grands et plus illustres prélats de la France et de notre siècle, dont la mémoire est en vénération dans toute l’église, et dans tout l’état pour ses rares mérites, sa haute vertu et la sublimité de sa doctrine, M. de Cospean, évêque de Lisieux, après avoir vu et mûrement considéré toutes les gestes, les actions et les postures de ces prétendues possédées ; touché de compassion de voir ainsi traiter et mettre en compromis l’honneur et l’autorité de l’église, ne dit autre chose sinon ces paroles en haussant [p. 143] les épaules : De re incerta certum fecere scandalum. D’une chose incertaine ils n’ont fait qu’un scandale très manifeste. L’on sait de plus que M. le cardinal Mazarin, sur le récit qu’on lui fit de cette histoire, dit, tout haut, en présence de plusieurs officiers de la cour, qu’il ne trouvait rien d’étrange ni d’extraordinaire en tout cela, que ces sortes de choses arrivent assez souvent en Italie, et que ces apparences de possession étaient assez communes parmi les filles renfermées dans les cloîtres.
Mais, direz-vous, qui peut donner le branle à tous ces accidents ? D’où viennent tous ces délires, ces convulsions et ces grimaces à ces pauvres filles qui n’étudient que la vertu et la religion ? Sans doute l’on ne peut nier que ce soient quelques vapeurs bouillantes et visqueuses fumées qui leurs obsèdent les fibres du cerveau en possédant l’organe de leur raison ; et certes, de tous ceux qui voulurent se mêler de discourir et d’écrire sur ce sujet, il n’y en eut point, au sens de tous les gens d’esprit et d’honneur, qui réussirent mieux, et dont les raisons fussent plus convaincantes que celles du sieur Yvelin, médecin de la reine, et du sieur Prasius, qui trouvaient dans le sexe les causes de ces effets et même encore de bien plus grands et de plus admirables.
Pourquoi donc rechercher des causes surnaturelles à des effets si naturels et donner à des causes si naturelles des effets surnaturels ?
Certes, si tous les tours de souplesse et de passe-passe que l’on dit que ces filles faisaient étaient des marques de possession, je ne sais pourquoi, feu Monseigneur l’Archevêque de Rouen n’envoyait pas quelques-uns de ces petits exorcistes exorciser certaines religieuses d’une ville de ce diocèse, que je ne veux pas nommer, pour le respect que je dois au secret, [p. 144] lesquelles, de même que celles de Louviers, faisaient leurs personnages de leur côté et quantité d’autres tours plus considérables ; jusque-là qu’on eût cru que tout l’enfer eût voulu se cantonner là. Mais M. l’Archevêque, qui n’était pas plus facile à se laisser persuader et surprendre, se contenta pour tout remède d’y envoyer M. Gaude, l’un de ses grands vicaires, homme éclairé, sage et discret, qui, aussitôt qu’il fut arrivé là, fit décamper les diables sans tambour et sans trompette du soir au lendemain, et sans s’être servi d’exorcisme ni d’autres armes que de la menace de la verge et du fouet.
Il ne fallut que ces paroles arrimées d’un abord sérieux et appuyées sur l’autorité de son maître pour se faire venir à miséricorde les doctrinées en gambades, rendre aveu de leurs fautes et demander pardon et pénitence, avec protestation, signée de leur main même de ne jamais faire les folles ni contrefaire les possédées.
Et ainsi l’on sut plus tôt la guérison que le mal ; et oncques depuis on n’a entendu parler de l’histoire.
CHAPITRE 3. — Que le père Esprit auteur de ce Livre possédait davantage l’esprit de Mgr l’Evèque d’Evreux que les Diables ne faisaient les corps de ces filles. — S’il est vrai qu’on connaisse la cause par les effets, il est indubitable que l’esprit de ce père Esprit possédait plus véritablement l’esprit de Mgr l’Evèque que ne firent jamais les Dagons, les Ansitifs, les Asmodées, les corps de ces pauvres religieuses. D’une infinité de preuves qu’on pourrait alléguer de cette vérité je me contenterai d’en produire seulement deux ou trois qui sont assez considérables.
Quant à la première, chacun sait que M. Duhaquais, conseiller en la cour des Aides, avec quantité de personnes d’honneur [p. 145] et de condition, ayant découvert cette insigne et manifeste fourberie, lorsqu’il surprit lui-même, en flagrant délit, une de ces prétendues possédées, prête à jeter une hostie qu’elle tenait dans sa manche. Après plusieurs essais et plusieurs feintes et après avoir abusé de la patience, l’espace de trois heures, des assistants qui l’éclairaient de trop près et l’empêchaient de jouer plus tôt son tour, dans une fosse de six pieds qu’elle faisait creuser, où elle promettait de découvrir ce charme et l’indiquer à point nommé, la fourbe fut sur le champ reconnue si constante et si avérée qu’il n’y eut pas moyen de le contester. C’est pourquoi tout le monde s’écria aussitôt : « Ah la malice ! Ah l’imposture ! O crime punissable ! ». Cela même surprit si fort M. l’Evèque que, tout confus et triste qu’il était, il dit tout haut : « Hé quoi ? serais-je dupe ? » Et sans doute le bon Prélat songeait déjà à sonner la retraite, lorsque le père Esprit survenant : « Non, non Monseigneur, lui dit-il, avec un ton grave et magistral, cela n’est rien ; c’est une ruse du démon pour rendre tout suspect de nullité. Il y va de l’honneur de passer outre, et de franchir cet obstacle, ce serait lâcheté de demeurer en si beau chemin : Courage, Monseigneur ! » Ces paroles poussées par ce feu d’esprit et cet esprit de feu réchauffèrent le cœur du Prélat et lui remirent le mouvement au pouls, pour toujours continuer la batterie. N’est-ce pas là, bien posséder un Evèque ?
En second lieu, ne sait-on pas que ce bon évêque, allant de fois à autre à Evreux pour se raffraichir l’esprit, tout bouillant et échauffé du travail des exorcismes, pour donner quelque relâche et quelque trêve à ses fatigues, il était aussitôt visité par les meilleures têtes de son chapitre, qui, le voyant ainsi préoccupé de toutes ces possessions et maléfices, tachaient, en même temps, pour son honneur, de le dissuader [p. 146] de la continuation de cette entreprise et lui persuader de mettre aux exorcismes et couper pied à ces sortes d’affaires, qui étaient pour lui procurer du désavantage en toutes manières. Le bon prélat demeurant d’accord de toutes ces raisons et y faisant, de lui-même, de sérieuses attentions, témoignait sur le champ vouloir renoncer à retourner désormais parmi les diables.
Mais lui venait-il après des lettres du Père Esprit, il n’en avait pas plutôt vu et lu les termes, qu’il n’était plus mention de rester à Evreux, devenu qu’il était insensible aux raisons de Mrs du Chapitre. N’était-ce pas là tout à fait être possédé par cet Esprit ?
Enfin l’histoire suivante n’est pas une moindre-preuve que le Prélat écoutait aveuglement le Père Esprit. A l’entrée de ma résidence à la cure du Mesnil-Jourdain, étant allé, le jeudi-saint de l’année des exorcismes, rendre mes respects à M. l’Evêque, qui était pour lors à Louviers, au monastère des religieuses, j’en fus assez bien reçu ; ce Prélat m’exhorta à travailler puissamment à réparer tous les désordres qu’il disait être dans ma paroisse ; et après plusieurs autres discours, il m’ordonna d’amener, en procession, le lendemain, jour du vendredi saint, à une heure après midi, ma paroisse en l’église de St Louis, où il avait établi une station nécessaire obligatoire pour les paroisses qui étaient dans la banlieue de la ville, ayant laissé les autres à la disposition des curés ; et afin que la chose fut plus authentique et solennelle il m’ajouta de joindre à ma procession quelques autres paroisses circonvoisines ; ce qui fut exécuté. Après avoir, quelques curés et moi, disposé nos peuples à dignement s’acquitter de leur station, nous arrivâmes au couvent de Louviers à l’heure dite, et en assez bon ordre. Il arriva qu’on nous fermât les portes de [p. 147] l’église. Quelqu’instance que nous pûmes faire, alléguant que nous étions venus là par ordre de monseigneur l’Evêque, nous ne pûmes avoir ni grâce ni accès ni pour toute réponse sinon : On n’entre point. Ce qui nous obligea après une bonne demi-heure de temps que nous fumes à la porte de ce couvent, en pleine rue, à attendre, de rebrousser chemin par dans l’église de Notre Dame, où nous fîmes notre dévotion. Mais on peut dire, sans mal juger, que ce ne fut pas sans distraction, après la pièce qu’on venait de nous jouer. Le bon Prélat, néanmoins, en eut regret pour lors : mais comme il n’était pas maître de cette grimoinerie, il se contenta de me faire dire, [aussi] tôt après, par un de ses officiers, qu’il reconnaissait qu’il y avait eu du mal entendu dans cette affaire; mais qu’il n’avait pas tenu à lui qu’on eut ouvert la porte et donné l’entrée libre à toutes ces pauvres âmes, qui étaient venues par son ordre : Si fait bien au Père Esprit qui ne l’avait pas jugé à propos.
O insolence de l’un et simplicité de l’autre ! N’est-ce pas là une bonté apathique ? Ce prélat aima mieux, ou, pour mieux dire, fut contraint de renoncer à l’exécution de ses ordres, de faire souffrir un scandale à l’église, affront et confusion à trois paroisses qui composent un corps assez considérable, malédifier toute une ville qui voyait à regret et avec déplaisir ces rebutades et ces refus, jeter les âmes dans le scrupule de n’avoir pas satisfait à leur station (7) pour le gain des indulgences, faire murmurer tout le public de trois paroisses d’avoir été repoussées de la sorte ; être, dis-je, forcé de subir [p. 148] les reproches devant Dieu et devant le monde, plutôt que de ne pas plaire à cet Esprit prédominant, et au lieu de dire avec autorité ; Non sicut tu vis, sed sicut ego volo. Après cela ne croira-t-on pas que ce bon Evêque était possédé d’un Esprit si altier.
CHAPITRE 4. — Que l’Adamisme peut avoir été cause de l’affliction des Religieuses. — Il ne faut pas avoir beaucoup lu dans l’histoire, pour y avoir appris que l’horreur des Adamites a toujours, de siècle en siècle, pensé à s’élever, afin de corrompre, sous de mauvais prétextes, la pureté de l’évangile et les saintes pratiques de la piété et de la religion. Mais, toutes les fois que l’église a vu naitre ce monstre épouvantable, elle n’a pas manqué aussitôt de l’exterminer, afin de l’empêcher de ramper plus longtemps sur le champ des infidèles et de répandre dans les âmes, aisées à persuader, son gout empoisonné.
Je ne m’amuserai point à expliquer, ici, ce que c’est que cette damnable et affreuse maxime, supposant que la pluspart de ceux qui verront cet écrit en connaissent assez l’horreur et le crime. Mais j’oserai bien dire qu’on en a fait leçon et qu’on l’a pratiqué dans la maison de nos prétendues possédées, tandis qu’un Broutesauge et qu’un certain David en étaient directeurs.
Je ne dirai point, ce qui n’est que trop connu, que la jeune supérieure du couvent était bien souvent, et quand il lui plaisait, levée de terre jusqu’à la hauteur de pied et demi, voire même deux pieds, et qu’elle affectait de paraitre en cet état devant le monde, afin de pouvoir par une chose si extraordinaire passer déjà pour quelque sainte (8). Mais je dirai que [p. 149] j’ai parlé avec certaine fille de grande probité et d’une âme fort sincère, qui m’a dit avoir été novice dans ce couvent à dessein d’y vivre et mourir religieuse ; mais les leçons secrètes que lui donnait David vers le temps approchant de sa profession, jointes à la vue qu’elle eut d’une certaine créature, sœur professe, qui passa auprès d’elle en allant au chapitre trouver les autres, en postures effroyables, lorsque celle-ci était à répondre à la grille aux vilaines demandes que lui faisait ce père, lui avaient dès lors imprimé une aversion si grande de la maison et de l’ordre, que dès le jour suivant elle demanda à sortir et manda à ses parents de la retirer de là, pour le bien de son âme et l’intérêt de son salut : et oncques depuis la bonne fille ne songea à embrasser jamais la condition de religieuse ; tant l’idée de ces objets et de ces damnables pratiques avaient effrayé sa pudeur, ayant mieux aimé épouser dans le monde une vie chaste, dévote et retirée, dont je l’ai connue très dignement s’acquitter, que de risquer le salut et le repos de son âme.
Il s’en est trouvé d’autres, dont j’ai aussi connaissance, qui sont sorties du même lieu pour les mêmes raisons. Qui sait si Dieu en punition de ces désordres abominables n’a pas permis qu’on y ait vu tous ces désordres.
CHAPITRE 5. — Que le curé Picard n’a point trempé dans ces dissolutions. — Puisque de voir le mal et de ne le point corriger, c’est s’en rendre coupable, et notamment les personnages qui sont en devoir et en pouvoir de le faire ; il faut croire que le curé Picard ne passait pas pour mal noté dans l’esprit de Mr de Pericard, car ce prélat était trop juste pour le souffrir. S’il eut été méchant, il ne lui eut pas confié la conduite de cette communauté, comme il faisait, le dispensant d’assister aux calendes, voire même aux synodes, [p. 150] s’il ne voulait, à condition de continuer toujours cet exercice, bien que par plusieurs fois le bon homme s’en fut excusé sur les incommodités de son âge. S’il l’eut, dis-je, connu pour quelque méchant prêtre, ou homme malversant parmi ces filles, il n’aurait pas trois mois avant la mort dudit curé rendu de lui ce témoignage authentique et si public en rassemblée de ces calendes, qui pour lors se teinrent à Elbeuf, lorsqu’il dit hautement, lui frappant sur le bras : « A la mienne volonté que tous les curés et tous les prêtres de mon diocèse fussent semblables à celui-là. » Ce sont ses propres termes ; tout le doyenné en fait foi. Aussi est-il vrai que le prélat ne fit exhumer son malheureux corps que pour complaire au Père Esprit et pour tâcher de guérir l’imagination blessée de ces filles, s’étant persuadé que le corps de ce prêtre demeurerait à jamais enseveli dans cet infâme caveau, où il l’avait fait mettre, et le mal de ces filles toujours caché dans le tombeau du silence et de l’oubli.
Et en effet ce fut un, grand coup de tonnerre qui l’étonna beaucoup, et un poignard qui le perça au vif, lorsque le Sr Berault, curé de Quatremares, l’étant allé voir à Paris, lui annonça pour étrange nouvelle que le bruit courrait dans le pays, qu’on avait trouvé le corps du feu Sr curé Picard dans le puits Crosnier, car alors le bon Prélat, touché de repentir et s’en sentant comme le cœur pressé, lui dit, en se frappant le genou : « Quel Diable leur a dit qu’il était ! »
Mais d’ailleurs pour faire voir que le curé Picard n’avait aucune part à ces dissolutions, mais les combattait, il ne faut que produire ce qu’en dit, pour lors, le père Dufour, jésuite, à plusieurs Pères de sa Compagnie du collège de Rouen. Voici ses termes : « Si, dit-il, Picard a été méchant, c’est depuis quatorze ans que j’ai prêché le caresme à Louviers, [p. 151] car en ce temps-là, je le trouvais si homme de bien que je l’avais choisi pour mon confesseur, et j’étais le sien ; et dès lors il est constant qu’il y avait du mal et du désordre dans la maison de ces filles ; car, comme un jour il m’était venu voir, avec un visage assez triste, et que je lui demandais d’où lui venait cette humeur et ce chagrin extraordinaire, il me dit en ces termes : « Je vous avoue, mon Père, que j’ai grand sujet de déplaisir et je ne viens ici que pour tâcher de me consoler avec vous, ou bien vous supplier de vouloir vous condouloir avec moi, car il y a assez longtemps que j’ai le cœur serré, il faut qu’aujourd’hui, je vous le décharge entièrement. C’est, mon père, que je suis tellement occupé à oter à ces filles les damnables maximes des Adamites, qu’elles disent avoir apprises de David, leur autre directeur que je désespère de venir à bout, de moi seul, à moins que monseigneur l’évêque ne s’en veuille mêler lui-même, avec plus de soin, et y apporter toute son autorité. Je sais que vous avez auprès de luy un accès et une connaissance toute particulière, c’est pourquoi, je m’adresse plus librement à vous dans l’espérance que vous lui ferez entendre confidemment le sujet de mes plaintes et de mes peines et la résolution même, où je suis, s’il n’y donne promptement ordre, de tout abandonner ; et puis après je ne réponds plus du désordre et « du scandale qui en peut naître, ne m’étant plus possible d’empêcher comme je l’ai fait jusqu’ici que la chose n’éclate et ne fasse du bruit. » Sur quoi, dit le Père Dufour, après l’avoir un peu remis, je lui promis de voir M. l’Evêque au plus tôt, que je fis, et peu de jours après, étant venu visiter ce monastère pour y extirper les abus, qu’il y trouva tels qu’on les avait rapportés, il se saisit de plus de soixante petits livres qui traitaient de la vue de Dieu et que ces filles lui [p. 152] dirent avoir reçu de la main de David leur autre directeur, lesquels il brula sur le champ. »
Voilà comme parla le père Dufour qui, de son temps, a été assez connu pour homme de mérite, et ce qui m’a été rapporté mot pour mot par un de ceux qui y étaient présents et en outre le père Demeri, homme distingué dans sa Compagnie.
Depuis, je puis dire ce qui m’arriva un jour, et Dieu sait que je ne mens point : Scit Deus quod non mentior. Etant allé dans ce temps voir une de ces religieuses qui était gardienne, disait-elle, des obsédées, je lui dis qu’elles étaient fort à plaindre et que tout le monde compatissait à leur affliction ; elle aussitôt, prenant la chose sur le point d’honneur : « Comment, dit-elle, affliction ? Non, non, Dieu n’a permis la chose que pour notre avantage et la plus grande gloire de notre maison », et ensuite, après plusieurs discours, je lui demandai quel homme c’était que ce Picard qui faisait tant de bruit et d’où venait, à ce que j’apprenais, qu’il n’était, pour lors qu’il mourut, le confesseur ordinaire de la maison : « C’était un homme, me dit-elle, qui avait en apparence toutes les qualités d’un honnête prêtre et d’un homme de bien, mais au reste il était hypocrite, ce qui, toute fois, nous était inconnu ; et la cause pourquoi il n’était plus le confesseur ordinaire n’était autre, sinon que nous ne trouvions pas qu’il fut assez spirituel pour nous conduire et qu’il eut d’assez fortes lumières pour nos âmes ; et ainsi cinq ou six de nos sœurs et moi toute la première commencions à nous en dégouter, ce qu’ayant témoigné à notre supérieure, qui en avait conçu les mêmes sentiments, elle parla à Mr l’Evêque, qui ensuite nous donna un autre confesseur, nous l’ayant laissé pour confesseur extraordinaire ». De là [p. 153] il est aisé d’inférer que Picard n’était point au goût des religieuses dont il combattait les erreurs ; donc il ne se sentait de cette horrible pousse (?).
CHAPITRE 6. — Qu’il n’y a aucune apparence que le curé Picard fut sorcier ni magicien. — Comme l’on connaît un arbre par les fruits, l’on connaît aussi un homme par la qualité de ses œuvres : partant, si le curé Picard avait été sorcier ou magicien il n’aurait vécu dans le pays l’espace de quarante ans sans le faire paraître. Sans doute, que quelqu’un eut découvert la mèche et s’en fut aperçu ou de près ou de loin. Il n’aurait pas vécu, toute sa vie, dans l’approbation de tout le monde comme il a fait : et comme un mauvais arbre ne peut produire de bons fruits, il n’aurait point fondé tant de rosaires et de messes dans les prisons et ailleurs, comme il a fait. Il ne serait point mort de la mort des justes comme il a fait, c’est-à-dire dans le sein de l’église et dans l’usage et la perception de tous les sacrements, dans les sentiments d’une piété toute extraordinaire, dans une sainte odeur et édification de tout le monde, après même avoir fait publiquement à la façon des anciens chrétiens une profession de foi. Il eut été de l’intérêt de Dieu et de sa justice de détromper par les apparences d’une mauvaise mort quantité d’âmes qu’il aurait abusées dans la créance et l’opinion d’une bonne vie. Vise enim bene moritur, qui male viocit, vise male moritur qui bene vixit. Et comme dit le prophète : Virum injustum mala capient in interitu. C’est au point de la mort que Dieu se raille des pécheurs et que sa miséricorde les livre à sa justice.
D’ailleurs si ces religieuses avaient reconnu le curé Picard pour un méchant homme, elles n’auraient pas envoyé une de leurs sœurs tourières lui demander, une heure avant de mourir, [p. 154] au nom de toute la communauté, sa dernière bénédiction, et son corps pour être inhumé dans leur église, afin de leur servir d’un précieux mémorial et d’un gage assuré de l’honneur et des obligations que toute la maison aurait éternellement à sa mémoire.
Il ne sert de rien de dire que les Diables supposés qui étaient ses plus grands ennemis et qui seuls dans l’affaire ont été témoins et les parties, en ont déposé ; car ils en ont dit les mêmes choses de quantité de personnes séculières et régulières qui n’ont été pour cela ni convaincues, ni poursuivies, ni moins estimées pour gens de bien, d’honneur et de vertu, le monde ayant pris fort sagement, et avec raison, toutes ces dépositions pour calomnies.
Sans doute que si Picard eut été vivant, comme les autres on ne l’eut pu attaquer, car on sait fort bien qu’il était homme à se défendre et à se justifier ; mais les ennemis de sa vertu ont bien su prendre leur temps et se prévaloir adroitement de ce qu’il n’avait ni parents ni amis assez puissants ou assez courageux pour s’opposer à la violence et entreprendre sa justification, et ainsi : Facile est vincere non repugnantem.
Ils n’ont pas eu de peine à sacrifier les os, les cendres et la réputation de cette victime pacifique à leur passion démesurée et à la mauvaise foi, et ceux qui s’estimaient trop sages et trop honnêtes n’ont pas eu le courage d’en avaler le démenti, ni la force de dire : je me suis trompé, Non putabam.
CHAPITRE 7. – Du procédé contre le vicaire Boulay. — Si l’axiome est véritable, comme tout le monde en convient, que : Ex supposito falso, sequitur falsum, il se trouvera qu’il n’y a rien de si faux que le fondement sur lequel on a [p. 155] décrété de prise de corps contre le vicaire Boulay ; et pour ce sujet, il faut remarquer que le dit Boulay se voyant, par la mort de Picard, sans condition, ne faisait qu’écouter qui serait son successeur pour lui aller faire offre de ses services et tacher de s’assurer de lui en temps et lieu. Afin de se le rendre un peu plus favorable, il s’engagea dès lors à desservir pour les héritiers du deffunt le reste de l’année et ensuite l’année du déport (9). [Ce]pendant il découvre que je suis pourvu du bénéfice, et aussitôt, sans perdre de temps, il vint me trouver et me prier humblement de vouloir agréer ses services, avec promesse et protestation qu’il me faisait de s’acquitter si bien de son devoir que j’en serais content et que je n’en aurais jamais de reproche. Comme je n’avais point le dessein de m’en servir, non parce que je le crusse sorcier ni magicien, mais par l’antipathie que j’avais pour lui et pour avoir ouï dire qu’il n’était réglé dans ses mœurs, je lui fis réponse que j’étais bien marri, que nous n’étions pas nés l’un pour l’autre, et que j’avais déjà jeté les yeux sur un autre vicaire, et qu’ainsi il eut de sa part à chercher condition en temps et lieu. Ce pauvre homme, mécontent de ce refus alla employer la faveur de ses amis et des miens pour tâcher de me gagner. Il me fit parler, il me fit prier, mais tout cela en vain. Enfin, voyant ses efforts inutiles, il s’imagina que peut-être je serais obligé de lui accorder par nécessité ce que de grâce il ne pouvait obtenir, espérant faire en sorte, par ses menées, qu’il ne se trouverait aucun prêtre dans le pays qui, à son préjudice, voudrait accepter la condition. Cependant, dix-huit mois s’écoulèrent sans que le dit Boulay perdit courage ni la moindre occasion de se rendre importun [p. ;156] toujours par continuelles et nouvelles tentatives envers moi ; et certes, s’il n’eut tenu qu’aux devoirs et souplesses, aux déférences et aux civilités, il eut gagné sa cause et il eut pu parvenir à bout de son dessein, tant il avait d’attache au pays et peu d’appréhension des choses qui depuis lui arrivèrent.
Mais ce qui étonna le pauvre homme et le rendit extrêmement surpris, ce fut de voir un prêtre arriver de huit lieues, justement la veille du Lœtare, pour commencer à point l’office, avec ordre exprès de ma part de ne le point souffrir faire aucune fonction de prêtre dans la paroisse, ni même dire la messe et de lui dénier absolument des ornements. Il fut réduit, l’espace de trois mois, à vivre de son petit acquit, sans néanmoins songer à chercher condition, quoique tous ses amis le lui conseillassent assez ; mais enfin se voyant presqu’au bout de son petit fait, il se vit aussi contraint d’avoir recours à un de ses amis pour lors vicaire dans le pays chartrain, pour lui trouver, près de lui, un établissement pour subsister. Ce vicaire, quelque temps après, l’ayant mandé pour accepter une condition qu’il lui avait trouvée, ce fut pour lors que parut la faiblesse de ce personnage et la peine qu’il eut à quitter ; car, il ne fut pas moins qu’une huitaine à faires ses adieux avec des témoignages de mille regrets accompagnés de larmes et de sanglots.
Mais voici le faux principe : sitôt qu’on vit ce pauvre homme parti, comme si tout exprès on n’eut attendu que cette occasion, voilà que des Diables prétendus déposent que Boulay a pris la fuite, que les secrets remords de sa conscience lui ont causé de s’éloigner, que la vue de son crime, et l’horreur des supplices lui ont fait peur, qu’il ne faut plus douter qu’il soit criminel. Voilà pourquoi l’on décrète sur lui, et à peine est-il arrivé au lieu, qu’il se trouve pris, et bien surpris des [p. 157] reproches qu’on lui fait d’être sorcier et magicien ; devoir bonne part à l’affaire de Louviers et d’être grand charlatan Avec les Diables, lui qu’on avait fait venir en témoignage comme les autres (10) sur le fait de Picard, lui contre lequel on ne s’était point avisé de faire aucune plainte pendant l’espace de presque deux ans qui s’étaient passés depuis le décès de Picard.
On l’amène, cependant, à Louviers, pour être examiné et confronté contre le Diable et contre ses parties. On fulmine aux églises, on interroge tout le pays ; il ne se trouve pas de charge telle qu’on demande. On voudrait qu’il fût sorti. On le fait solliciter de s’évader lui-même de la prison, on lui en fait confier les clefs pour le tenter ; mais lui, qui se prétend innocent, veut savoir qui lui payera ses intérêts et établira son honneur.
Cela met tout le monde en émoi ; mais comme on serait honteux d’en avoir le démenti, on ne peut s’y résoudre. Il faut plutôt mettre en œuvre toutes sortes de moyens pour tâcher de le convaincre sur quelque sorte de prétexte que ce puisse être. Pour cet effet, on va, on vient, on cherche, on évente, on invente de tous côtés ; et, sur ces entrefaites, voilà les Diables qui, favorisant le parti, crient tout haut ville gagnée et que Boulay est marqué circa verenda. On le visite, on le piquer on le trouve insensible à cet endroit.
Partant, voilà les choses en beau chemin pour les intéressés. On loue Dieu et les personnes qui ont découvert au diable cette mèche, et, pour confirmer cet avantage, on confronte à ce prêtre Madeleine Bavent, grande sorcière et [p. 158] magicienne qui lui soutient l’avoir vu au sabbat. L’on joint tout cela aux procédures contre Picard ; on grossit les cahiers, on enfle le style, on fait une communauté de crimes et de criminels que l’on destine au feu et aux flammes, à la réserve toutesfois de Madeleine Bavent, qui se disait elle-même la plus coupable, dont on a bien voulu récompenser les impostures par la conservation de sa vie (11) : et cependant on a fait par provision bruler le vicaire et les os du curé.
Sur l’exposition de ce fait, qui ne voit pas la fausseté de son principe ? On ne peut nier que le décret contre Boulay et l’arrêt fait de sa personne n’aient été tramés sur ce fondement. La vérité en est sortie de la bouche même d’un illustre capucin demeurant pour lors à Rouen ; il fit l’histoire, sur la relation qu’il en venait fraîchement de recevoir de Louviers, à deux honnêtes ecclésiastiques dignes de foi, dont l’un est à présent curé de la campagne et l’autre bénéficier dans une cathédrale de province ; ajoutant de plus que Boulay servait encore le successeur de Picard en qualité de vicaire lorsque les horreurs de sa conscience et de son crime l’avaient obligé de quitter le pays.
O passion humaine, que tu causes d’extravagances et de bizarreries ! Un homme, qui a eu congé du curé dix-huit mois avant qu’il fut question de le servir, est cru l’avoir naturellement servi ! Un homme qui a remué ciel et terre pour être au pays, qui ne l’a quitté qu’à son corps défendant et aux derniers abois de son petit vaillant, près de deux ans après la mort de Picard, est cru avoir été induit par les reproches de sa vie et les remords de son âme à prendre la fuite ! Un [p. 159] homme qui portait un calus qui lui était resté d’un certain mal qu’il avait eu et dont le chirurgien de Beaumont, qui l’avait pansé et guéri, avait rendu le témoignage, et qu’un des fameux médecins du roi à assuré pouvoir être insensible, passe pour porter en cette partie l’estampe du Démon ! Un homme, en un mot, sur le rapport d’une folle, d’une malicieuse fille, cui ut pote volenti se tradere non habenda fides, et qui mille fois avait dit et dédit les mêmes choses, est condamné au feu ! Et elle, grosse et grasse dans la Conciergerie, vit à son aise et jouit d’une pleine et entière liberté ! O grand Dieu ! quels différents ressorts de votre justice ?
CHAPITRE 8. — De la façon qu’a été donné l’arrêt contre Picard et Bouiay. — Je ne m’étonne pas que le prophète-roi, considérant le péril où s’exposent les justes lorsqu’ils entrent dans les charges, les exhorte à ne se point mêler de ce métier s’ils ne le savent faire et à ne rien juger sans connaissance de cause, ni jamais condamner sans des preuves bien manifestes : Erudimini qui judicatis terram. Car, à la vérité, c’est une chose bien dangereuse, et notamment lorsqu’il y va de répandre le sang et de confisquer la vie des hommes.
Je ne veux pas faire ici l’Aristarque et taxer toute une cour souveraine qui compose et qui est composée des Dieux de la Province, des Peres de la patrie, des colonnes de l’état, et pour qui tout le monde doit avoir un respect presque semblable à celui qu’on doit à Dieu, puisqu’il est vrai que ce sont des puissances émanées de sa justice : mais comme les parties tachent toujours de fasciner pour l’ordinaire les yeux des juges, et en colorant leurs passions discolorent quelques fois la justice, je dirai seulement en passant, sur le sujet de l’arrêt, ce que tous les gens de bien savent assez, que, nonobstant les puissantes sollicitations continuelles qu’avaient faites les [p. 160] capucins à cor et à cri, au grand scandale de tout le monde, sans beaucoup de scrupule, et sans se soucier de l’irrégularité formelle qu’ils encouraient en poursuivant la mort de leurs frères, les juges se trouvèrent néanmoins partagés ; et l’on sait de plus que la plus saine et plus sainte opinion tendait à la douceur, et que l’avis de ceux qui ont toujours vécu dans l’estime et la réputation d’habiles gens et de gens de bien, n’allait qu’a dire, qu’avant que de faire droit et juger en définitive, la Mère de Paris et la Mère de la Croix, avec quelques autres trouvées chargées dans le procès, seraient assignées en comparence. L’on sait encore que les deux départageants qui firent l’arrêt avaient oublié chez eux la règle de leur métier, qui dit qu’en ces rencontres on doit aller in minorem partem. L’on sait de plus que les registres de la cour font foi que M. Courtin, procureur général pour lors, ayant vu, qu’en donnant cet arrêt, l’on avait franchi par-dessus ses conclusions, demanda, le lendemain de l’exécution, avant la séance du parlement, les chambres assemblées, qu’on eut à les insérer dans les registres de la cour, en mêmes termes qu’il les avait données, afin, dit-il, que la postérité ne puisse pas un jour faire reproche au roi d’avoir eu un procureur général si lâche que d’avoir trempé ou consenti à une telle injustice ; ce qui lui fut accordé, nonobstant la résistance et malgré les sentiments de plusieurs qui s’en trouvèrent choqués et remplis de confusion.
L’on sait de plus que le lendemain même, ou peu de jours après l’exécution de cet arrêt, un des plus gens de bien de la Compagnie, ayant rencontré dans le palais Mr de Brinon dans la grand’chambre, lui fit reproche qu’un jour il répondrait devant Dieu de la condamnation qu’on avait faite de l’innocence ; et comme il voulait s’excuser sur son absence, disant [p. 161] qu’il n’avait point assisté au jugement, c’est pour cela, dit l’autre, que Dieu vous punira de vous être absenté, car infailliblement votre présence eut soutenu le poids de la balance. Votre avis en eut amené d’autres et votre ferme équité eut protégé l’innocence qu’on a suppliciée comme coupable. Il est certain, au reste, qu’en ce temps-là, tous les capucins, tant de la ville que de hors, essemaient comme frelons émus.
On ne voyait dans Rouen que capucins qui allaient et venaient bini, de maison en maison et de porte en porte, pour toujours prévenir les esprits et préoccuper le monde d’odieuses impressions contre les vivants et les morts.
C’était là qu’ils faisaient les nomenclateurs ; c’était là qu’ils donnaient à l’innocence une mauvaise teinture. L’on dit même qu’afin que rien ne manquât pour éterniser leur passion ils avaient la malice de glisser dans les portes et aux avenues des maisons certains billets diffamatoires sur la vie des deux accusés ; mais comme je n’en ai point vu et que je ne veux rien avancer que de certain, je ne dirai rien de ces billets.
CHAPITRE 9. — En quelle odeur Picard et Boulay ont vécu dans le pays. — Mais, au reste, sur tout ceci, je puis dire qu’à mon entrée dans mon bénéfice, ayant informé, moi-même, tous les habitants de la paroisse, tant en général qu’en particulier, sur les sentiments qu’ils avaient de leurs prêtres, on m’assura qu’on n’avait jamais remarqué, dans les mœurs ni la vie de Picard, qu’un bon exemple et une sage conduite ; mais que, pour le vicaire, il était sujet à deux vices, et qu’on ne s’est point aperçu qu’il eut jamais été sorcier, si ce n’est sur le bruit qui courut qu’une certaine femme de la paroisse avait fait plainte publiquement contre lui, un peu auparavant la mort de Picard, qu’il lui avait noué l’aiguillette ; mais que l’événement fit bien voir le contraire et la [p. 162] préoccupation de cette femme puisque trois mois après elle accoucha.
Au reste, il serait à souhaiter encore pour la justification de Boulay que tout le monde sut les justes témoignages et bons sentiments que le R. Père Renault, prêtre de l’oratoire, qui fut son confesseur et qui l’assista jusqu’aux flammes et au dernier soupir, rendit de lui en faveur de sa mémoire, étant de retour en sa communauté, qu’il convoqua exprès, afin de l’exhorter à se mettre en prière pour le repos et le couronnement d’une âme dont le corps venait de souffrir des peines si injustes et si exhorbitantes.
Réflexion sur cette histoire. — Si tant était que Dieu entrât ici en conférence avec les hommes et qu’on put connaître dès cette vie l’état des choses de l’autre monde, il y a déjà longtemps que les âmes curieuses sauraient le fond de cette affaire ; mais viendra un jour que le juge universel revelabit condensa, fera connaître à un chacun le fort et le faible des parties ; et l’on verra pour lors clairement les circonstances du fait et du droit les plus cachées. Il est vrai, néanmoins, ce que je dirai seulement en passant, sans en tirer de conséquences, que l’on a remarqué que du nombre de ceux qui étaient les plus acharnés sur ces pauvres victimes, les plus altérés de leur sang, les plus rétifs à perdre leur mémoire et les plus empressés à préparer le bois pour leur supplice, il y en a, dis-je, neuf qui ont été ravis de mort subite. Je prie Dieu qu’elle n’ait pas été imprévue de leur coté. Justum judicium judicate.
Notes
(1) L’abbé Chemin, curé de Tourneville, a laissé de nombreux écrits relatifs à l’histoire religieuse du diocèse d’Evreux. Il était né à Evreux en 1725 et mourut en 1781.
Le chanoine Delanoe, possesseur des papiers de Chemin, les a légués à la bibliothèque du Grand-Séminaire d’Evreux.
(2) Pierre-Robert Le Roux d’Esneval, connu sous le nom de le président d’Acquigny, président à mortier au Parlement de Normandie, 1146-1788.
(3) Léopold Marcel, notaire honoraire à Louviers, bibliophile très distingué, auteur d’une Analyse du Songe du Vergieret des Rues de Louviers.
(4) Peut-être son manuscrit n’était-il en effet qu’un brouillon.
(5) L’arrêt du Parlement n’avait pas satisfait l’opinion publique et de nombreux écrits s’imprimèrent pour le justifier en noircissant le condamné : témoin les trois éditions de l’Histoire de Madeleine Baventet les deux éditions de la Piété affligée.
(6) Par Esprit du Bosroger, capucin.
(7) On faisait autrefois dans les diocèses des stations d’église à autre, le vendredi saint, sur les trois heures de l’après-midi. Il en reste encore quelques vestiges dans la ville d’Evreux, où le peuple va de lui-même d’une église à l’autre et au calvaire. (Note de l’abbé Chemin.)
(8) Cela n’a rien de commun avec l’adamisme, ce sont des crises hystériques.
(9) Droit des évêques de toucher les revenus de la cure pendant l’année de la vacance du siège.
(10) Le père Esprit, dans son mauvais ouvrage, que l’on peut traiter d’infâme, ne dit pas an mot des dépositions de Boulay, ni de ses interrogatoires quand il a été censé coupable. (Note de l’auteur).
(11) Elle est morte quelques années après l’arrêt rendu au Parlement au Bureau de Rouen.
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