Henri Mabille. Hallucinations religieuses et délire religieux transitoire avec épilepsie. Extrait des « Annales médico-psychologiques », (Paris), huitième série, tome neuvième, cinquante septième année, 1899, pp. 76-81.
Henri Mabille. Médecin aliéniste, directeur et médecin en chef de l’aile des aliénés de Lafond (La Rochelle) depuis 1881. De 1896 à 1900, le docteur il entreprit avec l’architecte Brunel la mise en oeuvre d’un plan d’ensemble de réorganisation des bâtiments.
[p. 76]
HALLUCINATIONS RELIGIEUSES
DÉLIRE RELIGIEUX TRANSITOIRE DANS L’ÉPILEPSIE
Par le Dr H. Mabille
Directeur médecin de l’asile de Lafond (Charente-Inférieure).
Le plus grand nombre des auteurs a signalé les rapports du délire religieux avec l’épilepsie et l’hystérie.
La preuve, dit Morel, est que ce genre de délire est souvent éphémère et qu’une observation attentive ne tarde pas à faire connaître la véritable origine du mal.
Certains états névropathiqnes développent en effet chez quelques individus des dispositions à exagérer dans leurs paroles et leurs actes le sentiment religieux.
La mélancolie religieuse, ajoute Morel, existe souvent dans le début de l’épilepsie : « Un de nos jeunes épileptiques, ajoute-t-il, dont la maladie a été amenée en partie par les excès les plus déplorables, se livre aujourd’hui à des pratiques d’un ascétisme on ne peut plus rigoureux. L’émotivité dans plusieurs autres est particulièrement dirigée dans la sphère des pratiques religieuses les plus exagérées. Je suis du reste convaincu que la névrose épileptique influe sur ces manifestations. »
Suivant Ball et Ritti (article Délire du Dictionnaire de Dechambre), l’exagération des idées religieuses se rencontre surtout dans l’épilepsie et l’hystérie. Chez les uns et les autres, ajoutent-ils, l’idée religieuse présente un caractère particulier de mysticisme, et le délire est [p. 77] entretenu par des hallucinations de la vue et même de l’ouïe. On trouverait dans le livre de P. Richer sur la grande hystérie des observations de délire mystique. Mais il s’agit là surtout d’hystéro-épilepsie.
J’observe depuis quelques années dans mon service de Lafond plusieurs épileptiques qui m’ont paru à cet égard présenter quelque intérêt.
OBSERVATION I (résumée).
SOMMAIRE. — Femme atteinte d’épilepsie avec hérédité similaire. — Hallucinations de l’ouïe et de la vue de nature religieuse consécutives aux crises épileptiques. — Délire mystique se prolongeant plusieurs heures après la crise avec conservation du souvenir des hallucinations.
R…, entrée à Lafond en 1881, à l’âge de vingt-neuf ans. Petite taille, membres grêles, peau sèche, squameuse, mauvaise dentition, petitesse générale de la tête. Issue d’un père épileptique, elle le devint elle-même vers l’âge de quatorze ans.
Dès son entrée, je note que cette épileptique est sujette à des troubles hallucinatoires et paroxystiques.
Elle entend des voix qui lui parlent à l’intérieur du corps, lui disent qu’elle sera damnée ou qu’elle guérira ; elle ne sait à qui les attribuer ; elle pense qu’elles lui viennent du diable et se met en prières surtout quand il la menace de damnation.
Ces hallucinations de l’ouïe arrivent après la crise ; mais elles sont compliquées d’hallucinations de la vue : R… aperçoit la Vierge ; les hallucinations de la vue se produisent aussitôt après la crise ; la Vierge a la forme d’une grande dame et elle est revêtue d’une ceinture bleue. Dès qu’elle l’aperçoit elle se met à genoux.
Les crises, qui étaient autrefois en moyenne de dix par mois et toujours suivies de ces troubles hallucinatoires, appartiennent au type franc épileptique ; on ne note d’ailleurs, chez R… , aucune tare hystérique.
Durant la phase hallucinatoire consécutive aux crises, R… rend parfaitement compte de ce qu’elle voit ou entend, et l’accès de délire mystique se prolonge pendant vingt-quatre heures environ.
Depuis 1894, les crises ont diminué d’intensité et de [p. 78] fréquence ; les hallucinations ont été en relation avec le nombre moins grand de crises.
R… est décédée il y a quelques mois à la suite de grippe infectieuse.
OBSERVATION II (résumée).
SOMAIRE. — Femme épileptique avec hérédité similaire. — Hallucinations religieuses de l’ouïe post-épileptiques, suivie d’un délire religieux transitoire dont la malade conserve le souvenir,
C…, entrée à Lafond en 1881 à l’âge de dix-sept ans. Hérédité nerveuse maternelle. Atteinte d’épilepsie depuis l’âge de sept ans. Sait lire, écrire, coudre. L’intelligence depuis quelques années est devenue moins vive.
Fort calme et sans délire pendant les premiers jours de son admission, C…, à la suite de crises épileptiques, est atteinte d’excitation et se met à voler les objets.
Les crises sont franchement épileptiques.
Peu ou pas de rétrécissement du champ visuel, pas d’anesthésie, pas de zones hystériques. Lobules soudés, asymétrie frontale.
Les crises sont au nombre de dix ou douze par mois. Elles sont suivies d’hallucinations.
Elle entend Dieu et la Sainte Vierge. L ‘hallucination religieuse dure cinq minutes et se produit environ une demi-heure après la crise.
Quelquefois C… reste une journée entière sous l’influence de cet état hallucinatoire.
Quand la sœur du service lui demande ce qu’elle fait, elle répond : « Laisses-moi tranquille, laissez-moi finir ma prière. »
Chez C…, aussi les crises sont devenues plus rates et sont remplacées par des vertiges. Il s’ensuit que depuis près d’un an les hallucinations mystiques n’existent que lorsque l’accès est franchement épileptique.
OBSERVATION III (résumée).
SOMMAIRE. — Femme atteinte d’épilepsie franche remontant à la première enfance. — Hallucinations religieuses de la vue et de l’ouïe se prolongeant plusieurs jours après la crise avec conservation du souvenir des troubles hallucinatoires.
P…, entrée en 1894 à Lafond à l’âge de vingt-quatre ans.
Aurait en une frayeur en voyant un noyé. Pas d’hérédité [p. 79] connue. La maladie remonte à la première enfance. Microcéphalie.
Dès son entrée, je note l’existence d’accidents épileptiques avec périodes de concentration mélancolique, refus des aliments et idées mystiques.
La malade, avant son entrée, refusait les aliments, voulait se mettre dans un cercueil et aller retrouver son père et sa mère qui venaient la chercher.
La sensibilité est diminuée à droite, et il y a une douleur ovarienne du côté gauche ; mais le champ visuel ne présente pas de rétrécissement notable.
La crise est de caractère épileptique ; elle se reproduit quatre à cinq fois par mois.
Après la crise elle voit la Vierge qui lui parle. « Elle n’aura plus de crises et restera encore quelque temps sur la terre. »
Le lendemain d’une crise, en décembre 1895, elle saute au cou de la sœur du service pour lui dire que la Vierge lui a parlé.
Parfois aussi, à la suite de crises (juillet 189 5) elle voit « le bon Jésus qui lui a fait voir sa mère ; elle voit aussi les bons anges qui lui ont dit qu’elle était changée de monde. »
Cet état hallucinatoire et délirant mystique se prolonge parfois cinq à six jours ; puis les hallucinations cessent ainsi que le délire dont elle conserve le souvenir, jusqu’à production d’une nouvelle crise.
OBSERVATION IV (résumée).
SOMMAIRE. — Homme atteint d’épilepsie symptomatique. — Hémiplégie infantile. — Automatisme ambulatoire. — Délire mystique avec hallucinations de l’ouïe et de la vue en relation avec les crises. — Les crises ont disparu ainsi que les hallucinations. — Délire prophétique.
Le nommé R… entré à l’asile en 1885 ; il est âgé de vingt-sept ans. Tête petite, contractures du bras droit avec atrophie des muscles ; de même paralysie incomplète de la jambe droite, Hémiplégie infantile ancienne ; il est resté alité pendant un an à la suite de cette affection survenue dans son bas âge sans parole, ni mouvement.
De douze à vingt-six ans il eut une fois par mois des secousses partant du petit doigt pour s’irradier ensuite dans le bras droit ; tant qu’elles duraient, il se débattait ; on croyait [p. 80] qu’il avait la crampe. Tels sont les renseignements fournis par la famille.
A partir de 1882, il eut des crises complètes, perdit l’appétit et présenta des troubles de l’intelligence.
Il veut entreprendre des voyages, aller étudier les beaux-arts et devenir grand peintre comme M. Bouguereau ; il reste des nuits entières sans se coucher, comme sous l’influence d’une sorte d’automatisme ambulatoire.
En février 1885, il se rend à la suite de crises chez les habitants de sa commune et leur déclare qu’il a une mission à remplir, qu’il doit réformer le monde par les lois ; c’est Dieu qui lui donne cette mission ; il l’entend, voit la Sainte Vierge, et Dieu et la Sainte Vierge lui commandent de na pas manger et lui dictent, ses projets d’avenir ; il est en rapport avec Jeanne d’Arc et il est en communication avec les esprits qu’il voit très bien le jour de sa crise.
Les crises à forme jacksonienne ont duré jusqu’en 1895, elles ont été généralement suivies d’excitation avec prédominance d’hallucinations et de délire mystique.
Depuis 1895, le nommé R… n’a plus que de rares vertiges, il n’a pas non plus d’hallucinations religieuses.
Il a conservé le souvenir de ces hallucinations ; mais le délire mystique a fait place à des idées de satisfaction ; il se croit un personnage supérieur, commande, prévoit l’avenir, parle comme un prophète.
Ces quelques observations démontrent amplement l’influence des crises épileptiques sur la nature religieuse des hallucinations.
Dans ces observations, en effet, les hallucinations paraissent presque aussitôt après la crise épileptique ; elles se prolongent pendant un temps variable. Mais à l’inverse de ce qui a lieu dans le délire de la grande crise d’hystérie, le malade en a conscience, rend compte de ses hallucinations qui portent sur la vue on sur l’ouïe. Et ces troubles de la sensibilité sont pour lui l’origine d’un délire mystique transitoire qui dure parfois plusieurs jours ; la diminution des crises démontre de plus la relation entre ces hallucinations religieuses, le délire [p. 81] religieux tendant à disparaître en même temps que les crises épileptiques ; dans un seul cas, chez R…, le délire religieux a abouti à des idées de grandeur bien caractérisées, à forme « prophétique ».
J’ai tenu à relater brièvement ces quatre observations parce qu’elles peuvent mettre sur la voie, en dehors de l’hystérie, de certains délires mystiques à forme intermittente et qu’elles établissent une relation indiscutable entre les crises épileptiques et les hallucinations qui leur succèdent, l’hallucination provenant, dans ces cas du moins, par irradiation, d’une excitation transitoire des centres corticaux consécutive à l’épilepsie motrice proprement dite.
LAISSER UN COMMENTAIRE