Nicolas Vaschide et Henri Piéron. Contribution à la sémiologie du rêve. Extrait de la « Gazette des Hôpitaux civils et militaires », (Paris), 74e année, n°59, jeudi 23 mai 1901, pp. 569-571.
Nous renvoyons pour ce qui est de la biobibliographie des auteurs à notre note en ligne : Nicolas Vaschide & Henri Piéron. Références bio-bibliographiques sur le sommeil, les songes et les rêves. Par Michel Collée. 2018.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr
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Contribution à la séméiologie du rêve.
par MM. N. Vaschide
Chef des travaux à l’École des Hautes-Études (Asile de Villejuif)
et H. Piéron
Préparateur à l’École des Hautes-Études (Asile de Villejuif)
I
Dans plusieurs publications nous avons essayé de faire une mise au point critique de tous les documents relatifs à la valeur el à la signification du rêve (1). Or, entre autres fondements de la croyance superstitieuse que l’on a attribuée aux rêves, il y a des faits de prévisions sensorielles et de troubles morbides qui attribuent au rêve une véritable valeur séméiologique.
Nous apportons cette fois quelques observations et documents, qui nous paraissent avoir de l’importance pour jeter quelque lumière sur le domaine encore obscur et en partie inexploré de la séméiologie du rêve (2).
Quelques mots d’abord sur la méthode avec laquelle les rêves ont été recueillis. Les personnes appartenaient à notre milieu, et pour la plupart nous étions à même d’en suivre l’état mental antérieur et postérieur au rêve, de sorte que l’on pouvait observer l’intervalle qui séparait le rêve du diagnostic qui fut fait de la maladie. Aucun des sujets n’a pu connaître en aucune manière le but el le sens de ces recherches et enfin les médecins qui firent le diagnostic le firent indépendamment d’elles. Les sujets avaient raconté [p. 569, colonne 2] leurs rêves spontanément dans la journée qui suivit le réveil. En moyenne, les premiers symptômes survinrent environ quarante-huit heures après. Nous avons pu recueillir à ce propos treize observations précises et nous les donnons comme telles, grâce à la méthode dont nous avons pu les enregistrer.
II
OBSERVATION I. — Petite fille de trois ans et demi. Couchée dans un lit de cuivre fermé, elle rêve qu’un menuisier, qui a la figure de son médecin, fixe un étau sur le côté de son lit et y enserre sa tête : elle fait son possible pour se dégager et passe son bras hors de son lit pour desserrer l’étau avec une telle force qu’au réveil elle portait une grande marque à son bras dont elle se plaignit. Elle fut prise peu après d’une forte fièvre et le médecin, appelé en toute hâte, reconnut une méningite (4 mai i1819).
OBS. Il. — Petite fille de huit ans. Elle raconte un matin avoir rêvé qu’elle était aux Champs-Élysées avec sa bonne. Un camion passa avec des caisses qui menaçaient de tomber ; le cocher arrêta alors sa voiture, descendit de son siège et s’efforça de la remettre en équilibre. Elle s’approcha avec curiosité. Le cocher l’attrapa aussitôt, la mit sur son camion et lui posa une caisse sur la gorge en lui expliquant que c’était pour la faire tenir en équilibre. Elle crie, on la réveille (21 février 1900).
Quelques heures après elle suffoquait déjà et une angine se déclara, reconnue par le médecin dès son arrivée.
OBS. IIl. — Jeune fille de quinze ans et demi, assez nerveuse, rêvant beaucoup et se souvenant très bien de ses rêves, qu’elle avait l’habitude de raconter à sa mère. Elle rêve une nuit qu’elle est demandée en mariage par un jeune homme qu’elle déteste : elle refuse naturellement ; mais ce dernier, pour la forcer à accepter, la renverse à terre et, lui mettant un genou sur la gorge, lui enfonce des ordures dans la bouche pour l’empêcher de crier.
Quatre jours après une angine se déclare que le médecin reconnaît être une angine à fausses membranes qui dura très longtemps (12 décembre 1900).
OBS. IV. — Dame de quarante et un ans (15 novembre 1900), femme sans instruction, assez superstitieuse. Elle vient raconter un matin un « drôle de rêve ». Elle a rêvé la nuit qu’une de ses voisines vint la voir, ayant autour du cou un serpent qui, aussitôt, saute sur elle, lui entre par la bouche et cherche à sortir par l’oreille. Elle pense à sa petite tille qu’elle aime beaucoup et qui se trouve à côté d’elle ; elle craignit que le serpent, une fois sorti, n’allât la piquer. Elle le retint alors en comprimant son oreille. Mais [p. 570, colonne 1] le serpent la mordit, elle souffrit beaucoup et entendit aussi les sifflements de colère de l’animal.
Au réveil, très frappée par ce rêve, elle regarda son oreille et s’aperçut qu’elle l’avait écorchée dans cette lutte. Elle n’était pas très éloignée d’attribuer à ce rêve une valeur symbolique au point de vue de l’avenir. Trois jours après, comme elle n’y pensait déjà plus, elle eut un écoulement purulent dans l’oreille, et, ce qui lui rappela son rêve, elle entendit des sifflements identiques à ceux qu’elle attribuait au serpent.
OBS. V. — Dame âgée de quarante-deux ans (2 septembre 1896), bien portante, habituée dans une certaine mesure à s’analyser elle-même. Son attention était toujours portée du côté de ses rêves et elle avait la bonne habitude d’en écrire un certain nombre, dans un but purement littéraire, à ce qu’elle disait. Un matin elle nous raconte que durant la nuit précédente elle a eu un rêve que nous pouvons ainsi résumer : « J’étais toute nue dans un bain turc, bien qu’un thermomètre placé àl côté me montrait qu’il devait faire une température considérable, j’avais froid et je grelottai beaucoup. Je voulais monter les quelques marches qui me séparaient du haut de l’estrade, mais le froid que je sentais en moi-même me figeait sur place. J’ai eu froid toute la nuit et je me suis réveillée plusieurs fois trempée de sueur et, bien qu’ayant une couverture assez épaisse, j’avais réellement froid. »
Ce rêve a été écrit par cette dame dans les « Mille et une nuits », comme elle disait ; mais elle n’a pas voulu le lire, à cause de certains détails trop intimes qui, disait-elle, accompagnèrent le rêve.
Le lendemain le médecin appelé constata une fièvre assez intense, 39°2. Cette fièvre la tint au lit pendant quinze jours, sans que ce rêve se soit renouvelé dans les nuits suivantes
OBS. VI. — Dame âgée de trente-trois ans, (14 avril 1897), d’instruction moyenne et n’ayant aucunement le loisir et l’habitude de s’analyser elle-même. Selon les habitudes du milieu, au déjeuner du matin, parlant à sa famille d’un enfant qui avait été malade la nuit, elle raconta que, chose bizarre, elle qui se vantait de n’avoir jamais rêvé, elle se vit en rêve toute trempée de sueur et cherchant dans la maison, sans le trouver, un verre d’eau fraîche pour apaiser une soif qui la torturait. La maison lui paraissait un labyrinthe ou elle ne pouvait trouver ni une porte ni un buffet.
Le lendemain elle se leva fatiguée comme après une course à plusieurs lieues et garda une soif qu’elle ne put apaiser de la journée. Quinze heures après, elle se plaignait d’avoir froid, et le médecin, appelé seulement le lendemain, constata une fièvre typhoïde au début et qui dura deux mois.
OBS. VII. — Jeune homme âgé de dix-huit ans raconta le rêve suivant à sa famille le lendemain de la nuit où il est bien portant (11 juin 1897) : « J’ai rêvé qu’on m’avait conduit à la foire et après m’être amusé toute la journée, un forain m’habilla de force en hercule, m’amena dans une baraque et me força à soulever des poids en public. Il me mettait des poids sur la poitrine, pendant que je criais, que je me débattais et que je le suppliais de me laisser rentrer à la maison. Mais lui, faisant la sourde oreille, ajoutait toujours de nouveaux poids. Alors je me suis évanoui et je me suis réveillé en criant. »
Une tante, couchant dans la même chambre que lui affirma qu’un peu après minuit, elle l’entendit pousser un cri.
Deux jours après, il commença à se plaindre de maux de gorge accompagnés de fièvre, el le médecin constata une bronchite aiguë, qui le tint au lit plusieurs jours. [p. 570, colonne 2]
OBS. VII. — Vieillard âgé de soixante-cinq ans. Intelligence assez vive ; depuis sa jeunesse il se plaisait à des analyses très compliquées de ses états d’âme. Le rêve l’avait toujours préoccupé par sa genèse et sa valeur et surtout à la suite d’une lecture d’Hippocrate qu’il connut vite à fond, il avait dans sa bibliothèque plusieurs clefs des songes, auxquelles il recourait toujours pour reconnaître que c’était une « bêtise sans portée ». Il affirmait néanmoins que dans sa vie il avait pu constater des coïncidences miraculeuses entre les rêves et les phénomènes consécutifs, pour ce qui concernait sa pensée. Le 3 août 1895, il se réveilla avec un état d’angoisse assez particulier et nous raconta, trois heures après, le rêve suivant : « J’ai rêvé de quelque chose de bizarre dont je ne me rappelle que quelques détails. Il me semble que j’avais rêvé toute une vie, mais les choses passaient si vite dans ma pensée, que je n’ai pu rien retenir. Il m’a semblé que des personnes bizarres faisaient de ma poitrine comme un soufflet et me forçaient à arrêter ou activer ma respiration suivant leur caprice. Ensuite d’autres personnes, dont je ne garde qu’un souvenir très vague, me mettaient du sable dans la bouche, me fermaient les yeux et me donnaient des coups de marteau dans la tête. » Toute la journée il fut fort inquiet de ce rêve. Il faut ajouter qu’il était depuis quelques jours dans un état d’anxiété provoqué par des émotions, que nous avons intimement connues. Dans la journée même, douze heures après le réveil, il eut une syncope qui dura plusieurs minutes et l’obligea à garder le lit pendant plusieurs jours à la suite des troubles circulatoires et respiratoires qu’elle provoqua.
OBS. IX — Dame âgée de vingt-six ans, femme du peuple ; elle nous raconta, dix heures après son réveil (12 mars 1896), qu’elle avait rêvé d’un monstre qui s’était glissé dans son estomac et qui avec une vrille perforait ses intestins ; il laissa dans son estomac des matières putrides.
C’est tout ce qu’elle put retenir d’un rêve plus long.
Toute la journée elle se plaignit de sentir comme du plomb dans son ventre. Il y avait probablement là une Influence suggestive. L’intérêt de cette observation réside en ce que, à partir du lendemain, elle ne put aller à la selle et que malgré une dose très forte d’huile de ricin elle ne put y aller qu’après quarante-huit heures. Elle fut ainsi fortement constipée pendant huit jours et pour la première fois selon ses dires.
OBS. IX — Garçonnet, âgé de dix ans, se réveille dans la nuit (13 novembre l898) tout étonné d’un rêve qu’il raconte à peu près ainsi : Il lui a semblé qu’un géant lui avait serré la main et le cou avec un cordage de navire et qu’il tirait tellement fort que sa langue lui était sortie de la bouche et que ses yeux étaient devenus comme des yeux de grenouille. Il ne sut pas bien comment il avait échappé. Il avait couru sur des bateaux, traversé des forêts, gardant quand même son cou serré, le géant ayant fait un nœud inextricable. Dans la journée il fut tellement influencé par le rêve qu’en le racontant à sa famille, il mettait constamment ses mains à son cou sans le vouloir.
Le lendemain le croup se déclarait et le diagnostic fut ratifié par le médecin.
OBS. XI — Garçon de douze ans (28 décembre 1898). Raconte à sa mère devant nous que, la nuit, il a rêvé à un « drôle de monsieur » qui avec des ciseaux en carton lui avait coupé morceau par morceau l’index de la main droite et qu’une autre bonne femme habillée en Espagnole a frotté ses oreilles avec des orties. Dans la journée la mère remarqua que les oreilles de l’enfant et l’annulaire de la main droite (et non l’index) étaient le lieu de troubles circulatoires que le médecin déclara être de la congélation, le [p. 571, colonne 1] garçon étant alors en vacances s’était amusé dehors pendant un froid de – 18 degrés à se battre, avec des boules de neige, pendant plusieurs jours de suite.
OBS. XII — Vieille dame âgée de soixante-dix ans, d’habitudes casanières, qui s’était toujours bien portée et qui jamais n’avait remarqué de troubles digestifs : elle rêvait rarement, parait-il. Elle raconta le rêve suivant, que nous reconstituons d’après les données incomplètes de ses phrases (18 août 1897).
Elle digérait des clous de fer et par sa bouche entr’ouverte des inconnus lui versaient du bitume tellement chaud qu’elle sentait son corps brûler. Dans son ventre elle avait plus de 100 kilogs de poids.
Des rêves analogues se reproduisirent plusieurs jours de suite ; elle y remarquait toujours la sensation de poids et des matières difficiles à digérer. En même temps son appétit diminuait et le médecin huit jours après diagnostiqua des troubles dyspeptiques graves ; elle fut malade plusieurs mois.
OBS. XIII — Homme de trente ans, avait été atteint de blennorragie ; il rêva une nuit que ses testicules contenaient comme du plomb et que des coups de lancette et des aiguilles rougies au feu les traversaient à intervalles à peu près réguliers. Le lendemain le médecin constata une orchite (11 mai 1898).
III
Les faits que nous avons exposés se rapportent surtout à des états inflammatoires et infectieux touchant principalement la respiration et la circulation. Ce sont là les principaux domaines en dehors des maladies nerveuses et mentales, où l’on puisse tirer du rêve des indications séméiologiques.
Le nombre de nos observations est assez faible, mais le champ de nos investigations fut assez limité. Cependant dans cette mesure même, nous avons vu apparaître des maladies qui ne parurent précédées d’aucun rêve caractéristique, du moins que le sujet se soit rappelé et qu’il ait jugé digne de le noter, ce qui semble le cas pour les rêves de cette nature. D’autre part, il nous est arrivé de constater que les rêves, ayant des caractères véritables de rêves séméiologiques, ne précédèrent aucun trouble morbide appréciable,
Il est d’ailleurs possible qu’il y ait eu un avortement de ces troubles et aussi nous n’avons pas remarqué si le rêve ne répondait pas, non point à un état antérieur, mais à un état de trouble actuel plus ou moins léger de l’organisme.
Il est très possible en effet qu’il n’y ait pas proportionnaIité véritable entre la gravité des troubles morbides et l’acuité des symptômes du rêve.
En tout cas nous pouvons constater que si la trame du rêve en quelque sorte est purement individuelle et n’a pas de valeur en soi, on retrouve à peu près les symptômes véritables et principaux du moins au point de vue de l’appréciation du sujet dans l’interprétation même du rêve, tels que l’étouffement (Obs. II, VII), l’étranglement (Obs. V), la constriction (Obs. I), les ordures dans l’Infection (Obs. iii et IX, etc.) ; il y a donc eu là de véritables symptômes anticipés permettant de prévoir la maladie elle-même, du moins la partie de l’organisme qui souffrait et approximativement la manière dont il serait atteint.
Nous ne parlons, bien entendu que dans la limite de notre petit nombre d’exemples qui ne nous permet pas encore de tirer des conclusions très générales et, nous nous [p. 571, colonne 2] contentons cette fois-ci de poser ou plutôt de préciser un problème sans toutefois avoir la prétention de l’expliquer. Les psychologues et les médecins ont commencé heureusement depuis quelque temps à faire plus d’attention au subconscient mental et à sa trame délicate et si complexe. Nos quelques observations ne doivent être prises que comme des contributions à l’étude des révélations des modifications pathologiques de ce subconscient, dont la valeur séméiologique nous parait d’une importance capitale.
Notes
(1) N. VASCHIDE and H. PIÉRON. Prophetic Dreams in Greck and Roman antiquity. The Monist. January, 1901, XI, n°1, pp. 164-195. — N. VASCHIDE and H. PIÉRON. Le rêve prophétique chez les sauvages. Communic., à la. Soc. d’anthropol., 7 mars 1901. — N. VASCHIDE and H. PIÉRON. La valeur- séméiologique du rêve. Revue scientif., 30 mars et 5 avril 1901. — N. VASCHIDE and H. PIÉRON. Projection du rêve et de l’hallucination dans l’état de vielle, Revue de psychiatrie, 1901, IV, n° 2, p. 38-50.
(2) Une communication a été faite de ce travail à la Société d’anthropologie de Paris, séance du 18 avril 1901.
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