Edmond Le Blant. Artémidore. Extrait des « Mémoires de l’Institut natinal de France », (Paris), tome 36, 2ème partie, 1901, pp. 17-29
Edmond Frédéric Le Blant (1818-1897). Archéologue. – Directeur de l’École française de Rome (1883-). – A été membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres. Polygraphe dont nous avons retenu en particulier :
— Recherches sur l’accusation de magie dirigée contre les premiers chrétiens. Extrait des « Mémoires de la Société impériale des antiquaires de France », (Paris), tome trente-unième, quatrième série, tome I, vol XXXI, 1869, pp. 1-36. et tiré-à-part : Nogent-le-Rotrou : imprimerie de A. Gouverneur, 1869. 1 vol. 36 p. [en ligne sur notre site]
— Artémidore. Extrait des « Mémoires de l’Institut natinal de France », (Paris), tome 36, 2ème partie, 1901, pp. 17-29.
Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.frd
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ARTÉMIDORE,
par
M. EDMOND LE BLANT.
DE QUOI ON RÊVAIT DANS LE MONDE ROMAIN, AU TEMS DE MARC AURÈLE.
Au IIe siècle vivait un homme, sans cesse préoccupé d’un but unique. Savant dans les lettres grecques (1, étudiant avec soin les écrits de ceux qui l’avaient précédé (2), n’épargnant pour se mieux éclairer ni les informations ni les voyages (3), attentif à se guider par des observations personnelles, à rapprocher les faits (4), à ne se point laisser égarer par des apparences (5), il avait compris ce que demande toute recherche approfondie. La sienne, par malheur, était vaine et, malgré la constance de ses efforts, il ne nous a laissé qu’une œuvre misérable.
Artémidore, c’est de lui que je veux parler, s’était, comme tant d’autres l’avaient fait autrefois et devaient le faire après lui, voué à l’interprétation des rêves. Il n’était pas de ces malheureux qui, rôdant aux alentours des temples et guettant ceux qui y étaient venus dormir pour attendre quelque révélation céleste (6), gagnaient péniblement [p. 18] leur vie à expliquer les songes (7). Il pratiquait avec respect l’art obscur de l’oniromancie. Son livre, ouvrage de grand labeur, lui avait été, disait-il, inspiré par Apollon lui-même (8). S’il vaut, à cette heure, qu’on le consulte, ce n’est pas, à coup sûr, pour la pensée qui l’a fait naître ; car, de son temps même, les bons esprits ne pouvaient ajouter créance à de si folles recherches (9). Mais, pour les hommes d’aujourd’hui, son texte prend un intérêt qu’il n’avait point alors ; il ouvre un jour sur le passé en nous montrant, sous des aspects divers, un monde curieux à connaître jusque dans l’étrangeté de ses croyances. Riches et pauvres, ingénus et esclaves, athlètes, comédiens, courtisanes, amoureux, voyageurs, chasseurs, artistes, ouvriers, prêtres, avocats, médecins, passent tour à tour sous nos yeux dans ce recueil bizarre, appelés tous à y chercher l’éclaircissement des doutes que leur ont inspirés les fantômes de la nuit. Parfois, comme certains thèmes de déclamation imaginés par les anciens rhéteurs, les songes dont Artémidore a pu, dit-il, savoir l’accomplissement laissent entrevoir quelque drame. Telle femme a rêvé qu’une méchante esclave, prenant sa ressemblance et ses vêtements, allai à une cérémonie où elle devait elle-même se rendre ; les dieux l’avertissaient ainsi que, par des calomnies, cette fille la perdrait aux yeux de son époux (10). Ailleurs il s’agit d’une servante qu’accablera de maux une maîtresse jalouse ; un vers qu’elle a cru, dans son sommeil, lui être dit par cette femme était l’annonce de son malheur (11).
Si les images qui hantent notre sommeil sont en rapport direct [p. 19] avec les préoccupations de notre esprit, une crainte respectueuse des dieux devait être la pensee dominante au temps d’Artémidore. C’est d’eux en effet qu’il s’agit dans la plus grande partie de l’Onirocritique. Leurs temples, leurs statues, que rencontrait partout le regard, les faisaient sans cesse présents pour leurs adorateurs, C’était un pré sage favorable de les voir en songe tels que les représentaient leurs images (12).
On se réjouissait d’avoir vu Jupiter Olympien majestueusement assis sur son trôné ou debout (13). Heureux ceux à qui les immortels, apparus en statues, parfois animées, ou sous la forme humaine (14), avaient souri (15) ou fait entendre quelque bonne parole (16) ; heureux encore ceux-là qui s’étaient vus jouant de la cithare dans leurs temples (17), les couronnant de fleurs et de branchages (18) ; c’était, au contraire, un présage funeste d’avoir rêvé qu’on leur dérobait quelque offrande (20), qu’on brisait leurs images sacrées ou qu’on les jetait hors de sa demeure (21).
Diodore de Sicile raconte que, pour empêcher Apollon de quitter leur ville assiégée, les Tyriens avaient lié sa statue dans le temple avec une chaîne d’or (22) ; chacun devait redouter de même de voir en songe les dieux déserter sa maison (23), ou, mécontents sans doute de l’impiété des hommes, s’offrir entre eux des sacrifices (24). Malheur à qui, dans son sommeil, s’était vu lavant, parfumant leurs images, balayant leurs sanctuaires ; celui-là s’était rendu coupable envers eux de quelque offense (25). Malheur à qui avait, en rêve, aime d’amour une chaste déesse : Vesta, Rhéa, Junon, Hécate, Minerve, terrible aux débauchés et aux courtisanes ; Diane, qu’il ne fallait pas avoir vue sans vêtements, [p. 20] comme l’avait cruellement éprouvé Actéon (26). L’art de l’onirocritique ne séparait pas en effet les noms des immortels des aventures que leur prêtait la fable : l’infidélité de Vénus rendait l’apparition de Vulcain redoutable aux maris (27), comme la vue de Bacchus l’était pour les enfants, à cause des périls qui l’avaient menacé dans son premier âge (28). On tenait pour une annonce de troubles et de discorde les songes qui montraient à la fois les divinités ennemies (29) entre elles auxquelles les chrétiens riaient de voir les mêmes adorateurs : Mars et Vulcain, Neptune et Minerve, Jupiter et Saturne (30).
Ce fut chez les anciens, Grecs et Romains, mésaventure assez commune que la fuite des esclaves. Les lois (31) et d’autres textes encore nous en apportent le témoignage. Dans une notice bien connue, Letronne a publié, avec un riche commentaire, un papyrus donnant le nom, le signalement de deux de ces évadés. Une somme d’argent était promise à qui les ramènerait à la maison (32). Aux documents de cette sorte viennent s’ajouter les inscriptions de nombreuses plaques de bronze retrouvées dans des fouilles. On y lit que ceux au cou desquels ces lames étaient rivées s’étaient déjà enfuis de chez un maître dont on donnait le nom et la demeure, Jusqu’à son dernier jour l’esclave traînait cette marque, témoin le collier de bronze retrouve en 1887 sur un squelette et qui porte les mots : TENE ME ET REBOCA ME APRONIANO PALATINO AD MAPPA AVREA IN ABENTINO QVIA FVGI (33).
Pour ceux que troublait la pensée d’un esclave évadé, il était bon de voir apparaître Diane, divine chasseresse à laquelle rien n’échappe (34). [p. 21]
Rêver d’un habitant de l’Olympe n’était pas toujours chose heureuse, Mercure, par exemple, épouvantait les malades, car l’une de ses fonctions — les monuments nous le montrent (35) — était d’introduire les défunts dans l’autre monde (36). Plutarque, qui avait vu en songe ce dieu le guider au ciel, était mort peu de jours après (37). Aussi était-ce un rêve heureux que celui dans lequel on avait cru détruire, surtout si Némésis était présente, les statues des dieux funéraires (38). L’apparition de Bacchus, favorable aux cabaretiers, présageait aux voyageurs, aux marins, — comme à ceux qui se voyaient en songe portant, dans son cortège, le thyrse et l’arbuste, — des périls, des attaques et blessures (39).
Pluton, Proserpine, bons aux craintifs parce que, dit gravement Artémidore, ils règnent sur les défunts qui n’ont plus rien à craindre, sont faits toutefois pour effrayer, s’ils apparaissent menaçants (40). Redoutables sont de même les divinités égyptiennes si vénérées à Rome : Sérapis, Isis, Anubis, Harpocrate ; leur vue, celle de leurs mystères et de leurs autels présagent de graves dangers (41). Sérapis en effet, pour ne parler que de lui, est infernal en même temps que céleste ; c’est à la fois Jupiter et Pluton. Un certain nombre de pierres gravées où se lit l’inscription : C€C Z€YC CAPAΠIC, le représentent sur son trône ayan t près de lui Cerbère. Ainsi en était-il de ses statues (42). Un malade l’avait prié de lui secouer la main droite, s’il devait guérir ; une nuit qu’il rêvait se trouver dans son temple, ce fut Cerbère qu’il vit lui arracher la main. Le jour suivant il était mort (43). Une de ces subtiles remarques auxquelles se plaisaient les anciens identifiait de plus Sérapis et le dieu des enfers. Son nom en langue grecque est, comme [p. 22]
celui de Πλούτων formé de sept lettres. Un homme devait tristement éprouver que les deux divinités n’en faisaient qu’une. Il avait rêvé que, comme tant d’autres alors, il portait au cou une amulette où se lisait le nom de CAPAΠIC ; une angine le prit et, en sept jours, le nombre fatal des lettres le mena chez Pluton (44). Le dieu n’était cependant pas toujours aussi redoutable : sa vertu pouvait délivrer d’un grand péril ceux qui espéraient contre tout espoir (45).
Bonne, secourable même pour qui se sentait sans reproche, l’apparition de Némésis devait épouvanter les autres (46). Telle était la croyance vulgaire. Une preuve en est dans le nombre des pierres gravées ou la terrible déesse est figurée présente sous une forme symbolique, au châtiment d’Éros, tourmenteur de Psyché (47). La vision de Némésis n’était pas la seule qui dût troubler les malfaiteurs. Se voir en songe modelant un homme, ainsi que l’avait fait Prométhée, leur présageait qu’ils seraient punis comme l’avait été ce ravisseur du feu céleste (48). Pour d’autres coupables, avoir rêvé qu’ils voguaient en pleine mer dans la cuve d’un trépied était l’annonce de la relégation dans une île, figurée par cette vasque perdue au milieu des flots (49).
Esculape devait rassurer le dormeur qui le voyait dans son temple sur son piédestal et entoure de ses adorateurs. Si par malheur le dieu se mouvait, s’approchait ou semblait entrer dans la maison, quelque maladie grave allait se déclarer, car c’est surtout alors que l’homme a besoin de son secours (50). Inquiétant était pour les malades de voir quelqu’un lui sacrifier ; l’égorgement des victimes devenait pour eux un présage de mort (51). [p. 23]
C’était un sujet de crainte que de voir les immortels apparaître autrement qu’on eût dû s’y attendre, sans leurs attributs et leurs offrandes (52) : Pan laissant son accoutrement rustique pour se vêtir à la mode romaine (53) ; Esculape siégeant comme juge (54) ; la triple Hécate avec une seule tête (55) ; ou bien encore s’ils se montraient à ceux dont les métiers leur étaient indifférents ou odieux : Vulcain à un inspecteur d’aqueducs, le fleuve Acheloüs à un forgeron, Minerve et Diane aux entremetteurs (56). Celui qui rêvait de la Fortune devait, pour qu’il en pût espérer les faveurs, l’avoir vue sous la forme d’une femme ou d’une statue belle et richement parée, au repos, et non point debout sur la roue, emblème de son inconstance (57). Si les héros mythologiques apparaissaient tristes et d’aspect misérable, c’était pour demander des fêtes et la consécration de leurs images outragées ou demeurées enfouies (58). L’apparition des Dioscures était, sur mer, un présage de tempête ; sur terre, elle annonçait des séditions, des procès, des combats ou de graves maladies ; mais, en même temps, la vertu de ces dieux sauveurs détournait les périls extrêmes (59).
Les dieux dont on implorait le secours, soit en priant à leurs autels, soit en venant dormir dans leurs temples, ceux-là, écrit Artémidore, ne pouvaient mentir aux humains (60). Le malade qu’ils daignaient visiter devait guérir, s’il avait su pénétrer le sens de leur réponse, souvent aussi ambiguë que l’étaient les paroles des oracles. Artémidore l’avait appris au cours de ses laborieuses enquêtes : un malade rêva, nous dit-il, que, venu dans le temple de Jupiter, il avait demandé à ce dieu : « Suis-je destiné à guérir et à vivre ? » Celui-ci, pour toute réponse, baissa la tête, et le patient crut voir dans ce signe une affirmation. Il mourut. Jupiter cependant ne l’avait pas trompé : en inclinant [p. 24] son visage vers la terre, il avait annoncé au suppliant que sa sépulture était prochaine (61).
A tel autre qui devait subir une opération grave, Sérapis, invoqué, répondit que le fer le délivrerait de ses souffrances ; le fer l’en délivra, mais en le faisant mourir. Peut-être, dit Artémidore , inquiet d’avoir à le noter dans son livre, le malheureux n’avait pas réfléchi qu’il consultait un dieu du monde souterrain (62).
A lire l’Oneirocriticon, ce qui, après la crainte et le respect des dieux, paraît avoir le plus occupé les esprits, c’étaient les représentations du cirque et celles du théâtre. A chaque page sont mentionnés les jeux olympiques, néméens, les combats de bêtes féroces, les gladiateurs de toutes classes, rétiaires, hoplomaques, dimachaires, les athlètes, les acrobates, les pugilistes, les acteurs, les mimes, les joueurs de flûte. On y trouve l’explication des songes qui leur présagent des victoires, des couronnes, des statues dressées en leur honneur ; on y apprend comment, pour un homme pauvre, il est de bon augure d’avoir rêvé qu’il combattait dans l’amphithéâtre des fauves prêts à le dévorer (63) ; comment celui qui se sera vu de même luttant contre un rétiaire agile et prompt à se dérober par la fuite épousera une femme volage (64) ; comment, si ce n’est pour un acteur appelé à remplir tous les rôles, il est de mauvais augure de se voir en robe de femme (65), mal vêtu (66) on devenu dieu (67), de faire, en songe, si l’on n’est jongleur de profession, des sauts périlleux entre des glaives dresses (68).
Le spectacle si fréquent des exécutions capitales rappelait souvent à la pensée les condamnés et leurs supplices. Un homme rêva que, comme l’un de ces malheureux, il avait été lié à un poteau du cirque et qu’un ours lui avait mangé la main ; l’imperturbable ingéniosité des [p. 25] interprètes en tirait un heureux présage (69) ; un autre avait vu sa maîtresse dévorée par les flammes dans un grand vase de terre ; la malheureuse fut, ainsi que l’ont été plusieurs martyrs chrétiens, brûlée par le bourreau dans une chaudière ardente (70). L’image des crucifiés hantait également les esprits. Devait périr ainsi parce que, comme eux, il porterait sa croix, celui qui se voyait en songe chargeant sur ses épaules Pluton, Cerbère ou quelque génie infernal (71). Même fin attendait le malfaiteur rêvant qu’il dansait en étendant les bras (72), ou qu’il s’envolait dans les airs (73). Au dormeur qui allait prendre femme, être mis en croix annonçait que, comme sur l’instrument de supplice, le mariage l’attacherait pas des liens cruels (74). On tirait de ce même songe, pour les hommes libres, un présage d’élévation et de richesse (75), d’affranchissement pour les esclaves qui, comme les crucifiés, ne seraient plus, expliquait-on, dominés par personnel (76). Souvent, dans leurs écrits, les Pères de l’Eglise signalent parmi les figures, multiples pour eux, du bois de la croix du Christ, le mât du navire et son antenne, l’arche qui sauva Noé du déluge (77). Ceux des païens devant lesquels on exposait ce symbolisme ne devaient guère en être surpris, car eux aussi se plaisaient à des rapprochements de même sorte. A qui devait se mettre en mer, rêver qu’il était crucifié passait pour un signe favorable et fait pour conjurer tout péril, parce que, disait-on, comme le vaisseau, la croix est de bois et le mat la représente (78). [p. 26]
Ainsi que la mention des défunts, les présages de décès tiennent une large place dans le recueil d’Artémidore. Un malade va quitter cc monde s’il rêve qu’il est fait empereur ou devient dieu, comme l’avait dit Vespasien à son heure dernière (79) ; qu’il est porté par un aigle, de même que les princes divinisés (80) ; qu’il s’envole, parce que c’est ainsi que les âmes montent au ciel (81) ; qu’il vient de naître, parce que les nouveau-nés et les défunts sont enveloppés du même (82), qu’il est vêtu de blanc, parce que telle est la couleur du linceul (83) ; s’il voit en rêve un boucher souillé de sang(84), ou un hôtelier, parce que l’auberge est ouverte pour tous, comme nous l’est l’autre monde (85) ; s’il prend part à un de ces banquets funèbres dont parlent si souvent les anciens (86) ; si quelqu’un lui apporte des parfums, comme on fait pour embaumer les corps (87) ; s’il croit se marier, une même pompe, un même concours de gens accompagnant les noces et les obsèques (88) ; s’il rêve qu’il dort dans l’enceinte d’un tombeau (89).
A ceux même qui sont en santé, certains songes apportent un funeste présage.
Ainsi en est-il pour qui reçoit de la main d’un défunt un parfum ou une rose (90) ; pour la femme à qui quelqu’un est apparu lui récitant deux vers de l’Iliade sur la mort de Patrocle (91) ; pour celle qui [p. 27] rêve qu’elle a terminé sa toile (91), ou accompli les travaux d’Hercule (92). La tâche Je celles-là est achevée ; elles n’ont plus qu’à disparaître.
Ainsi que le décès, la maladie était parfois, enseignait-on, annoncée aux humains. Nous avons vu qu’on la devait craindre si Esculape, se montrant au dormeur, lui semblait entrer dans la maison. Le même présage se produisait sous des formes diverses. L’un des songes les plus étranges que l’on rapporte à cet égard est celui dans lequel un mari vit sa femme morte allant par la demeure et préparant des lits. Le surlendemain, plusieurs amis tombèrent malades. Ce fut ainsi, ajoute Artémidore, que l’événement fit comprendre le sens d’une telle apparition (93).
Rêver qu’on mourait était une vision à sens multiples (94). Aux uns, c’était l’annonce de quelque deuil ou d’une fin prochaine ; pour d’autres, le présage de la guérison, de la célébrité, d’un mariage heureux, de l’acquisition d’une terre ; les esclaves en pouvaient concevoir une espérance d’affranchissement, car la mort est la liberté ; Artémidore le proclame comme l’avait fait Sénèque (95) et connue le disent ces vers d’une inscription d’Afrique récemment exhumée (96) :
Daphnis ego Hermetis conjunx sum libera facta.
Cum dominus vellet primu Hermes liber ut essel.
Fato ego facta prior fato ego rapta prior.
On y voyait aussi le pronostic d’un heureux retour dans le pays natal, la terre qui attend les défunts étant, dit notre auteur, la patrie de tous les mortels (97).
Une autre illusion du sommeil faisait rêver aux hommes qu’ils [p. 28] étaient devenus femmes, aux femmes qu’elles étaient changées en hommes. Bonne parfois, parfois mauvaise pouvait être une telle transformation ; aux filles esclaves elle annonçait un pire degré de servitude, l’homme étant plus astreint à des travaux pénibles que la femme. Pour une courtisane, elle était de bon augure, car, dit une vieille traduction de notre texte, la malheureuse I »cessera son meschant train (99) ».
Quelle a été la multitude des peintures, des statues, des bas-reliefs dont on ornait les temples, les palais, les places publiques elles de meures ? Ce qui, après tant de destructions, nous est resté de ces œuvres précieuses suffit à le montrer. Rencontrées en tous lieux par les anciens, ces images les suivaient dans les visions de la nuit. Artémidore lui-même nous le donne à entendre ; s’il parle du songe dans lequel on s’est vu assis sur un aigle, c’est, ajoute-t-il, de triste augure, car les peintres el les sculpteurs représentent ainsi les princes défunts (100). Un homme, dit-il ailleurs, avait rêvé que ses vêtements étaient de bronze ; Il est mort, et cela devait être, όρθώς άπέθανεν, car il était devenu ainsi semblable aux statues qui ne sont pas des êtres vivants (101). Ceux qui ont cru, dans leur sommeil, accomplir les travaux d’Hercule (102) ou, comme Endymion, être aimes de la chaste Phœbé (103), avaient sans doute présente à la pensée quelqu’une des œuvres si nombreuses où sont reproduits de tels sujets. Telles qu’on les voyait à toute heure dans les sanctuaires, dans les maisons, les images des dieux apparaissaient en rêve, peintes ou faites de marbre, d’or, d’argent, d’airain, d’ambre, d’ivoire, de terre cuite (104), avec leurs attributs accoutumés (105) : Jupiter, Pluton et Sérapis parfois en un seul personnage, tenant le sceptre, coiffé du modius et gardé par Cerbère ; Saturne, Mars, Minerve, Diane vêtue en chasseresse (106) ; Mercure [p. 29] introduisant les morts dans les Enfers (107) ; Neptune, Amphitrite avec leurs cortèges de tritons et de néréides (108) ; la Vénus Anadyomène, redoutable sous cette forme aux marins (108) ; Esculape et le dieu du Soleil debout sur leurs bases dans leurs temples (109; la triple Hécate, Némésis, Pan (110) ; la Fortune belle et richement parée ; Hercule avec sa peau de lion et sa massue, les Dioscures redoutables et les autres héros mythologiques (111).
Un panthéon tout entier se montrait ainsi dans la vision de la nuit. Quels espoirs, quelles préoccupations, quelles inquiétudes agitaient ceux qui avaient vu en rêve ces dieux parfois menaçants (112) et toujours redoutables, même dans leurs apparentes faveurs (113) ; il est facile de l’imaginer pour qui a voulu jeter les yeux sur les recueils des inscriptions antiques. Là s’accumulent les mentions de ceux qui, avertis dans leur sommeil de la volonté des immortels, se sont hâtés de leur obéir (114). Comme les malades venus attendre, en dormant dans leurs temples, l’indication d’un remède à leurs maux, ceux-là étaient de la foule sans nombre des hommes qui, oubliant les avertissements des sages, croyaient aux leçons d’Artémidore et de tant d’autres devins de même sorte dont la race n’est pas encore éteinte.
Notes
(1) Artemidorus, Oneirocritica, I , i , 2, 32, 66 ; II, 4, 8, 10, etc.
(2) L. I., Proœmium.
(3) L. I et V, Proœmium.
(4) II, 25.
(5) IV, 1, 28 ; V, 71, 72.
(6) Voir, sur cette coutume, Pausanias, X, 32, les inscriptions découvertes par M. Cavadias à Épidaure (Ἐφημερίς άρϰαιολογιϰη, 1883, p. 199 et suivantes) : Maury, Religions de l Grèce antique, t. II, p. 453-458 ; pour les anciens juifs, Strabon, XVI, Il, § 35. Cet usage de l’incubation sacrée s’est perpétue an moyen âge. Les malades venaient ainsi dormir pour obtenir la guérison, en Gaule, dans les basiliques de Saint-Démétrius et de Saint- Martin [p. 18] (Greg-.Tur. Hist. Franc. VIII, 16 ; Glor. mart., C ; Glor. confess., XCVI ; Mirac. S. Mart., Il, LI, etc.] ; à Rome, dans le portique de Saint Pierre (Dionysius, Cryptæ Vaticanæ, pl. XXXVI et p. 93.)
(7) Plutarch. Aristid., c. XXVII ; Alciphron. Epis., L. Ill, n° 59.
(8) II, 70.
(9) Voir ce que, plus de deux siècles auparavant, Cicéron avait dit de l’oniromancie (De divintione, L. Il, c, VI).
(10) V, 53.
(11) IV, 59. C’est par erreur qu’Artémidore dit ce vers tiré de l’Andromaque d’Euripide. Un passage approchant auquel il a pu se tromper m’est signalé par mon savant confrère M. Weil, dans un fragment du Syleus (voir Euripidis fragmenta, p. 785, de l’édition Didot).
(12) Artemidor., I, 6 ; III, 31.
(13) Ibid., II, 35.
(14) Il, 35.
(15) II, 37, pour Vesta ; 39, pour Serapis, Isis, Anubis et Harpocrate ; cf. II, 35.
(16) I, 6.
(17) II, 39.
(18) I, 56.
(19) II, 33.
(20) III, 3.
(21) II, 33.
(22) XVII, 23.
(23) II. 33.
(24) Ibid.
(25) Ibid.
(26) I, 80 ; II, 35.
(27) II, 37.
(28) Ibid.
(29) S. August. De utilitate jejunii, c. VII. Cf. Prudent. Peristeph. Hymn. X, v. 311-315.
(30) IV, 73.
(31) Digest., L. XI,tit.iv, De fugitivis.
(32) Récompense promise à qui découvrira ou ramènera deux esclaves échappés d’Alexandrie. (Journal des savants, 1833.)
(33) Académie des inscriptions, Comptes rendus, 1887, p. 220,221. Voir, pour les objets de cette espèce, De Rossi, Bullettino, 1874, p. 39, 41-62, 66.
(34) Artemidor., II, 34. Cf., pour la recherche des esclaves fugitifs et les présages de leur retour, II, ii , et IV, 56.
(35) Garrucci, Les mystères du syncrétisme phrygien, p. 5 et 7, etc.
(36) II, 37.
(37) IV, 72.
(38) II, 39.
(39) II, 37.
(40) II, 39.
(41) II, 39.
(42) Winckelmann, Description des pierres gravées du baron de Stoch, p. 83 ; cf. mon mémoire intitulé : 750 pierres gravées inédites ou peu connues, n° 212 et 629 ; Museo Pio Clementino, Il, i , etc.
(43) Artemidor., V. 92.
(44) V, 26. Une amulette publiée par Ficoroni, Piombi antichi, pl. X, n° 2 1 porte le buste de Sérapis et, au revers, l’inscription ΦΥΛΑΣΕ. Voir encore Séguin, Selecta numismata, p. 2,
(45) Artemidor., V, 39.
(46) II, 42.
(47) 750 pierres gravées inédites ou peu connues, p. 61.
(48) Artemidor., III, 17.
(49) V. 21. Ce trait fait penser à l’image qui représente Hercule voguant sur l’Océan dans la coupe du Soleil (Gerhard, Auserlesene griechische Vasenbilder, t. II, pl. CIX).
(50) II, 42.
(51) II, 33.
(52) IV, 76.
(53) IV, 72.
(54) V, 13.
(55) II, 37.
(56) II, 34 ; IV, 74.
(57) II, 37.
(58) IV, 79.
(59) II, 37.
(60) II, 69.
(61) V, 71.
(62) V, 94.
(63) Il, 54.
(64 II, 32.
(65) Il, 3.
(66) III, 24.
(67) III, 13.
(68) I, 76.
(69) V, 49.
(70) V, 25.
(71) II, 56.
(72) I, 76.
(73) II, 68.
(74) II, 53.
(75) Ibid.
(76) Ibid.
(77) S. Justin. Apolog. l, § 55 ; Minuc. Felix, Octavius, c, XXIX ; Tertull. Adt,. Iudœos, c. X ; S. Maxim. Taurin. Homil. ; S. Hieron. Epist. XIV, ad Heliod., § 36 ; Gregor. Turon. De glor, martyr. L. I, c. XLIII. La pensée de ces Pères me fait incliner à lire mulus (mât) au lieu de malus dans ce passage de Tertullien : « Pars crucis et quidem mains est omne robur quod de recta stations defigitur ; sed nobis tota crux imputatur cum antemna scilicet sua » (Ad Nation., L. I, c. XII.)
(78) Artemid. II, 53. Un rapprochement entre le bois de la croix et celui d’un bâton se trouve ailleurs dans le livre d’Artémidore (IV, [p. 26] 33). Il rappelle celui que font les Pères entre la croix du Christ et la verge de Moïse (S. Justin. Dil cum Tryphone, c, LXXXVI et CXXXVIII. S. Augustin. Sermo CCCII, § 3, etc.
(79) II, 30 ; III, 13. Sueton. Vespas., XXIII.
(80) II , 20. Cf. Millin, Galerie mythologique, pl. CLXXVII bis, n° 677 pl. CLXXIX, n°681, 683 ; pl. CLXXVI n°680.
(81) Artemidor., II, 68. Cc passage est à noter à côté des textes et des monuments qui nous montrent l’âme sous la forme d’une figurine ailée (Otto Jahn, Archœolog. Beitrœge, p. 128 à 142. Cf. Pottier, Etude sur les lécythes blancs, p. 75 ; Garrucci, Storia del’arte cristiana , t, I, p. 307. Mélanges de l’Ecole Française de Rome, 1884, pl. XIII, etc. ).
(82) Artemid., 13. Cf. mes Sarcophages chrétiens de la Gaule, p. 156.
(83) II. 3.
(84) III, 55.
(85) III, 57.
(86) IV, 83.
(87) IV, 22.
(88) II, 49 et 65.
(89) I, 81.
(90) I, 5 ; IV, 84.
(91) IV, 59 et 40.
(92) IV, 43.
(93) II, 49.
(94) II, 57.
(95) II, 49.
(96) De beneficiis, L. III, C. XXIII.
(97) P. Delattre et Cagnat, dans le Bulletin de la Société des antiquaires de France, 1896, p. 347. Cf. une autre inscription provenant également de Carthage : Nunc mors perpetuam libertatem dedit. Il (Ibid., 1893, p. 209).’
(98) Diogen. Laert., L. II, C. III , § 2. S. Cyprian. De mortalitate, c. xxvi, S. August. Confess., IX, 13 ; Fortunat. Miscel., IV, 7, 18, 27 ; Acta sanctorum, 31 jul., p. 230 (Vita S. Germain Autissiod., L. II).
(99) 1, 50.
(100) II, 20.
(101) IV, 36.
(102) IV, 43.
(103) IV, 47,
(104) 1, 6 ; cf. III, 31.
(105) IV, 76.
(106) II, 34.
(107) II, 37.
(108) II, 38.
(109) II, 42.
(110) II, 36, 37.
(111) II, 37.
(112) Ibid.
(113) Cicero, De divinatione, II, 41 ; Artemid., II, 48.
(114) Artemidor., II, 37, De Hercule.
(115) Voir pour les formules épigraphiques : ἐξέωιτάγατος, ϰατά ώρόσταγμα,ϰατά ϰέλευη Θεού Δολιϰηού, Reinesius , cl. l , n° 196 ; Corpus inscr. græc., n° 2304, 2305, 5937, 5959 ; et pour Ex visu, visu monitus, somnio monitus jussus, ex jussu, imperio, les tables du Corpus inser. latin, t. II, p. 775 ; t. V, p. 1211 ; t. VIII, p. 1116 ; t. X, p. 1181 ; t. XIII, p. 960, etc.
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