Em. M. de Monter. Géhennes et piloris. Extrat de « Le Propagateur homœopathique, scientifique et littéraire / publié par une société de médecins, savants et d’hommes de lettres sous la direction du Dr Oriard », (Paris), n°38, jeudi 3 septembre 1857, pp. 3-4 sur 3 colonnes, et n°39, jeudi 10 septembre 1857, pp. 3-4 sur 3 colonnes.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr
[n° 38, jeudi 3 septembre 1857]
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GÉHENNES ET PILORIS.
Il n’est pas une religion qui n’ait son enfer, pas un culte qui n’enseigne ce terrible dogme, code pénal pour ainsi dire, des livres sacrés de tous les peuples. Enfer et paradis, châtiment et récompense, telle est la mystérieuse antithèse proposée à la foi des hommes, la route au double embranchement, qui part du seuil du sépulcre, et doit un jour séparer pour l’éternité la grande famille humaine. L’homme ne s’est pas contenté des vagues indications que lui donnaient les livres sacrés de ses divers cultes ; il a souvent exploré par la vision ou l’imagination les mornes contrées de la mort ; aux versets de leurs sombres prophéties, il a ajouté de lui-même d’effrayants commentaires. En un mot, vis-à-vis du prophète qui affirme et du philosophe qui explique, le visionnaire raconte et le poète invente.
Il nous a paru curieux de mettre sous les yeux du lecteur une confrontation rapide de ces dogmes, de ces visions et de ces poèmes. Peut-être une descente rapide à travers les noires spirales de tous ces enfers superposés, depuis le Tartare d’Homère jusqu’au Pandæmonium de Milton, intéressera-telle ceux qui aiment à suivre la métempsycose d’une idée à travers les cultes et les civilisations successives, ces grandes transmigrations de l’humanité.
L’enfer mythologique, dont le collège nous entretient aussi solennellement qu’un flamine ou un hiérophante pourrait le faire, est mesquin et sans terreur. Caron et sa barque, Minos et son urne, Ixion et sa roue, les Danaïdes et leur tonneau effondré, tout cela semble avoir été inventé exprès pour être bafoué par Lucien et travesti par Scarron. Le supplice de Tantale est seul d’une haute poésie. Cette branche chargée de fruits, ce îlot ironique qui vient éternellement chatouiller et lécher les lèvres brûlantes du supplicié, pour se redresser et s’enfuir dès qu’il y veut mordre ou y boire, constituent un des symboles les plus magnifiquement douloureux que l’on puisse rêver. Il y a bien encore Prométhée cloué au rocher africain sous la morsure de son vautour, et [page 3, colonne 2] ce Titan vaincu, couché sous le volcan que Jupiter a roulé sur lui comme sous le genou colossal d’un athlète vainqueur, et qui fait des tremblements de terre quand il change de côté ; mais ces deux mythes grandioses n’appartiennent pas, à proprement parler, à l’enfer. Hors de là tout est froid, puéril, sans grandeur, et le nec pueri credent ista de Juvénal ne nous étonne pas du tout. Au reste, le ciel païen n’a pas plus de majesté que l’enfer ; la mythologie grecque est essentiellement terrestre, et ses dieux ne sont vraiment divins que lorsqu’ils descendent de l’Olympe.
L’enfer chinois, l’enfer bouddhiste concordent parfaitement avec la difformité grotesque des pagodes du Céleste-Empire. Suivant les bonzes, les Ames criminelles comparaissent devant la cour des Chi-ming-wang, les dix rois des ténèbres, présidés par Jan-lo, le roi des Tijo. La procédure est la même que celle qui est observée en Chine : les assises de la géhenne bouddhiste sont calquées sur les assises de Pékin. On compte seize grands enfers, huit brûlants et huit glacés, et seize petits enfers, antichambres et vestibules des grands.
Les damnés les traversent dans une progression ascendante. Leurs supplices sont très variés. Les uns se débattent dans les vagues étouffantes d’un fleuve de cendres chaudes qui poudroie au milieu d’une forêt d’épées, dont les lames déchirent et mutilent les mains qui cherchent à s’y accrocher ; des échansons infernaux versent éternellement dans la bouche des autres un flot de cuivre fondu. Les menteurs ont la langue coupée Les voleurs sont jetés sur des collines de couteaux, etc. A travers toutes ces tortures, rampent et soufflent des flammes, ces dragons fantastiques, joies de nos paravents et de nos théières. Les innombrables subdivisions hiérarchiques qui morcellent, groupe par groupe, la société chinoise s’y retrouvent encore. Il y a des suppliciés de première classe, de seconde classe, de troisième classe, jusqu’à l’infini. C’est une sorte de mandarinat infernal.
La géhenne musulmane est bien autrement poétique ; elle n’est pas un des moins curieux récits de ces mille et une nuits que rêve et raconte, le narghilé en main, la Schéhérazade orientale, et dont le Koran n’est, à tout prendre, qu’un chapitre.
Suivant Mahomet, avant la résurrection universelle, une pluie miraculeuse tombera du ciel pendant quarante ans sur tous les cimetières et sur toutes les lombes éparses par le monde; celte pluie fécondera el ravivera les ossements arides des morts; elle les fera germer et sourdre dans leurs sépulcres comme des grains dans le sillon, et au jour fixé la moisson [page 3, colonne 3] se lèvera tout entière dans une universelle éclosion. La Syrie est le lieu fixé par le Prophète pour le dernier jugement.
La caravane des morts se mettra donc en route vers le rendez-vous d’Allah. Les bons trouveront, pour les y transporter, au seuil de leurs tombes, des chameaux blancs comme la fleur du syringa, ailés comme des aigles et caparaçonnés de selles d’or ; les méchants feront route en rampant contre terre comme des serpents. Cette convocation unanime ne sera pas pourtant immédiatement suivie du jugement, et Allah se fera attendre plus que n’a jamais fait roi de la terre, car ce sera, suivant les uns, cinquante ans, suivant les autres, trois cents, et môme cinquante mille ans, comme l’affirment quelques exégèses du Koran.
Pendant ce temps-là les hommes seront debout, regardant vers le ciel sans en recevoir ni ordre ni message ; et c’est durant cette attente séculaire que l’enfer commencera pour les méchants. Leur plus grande souffrance sera une sueur prodigieuse qui ruissèlera par tout leur corps, comme l’eau par les fuites d’une source. Cette sueur brûlera leurs bouches de ses gorgées amôres, suivant la proportion de leurs crimes ; elle les submergera lentement de sa crue sans cesse exhaussée ; à ceux-ci, elle montera jusqu’à la cheville du pied ; à ceux-là, jusqu’au genou ; à d’autres, même jusqu’aux oreilles. Cette sueur ne proviendra pas seulement du concours de tant de millions d’hommes entassés et piétinant sur le sable ; mais encore du voisinage du soleil que Dieu aura lancé sur eux comme une meule, et qui ne se sera plus éloigné de la terre que « de la longueur d’un poinçon. »
Sous celte chaleur de fournaise, leur tête fumera comme un vase dont la vapeur soulève le couvercle ; mais les justes seront préservés de ce supplice ; car, à côté de cette mer de sueur bouillante, s’étendra, comme un rivage, l’ombre immense et fraîche du trône d’Allah. C’est assis à celte ombre que les justes attendront. Enfin, Dieu descendra de son ciel : et ce jugement si longtemps attendu ne durera, dit le Prophète, « que le temps de traire une chamelle. » Un pont, nommé El Sirat, sera jeté sur le milieu de l’enfer; ce pont sera plus étroit qu’un cheveu et plus aigu que le fil d’une épée ; des broussailles de lames d’épées et de crocs de fer l’obstrueront des deux côtés.
Le genre humain y défilera tout entier et ce sera là l’irrévocable épreuve. Car les justes, guidés par la lumière amoureuse des yeux noirs des houris qui leur tendront les bras du fond du ciel, le traverseront à vol d’oiseau en l’effleurant a peine [p. 4, colonne 1] du bout des pieds : tandis que les méchants trébucheront au premier pas et tomberont, la tête la première dans le gouffre de l’enfer béant sous eux.
Cet enfer a sept portes et sept étages destinés à recevoir autant de classes de damnés qui sont les musulmans d’abord, puis les chrétiens, les juifs, les sabéens, les mages, les païens et enfin les hypocrites.
Le Pluton musulman s’appelle El Thabechk, c’est-à-dire le bourreau. Son trône est ombragé par les branchages difformes du jacoum, arbre vivant dont les fruits sont des têtes de diables. Mahomet a longuement écrit dans son Koran et dans ses traditions les tourments du Gehennam. Nous n’entrerons pas dans le détail de ces peines qui varient à proportion des crimes de celui qui les souffre et de l’étage où il est renfermé. Selon lui, le damné dont la punition sera la plus légère portera des sandales de fer rougi au feu. Mais, enfer pour les infidèles, le Gehennam ne sera qu’un purgatoire pour les musulmans. Suivant une tradition de Mahomet, après que la chaleur aura dépouillé leurs corps de sa peau, comme d’un vêtement, ils seront délivrés et admis au ciel.
Ouvrons maintenant les Védas et les lois de Manou, et voyons comment se vengent ces formidables idoles aux bras sextuples et au nez en trompe d’éléphant, accroupies depuis six mille ans au fond des pagodes de Benarès et de Delhi.
Le brahmaïsme compte vingt et un enfers ou naracas, situés dans les sept patalas ou globes inférieurs. Le Pluton hindou se nomme Jama : Jamapour est sa capitale. C’est devant lui que comparaissent les âmes pécheresses ; au pied de son tribunal est accroupi Tchitra-Goupta, le greffier infernal ; c’est lui qui compulse le dossier de leurs crimes et qui leur lit la sentence qui les classe dans l’un des étages de l’abîme.
Les supplices des réprouvés sont variés à l’infini, les uns sont traînés sur des pentes des tranchants de haches par une corde qui traverse leurs narines comme celles des buffles ; d’autres sont foulés sous le pied colossal des éléphants ; ceux-ci sont condamnés à passer par le trou d’une aiguille ; ceux-là sont pris entre les parois de deux rochers qui s’écartent et se rapprochent sans cesse, comme les deux branches d’une tenaille, el sont écrasés des milliers de fois sans pouvoir mourir. Mais cet enfer n’est pas éternel, il a pour complément expiatoire la métempsycose. Après un séjour plus ou moins long dans le naraca, les âmes des méchants passeront par tout un cycle, de transformations ignobles ou douloureuses. [p. 4, colonne 2] douloureuses. celui qui aura tué la vache d’un brahme passera dans le corps d’une vache, et y restera autant d’années que la vache qu’il a tuée avait de poils sur le corps. L’homicide passera dans le corps d’un tigre ; le brahme qui aura bu du vin dans celui d’un caméléon.
Un livre tout entier des lois de Manou est consacré aux classifications de cette zoologie diabolique : le casuiste indien en remontrerait au doctor sublilis le plus tortueux et le plus retors du moyen âge. Pas un délit qui ne soit subdivise en une multitude de nuances qui correspondent à autant, d’incarnations animales ou végétales. Les métempsychoses réservées aux voleurs, par exemple, suffiraient pour défrayer toute une histoire naturelle. Ainsi, celui qui aura volé de la viande renaîtra vautour ; du sel, cigale ; des parfums, rat porte-musc ; une toile de lin, grenouille ; du miel, frelon ; du laiton, cygne ; de l’eau, sarcelle ; etc., etc.
C’est de là que vient le respect panthéiste des brahmes pour la nature ; de là ces hôpitaux fondés pour les animaux malades et ces sectes frugivores, comme les éléphants de leurs forêts ; la grande famille des ancêtres rampe, vole, marche et nage autour de l’Indien. Ces sifflements, ces mugissements, ces cris, ces bourdonnements, ces murmures sont autant de voix désespérées qui lui parlent et qui l’implorent ; aussi traverse-t-il la création comme un temple, se penchant au bord des citernes pour tendre un brin de paille à la mouche qui se noie, éteignant les flambeaux quand il voit le papillon de nuit rôder autour de leurs flammes, marchant sur la pointe des pieds auprès des fourmilières, osant à peine chasser du tremblement de l’éventail le moustique qui le mord et qui boit son sang. Ecraser une fourmi, disent les brahmes, est un aussi grand crime que de tuer un homme. Certes, si la douceur, la bonté, l’indulgence résultant de ces scrupules à l’inoffensivité, érigés en principe, entraient pour un peu dans les questions générales de civilisation, les Indiens seraient le peuple le plus civilisé de la terre.
L’enfer persan se rapproche beaucoup de l’enfer mahométan. Un pont nommé Tchinerad est l’arche mystérieuse que doivent traverser les morts pour arriver à Behest, l’autre monde ; là, siègent Ormus et Bahman, son assesseur. D’après leur sentence, les âmes sont admises dans les chœurs célestes des Tjeds, génies supérieurs, ou précipitées dans les gouffres enflammés, séjour des Devs, génies infernaux.
La poésie brumeuse et glacée des peuples du Nord empreint d’une originalité farouche l’enfer Scandinave ; cet enfer s’appellei Niftheim. Sa reine, sa Proserpine est Héla, la Mort. La [p. 4,colonne 3] salle d’Héla est la douleur, sa table la famine, son couleau la faim, sa tente la maigreur, son lit la langueur, sinistres et vagues métaphores qui enveloppent comme des brouillards presque tous les dogmes du culte barbare d’Odin.
Venons-en maintenant à cet enfer chrétien qui, depuis dix-huit siècles, a préoccupé toutes les âmes, à ce terrible enfer dont la seule pensée faisait, à l’heure, de la mort, après cent ans de jeûne et de cilice, trembler d’épouvante sur les nattes de joncs de leurs cellules les Hilarion et les Pacôme.
Nous irons un peu au hasard, prenant au saint sa vision, au poète son poème, au rêveur son rêve, au sorcier son évocation, au fou son cauchemar; déchiffrant rapidement dans cette Divine Comédie universelle ce que chacun d’eux y a écrit : verset, vers ou grimoire.
Em. DE MONTER.
[n°39, jeudi 10 septembre 1857]
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GÉHENNES ET PILORIS.
— Suite et fin. —
Et d’abord, pour commencer par les livres saints, rien de plus vague que les indications mystérieuses données par la Bible. L’enfer, dans l’Ancien-Testament, est désigné sous les noms de ténèbres, de profondeur et de puits. C’est une terre noire on règne un ennemi éternel ; un lieu où le lit sera, la pourriture et les vers la couverture ; des eaux sous lesquelles sanglotent les géants, autrement dits les Rôphaïms. Cette dernière appellation, Maison des Géants, Ville des Géants, revient à chaque instant ; sombre et courte épitaphe inscrite par Dieu sur le sépulcre du monde antédiluvien. Le Nouveau-Testament n’est pas plus explicite : Flammes éternelles, feux extérieurs, pluies de sanglots et grincements de dents, telles sont les révélations faites par le Christ sur le lieu de supplices réservé aux âmes des méchants. C’est autour de ces textes si concis et si taciturnes qu’argumentent de siècle en siècle tant do confus et tumultueux commentaires.
Et d’abord où est situé l’enfer ? L’opinion générale le place au centre de la terre, et les Pères de l’Eglise confirment presque tous celle croyance. Tertullien appelle les volcans : « les cheminées de l’enfer : inferni fumariola. » Selon lui, c’est par leur cratères que se dégage la fumée colossale de ses fournaises. Swedenborg, ce rêvasseur suédois dont M. de Balzac a essayé de faire un grand homme dans un de ses plus beaux livres, prétend que la terre entière est minée par [p. 3, colonne 2] l’enfer, et que les cavernes, les fentes de rochers, les lacs et les gouffres sont autant de portes et de vomitoires de la nécropole des damnés. Mais voici quelque chose de plus étrange : un illuminé allemand, nommé Swinden, dans un livre fort curieux consacré à celle recherche, place l’enfer dans le soleil, proposition qu’il cherche à prouver avec solennité, par une foule d’arguments tels que ceux-ci : le centre de la terre ne serait pas assez grand pour contenir tous les damnés, — dont le H. P. Drexelius fixe le nombre à cent mille millions :—le centre de la terre ne contient pas assez de matières sulfureuses pour alimenter le feu de l’enfer, etc., etc. Quoi qu’il en soit, l’idée de faire du soleil le bûcher gigantesque où brûlent les réprouvés, l’idée de faire éclairer et réchauffer la terre par les réverbérations et les ardeurs de l’incendie infernal, est à coup sûr une des plus excentriques qui aient jamais traversé une tête humaine. Elle ne le cède qu’à celle d’un écrivain anglais, Wiston, qui affirme que les comètes sont autant d’enfers destinés à balancer éternellement les damnés des flammes du soleil aux glaces de l’orbite de Saturne ; cela est tout aussi extravagant ; mais au moins, y-a-t-il quelque, poésie dans l’idée de ces frondes de feu secouées par la main d’un Dieu vengeur.
Abordons les relations des excursions imaginaires dans l’autre monde. Le fameux voyage de saint Brendan est une des plus anciennes et des plus célèbres visions. Saint Brendan était un moine irlandais du sixième siècle, qui partit pour aller à la recherche du paradis terrestre. Après les mille aventures miraculeuses de son voyage, dont il nous a laissé l’odyssée fantastique, il aborda près de l’enfer. C’était une île sauvage et embrumée, ou plutôt une forge immense, où des démons-cyclopes, noirs de fumée, battaient éternellement sous leurs marteaux d’énormes enclumes sur lesquelles se tordaient les damnés. Plus loin, le saint trouva un homme velu et difforme, assis sur une pierre, les pieds dans l’eau, et contre les yeux duquel frappait incessamment un haillon remué par le vent. Cet homme, c’était Judas, à qui [p. 3, colonne 3] Jésus avait permis de venir se reposer là chaque dimanche de sa semaine de tortures. Cette exception miséricordieuse du Christ, en faveur de celui qui l’a trahi et vendu, n’est-elle pas une conception poétique et touchante ?
Une vision de l’enfer non moins célèbre est celle d’un moine du Mont-Cassin, nommé Albéric. Conduit au fond de la géhenne par saint Pierre et l’ange Hélos, il y vit Satan sous la forme d’un ver gigantesque qui serpentait dans le puits de l’abîme. Devant la gueule de ce ver voltigeait un fourmillement d’âmes. Chaque fois que le monstre rentrait son souffle, il les aspirait et les avalait toutes ensemble comme des mouches ; et chaque fois qu’il le renvoyait, il le rejetait, brûlées, comme des étincelles.
Il y avait au douzième siècle, en Irlande, une caverne miraculeuse, qu’on disait être une porte donnant dans l’autre monde, percée jadis par l’apôtre saint Patrick. Un brave chevalier, nommé Owein, résolut de s’aventurer dans ce noir corridor de l’enfer. Il en revint, disent les légendaires, pâle el les cheveux droits, car il avait vu de terribles choses. Après avoir suivi quelque temps les sinuosités de la grotte, il avait débouché sur une plaine nue, immense, ténébreuse, où soufflait avec rage un vent violent, et dont le ciel démesurément rembruni s’étendait à perte de vue. Des cavalcades bizarres de démons se découpaient çà et là sur des bandes de lointain.
Des crucifiés, cloués au sol par des pieux rougis, se tordaient en mordant la terre avec rage. Ailleurs, ils étaient couchés sur le dos, et d’énormes serpents leur lançaient leurs dards dans le cœur, comme les archers lancent leurs flèches dans une cible. Plus loin, des squelettes grelottaient en faisant claquer leurs os dans les crevasses d’un glacier ; des patients étaient rivés au sol par des clous si nombreux el si rapprochés qu’on n’eût pas trouvé a poser le bout du doigt sur leur chair ; ailleurs, c’étaient des broches colossales que les diables arrosaient avec une pluie de métaux fondus ; enfin, tout au fond de la plaine, une roue enflammée tournait sur [p. 4, colonne 1] un écrasement de damnés, si vite qu’on eût dit le mince cercle de feu qu’esquisse en l’air la rotation d’un flambeau.
Cette vision courut tout le moyen âge, sous le nom de Purgatoire de Saint-Patrick. Les docteurs en firent des sermons, les trouvères des chansons, et cette popularité dura deux ou trois siècles.
Mais le roi, le maître, le Christophe Colomb, pour ainsi dire, de l’enfer chrétien, c’est Dante. Il en a fait son domaine, son fief inaliénable, et chacun, en lisant son poème, se dit ce que disaient les femmes de Ravenne en voyant sa figure hâlée par le soleil et les marches forcées de l’exil : « Voilà, voilà celui qui revient véritablement de l’enfer ! » Et, en effet, comment s’en figurer un autre que celui qu’il a chanté ? Chez lui, rien de vague, rien d’indécis. Sa vision prend toute la consistance de la réalité. On suit des yeux sa marche dans les lointains nébuleux où il s’enfonce aussi facilement que l’itinéraire d’un voyageur vivant sur la carte d’un atlas, tant il a nettement précisé et circonscrit la topographie sinistre de son enfer. Ses vallées tumulaires, ses forêts vivantes, ses villes embrasées, se groupent et se coordonnent comme des vallées, des forêts et des villes terrestres. Des roches entassées en ponts traversent el relient entre elles les fossés infranchissables de ses cercles ; des chaussées longent, ses lacs de sang bouillant, ses rivières de poix ardente, ses étangs congelés. C’est tout un monde souterrain fait à l’image du nôtre et qui lui correspond.
Par une de ces grandioses et souveraines conceptions qui n’appartiennent qu’au génie, il a étagé son enfer sur le Tartare antique : Caron est toujours le batelier aveugle et sourd des fleuves infranchissables ; Minos n’a pas cessé de présider les assises infernales ; tous les génies malfaisants, tous les monstres de la théogonie païenne peuplent çà et là les sentiers de l’abîme, et sont, qu’on me passe cette expression, comme les animaux domestiques de son enfer. A l’entrée de chaque cercle nous trouvons, transformé en démon et chef de la tribu suppliciée qui l’habite, un demi-dieu d’Homère [p. 4, colonne 2] ou d’Hésiode. Là, c’est le Minotaure accroupi sur la corniche d’un gouffre ; ici, retentissent les triples aboiements de Cerbère ; ailleurs, une ronde de centaures galope, l’arc au poing, sur les grèves de la rivière de sang, et fait rentrer à coups de flèches, dans sa vase fumante, les âmes qui tentent d’en sortir. Les harpies nichent comme de noirs oiseaux de nuit dans cette étrange forêt des suicides aux branchages vivants, aux ramures humaines ; Plutus est le juge de camp de la joute éternelle des avares. Par une grande et profonde idée, c’est le dieu lui-même qui se fait le bourreau de ses adorateurs et de ceux du vice dont il est l’incarnation.
Mais qui n’a pas une fois au moins descendu les spirales redoutables de la Divine Comédie ? Qui n’a pas vu Paolo et Francesca de Rimini passer, une plaie au flanc, dans le tourbillon éternel ? Qui n’a pas entendu Ugolin, la bouche encore mal essuyée de son sanglant repas, raconter ce qui se passa dans la tour de la Faim ? Debout sur le seuil du moyen âge, le vieux Gibelin, appuyé d’une main sur la sereine figure de Virgile, de l’autre sur le sombre fantôme de saint Jean, dominera à jamais les siècles.
Un seul grand poète a pu rouvrir les portes de bronze de l’enfer, que Dante semblait avoir pour jamais refermées derrière lui; c’est Milton. Mais, à son insu peut-être, le sauvage républicain n’a fait qu’y transporter les acteurs du drame de la révolution anglaise, en les faisant passer par la lugubre transfiguration de la damnation. Ses dénions n’ont ni les cornes ni le pied fourchu des diables de Dante : ce sont les factieux vaincus d’une conspiration. Satan, n’est-ce pas Cromwell ! Et les discours grandioses de ses anges rebelles, ne sont-ce pas ceux des puritains et des régicides, répercutés par les échos de l’abîme ? En somme, son enfer n’est guère qu’un parlement tumultueux et farouche, et son Pandæmonium la salle de ses séances.
Nous venons de passer en revue des cauchemars de rêveurs bien sinistres, des récits de visionnaires bien sombres, des conceptions de poètes bien funèbres. Sainte Brigitte [p. 4, colonne 3] raconte fut un jour transportée en enfer. C’était un corridor à voûte cintrée, étroit, sombre et si bas, qu’on n’y pouvait marcher qu’en rampant sur ses mains. Les deux parois de ce corridor s’étendaient à perte de vue, et leurs murs étaient bombés à intervalles égaux par des croûtes ovales et perpendiculaires de chaux blanche. Dans chacune de ces niches affreuses brûlait un réprouvé. Chacun d’eux avait son alcôve dans l’épouvantable dortoir et son nom était inscrit au-dessus. Il faisait dans ce couloir de catacombe la chaleur fade et étouffante des fours à plâtre. Au reste, pas un bruit n’en troublait le silence claustral. A peine entendait-on passer de temps en temps, dans l’air raréfié, des soupirs faibles et bas ; car l’épaisseur massive des murs qui scellaient chaque oubliette changeait le fracas des brasiers en craquements, et les hurlements en chuchotements. Nous ne savons si notre impression nous abuse, mais cet enfer cellulaire, ce système pénitentiaire appliqué aux damnés, nous paraît vaincre en terreur suffocante et désespérée les plus effrayantes conceptions de Dante.
Ici nous terminerons ce dénombrement de songes et de chimères. Etrange manie que celle de vouloir sonder le secret des vengeances de Dieu ! Ne pouvant tirer de réponse du sphinx muet de l’éternité, tous les pâles questionneurs qui l’ont interrogé se sont pris à la faire eux-mêmes. Ils ont fait parodier la justice humaine par la justice divine ; ils ont, prêté à Dieu les bûchers de leurs suttys et de leurs inquisitions, les roues, les gibets, les tenailles, tous les difformes outils de leurs chambres de torture et de leurs Grèves. Aussi tous ces explorateurs n’ont-ils abouti, après avoir erré à tâtons dans la nuit des hallucinations et des vertiges, qu’à la sombre et impénétrable impasse de l’inconnu. Il ne fait pas bon de vouloir plonger dans celle pensée sans fond de l’enfer, dont l’éternité s’est réservé le mot. Gardons-nous de nous pencher trop avant au bord de ce gouffre sur lequel Dieu a amassé ses brumes : la folie et le désespoir peuvent en sortir.
Em. DE MONTER.
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