Maurice Halbwachs. Le rêve et les images-souvenirs. Contribution à une théorie sociologique de la mémoire. Extrait de la « Revue philosophique de la France et de l’étranger », (Paris), quarante-huitième année, tome XCV, janvier à juin 1923, pp. 58-97.
Maurice Halbwachs (1877-1945). Sociologue, agrégé de philosophie, docteur en droit en en lettres, disciple d’Émile Durkheim, il est à l’origine du concept de mémoire collective, qui restera ce qui le rendit célèbre. Il fut maître de conférence de philosophie à la faculté des lettres de Caen (Calvados) puis, en 1919, professeur de sociologie à la faculté, redevenu française de Strasbourg, Il y côtoie les historiens Lucien Febvre et Marc Bloch, mais aussi le psychologue Charles Blondel. Il est mort en déportation à Buchenwald. Quelques uns parmi ses très nombreux travaux :
— La classe ouvrière et les niveaux de vie : recherches sur la hiérarchie des besoins dans les sociétés industrielles contemporaines (thèse de doctorat), Paris, Félix Alcan, 1912.
— La théorie de l’homme moyen : essai sur Quételet et la statistique morale, Paris, Félix Alcan, 1913.
— L’interprétation du rêve chez les primitifs. Article paru dans le « Journal de psychologie normale et pathologiques », (Paris), XIXe année, 1922, pp. 577-604. [en ligne sur notre site]
— Les Cadres sociaux de l mémoire. Paris, Félix Alcan, 1925.
— Les Causes du suicide, Avant-propos de Marcel Mauss. Paris, Félix Alcan, 1930.
— La Statistique en Sociologie, Paris, Félix Alcan, 1935.
— Les classes sociales,Paris, Félix Alcan, 1942.
— Le rêve et le langage inconscient dans le sommeil. Extrait du « Journal de psychologie normale et pathologique », (Paris), tome 33, 1946, pp. 11-64. [en ligne sur notre site]
— La Mémoire collective, Paris, Félix Alcan, 1950.
Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr
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Le rêve et les images-souvenirs.
Contribution à une théorie sociologique de la mémoire.
« Bien souvent, dit Durkheim, nos rêves se rapportent à des événements passés ; nous revoyons ce que nous avons vu ou fait à l’état de veille, hier, avant-hier, pendant notre jeunesse, etc. ; et ces sortes de rêves sont fréquents et tiennent une place assez considérable dans notre vie nocturne. » Il précise, dans la suite, ce qu’il entend par « rêves se rapportant à des événements passés » il s’agit de « remonter le cours du temps », d’« imaginer qu’on a vécu pendant son sommeil une vie qu’on sait écoulée depuis longtemps », et, en somme, d’évoquer « des souvenirs comme on en a pendant le jour, mais d’une particulière intensité ». Au premier abord, cette remarque ne surprend point. En rêve, les états psychologiques les plus divers, les plus compliqués, ceux-là mêmes qui supposent de l’activité, une certaine dépense d’énergie spirituelle, peuvent se présenter. Pourquoi, aux réflexions, aux émotions, aux raisonnements, ne se mêleraient pas des souvenirs ? Pourtant, lorsqu’on examine les faits de plus près, cette proposition paraît moins évidente.
Demandons-nous si, parmi les images de nos rêves qui nous font illusion, s’intercalent des souvenirs véritables que nous prenons, non pas pour des souvenirs, mais pour des réalités. A cela on répondra peut-être que toute la matière de nos rêves provient de la mémoire, que les songes sont précisément des souvenirs que nous ne reconnaissons pas sur le moment, mais que, dans beaucoup de cas, il est possible, au réveil, d’en retrouver la nature et l’origine. Nous le croyons sans peine. Mais ce qu’il faudrait établir (et c’est [p. 58] bien ce qui est affirmé dans le passage que nous avons cité), c’est que des événements complets, des scènes entières de notre passé se reproduisent dans le rêve tels quels, avec toutes leurs particularités, sans aucun mélange d’éléments qui se rapportent à d’autres événements, à d’autres scènes, ou qui soient purement fictifs, si bien qu’au réveil nous puissions dire, non pas seulement ce rêve s’explique par ce que j’ai fait ou vu dans telles circonstances, mais ce rêve est le souvenir exact, la reproduction pure et simple de ce que j’ai fait ou vu à tel moment et en tel lieu. C’est cela, et cela seulement que peut « remonter le cours du temps o et « revivre » une partie de sa vie.
Mais ne sommes-nous pas trop exigeants ? Et, posé en ces termes, le problème ne se résout-il pas aussitôt par l’absurde, ou plutôt ne se pose-t-il même pas, tant la solution en est évidente ? Si l’on évoquait en rêve des souvenirs à ce point circonstanciés, comment ne les reconnaîtrait-on pas, pendant le rêve même, pour ce qu’ils sont ? Alors l’illusion tomberait aussitôt, et l’on cesserait de rêver. Mais supposons que telle scène passée se reproduise, avec quelques changements très faibles, juste assez importants pour que nous ne soyons pas mis en défiance. Le souvenir est là, souvenir précis et concret ; mais il y a comme une activité latente de l’esprit qui intervient pour le démarquer, et qui est comme une défense inconsciente du rêve contre le réveil. Par exemple, je me vois devant une table autour de laquelle sont des jeunes gens l’un parle; mais, au lieu d’un étudiant, c’est un de mes parents, qui n’a aucune raison de se trouver là. Ce simple détail suffit pour m’empêcher de rapprocher ce rêve du souvenir dont il est la reproduction. Mais n’aurai-je pas le droit, au réveil, et quand j’aurai fait ce rapprochement, de dire que ce rêve n’était qu’un souvenir ?
Cela revient à dire que nous ne pourrions revivre notre passé dans le sommeil sans le reconnaître, et qu’en fait tout se passe comme si nous reconnaissions d’avance ceux de nos rêves qui ne sont ou ne tendent à être que des souvenirs réalisés, puisque nous les modifions inconsciemment afin d’entretenir notre illusion. Mais d’abord pourquoi le souvenir, même vaguement reconnu, ne continuerait-il pas à se confondre avec les images du rêve ? II y a bien des cas où, tout en continuant à rêver, on a le sentiment qu’on rêve, et même il y en a où l’on recommence plusieurs fois, à intervalles [p. 59] de veille plus ou moins longs, exactement le même rêve, si bien qu’au moment où il reparaît on a vaguement conscience que ce n’est qu’une répétition et pourtant on ne se réveille pas. D’autre part, est-il vraiment inconcevable qu’un souvenir proprement dit, qui reproduit une partie de notre passé en son intégralité, soit évoqué sans que nous le reconnaissions ? Nous réservons, pour le moment, la question de savoir si, en fait, cette dissociation entre le souvenir et la reconnaissance se réalise : le rêve pourrait être à cet égard une expérience « cruciale », si elle nous révélait que le souvenir non reconnu se produit quelquefois pendant le sommeil, et que la reconnaissance est différée jusqu’au réveil. Mais il y a au moins une conception de la mémoire d’où il résulterait que le souvenir peut se reproduire sans être reconnu. Supposons que le passé se conserve sans changement et sans lacunes au fond de la mémoire, c’est-à-dire qu’il nous soit possible à tout instant de revivre n’importe quel événement de notre vie. Certains seulement d’entre ces souvenirs reparaîtront pendant la veille ; mais comme, au moment où nous les évoquerons, nous resterons en contact avec les réalités du présent, nous ne pourrons point ne pas y reconnaître des éléments de notre passé. Mais, pendant le sommeil, alors que ce contact est interrompu, supposons que les souvenirs envahissent notre conscience comment les reconnaîtrions-nous comme des souvenirs, puisqu’il n’y a plus de présent auquel nous puissions les opposer, et puisque étant par définition, non point la reproduction du passé, mais le passé lui-même conservé tel que lorsqu’il était le présent, ils ne contiennent en eux-mêmes, pas plus que lorsqu’ils étaient des perceptions ou des pensées actuelles, une marque ou un signe qui révèlerait qu’ils ne se présentent pas à nous pour la première fois ? Ainsi rien ne s’oppose, théoriquement, à ce que des souvenirs exercent sur nous une sorte d’action hallucinatoire pendant le sommeil, sans qu’ils aient besoin, d’ailleurs, pour ne pas être reconnus à ce moment au moins, de se masquer ou de se défigurer.
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Depuis un peu plus de deux années (exactement depuis janvier 1920) nous avons examiné nos rêves du point de vue qui nous intéresse, c’est-à-dire afin de découvrir s’ils contenaient des scènes [p. 60] complètes de notre passé. Le résultat a été nettement négatif. Il nous a été possible, le plus souvent, de retrouver telle pensée, tel sentiment, telle attitude, tel détail d’un événement de la veille qui était entré dans notre rêve, mais jamais nous n’avons réalisé en rêve un souvenir. Nous nous sommes adressés à quelques personnes qui s’étaient exercées à observer leurs visions nocturnes. M. Kaploun nous a écrit : « Il n’est jamais arrivé que je rêve toute une scène vécue. En rêve, la part d’additions et de modifications dues au fait que le rêve est une scène qui se tient, est considérablement plus grande que la part d’éléments puisés dans le réel vécu récemment, ou, si l’on veut, dans le réel d’où sont tirés les éléments intégrés dans la scène rêvée. » M. Bergson nous a dit qu’il rêvait beaucoup, et qu’il ne se rappelait aucun cas où il eût, au réveil, reconnu dans un de ses rêves ce qu’il appelle un souvenir-image. Il a ajouté, toutefois, qu’il avait eu parfois le sentiment que, dans le sommeil profond, il était redescendu dans son passé ; sur cette réserve nous reviendrons plus tard. Nous avons lu, enfin, le plus grand nombre qu’il nous a été possible de descriptions de rêves, sans y rencontrer exactement ce que nous cherchons. Dans son étude sur la « Litteratur » des problèmes du rêve (2) Freud écrit : « Le rêve ne reproduit que des fragments du passé. C’est la règle générale. Toutefois il y a des exceptions : un rêve peut reproduire un événement aussi exactement (vollständig) que la mémoire pendant la veille. » Delbœuf nous parle d’un de ses collègues d’Université (actuellement professeur à Vienne) : celui-ci, en rêve, a refait une dangereuse excursion en voiture dans laquelle il n’a échappé à un accident que par miracle tous les détails s’y trouvaient reproduits. Miss Calkins mentionne deux rêves qui reproduisaient exactement un événement de la veille, et moi-même j’aurai l’occasion de citer un exemple que je connais de la reproduction exacte en rêve d’un événement de l’enfance. » Freud ne paraît avoir observé directement aucun rêve de ce genre. Examinons ces exemples. Voici comment Delbœuf rapporte le rêve qui lui a été raconté par son ami et ancien collègue, le célèbre chirurgien Gussenbauer, depuis professeur à l’Université de Prague (3). « Il avait un jour parcouru en voiture une route qui relie [p. 61] deux localités dont j’ai oublié les noms qui, en un certain passage, présente une pente rapide et une courbe dangereuse. Le cocher ayant fouetté trop vigoureusement les chevaux, ceux-ci s’emportèrent, et voiture et voyageur manquèrent cent fois de rouler dans un précipice, ou de se briser contre les rochers qui se dressaient de l’autre côté du chemin. Dernièrement M. Gussenbauer rêva qu’il refaisait le même trajet, et, arrivé à cet endroit, il se rappela dans ses moindres détails l’accident dont il avait failli être victime. » Il résulte de ce texte que Freud l’a très mal compris, ou en a gardé un souvenir inexact, car le professeur en question refait sans doute en rêve le même trajet (il ne nous dit pas d’ailleurs s’il est en voiture, dans la même voiture, etc.), mais non la même excursion où il échapperait de nouveau au même accident. Il se borne, en rêve, à se rappeler l’accident, une fois arrivé au lieu où il s’est produit. Or, c’est tout autre chose que de rêver qu’on se souvient d’un événement de la veille, et de se retrouver, en rêve, dans la même situation, d’assister ou de participer aux mêmes événements que quand on était éveillé. Cette confusion est au moins étrange. Mais nous pouvons substituer cet exemple celui qui est rapporté par Foucault, également de seconde main, et que Freud ne pouvait d’ailleurs connaître (4). Il s’agit d’« un médecin qui, ayant été très affecté par une opération où il a dû tenir les jambes du patient auquel on ne pouvait administrer le chloroforme, revoit pendant une vingtaine de nuits le même événement le voyais le corps posé sur une table et les médecins comme au moment de l’opération. » Après le réveil l’image restait dans l’esprit, non pas hallucinatoire, mais encore extrêmement vive. A peine commençait-il à s’endormir que la même vision le réveillait. L’image revenait aussi quelquefois dans la journée, mais elle était alors moins vive. Le tableau imaginatif était toujours le même, et présentait un souvenir exact de l’événement. Enfin l’obsession cessa de se produire. » On peut se demander si le fait en question, après le moment où il s’est produit, et avant qu’on l’ait revu en rêve pour la première fois, ne s’est pas imposé assez fortement à la pensée du sujet pour que se substitue au souvenir une image peut-être reconstruite en partie, si bien que nous n’avons plus à [p. 62] faire à l’événement lui-même, mais à une ou à plusieurs reproductions successives de l’événement qui ont pu alimenter quelque temps l’imagination de celui qui le revoit plus tard en songe. Du moment, en effet, qu’un souvenir s’est reproduit plusieurs fois, il n’appartient plus à la série chronologique des événements qui n’ont eu lieu qu’une fois ; ou plutôt, à ce souvenir (en admettant qu’il subsiste tel quel dans la mémoire) se superposent une ou plusieurs représentations, mais celles-ci ne correspondent plus à un événement qu’on n’a vu qu’une fois, puisqu’on l’a revu plusieurs fois en pensée. C’est ainsi qu’il y a lieu de distinguer du souvenir d’une personne, vue en un lieu et à un moment déterminé, l’image de cette personne, telle que l’imagination a pu la reconstruire (si on ne l’a pas revue), ou telle qu’elle résulte de plusieurs souvenirs successifs-de la même personne. Une telle image peut reparaître en rêve, sans qu’on puisse dire qu’on évoque alors un souvenir proprement dit.
Quant à l’observation de Miss Calkins (5), elle est directe. Mais tout ce qu’elle nous en dit se réduit à ceci : « C. (c’est elle qui se désigne ainsi) rêva deux fois le détail exact d’un événement qui précédait immédiatement (le rêve). C’est un cas de l’espèce la plus simple d’imagination mécanique. » Et elle ajoute, en note : « il est inexact de l’appeler, comme fait Maury, « souvenir ignoré », ou « mémoire non consciente ». La mémoire se distingue de l’imagination en ce que l’événement est rapporté consciemment au passé et au moi. » Ne discutons pas des termes et des définitions. Ce qui importe, c’est que les rêves auxquels il est fait allusion sont bien ceux que nous avons recherchés en vain jusqu’ici. Mais aucun d’eux ne nous est décrit. C’est d’autant plus regrettable que cette enquête a porté, en peu de temps, sur un grand nombre de rêves. Miss Calkins a pris des notes pendant 55 nuits, sur 205 rêves, à raison de près de 4 rêves par nuit ; le second observateur, S… a observé, pendant 46 nuits, 170 rêves, sans en noter du même genre que ceux qui nous occupent. L’enquête a duré de six à huit semaines. De telles conditions sont quelque peu anormales. Il faudrait d’ailleurs que nous sachions, d’une part, ce que Miss Calkins entend par « le détail exact d’un événement », d’autre part en quoi consistait l’événement [p. 63] qui précédait, et enfin s’il n’y a eu réellement aucun intervalle entre l’événement et la nuit où elle a rêvé.
Il reste le rêve dont Freud a eu connaissance. Il n’indique point la page de son livre où il est rapporté. Celui-là seul, parmi tous ceux qu’il a décrits, correspond à peu près à ce qu’il laisse prévoir : un de ses collègues lui raconta qu’il avait vu en rêve, peu de temps auparavant, son ancien précepteur en une attitude inattendue. Il était couché auprès d’une servante (qui était demeurée à la maison jusqu’à ce que ce collègue eût eu onze ans). L’endroit où se passait la scène apparaissait en rêve. Le frère du rêveur, plus âgé, lui confirma la réalité de ce que celui-ci avait vu en songe. « Il en possédait un souvenir net, car il avait alors six ans. Le couple lui faisait boire de la bière pour l’enivrer, et ne se préoccupait pas du plus petit, âgé de trois ans, qui dormait cependant dans la chambre de la servante (6). » Freud ne nous indique pas si cette représentation était un souvenir défini qui se rapportait à une nuit déterminée, à un événement dont le rêveur n’avait été témoin qu’une fois, ou plutôt une association d’idées d’un caractère plus général. Il ne dit point, cette fois, que la scène se soit reproduite dans tous ses détails. Le fait, s’il est exact, n’en est pas moins remarquable. On peut le rapprocher d’exemples du même genre, pris chez d’autres auteurs.
Maury raconte ceci (7) : « J’ai passé mes premières années à Meaux, et je me rendais souvent dans un village voisin nommé Trilport. » Son père y construisait un pont. « Une nuit, je me trouve en rêve transporté aux jours de mon enfance, et jouant dans ce village de Trilport. » Il y voit un homme qui porte un uniforme, et qui lui dit son nom. Au réveil, il n’a aucun souvenir qui se rattache à ce nom. Mais il interroge une vieille domestique, qui lui apprend que c’était bien ainsi que s’appelait le gardien du pont que son père a bâti. Un de ses amis lui a raconté que, sur le point de retourner à Montbrison, où il avait vécu, enfant, vingt-cinq ans plus tôt, il rêva qu’il rencontrait près de cette ville un inconnu, qui lui dit qu’il était un ami de son père, et s’appelait T… Le rêveur savait qu’il avait connu quelqu’un de ce nom, mais ne se rappelait [p. 64] pas son aspect : il retrouva effectivement cet homme, semblable à l’image de son rêve, encore qu’un peu vieilli.
Hervey de Saint-Denis (8) raconte qu’une nuit il se vit en rêve à Bruxelles, en face de l’église de Sainte-Gudule. « Je me promenais tranquillement, parcourant une rue des plus vivantes, bordée de nombreuses boutiques dont les enseignes bigarrées-allongeaient leurs grands bras au-dessus des passants. » Comme il sait qu’il rêve, et qu’il se souvient, en rêve, de n’avoir jamais été à Bruxelles, il se met à examiner avec une attention extrême l’une des boutiques, afin d’être en mesure de la reconnaître plus tard. « Ce fut celle d’un bonnetier. J’y remarquai d’abord pour enseigne deux bras croisés, l’un rouge et l’autre blanc, faisant saillie sur la rue, et surmontés en guise de couronne d’un énorme bonnet de coton rayé. Je lus plusieurs fois le nom du marchand afin de le bien retenir ; je remarquai le numéro de la maison, ainsi que la forme ogivale d’une petite porte, ornée à son sommet d’un chiffre enlacé. » Quelques mois après il visite Bruxelles, et y cherche en vain « la rue des enseignes multicolores et de la boutique rêvée ». Plusieurs années s’écoulent. Il se trouve à Francfort où il était allé déjà « durant ses plus jeunes ans ». Il entre dans la Judengasse. « »Tout un ensemble d’indéfinissables réminiscences commença vaguement à s’emparer de mon esprit. Je m’efforçai de découvrir la cause de cette impression singulière. » Et il se rappelle alors ses inutiles recherches à Bruxelles. La rue où il se trouve est bien la rue de son rêve mêmes enseignes capricieuses, même public, même mouvement. Il découvre la maison, « si exactement pareille à celle de mon ancien rêve qu’il me semblait avoir fait un retour de six ans en arrière et ne m’être point encore éveillé ».
Tous ces rêves ont un caractère commun ; il s’agit de souvenirs d’enfance, entièrement oubliés depuis un temps indéterminé, et que nous ne pouvons pas ressaisir pendant la veille, même après que le rêve les a évoqués; ils reviennent, mêlés à nos songes, et il faut nous aider de la mémoire des autres, ou nous livrer à une enquête et à une vérification objective, pour constater qu’ils correspondent bien à des réalités anciennement perçues. Or, sans doute, ce ne sont pas des scènes complètes qui reparaissent, mais un nom, un visage, [p. 65] le tableau d’une rue, d’une maison. Tout cela ne fait cependant point partie de notre expérience familière, des souvenirs que nous ne nous étonnons pas de retrouver, à l’état de fragments, dans nos songes, parce qu’ils sont récents, ou parce que nous savons qu’éveillés nous possédons sur eux une certaine prise, parce qu’en somme il y a toutes raisons pour qu’ils entrent dans les produits de notre activité imaginative. Au contraire, il faudrait admettre que les souvenirs de notre enfance se sont stéréotypés, qu’ils sont, dès le début, et demeurent, comme dit de Hervey de Saint Denis, des clichés-images, dont notre conscience n’a plus rien connu à partir du moment où ils se sont gravés « sur les tablettes de notre mémoire Comment contester que, dans les cas où ils reparaissent, c’est bien une partie, une parcelle de notre plus lointain passé qui remonte à la surface ?
Nous ne sommes pas convaincus que ces réminiscences d’enfance correspondent bien à ce que nous appelons des souvenirs. Si nous ne nous rappelons rien de cette période à l’état de veille, n’est-ce point parce que ce que nous en pourrions retrouver se réduit à des impressions trop vagues, à des images trop mal définies, pour offrir quelque prise à la mémoire proprement dite ? La vie consciente des tout petits enfants se rapproche à bien des égards de l’état d’esprit d’un homme qui rêve, et, si nous en conservons si peu de souvenirs, c’est peut-être pour cette raison même les deux domaines, celui de l’enfance et celui du rêve, ce petit nombre de souvenirs exceptés, opposent le même obstacle à nos regards : ce sont les seules périodes dont les événements ne se rangent pas dans la série chronologique où prennent place nos souvenirs de la veille. Il est donc bien peu vraisemblable que nous ayons pu, dans la première enfance, former des perceptions assez précises pour que le souvenir qu’elles ont laissé, lorsqu’il reparaît, soit lui-même aussi précis qu’on nous dit. La ressemblance entre l’image du rêve et le visage réel, dans le second rêve cité par Maury, n’est tout de même pas une identité en vingt-cinq ans, les traits ne peuvent point ne pas se transformer peut-être, si la personne ressemble à ce point à son image, cela tient-il à ce que l’image elle-même est assez brumeuse ? Hervey de Saint-Denis croit s’assurer que la maison vue en réalité est bien telle que la maison vue en rêve, parce que, dès son réveil, il en a dessiné les détails avec un grand soin. Ce qu’il faudrait savoir, [p. 66] c’est à quel âge exactement il l’a vue. Si « durant ses plus jeunes ans » signifie vers cinq ou six ans, il paraît invraisemblable qu’il ait pu alors en garder un souvenir aussi détaillé, puisque à cet âge on ne perçoit guère que l’aspect général des objets (9). Il ne nous dit pas, d’ailleurs, que, lorsqu’il l’a revue, il s’est reporté à son dessin mais, tout de suite, il lui a semblé qu’il se trouvait exactement dans le même état que lorsqu’il rêvait, six ans auparavant ; cette sûreté de mémoire ne laisse pas de surprendre. En réalité, nous admettons qu’entre l’impression d’enfance et l’image du rêve il y ait eu une étroite ressemblance, que celle-ci ait reproduit exactement celle-là, mais non que l’une et l’autre, aient été des reproductions détaillées de la maison, c’est-à-dire des souvenirs véritables. Tout se passe comme dans ces rêves où l’on revoit ce qu’on a vu ou cru voir au cours de rêves antérieurs. Et certes il faudrait expliquer pourquoi ces images ne se reproduisent qu’en rêve, pourquoi la mémoire de la veille ne les atteint pas directement. Cela tient sans doute à ce que ce sont des représentations trop grosses, et que notre mémoire est, relativement, un instrument trop précis, et qui n’atteint d’ordinaire que ce qui se place dans son champ, c’est-à-dire cela seulement qui peut être localisé.
D’ailleurs, quand bien même se représenterait à nous un visage, un objet, un fait vu autrefois, avec tous ses détails, du moment que nous-mêmes nous nous apparaissons en rêve tels que nous sommes aujourd’hui, le tableau d’ensemble est modifié. On ne peut dire qu’il y a ici juxtaposition d’un souvenir réel, et du sentiment que nous avons à présent de notre moi, mais ces deux éléments se fondent, et, comme nous ne pouvons nous représenter à nous-même autre que nous ne sommes, il faut bien que le visage, l’objet, le fait soient altérés pour que nous les regardions comme présents. Sans doute on pourrait concevoir que notre personne non seulement passe à l’arrière-plan, mais qu’elle s’évanouisse presque entièrement, que notre rôle devienne à ce point passif qu’il soit en définitive négligeable, qu’il se réduise à refléter, comme un miroir qui n’aurait [p. 67] point d’âge, les images qui se succèdent alors (10). Mais un des traits caractéristiques du rêve, c’est que nous y intervenons toujours, soit que nous agissions, soit que nous réfléchissions, soit que nous projetions sur ce que nous voyons la nuance particulière de notre disposition du moment, terreur, inquiétude, étonnement, gêne, curiosité, intérêt, etc.
Très instructifs à cet égard sont deux exemples, rapportés par Maury, à propos de rêves où apparaissent des personnes qu’on sait être mortes : « Il y a quinze ans, une semaine s’était écoulée depuis le décès de M. L., quand je le vis très distinctement en rêve. Sa présence me surprit beaucoup, et je lui demandai avec une vive curiosité comment, ayant été enterré, il avait pu revenir en ce monde. M. L. m’en donna une explication qui, on le devine, n’avait pas le sens commun, et dans laquelle se mêlaient des théories vitalistes que j’avais récemment étudiées. » Cette fois, il a le sentiment qu’il rêve. Mais, une autre fois, il est convaincu qu’il ne rêve pas, et cependant il le revoit, et il lui demande comment il se fait qu’il se trouve là (11). Il remarque, ailleurs, qu’en songe nous ne nous étonnons pas des plus incroyables contradictions, que nous causons avec des personnes que nous savons mortes, etc. (12). En tout cas, même si nous ne cherchons pas à résoudre la contradiction, nous la remarquons, nous en avons au moins le sentiment. Miss Calkins dit que : « dans les 375 cas observés par elle et un autre sujet, il n’y a aucun exemple d’un rêve où ils se soient vus dans un autre moment que le temps présent. Quand le rêve évoquait la maison où il ou elle avaient passé leur enfance, ou une personne qu’ils n’avaient pas vue depuis bien des années, l’âge apparent du rêveur n’était en rien diminué en vue d’éviter un anachronisme quel que fût l’endroit ou le caractère (du rêve), le sujet avait bien son âge actuel, et ses conditions générales de vie n’étaient point changées (13). [p. 68]
Serguéieff, aveugle depuis nombre d’années, se voit en rêve à Pétersbourg, au Palais d’hiver (14). L’empereur Alexandre II s’entretient avec lui, et l’invite à regagner son régiment. Il obéit et rencontre son colonel, qui lui dit qu’il pourra reprendre son service le lendemain. « Mais je n’ai pas eu le temps de me procurer un cheval. Je vous prêterai un des chevaux de mon écurie. Mais ma santé est fort chancelante. Le médecin vous exemptera de service. » Alors seulement, c’est-à-dire en tout dernier lieu, il fait part au colonel d’un obstacle radical, et lui rappelle qu’étant aveugle il est absolument incapable de commander un escadron. Il n’en a pas moins eu dès le début le sentiment d’une impossibilité, c’est-à-dire que, dès le début et dans tout le cours du rêve, sa personnalité actuelle intervenait. Ainsi, jamais en rêve nous ne nous dépouillons entièrement de notre moi actuel, et cela suffirait pour que les images du rêve, si elles reproduisaient presque identiquement un tableau de notre passé, en fussent altérées.
Mais, jusqu’ici, nous n’avons parlé que des rêves dont nous nous souvenons au réveil. N’y en-a-t-il pas d’autres ? Et, parmi tous ceux dont nous ne nous souvenons point, pour des raisons diverses et peut-être accidentelles en partie, n’y en-a-t-il point dont la nature est telle que nous ne pouvons pas nous en souvenir ? Or, si tels étaient précisément ceux où le sentiment de la personnalité actuelle disparaît tout à fait, et où l’on revit le passé exactement tel qu’il a été, il faudrait dire qu’il y a en effet des rêves où des souvenirs se réalisent, mais qu’on les oublie régulièrement lorsqu’on cesse de rêver. C’est bien ce qu’envisage M. Bergson, lorsqu’il attribue au sommeil léger les rêves dont on se souvient, et incline à croire que, dans le sommeil profond, les souvenirs deviennent l’objet unique, ou au moins un objet possible de nos rêves.
Cependant, lorsque Hervey de Saint-Denis, jugeant du plus ou moins de profondeur de son sommeil par le plus ou moins de difficulté qu’il éprouve à s’y arracher, remarque que, dans le sommeil [p. 69] profond, le rêve est plus « vif », plus « lucide », et, en même temps, « plus suiv. [sic] » d’une part nous avons ainsi la preuve qu’on se souvient des rêves du sommeil profond, d’autre part rien n’indique qu’il y ait plus de souvenirs, et des souvenirs plus exacts, dans ceux-ci que dans les rêves du sommeil léger. II est vrai qu’on peut répondre entre le moment où on commence à réveiller quelqu’un, et celui où il est réveillé effectivement, il s’écoule un intervalle de temps. Or, si petit soit-il, il suffit, étant donnée la rapidité avec laquelle se déroulent les rêves, pour que se soient produits dans cet intervalle, qui correspond à un état intermédiaire entre le sommeil profond et la veille, les rêves rapportés à tort au sommeil profond qui a précédé. Si on fait tenir ainsi dans une durée infinitésimale des rêves d’une durée apparente très longue, rien ne prouve, en effet, que nous atteignions jamais les rêves du sommeil profond proprement dit. Mais il faut peut-être se défier des observations classiques où le sujet croit avoir, en rêve, assisté à des événements dont la succession représente une vie entière, et qui ont défilé devant son regard en quelques instants. Jusqu’à quel point a-t-il assisté aux événements, jusqu’à quel point n’en-a-t-il eu qu’une vue schématique ? M. Kaploun dit qu’il lui a été donné « de constater plusieurs fois non seulement qu’on ne rêve pas plus vite qu’on ne pense en veille, mais que le rêve est relativement lent ». Sa vitesse lui semble être « à peu près de celle de l’action réelle (15). Hervey de Saint-Denis dit qu’ayant eu l’occasion de réveiller souvent une personne qui rêvait tout haut, si bien qu’elle lui fournissait ainsi, tout en dormant, des points de repère, il avait « constamment observé, en l’interrogeant aussitôt sur ce qu’elle venait de rêver, que ses souvenirs ne remontaient jamais au delà d’un laps de cinq à six minutes ». En tout cas nous sommes loin des quelques secondes que dure le réveil. « Un très grand nombre de fois, ajoute le même auteur (16), j’ai retrouvé toute la filière qu’avait suivie l’association de mes idées durant une période de cinq à dix minutes, écoulées entre le moment où j’avais commencé à m’assoupir et celui où j’avais été tiré d’un rêve déjà formé, c’est-à-dire [p. 70] depuis l’état de veille absolue jusqu’à celui du sommeil complet. » Ainsi, aux observations sur la rapidité des rêves, d’où l’on conclut qu’on ne se rappelle, point les rêves du sommeil profond, il est facile d’en opposer d’autres qui tendraient à prouver le contraire.
On pourrait, maintenant, raisonner sur des données moins discutées. Parmi nos rêves, il y en a qui sont des combinaisons d’images fragmentaires, dont nous ne pourrions que par un effort d’interprétation souvent incertain découvrir, au réveil, l’origine dans une ou plusieurs régions de notre mémoire. D’autres sont des souvenirs simplement démarqués. Entre les uns et les autres il y a bien des intermédiaires. Pourquoi ne supposerait-on pas que la série ne se termine point là, qu’au delà de ces souvenirs démarqués, il y en a d’autres qui ne le sont pas, qu’ensuite vient une catégorie de rêves qui contiendraient des souvenirs purs et simples (réalisés) ? On interpréterait ceci en disant que ce qui empêche le souvenir de reparaître intégralement, ce sont ces sensations organiques qui, si vagues soient-elles, pénètrent pourtant dans le rêve, et nous maintiennent en contact avec le monde extérieur que ce contact se réduise de plus en plus à la limite, rien d’extérieur n’intervenant pour régler l’ordre dans lequel les images se succèdent, il reste, et il ne reste que l’ordre chronologique, suivant lequel la série des souvenirs se déroulera. Mais, quand bien même on pourrait classer ainsi les images des rêves, rien n’autoriserait à admettre qu’on passe par des transitions insensibles de la catégorie des rêves à celle des souvenirs purs. On peut dire du souvenir, tel qu’on le définit dans cette conception, qu’il ne comporte pas de degrés un état est un souvenir, ou autre chose, il n’est pas en partie un souvenir, en partie autre chose. Sans doute il y a des souvenirs incomplets, mais il n’y a pas, dans un rêve, mélange de souvenirs incomplets avec d’autres éléments, car un souvenir même incomplet, lorsqu’on l’évoque, s’oppose à tout le reste comme le passé au présent, tandis que le rêve, dans toutes ses parties, se confond pour nous avec le présent. Le rêve n’échappe pas plus à cette condition qu’une danseuse, alors même qu’elle ne touche le sol qu’avec les pointes, et donne l’impression qu’elle va s’envoler, ne se soustrait le moins du monde aux lois de la gravitation. On ne peut donc pas conclure, de ce qu’il y a des rêves qui ressemblent plus que d’autres à nos [p. 71] souvenirs, qu’il y a des rêves qui sont des souvenirs purs. Passer des uns aux autres, ce serait, en réalité, sauter d’un ordre de fait à un autre dont la nature est toute différente, et que le premier n’annonce en rien.
Si, dans le sommeil profond, l’activité par excellence de l’esprit consistait dans l’évocation des souvenirs, il serait bien étrange qu’avant de s’endormir, il fallût détourner son attention non seulement du présent et des souvenirs immédiats qui nous le représentent, mais aussi de toute espèce de souvenirs, et suspendre, en même temps que ses perceptions, l’activité de la mémoire. Or, c’est bien ce qui se réalise. Il arrive bien, comme l’a montré M. Kaploun, qu’au début de l’assoupissement on traverse un état de rêverie où « l’évocation des souvenirs est facile, continue et fertile ». Mais, ensuite, il faut « brider l’énergie de veille », et on y arrive « en l’occupant par un travail qui produit un vide, un appauvrissement une mélodie, ou quelque autre image rythmique ». Ensuite le même auteur signale un état singulier, qu’il n’a réussi à saisir qu’après un long entraînement, et qui précéderait immédiatement le vrai rêve. « Tout motif rythmique disparaît, et on se trouve le spectateur passif d’une floraison incessante et rapide d’images simples et courtes », nettement objectives, indépendantes et extériorisées. « Il semble qu’on assiste à la dislocation du système latent particulier (conscience du réel à l’état de veille), dont les parties agissent vigoureusement avant de disparaître. Les éléments de ce système (notion de l’orientation, des personnes qui nous entourent, ou que nous avons vues) jettent en quelque sorte leur dernière lueur (17) ». Ainsi les cases dans lesquelles nous répartissons les images à l’état de veille doivent disparaître, pour que devienne possible un nouveau mode de systématisation, celui du rêve Mais ces cases sont aussi celles dans lesquelles s’opère, à l’état de veille, l’évocation des souvenirs. Ainsi, le système général des perceptions et des souvenirs de la veille est un obstacle à l’entrée dans le rêve (18).
Inversement, si nous hésitons parfois à rentrer dans la veille, si l’on reste parfois au réveil, quelques instants, dans un état intermédiaire [p. 72] qui n’est exactement ni le rêve, ni la veille, c’est que l’on n’arrive pas à écarter les cases dans lesquelles se sont distribuées les dernières images vues en songe, et que les cadres de la pensée éveillée ne s’accordent pas avec celles du rêve. Nous transcrivons ici un rêve où il nous semble que ce désaccord apparaît clairement : « Rêve triste. Je suis avec un jeune homme qui ressemble à un de mes étudiants, dans une salle qui est comme l’antichambre d’une prison. Je suis son avocat, et je dois rédiger avec lui (?) On m’a dit inscrivez le plus de détails que vous pourrez. Il doit être pendu pour je ne sais quel crime. Je le plains, je songe à ses parents, je voudrais bien qu’il s’échappe. Au réveil, je suis encore si triste et préoccupé que je cherche comment je pourrais l’aider à se sauver (s’il se trouvait en une telle situation). Je m’imagine que je suis dans une grande ville, et je me transporte en pensée dans des quartiers étendus où il y a de grands massifs de maisons percés de galeries, avec restaurants, etc. (tels qu’il m’est arrivé souvent d’en voir en rêve, toujours les mêmes, auxquels ne correspond aucun souvenir de la veille). Pourtant, je sais en même temps que dans la ville où je suis en réalité je n’ai jamais visité de tels quartiers, et qu’ils ne sont pas indiqués sur le plan. » Je me croyais donc à la fois dans deux villes différentes, dont l’une était celle de mon rêve, et je m’efforçais en vain de trouver dans l’une ce que j’avais vu dans l’autre. Cet état s’expliquait sans doute par l’intensité émotive du rêve, si bien que, réveillé, j’étais encore sous l’empire du sentiment éprouvé en songe.
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Entre la pensée du rêve et celle de la veille il y a en effet cette différence fondamentale que l’une et l’autre ne se développent pas dans les mêmes cadres. C’est ce que paraissent avoir bien vu deux auteurs, dont les conceptions sont du reste bien éloignées, Maury et Freud. Lorsque Maury rapproche le rêve de certaines formes de l’aliénation mentale, il a le sentiment que, dans les deux cas, le sujet vit dans un milieu qui lui est propre, où des relations s’établissent entre les personnes, les objets, les paroles, qui n’ont de sens que pour lui. Sorti du monde réel, oubliant les lois physiques aussi bien que les conventions sociales, le rêveur, comme l’aliéné, poursuit sans doute un monologue intérieur mais en même temps [p. 73] il crée un monde physique et social où de nouvelles lois, de nouvelles conventions apparaissent, qui changent d’ailleurs sans cesse. Mais, lorsque Freud prête aux visions des songes la valeur de signes dont il cherche le sens dans les préoccupations cachées du sujet, il ne dit au fond pas autre chose. Si l’on s’en tient, en effet, aux données littérales du rêve, on est frappé de leur insignifiance et de leur incohérence. Mais ce qui est sans intérêt pour nous ne l’est certainement pas pour celui qui songe, et il y a une logique du rêve qui explique toutes ces contradictions. Sans doute, Freud n’en reste pas là ; il s’efforce de rendre compte du contenu apparent du rêve par les préoccupations cachées du dormeur ; il imagine même que le sujet, pour se représenter en rêve l’accomplissement de ses désirs, doit cependant en dissimuler la nature, par égard pour un second moi, qui exerce sur ce théâtre intérieur une sorte de censure, et dont il faut tromper la surveillance et déjouer les soupçons de là viendrait le caractère symbolique des songes. Or les interprétations qu’il propose sont à la fois très compliquées et très incertaines il faut, pour rattacher tel événement de la veille et tel incident du rêve, faire intervenir des associations d’idées souvent bien inattendues, et d’ailleurs Freud ne s’en tient pas en général à une traduction il superpose les uns aux autres deux, trois et quatre systèmes d’interprétation et, au moment où il s’arrête, il laisse entendre qu’il entrevoit encore bien d’autres relations possibles, et qu’il ne les passe sous silence que parce qu’il faut se borner. C’est dire que, tandis que, à l’état de veille, les images que nous percevons sont ce qu’elles sont, tandis que chacune ne représente qu’une personne, qu’un objet n’est qu’en un endroit, qu’une action n’a qu’un résultat, qu’une parole n’a qu’un sens, sans quoi les hommes ne se retrouveraient pas au milieu des choses, et ne s’entendraient pas entre eux, dans le rêve se substituent aux réalités des symboles auxquels ne s’appliquent plus toutes ces règles, précisément parce que nous ne sommes plus en rapport avec les objets extérieurs, ni avec les antres hommes, mais n’avons plus à faire qu’à nous-même dès lors tout langage exprime et toute forme représente tout ce que nous avons à ce moment dans l’esprit, consciemment ou inconsciemment, puisque personne ni aucune force physique ne s’y oppose.
II y aurait dès lors entre le monde du rêve et de la veille un tel [p. 74] désaccord qu’on ne comprend même pas comment on peut garder, dans l’un, le moindre souvenir de ce qu’on a fait et pensé dans l’autre. Comment un souvenir de la veille, nous entendons un souvenir complet d’une scène entière exactement reproduite, trouverait-il place dans cette série d’images-fantômes qu’on appelle le rêve ? C’est comme si on voulait fondre, avec un ordre de faits soumis au pur arbitraire de l’individu, l’ordre des faits réels soumis aux lois physiques et sociales. Mais, inversement, comment gardons-nous, au réveil, un souvenir quelconque: de nos rêves ? Comment ces visions fugitives et incohérentes trouvent-elles accès dans la conscience éveillée ?
Quelquefois, au réveil, on garde dans l’esprit une image déterminée d’un rêve, retenue par la mémoire on ne sait pourquoi tels ces lacs minuscules demeurés dans les rochers, après que la mer s’est retirée. L’image, quelquefois, n’est séparée que de ce qui précède elle ouvre toute une histoire, elle est le; premier anneau de toute une chaîne d’autres images; quelquefois elle se détache sur un temps vide ni avant, ni après, rien ne se distingue qui s’y rattache. En tout cas, si, après, on suit vaguement les traces de ce qui s’est développé dans la conscience à partir d’elle, avant, on n’aperçoit plus rien. Cependant, on sait qu’elle n’est point née de rien on a le sentiment, derrière l’écran qui la sépare du passé, qu’il demeure au fond de la mémoire bien des souvenirs. Mais on n’a aucun moyen de les ressaisir. Lorsque, malgré tout, on réussit à voir au delà de l’écran, lorsque, dans l’image elle-même, d’abord opaque, et qui peu à peu devient transparente, lorsque à travers elle on distingue les contours d’objets ou d’événements qui, dans notre rêve, l’ont précédée, alors s’impose à nous le sentiment profond de ce qu’il y a de paradoxal dans un tel acte de mémoire. Dans l’image elle-même, non plus que dans ce qui la suit, on n’avait aucun point d’appui pour se transporter ainsi à un moment antérieur entre l’image et ce qui précède (et c’est pour cela qu’elle nous apparaissait comme un commencement) n’existait aucun rapport intelligible. Comment alors passe-t-on de ceci à cela ? L’image, et ce qui l’accompagne, ce qui forme avec elle un tableau plus ou moins cohérent, mais dont les parties se tiennent et se soutiennent, semble un monde clos nous ne comprenons pas, quand on y est enfermé, et quand tous les chemins qui le traversent y ramènent, qu’on puisse en sortir, [p. 75] et pénétrer dans un autre. Nous le comprenons aussi peu que le passage d’un plan dans un autre, pour qui semble assujetti à se mouvoir dans le premier cela est aussi obscur pour nous que l’existence d’une nouvelle dimension de l’espace.
Mais est-ce bien la mémoire qui intervient, lorsque nous évoquons nos rêves ? Les psychologues qui ont essayé de décrire les visions du sommeil reconnaissent que ces images sont à ce point instables qu’il faut les noter dès le réveil sinon, on risque de substituer au rêve ce qui n’en est qu’une reconstruction et sans doute, à bien des égards, une déformation. Voici, en somme, ce qui paraît se passer. Lorsque, au réveil, on se retourne ainsi vers le rêve, on a l’impression qu’une suite d’images, inégalement vives, sont demeurées en suspens dans l’esprit, de même qu’une substance colorante dans un liquide qu’on vient de remuer. L’esprit en est encore, en quelque sorte, tout imprégné. Si l’on ne se hâte point de fixer sur elles son attention, on sait qu’elles vont petit à petit disparaître, on sent qu’une partie d’entre elles ont déjà disparu, et qu’aucun effort ne permettrait de les ressaisir. On les fixe donc, en les considérant à peu près comme des objets extérieurs que l’on perçoit, et c’est à ce moment qu’on les fait entrer dans la conscience de la veille. Désormais, quand on se les rappellera, on évoquera non -point les images telles qu’elles apparaissaient au réveil, mais la perception qu’on en a eue alors. Et on pourra croire que la mémoire atteint le rêve en réalité, c’est indirectement, par l’intermédiaire de ce qu’on en a pu fixer ainsi, qu’on le connaîtra ; c’est une image de la veille que la mémoire de la veille reproduira. Sans doute il arrive qu’au milieu de la journée qui suit le rêve, ou même plus tard, certaines parties du rêve qu’on n’avait pas fixées ainsi dès le réveil reparaissent. Mais le processus sera le même et l’on s’apercevra que si, à ce moment encore, on n’a point fait l’effort nécessaire pour les fixer également, elles disparaîtront aussi, définitivement c’est donc qu’elles étaient demeurées présentes à l’esprit qui, pour une raison ou une autre, ne s’était pas tourné de leur côté. Il y a donc lieu de distinguer, dans le processus au terme duquel on possède ce qu’on peut appeler le souvenir d’un rêve, deux phases très distinctes. La seconde est un acte de mémoire pareil aux autres on acquiert un souvenir, on le conserve, on l’évoque, on le reconnaît, on le localise (au moment du réveil, où on l’a acquis, et indirectement [p. 76] dans la période de sommeil précédente, d’où on sait qu’il provient, mais sans pouvoir dire à quel moment précis il a eu lieu) ; la première consiste simplement en ceci, qu’il y avait au réveil certaines images qui flottaient dans l’esprit, et qui n’étaient pas des souvenirs.
Sur ce dernier point, il faut un peu insister. Car un souvenir n’est-il pas cela même une image rapportée au passé, et qui cependant subsiste ? Toutefois, si nous acceptons la distinction proposée par M. Bergson entre les souvenirs-habitudes ou souvenirs-mouvements, qui correspondent à des états psychologiques reproduits plus ou moins fréquemment, et les souvenirs-images, qui correspondent à des états qui ne se sont produits qu’une fois, et dont chacun a une date, c’est-à-dire peut être localise à un moment défini de notre passé, nous ne voyons pas que les images du rêve, telles qu’elles se présentent au réveil, puissent entrer dans l’une ou l’autre de ces catégories. Ce ne sont pas des souvenirs-habitudes, car elles ne sont apparues qu’une fois quand nous les apercevons, elles ne provoquent pas en nous ce sentiment de familiarité qui accompagne la perception d’objets ou de personnes avec lesquels nous sommes en rapports fréquents (19).
Mais ce ne sont cependant pas non plus des souvenirs-images, car elles ne sont pas « localisées à un moment défini de notre passé ». Sans doute, nous les localisons après coup, nous localisons tout au moins le moment où nous les avons aperçues à notre réveil. Mais supposons que nous négligions de les dater ainsi, de définir les limites de temps dans lesquelles elles se sont produites. Supposons (comme il arrive exceptionnellement) que nous les évoquions cependant après plusieurs jours, ou plusieurs semaines, nous n’aurions aucun moyen d’en retrouver la date.
Nous manquons en effet, ici, de ces points de repère, sans lesquels tant de souvenirs d’événements de la veille nous échapperaient aussi. C’est pourquoi nous ne nous rappelons pas de la même manière ceux-ci, et les images du rêve. Si nous avons le sentiment (peut-être illusoire) que nos souvenirs (j’entends ceux qui se rapportent à la vie consciente de la veille), sont disposés dans un ordre immuable [p. 77] au fond de notre mémoire, si la suite des images du passé nous semble, à cet égard, aussi objective que la suite de ces images actuelles ou virtuelles que nous appelons les objets du monde extérieur, c’est qu’elles se rangent en effet dans des cadres immobiles qui ne sont pas notre œuvre exclusive, qui ne se transforment pas avec nous et suivant notre caprice, c’est qu’il y a un principe d’objectivité qui s’impose à eux du dehors. Les souvenirs, alors même qu’ils reproduisent de simples états affectifs (ce sont d’ailleurs les plus rares, et les moins nettement localisés), mais surtout lorsqu’ils reflètent les événements de notre vie, ne nous mettent pas seulement en rapport avec notre propre passé, mais nous replongent dans une époque, nous replacent dans un état de la société dont il existe, autour de nous, bien d’autres vestiges que ceux que nous en trouvons ainsi en nous-mêmes. De même que nous précisons nos sensations en nous guidant sur celles des autres, de même nous retrouvons nos souvenirs en nous aidant, au moins en partie, de la mémoire des autres. Ce n’est pas seulement parce qu’à mesure que le temps s’écoule, l’intervalle s’élargit entre telle période de notre existence et le moment présent, que beaucoup de souvenirs nous échappent mais nous ne vivons plus au milieu des mêmes personnes bien des témoins qui auraient pu nous rappeler des événements anciens disparaissent. Il suffit, quelquefois, que nous changions de lieu, de profession, que nous passions d’une famille dans une autre, que quelque grand événement tel qu’une guerre ou une révolution transforme profondément le milieu social qui nous entoure, pour que, de périodes entières de notre passé, il ne nous reste qu’un bien petit nombre de souvenirs. Au contraire, un voyage dans le pays où s’est écoulée notre jeunesse, la rencontre soudaine d’un ami d’enfance a pour effet de réveiller et « rafraîchir » notre mémoire nos souvenirs n’étaient pas abolis ; mais ils se conservaient dans la mémoire des autres, et dans l’aspect inchangé des choses. Il n’est pas étonnant que nous ne puissions évoquer de la même manière des images que nous sommes seuls à percevoir, du moins dans l’ordre où le rêve nous les présente.
Ainsi s’expliquerait ce fait qui a retenu notre attention, savoir que dans nos rêves ne s’introduit jamais un souvenir réel et complet, tel que ceux que nous nous rappelons à l’état de veille, mais que nos rêves sont fabriqués avec des fragments de souvenirs trop mutilés [p. 78] ou confondus avec d’autres pour que nous puissions les reconnaître. Il n’y a pas à s’en étonner, pas plus que de ce que nous ne découvrons point non plus dans nos rêves des sensations véritables telles que celles que nous éprouvons quand noua ne dormons pas, qu’accompagne un certain degré d’attention réfléchie, et que nous nous efforçons de coordonner avec l’ordre des relations naturelles dont nous et les autres avons l’expérience. De même, si la série des images de nos rêves ne contient pas des souvenirs proprement dits, c’est que, pour se souvenir, il faut être capable de raisonner et de comparer, et se sentir en rapports avec une société d’hommes qui peut garantir la fidélité de notre mémoire, toutes conditions qui ne sont évidemment pas remplies quand nous dormons. Cette façon d’envisager la mémoire soulève au moins deux objections. Nous évoquons quelquefois notre passé, non point pour y retrouver des événements qu’il nous peut être utile de connaître, mais en vue de goûter le plaisir purement désintéressé de revivre en pensée une période écoulée de notre existence. « Souvent, dit Rousseau, je me distrais de mes malheurs présents en songeant aux divers événements de ma vie, et les repentirs, les doux souvenirs, les regrets, l’attendrissement se partagent le soin de me faire oublier quelques instants mes souffrances. » Or on voit souvent dans l’ensemble des images passées avec lesquelles nous entrerions ainsi en contact la partie la plus intime de notre moi, celle qui échappe le plus à l’action du monde extérieur, et en particulier de la société. Et on voit aussi, dans les souvenirs ainsi entendus, des états sinon immobiles, du moins immuables, déposés le long de notre durée suivant un ordre qu’on ne peut pas non plus modifier, et qui réapparaissent tels que lorsque nous les avons traversés pour la première fois, sans qu’ils aient été, dans l’intervalle, soumis à une élaboration quelconque. C’est d’ailleurs parce qu’on croit que les souvenirs sont ainsi donnés une fois pour toutes qu’on refuse à l’esprit qui se souvient toute activité intellectuelle. Entre rêver tout éveillé et se souvenir, on ne voit guère, qu’une nuance. Les souvenirs seraient aussi étrangers à la conscience tendue vers le présent, et, quand elle se tourne vers eux, ils défileraient sous son regard ou ils l’envahiraient en réclamant aussi peu d’effort de sa part que les objets réels, lorsque l’esprit se détend, et ne les envisage plus sous l’angle pratique. On admettrait volontiers que c’est une faculté spéciale, [p. 79] inutilisée tant que l’on est préoccupé surtout d’agir, qui intervient dans la rêverie comme dans le souvenir ; ce serait simplement la faculté de se laisser impressionner sans réagir, ou en réagissant juste assez pour que cette impression devienne consciente. Alors on ne voit pas en quoi les souvenirs se distingueraient des images de nos rêves, et on ne comprend point pourquoi ils ne s’y introduiraient point.
Mais l’acte qui évoque le souvenir est-il bien celui qui nous fait rentrer le plus complètement en nous-mêmes ? notre mémoire est-elle bien notre domaine propre, et, lorsque nous nous réfugions dans notre passé, peut-on dire que nous nous évadons de la société pour nous enfermer dans notre for « moi » ? Comment cela serait-il possible, si tout souvenir est lié (si même elles n’en constituent point le contenu) à des images qui représentent des personnes autres que nous-mêmes ? Sans doute nous pouvons nous rappeler des événements dont nous seuls avons été les témoins, l’aspect de pays que nous avons parcourus tout seuls, et, surtout, il y a bien des sentiments et des pensées que nous n’avons jamais communiqués à personne, et dont nous conservons seuls le secret. Mais des objets vus au cours d’une promenade solitaire nous ne gardons un souvenir précis que dans la mesure où nous les avons localisés, où nous avons déterminé leur forme, où nous les avons nommés, où ils ont été l’occasion pour nous de quelque réflexion. Or tout cela, lieu, forme, nom, réflexion, ce sont les instruments grâce auxquels notre intelligence a prise sur les données du passé dont il ne nous resterait sans eux qu’une vague réminiscence indistincte. Un explorateur est bien obligé de prendre des notes sur les circonstances objectives des diverses étapes de son voyage ; des dates, des repérages sur les cartes géographiques, des mots nécessairement généraux, ou des croquis schématiques, voilà les clous avec lesquels il fixe ses souvenirs qui, autrement, lui échapperaient comme la plupart des apparitions de la vie nocturne.
Ce n’est point là s’en tenir à l’extérieur ou s’arrêter à la surface certes, toutes ces indications de forme impersonnelle (comme tout ce qui s’extériorise) ne tirent leur valeur que de ce qu’elles aident à retrouver et à reproduire un état interne évanoui. Par elles-mêmes, elles ne possèdent point une vertu évocatrice. Quand on feuillette un album de photographies, ou bien les personnes qu’elles [p. 80] représentent sont des parents, des amis, qui ont joué un rôle dans notre vie, et alors chacune de ces images s’anime et devient le point de perspective d’où nous apercevons brusquement une ou plusieurs périodes de notre passé ; ou bien il s’agit d’inconnus, et alors nos regards glissent avec indifférence sur ces visages effacés et ces toilettes démodées, qui ne nous rappellent rien. Il n’en est pas moins vrai que le souvenir des sentiments ne peut se détacher de celui des circonstances où nous les avons éprouvés. Il n’y a point de voie interne directe qui nous permette d’aller à la rencontre d’une douleur, d’une joie abolies. Dans la tristesse d’Olympio, le poète retrouve d’abord, en quelque sorte, les lambeaux de ses souvenirs, qui se sont accrochés aux arbres, aux barrières, aux haies de la route, avant de les rapprocher, et d’en faire surgir la passion d’autrefois en sa réalité. Si nous voulions faire abstraction des personnes et des objets, dont les images permanentes et immuables se retrouvent d’autant plus facilement que ce sont comme des cadres généraux de la pensée et de l’activité, nous irions en vain à la recherche des états d’âme autrefois vécus, fantômes insaisissables au même titre que ceux de nos songes dès qu’ils ne sont plus sous notre regard. Il ne faut pas d’ailleurs se figurer que l’aspect purement personnel de nos anciens états de conscience se conserve ainsi au fond de la mémoire, et qu’il suffit de « tourner la tête de ce côté-là » pour les ressaisir. C’est dans la mesure où ils ont été liés à des images de signification sociale, et que nous nous représentons couramment par le fait seul que nous sommes membres de la société, celle, par exemple, des « grands chars gémissants qui reviennent le soir », ou « de la barrière où l’aumône avait vidé nos bourses » que nous gardons quelque prise sur nos anciennes dispositions internes, et que nous pouvons les reconstituer petit à petit au moins en partie.
Il y a une conception très réaliste de la mémoire, d’après laquelle les états de conscience, dès qu’ils se sont produits, acquièrent en quelque sorte un droit indéfini à subsister ils demeureraient tels quels, ajoutés à ceux qui les ont précédés, dans le passé. Entre eux et le « plan du présent » il faudrait se représenter que l’esprit se déplace. En tous cas, ce n’est point à l’aide des images, idées et réflexions actuelles que l’esprit retrouverait ses souvenirs. Il n’y aurait qu’un moyen d’évoquer les « souvenirs purs » : ce serait de quitter le présent, de détendre les ressorts de la pensée rationnelle [p. 81] qui est orientée vers la pratique, et de nous laisser redescendre dans le passé, jusqu’à ce que nous entrions en contact avec ces réalités d’autrefois, demeurées telles que lorsqu’elles s’étaient fixées dans une forme d’existence qui devait les enfermer pour toujours. Entre le plan de ces souvenirs et le plan ou la pointe du présent il y aurait une région intermédiaire, où se développeraient des états intermédiaires, produits de l’action de la pensée réfléchie sur les souvenirs, comme si l’esprit ne pouvait tourner son attention vers le passé sans le déformer, comme si le souvenir qu’il est allé chercher au fond du passé se transformait, changeait d’aspect, se corrompait sous l’action de la lumière intellectuelle, à mesure qu’il remonte et s’approche de la surface.
Mais comment l’esprit atteindrait-il jamais cette limite des souvenirs purs, puisque à ce moment il cesserait d’être lui-même, puisque, d’après cette théorie, un souvenir pur, dès qu’il est saisi par l’esprit, change de nature ? En réalité, tout ce qu’on constate, c’est que l’esprit, dans la mémoire, s’oriente vers un intervalle de passé avec lequel il n’entre jamais en contact, c’est qu’il fait converger vers cet intervalle tous ceux de ses éléments qui doivent lui permettre d’en relever et d’en dessiner le contour et la trace, mais que, de tout ce qu’il est supposé contenir de la réalité d’autrefois, il n’atteint rien. Alors, à quoi bon supposer que ce contenu subsiste, puisque rien ne nous en apporte une preuve, et qu’on peut expliquer qu’on le reproduise sans avoir besoin de croire qu’il est demeuré ?
L’acte (car c’est bien un acte) par lequel l’esprit s’efforce de retrouver un souvenir à l’intérieur de sa mémoire nous paraît précisément l’inverse de celui par lequel il tend à extérioriser ses états internes actuels. La difficulté dans l’un et l’autre cas est en effet inverse également, et en tout cas, tout autre. Lorsqu’on exprime ce qu’on pense ou ce qu’on sent, on se contente le plus souvent des termes généraux du langage courant ; quelquefois on se sert de comparaisons ; on s’efforce, en associant les mots qui désignent des idées générales, de serrer de plus en plus près les contours de son état de conscience. Mais, entre l’impression et l’expression, il y a toujours un écart. Il est vrai qu’il y a une réaction des idées et façons de penser générales sur la conscience individuelle, qui habitue celle-ci à détourner son attention de ce qu’il y a en elle d’exceptionnel, et qui ne peut se traduire sans peine dans le langage courant. On a [p. 82] expliqué ainsi le caractère inexact des descriptions que certains malades font de ce qu’ils ressentent à mesure que s’intensifient en eux certaines sensations cénesthésiques qui existent à peine, ou pas du tout chez les hommes normaux, à mesure aussi s’impose à eux l’obligation d’user de termes impropres pour les traduire, parce qu’il n’y en a point qui leur soient adaptés (20).
Il y a un vide dans l’expression, qui mesure le défaut d’adaptation de ces consciences individuelles aux conditions de la vie consciente normale.
Inversement, quand nous nous souvenons, nous partons du présent, du système d’idées générales qui est toujours à notre portée, du langage et des points de repère adoptés par la société, c’est-à-dire de tous les moyens d’expression qu’elle met à notre disposition, et nous les combinons de façon à retrouver soit tel détail, soit telle nuance des figures ou, des événements passés, et, surtout, de nos états de conscience d’autrefois. Mais cette reconstruction n’est jamais qu’approchée. Nous sentons bien qu’il y a des éléments personnels de nos impressions anciennes que nous ne pouvons retrouver par une telle méthode. Il y a un vide dans l’impression, qui mesure le défaut d’adaptation de la compréhension sociale aux conditions individuelles de notre vie consciente (ancienne) personnelle.
Comment expliquer, alors, que quelquefois nous soyons surpris de ce qu’un souvenir, que nous croyions perdu, se découvre soudain ? Au cours d’une rêverie triste ou heureuse, telle période de notre existence, telles figures, telles pensées d’autrefois, qui s’accordent avec notre disposition actuelle, semblent revivre sous notre regard intérieur ce ne sont pas des schèmes abstraits, des dessins ébauchés, des êtres transparents, incolores; nous avons au contraire l’illusion de retrouver ce passé inchangé, parce que nous nous retrouvons nous-même dans l’état où nous le traversions. Comment douter de sa réalité, puisque nous entrons avec lui en contact aussi immédiat qu’avec les objets extérieurs, que nous en pouvons faire le tour, et que, loin de n’y retrouver que ce que nous y cherchions, il nous découvre en lui bien des détails dont nous n’avions plus aucune idée ? Cette fois ce n’est plus de notre esprit que part l’appel au souvenir c’est le souvenir qui fait appel à nous, qui nous presse [p. 83] de le reconnaître, et nous reproche de l’avoir oublié. C’est donc du fond de nous-mêmes, comme du fond d’un couloir où, seuls, nous pourrions nous engager, que les souvenirs viennent à notre rencontre ou que nous nous avançons vers eux.
Mais d’où vient cette sorte de sève qui gonfle certains de nos souvenirs, jusqu’à leur donner l’apparence de la vie réelle ? Est-ce la vie d’autrefois qu’ils ont conservée, ou n’est-ce pas une vie nouvelle que nous leur avons communiquée, mais une vie d’emprunt, tirée du présent, et qui ne durera qu’autant que notre surexcitation passagère ou notre disposition affective du moment ? Lorsqu’on se laisse aller à reproduire en imagination une suite d’événements dont la pensée nous attendrit sur nous-mêmes ou sur les autres, surtout lorsqu’on est revenu dans les lieux où ils se sont déroulés, soit qu’on en croie saisir des vestiges sur les façades des maisons qui nous ont vu passer autrefois, aux troncs des arbres, aux regards des vieillards, chargés d’ans en même temps que nous, mais qui gardent les traces et peut-être le souvenir du même passé, soit qu’on remarque surtout à quel point tout a changé, combien il est peu resté de l’ancien aspect qui nous était familier, et qu’alors, sensible surtout à l’instabilité des choses, on ait moins de peine à abolir par la pensée celles qui tiennent aujourd’hui la place du décor disparu de nos petites ou grandes passions, il arrive que l’ébranlement communiqué à notre organisme psychophysique, par ces ressemblances, ces contrastes, nos réflexions, nos désirs, nos regrets, nous donne l’illusion que nous repassons réellement par les émotions anciennes, et que, par un échange réciproque, les images que nous reconstruisons empruntent aux émotions actuelles ce sentiment de réalité qui les transforme à nos yeux en objets encore existants, tandis que les émotions d’à présent, en s’attachant à ces images, s’identifient avec les émotions qui les ont autrefois accompagnées, et se trouvent du même coup dépouillées de leur aspect d’états actuels. Ainsi nous croyons en même temps que le passé revit dans le présent, et que nous quittons le présent pour redescendre dans le passé. Cependant, ni l’un ni l’autre ne se réalise tout ce qu’on peut dire, c’est que les souvenirs, comme les autres images, imitent quelquefois nos états présents, lorsque nos sentiments actuels, à base de sensations organiques, viennent à leur rencontre et s’y incorporent. [p. 84]
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Jusqu’à quel point le passé peut-il faire réellement illusion ? Arrive-t-il que les souvenirs imposent à la conscience le sentiment de leur réalité, comme certaines images hallucinatoires que nous en venons à confondre avec des sensations ? C’est un gros problème que celui-là, et que nous n’avons abordé qu’à propos du rêve, mais qu’il faut maintenant poser dans toute son étendue. Il y a des maladies ou exaltations de la mémoire, qu’on appelle paramnésies, et qui consistent en ceci on vient pour la première fois dans une ville, on voit pour la première fois une personne, et cependant on les reconnaît comme si on les avait déjà vues. L’illusion que nous voulons examiner est l’inverse de celle-ci il s’agit de savoir si, revenant dans une ville où l’on a déjà été, on peut non pas seulement se figurer qu’on ne la connaît point, mais se croire à l’époque où’ on y arrivait pour la première fois, éprouver de nouveau, sous leur forme ancienne, mais sans les reconnaître eux non plus, les mêmes sentiments de curiosité, d’étonnement, qu’alors. Plus généralement, alors que les rêves sont des illusions coupées peut-être (si l’on ne rêve pas toujours) par des intervalles où la conscience est vide, n’y-a-t-il pas, interrompant le cours des états de conscience pendant la veille, des illusions déterminées par la mémoire, et qui nous font confondre le passé revécu avec la réalité ?
Or, bien des hommes désirent se procurer des illusions de ce genre. Il est très possible que, par un exercice soutenu de l’imagination, certains d’entre eux y parviennent. Les mystiques qui se remémorent leurs visions paraissent revivre leur passé. Il reste à savoir si ce qui se reproduit est bien le souvenir lui-même, ou une image déformée qu’on lui a petit à petit substituée. Si nous écartons ces cas, où l’imagination joue sans doute le principal rôle, si nous considérons ceux où, volontairement ou non, nous évoquons un souvenir qui a bien gardé son intégrité primitive, c’est-à-dire dont nous n’avons pas tiré déjà d’autres épreuves, il nous paraît inconcevable qu’on puisse le confondre avec la réalité. Ce n’est pas que, comme ces souvenirs surgissent pendant la veille, ils se heurtent à nos perceptions actuelles qui joueraient, vis-à-vis d’eux, le rôle [p. 85] de réducteurs. Après tout on pourrait concevoir que nos sensations s’atténuent et s’affaiblissent assez pour que les images du passé, plus intenses, s’imposent à l’esprit et lui paraissent plus réelles que le présent. Mais cela n’arrive point. Rien, même, ne prouve que l’affaiblissement de nos sensations soit une condition favorable au rappel des souvenirs. On pourrait le croire, lorsqu’on songe aux vieillards dont la mémoire semble se réveiller à mesure que, sans doute, leurs sensations s’émoussent. Mais il suffit, pour expliquer chez eux cet élargissement, ce rajeunissement de la mémoire, de reconnaître que leur intérêt se déplace, que leurs réflexions suivent un autre cours, sans que fléchisse d’ailleurs en eux le sentiment de la réalité. Bien au contraire les souvenirs sont d’autant plus nets, précis et complets, imagés et colorés, que nos sens sont plus actifs, que nous sommes plus engagés dans le monde réel, et que notre esprit, stimulé par toutes les excitations qui lui viennent du dehors, dispose mieux de tous ses instruments intellectuels. La faculté de se souvenir est en rapport étroit avec l’ensemble des facultés de l’esprit éveillé elle diminue en même temps que celles-ci fléchissent. I! n’est donc pas étonnant que nous ne confondions pas nos souvenirs avec des sensations réelles, puisque nous ne les évoquons que lorsque nous sommes capables d’en reconnaître la nature, et de les opposer à celles-ci.
Tout ne se réduit pas, dans le cas de la mémoire, à une simple lutte entre des sensations et des images ; mais l’intelligence tout entière est là, et, si elle n’intervenait point, on ne se souviendrait pas. Voltaire aurait pu, dans un de ses Contes, imaginer un roi déchu, à la merci de ses ennemis, enfermé dans un cachot, auquel, par une fantaisie cruelle, celui qui l’a réduit en esclavage voudrait donner pour quelque temps l’illusion qu’il est encore roi, et que tout ce qui s’est passé depuis qu’il ne l’est plus n’est qu’un vain songe. Il sera placé, par exemple, pendant son sommeil, dans la chambre de son palais où il avait coutume de reposer, et où il retrouvera au réveil les objets et les visages accoutumés. Ici, on a écarté tout conflit possible entre les représentations de la veille et du souvenir, puisqu’elles se confondent. Cependant, à quelle condition obtiendra-t-on qu’il ne découvre pas tout de suite cette machination ? Il faudra qu’on ne lui laisse pas le loisir de se reconnaître que des musiques, des parfums, des lumières éblouissent et stupéfient [p. 86] ses sens, c’est-à-dire qu’il faudra le maintenir en un état tel qu’il soit incapable aussi bien de percevoir exactement ce qui l’entoure que d’évoquer exactement le temps où l’on a voulu qu’il se croie transporté. Dès que son attention pourra se fixer, dès qu’il réfléchira, il sera plus éloigné de confondre cette fiction qu’on veut lui faire prendre pour son état présent avec la réalité de son passé telle que la lui représentera sa mémoire. Ce n’est pas en effet dans ce qui frappe sa vue, dans le spectacle qu’il voit aujourd’hui, qu’il a vu, presque exactement identique, autrefois, qu’il trouverait un principe de distinction. Tant que ce tableau reste en quelque sorte suspendu en l’air, ce n’est à vrai dire ni une perception, ni un souvenir, c’est une de ces images du rêve qui ne se rattachent ni à la série de nos états passés, ni à l’ensemble de nos perceptions actuelles. On ne sait ce qu’il, est que lorsqu’on l’a replacé dans son entourage, c’est-à-dire lorsqu’on est sorti du champ étroit qu’il délimitait, qu’on s’est représenté l’ensemble dont il fait partie, et qu’on a déterminé, dans cet ensemble, sa place et son rôle. Mais pour penser une série, un ensemble, qu’il s’agisse du passé ou du présent, une opération purement sensible, qui n’impliquerait ni comparaison, ni idées générales, ni représentation d’un temps à périodes définies, jalonné par des points de repère, ni représentation d’une société où notre vie s’écoule, ne suffirait pas. Le souvenir n’est complet, il n’est réel (dans la mesure où il peut l’être) que quand l’esprit tout entier, avec tout son contenu, est tendu vers lui. C’est ainsi que, lorsque nous regardons un objet éloigné à travers une longue-vue, il nous semble qu’il est venu à notre rencontre, ou que nous nous sommes rapprochés de lui. En réalité nous n’avons pas bougé, et lui non plus mais nous nous sommes au contraire solidement installés là où nous sommes, nous avons choisi notre observatoire, mis au point notre instrument, en nous aidant des conseils de ceux qui sont autour de nous et qui, bien qu’ils ne regardent point comme nous, nous ont donné des préceptes et indications générales pour notre observation particulière, ou d’une science et d’une expérience acquises et que nous portons partout avec nous.
Que cette représentation implicite d’une sorte de plan ou schéma général où disposer nos images soit une condition plus nécessaire encore de la mémoire que de la perception, c’est ce qui résulte de ce [p. 87] que les sensations se produisent d’elles-mêmes avant que nous les ayons rattachées à nos perceptions antérieures, avant que nous les ayons éclairées de la lumière de notre réflexion, tandis que le plus souvent la réflexion précède l’évocation du souvenir Alors même qu’un souvenir surgit d’une façon soudaine, il se présente d’abord à l’état brut, isolé, incomplet et il est sans doute l’occasion pour nous de réfléchir, de façon à le mieux reconnaître et, comme on dit, à le « localiser » ; mais tant que cette réflexion n’a pas eu lieu, on peut se demander si, plutôt qu’un souvenir, ce n’est pas une de ces images fugitives qui traversent l’esprit sans y laisser de traces.
Dans le rêve, au contraire, il y a bien de temps en temps une ébauche de systématisation ; mais les cadres logiques, temporels, spatiaux, où se déroulent les visions du sommeil sont à la fois très larges et très instables, et résultent des associations nées spontanément entre les images, plutôt qu’ils ne constituent un plan arrêté d’avance et comme un schéma impératif. C’est plutôt une atmosphère spéciale, où peuvent éclore les pensées les plus chimériques, mais dont les souvenirs ne s’accommodent pas (21).
Peut-être devrions-nous étudier ici plus particulièrement le souvenir des sentiments. Nos pensées, nos réflexions, nos perceptions et nos sensations d’autrefois, ont trop de points communs avec les états analogues dont nous sommes le sujet dans le présent, elles sont, malgré tout, et si on les détache des émotions qui ont pu leur être jointes, trop impersonnelles par toute une part de leur contenu, pour que nous ne risquions pas de les confondre. Or les mots qui désignent des états à ce point semblables passent quelquefois au premier plan dans l’opération de la mémoire il suffit qu’on répète un nom, ou une phrase, pour qu’on se figure avoir évoqué l’image d’un objet, le souvenir d’un raisonnement. II n’en est pas de même, au moins au même degré, de ces sentiments où notre personnalité, et un moment, un état de celle-ci, s’est exprimé d’une manière unique et inimitable. On ne pourrait donc se les rappeler qu’à condition de les faire reparaître en [p. 88] personne, et non sous les traits de quelque substitut. Si la mémoire des sentiments existe, c’est qu’ils ne meurent pas tout entiers, et qu’il subsiste quelque chose de notre passé.
Mais les sentiments, pas plus que nos autres états de conscience, n’échappent à cette loi pour s’en souvenir, il faut les replacer dans un ensemble de faits, d’êtres et d’idées, qui font partie de notre représentation de la société. Rousseau, dans un passage de l’Émile, où il imagine que le maître et l’enfant sont tous deux dans la campagne à l’heure où le soleil se lève, ne croit pas que l’enfant soit capable d’éprouver devant la nature des sentiments, mais ne lui attribue que des sensations pour que le sentiment de la nature s’éveille, il faudra qu’il puisse associer le tableau qu’il a maintenant sous les yeux avec le souvenir d’événements où il a été mêlé, et qui s’y rattachent mais ces événements le mettent en rapport avec des hommes la nature ne parle donc à notre cœur que parce qu’elle est, pour notre imagination, toute pénétrée d’humanité. Par un curieux paradoxe, l’auteur qui s’est présenté au XVIIIe siècle comme l’ami de la nature et l’ennemi de la société est aussi celui qui a appris aux hommes à répandre la vie sociale sur un champ de nature plus étendu, et s’il a vibré au contact des choses, c’est qu’en elles et autour d’elles il découvrait des êtres capables de sentir et qu’on pouvait aimer. On a montré que l’ébranlement sentimental qui, à l’occasion de la Nouvelle Héloïse, ouvrit la société du XVIIIe siècle à une compréhension élargie de la nature, fut déterminé en réalité et d’abord par l’élément proprement romanesque de ce roman lui-même, et que si les lecteurs de Rousseau purent contempler sans aversion, tristesse ou ennui, avec sympathie, attendrissement et enthousiasme, des tableaux de montagnes, de forêts, de lacs sauvages et solitaires, c’est que leur imagination les remplissaient des personnages que l’auteur du livre avait créés, et qu’ils s’habituaient à trouver, comme lui, des rapports entre les aspects de la nature matérielle et les sentiments ou les situations humaines (22).
Si, d’ailleurs, les Confessions sont à ce point évocatrices, n’est-ce pas parce que l’auteur nous y raconte, suivant l’ordre de leur succession, les faits grands et menus de sa vie, nous nomme et nous décrit les [p. 89] lieux, les personnes, et que, lorsqu’il a précisé ainsi tout ce qui pouvait l’être, il suffit qu’il nous indique en termes généraux les sentiments qui en firent le prix pour lui, pour que nous sachions que tout ce qui demeurait de ce passé, tout ce qui s’en pouvait retrouver, nous est maintenant accessible ? Mais ce qu’il nous livre, c’est un ensemble de données détachées de la vie sociale de son temps, c’est ce que les autres pensaient de lui, ou ce qu’il pensait des autres, c’est le jugement que tel de ceux qu’il a fréquentés aurait porté sur lui, c’est en quoi il s’apparaît semblable aux autres, en quoi différent d’eux. Ces différences mêmes s’expriment par rapport à la société Rousseau sent qu’il a poussé plus loin que les autres certains vices et certaines vertus, certaines idées et certaines illusions, qu’il nous suffit, pour les connaître, de regarder autour de nous ou en nous. Certes, de plus en plus il nous impose son point de vue sur cette société, et, à partir d’elle, c’est sur lui que nous sommes toujours rejetés mais comme, hors ce point de vue, nous n’atteignons directement rien de lui-même, c’est bien par l’idée seule qu’il s’est faite des hommes au milieu ou loin desquels il a vécu, que nous pouvons nous faire une idée de ce qu’il a pu être. Quant à ses sentiments, ils n’existaient déjà plus pour lui au moment où il les décrivait comment donc en connaîtrions-nous rien d’autre que le tableau qu’il nous en présente, et qui n’en peut être qu’une image approchée ?
N’allons-nous pas trop loin, en réduisant l’opération de la mémoire à une telle reconstruction ? Ne semble-t-il pas que nous nous en tenions aux moyens qui nous permettent, partant du présent, d’y préparer la place qu’occupera le passé, d’orienter notre esprit d’une manière générale vers telle période de ce passé ? Mais, ces moyens mis en œuvre, quand les souvenirs apparaissent, il n’est plus nécessaire de les rattacher péniblement les uns aux autres, de les faire sortir les uns des autres, par un travail de l’esprit comparable à nos raisonnements. Une fois que le flot des souvenirs a pénétré dans le canal que nous lui avions ouvert, il s’y engage et s’y écoule de son propre mouvement. La série des souvenirs est continue. On dit volontiers que nous nous laissons aller au courant de nos souvenirs, au fil de la mémoire. Au lieu d’utiliser à ce moment nos facultés intellectuelles, il semble préférable que nous les laissions dormir toute critique déformerait le passé, en y mêlant des éléments qui ne [p. 90] sont pas naturellement fondus avec lui toute réflexion risquerait de faire dévier notre pensée et notre attention il vaut mieux être alors passif, adopter l’attitude du simple spectateur, et écouter les réponses qui viennent toutes seules à la rencontre de questions que nous n’avons pas même le temps de poser. Quoi d’étonnant, d’ailleurs, si, passant ainsi-en revue toute la suite des actes et des événements qui ont rempli des années, des mois, des jours écoulés, nous y retrouvons des traits et des caractères par lesquels ils dépassent le moment considéré, et nous invitent à les replacer dans des-ensembles plus généraux, à la fois plus durables et plus impersonnels ? Comment en serait-il autrement, puisque nous prenons conscience, à chaque moment, en même temps que de ce qui se passe à l’intérieur de notre moi, et qui n’est connu que de nous, de tout ce qui nous intéresse de la vie des groupes ou des sociétés dont nous faisons partie ? Est-ce une raison pour penser que c’est nécessairement par ce biais que nous abordons notre passé, et ne sommes-nous pas frappés, au contraire, de ce qu’à mesure que nos souvenirs sont plus précis et nombreux, ce n’est pas eux que nous replaçons dans un cadre général et extérieur, mais ce sont ces traits et caractères sociaux qui prennent place dans la série de nos états internes, non pour s’en détacher, mais pour s’y confondre ? En d’autres termes, une date ou un lieu, à ce moment, acquiert pour nous une signification qu’il ne saurait avoir pour les autres. C’est par réflexion, à condition de l’isoler de nos autres états, que nous le penserions abstraitement, et qu’il s’identifierait à ce qu’il est pour notre groupe. Mais, précisément, lorsque nous évoquons ainsi nos souvenirs, nous nous abstenons de réfléchir sur eux, et d’envisager chacun d’eux isolément. Il y a, en d’autres termes, une continuité des souvenirs qui est incompatible avec la discontinuité des cadres de la réflexion ou de la pensée discursive.
Il faut pourtant choisir ici entre deux conceptions. Si l’on entend, par se souvenir, non seulement reconstruire le passé, mais en outre, et même exclusivement, le revivre, c’est bien un à un au contraire, et isolément, que les divers événements du passé devraient apparaître à nouveau dans notre conscience. Alors même qu’on n’admettrait pas qu’il y a de l’un à l’autre une, solution de continuité, comment contester en effet que chacun d’eux a occupé en réalité un moment, et un seul, de la durée ? S’il s’est conservé dans la [p. 91] mémoire et s’il peut réapparaître tel qu’il a été, c’est en lui-même et pour ce qu’il est, non en raison et par le moyen de ses rapports avec les autres, que nous t’évoquons. Mais alors, quelle différence y aurait-il entre un de ces souvenirs, et telles images qui reparaissent en rêve, et qui sont manifestement détachées de la série de celles que conserve la mémoire ? Et pourquoi les souvenirs ne provoqueraient-ils pas les mêmes illusions que les rêves ? Ce qui fait, précisément, que le rêve est confondu avec la réalité, c’est que les images qui le composent, bien qu’elles appartiennent au passé, en sont détachées; qu’il s’agisse de l’image d’une personne connue, d’un lieu ou d’une partie d’un lieu où on a été autrefois, d’un sentiment, d’une attitude, d’une parole, elle s’impose à nous, et on croit à sa réalité, parce qu’elle est seule, parce qu’elle ne se rattache en rien à nos représentations de la veille, c’est-à-dire à nos perceptions, et au tableau d’ensemble de notre passé. II en est tout autrement des souvenirs. Ils ne se présentent pas isolément. Alors même que notre attention et notre intérêt se concentrent sur l’un d’eux, nous sentons bien que d’autres sont là, qui s’ordonnent suivant les grandes directions et les principaux points de repère de notre mémoire, exactement comme telle ligne, telle figure, se détachent sur un tableau dont la composition générale nous est connue. Et il est donc possible de choisir aussi entre deux conceptions, pour expliquer pourquoi, comment on passe d’un souvenir à l’autre. Si, lorsqu’on se souvient, on revivait les événements passés, il faudrait admettre qu’on se transporte effectivement à l’époque où il se sont déroulés, et on comprendrait alors que les mêmes raisons qui ont déterminé jadis la succession de ces moments, l’apparition de l’un à la suite de l’autre pussent être invoquées pour expliquer la réapparition, dans le même ordre, des mêmes états. Puisque nous n’examinons pas ces états du dehors, puisque nous sommes en eux, nous n’avons qu’à laisser libre jeu à la spontanéité interne qui fait sortir les uns des autres, et qui ne suppose pas, en effet, tant qu’il ne s’agit pas de réflexions ou de raisonnements anciens et qu’on reproduirait, une activité rationnelle et des représentations générales. Mais si nous ne revivons pas le passé, si nous nous bornons à le reconstruire, il faut expliquer ce qui est non plus un rappel à l’existence, mais une représentation. Or, pour que des représentations d’événements distincts et successifs se produisent dans un [p. 92] ordre donné, il faut que nous ayons sans cesse présente à l’esprit l’idée de cet ordre, tandis que nous allons à la recherche des représentations qui s’y conforment. En d’autres termes, pour que nous nous rappelions une suite d’événements, par exemple ceux qui ont occupé pour nous le premier mois de la guerre, il faut que nous nous posions des questions comme celles-ci où étais-je avant la mobilisation, au moment où on a appris l’issue de la bataille de Charleroi, quand Paris était menacé, etc. ? Et il faut que nos souvenirs s’accordent avec ces dates, qui ont une signification sociale, de même que nos déplacements, nos séjours ici et là, à proximité de tels parents, de tels amis, ou loin d’eux, doivent s’accorder avec la distribution générale des lieux, telle qu’on se la représente dans notre société. Ou bien, si l’on reproche à cet exemple d’être choisi pour mettre au premier plan des faits d’une portée générale, demandons-nous comment nous nous représentons un certain fait après qu’il s’est produit, un fait qui n’intéresse que nous, qui n’a peut-être laissé de traces qu’en nous, la mort d’une personne qui nous est proche. Alors, ou bien, si nous nous en tenons à la tristesse, à la douleur, d’une intensité et d’une nuance déterminée, ressentie par nous, nous pourrons bien l’évoquer isolément, mais en rêve, et en la rattachant peut-être à d’autres personnes, en tout cas à des événements qui ne sont pas exactement celui qui a eu lieu, comme lorsqu’on revoit un mort en rêve et qu’on s’afflige, bien qu’on lui parle et qu’il paraisse vivre. La dissociation peut être telle que le sentiment se présente seul, ou associé à des événements sans rapport avec lui, ou que nous revoyions en songe des personnes qui, en veille, provoqueraient en nous de vives réactions émotives, et restions tout à fait indifférents. Ou bien ce sera un souvenir. Alors, nous ne partirons point de ce qu’il y a de plus personnel dans l’événement, de notre réaction affective, mais nous songerons d’abord à la succession de la maladie, des derniers moments, des funérailles, du deuil, ou encore aux parents et aux amis du mourant, ou encore à l’endroit où il habitait, à la ville où nous avons dû nous rendre pour le voir avant sa fin, et, pour l’évoquer mieux lui-même, nous songerons à son âge, à sa profession, aux traits généraux de son caractère et de son existence; ce qui n’empêchera pas, bien entendu, que nous nous rappelions aussi tel ou tel détail plus intime, par exemple qu’il nous avait tenu peu auparavant [p. 93] tel propos, ou plus concret et individuel, par exemple qu’il y avait sur la table une lettre de lui inachevée, et qu’on retrouvait encore sa présence dans l’ordre ou le désordre qui y régnait, etc. ; mais ce détail ne prendra toute sa valeur que quand nous nous en représenterons le lieu et la date, et que nous y penserons dans ses rapports avec l’événement ; car, en lui-même, il resterait insignifiant or, on rêve bien de détails insignifiants, mais on ne s’en souvient pas. Ce qui empêche qu’on se rende compte du travail d’esprit qu’exige le rappel d’un souvenir, c’est qu’on croit qu’il suffit qu’il fasse partie d’une série chronologique pour que l’apparition de ceux qui l’ont précédé l’appelle sur la scène de la conscience. A quel point cela serait insuffisant, c’est bien ce qui résulte du rêve. Nous rêvons beaucoup or combien de personnes croient qu’elles ne rêvent jamais ! Et combien de nos rêves dont nous ne nous rappelons que quelques détails ! Or les images du rêve obéissent peut-être, lorsqu’elles s’associent, à une logique spéciale, mais bien différente de celle de la veille en tout cas, elles ne sont point replacées dans le même temps et dans le même espace que les objets que nous percevons quand nous sommes éveillés, et elles ne sont point rattachées à l’ensemble de nos idées, qui détermine à chaque moment notre conception du monde et de la société. Si nous ne les situons point dans le temps de la veille, il n’en reste pas moins vrai qu’elles occupent de la durée, et qu’elles se succèdent. Mais si les images se disposaient dans la mémoire les unes à la suite des autres au fur et à mesure de leur production, il en serait de même des images du rêve, et nous pourrions les retrouver les unes à l’occasion des autres, en nous demandant seulement qu’avons-nous rêvé avant, ou après ? Mais c’est précisément parce qu’il n’y a entre elles qu’un lien de succession chronologique que, pour la plus grande partie, elles nous échappent. Il semble au contraire que celles que nous nous rappelons nous cachent les autres, et qu’il faille nous écarter des unes, les oublier, modifier l’orientation de nos pensées, pour retrouver, par hasard, une autre série des tableaux de notre vie nocturne. Il faut donc que, s’il n’en est pas de même des images de la veille, si nous nous en rappelons un si grand nombre, s’il n’y a réellement pas dans notre vie de lacune que nous ne puissions combler, nous nous guidions sur d’autres rapports que de succession dans le temps, pour passer d’un souvenir à l’autre. [p. 94]
Comment nous rappellerions-nous de la même manière telles images vues en rêve, si nous pouvons parcourir en pensée toutes les parties de l’espace où se sont encadrés les événements les plus récents de notre expérience, sans trouver en aucun d’eux quelque amorce de ces images, ni rien qui paraisse en rapport avec notre rêve ? Au contraire, lorsque nous évoquons une ville, ses quartiers, ses rues, ses maisons, que de souvenirs surgissent, dont beaucoup nous semblaient à jamais disparus, qui nous aident à leur tour à en découvrir d’autres ! Ainsi nous allons vers nos souvenirs en décrivant en quelque sorte autour d’eux des courbes concentriques de plus en plus rapprochées, et loin que la série chronologique soit donnée d’abord, c’est souvent après bien des allées et venues entre tels points de repère, au cours desquelles nous retrouvons les uns et les autres, que nous rangeons nos souvenirs dans l’ordre de succession où tout indique qu’ils ont dû se produire.
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Résumons toute cette analyse et les résultats où elle nous a conduits. Elle repose tout entière sur un fait, qu’elle oppose à une théorie. Ce fait, c’est que nous sommes incapables de revivre notre passé pendant le rêve, c’est que, si nos songes mettent bien en œuvre des images qui ont toute l’apparence de souvenirs, c’est à l’état de fragments, de membres détachés des scènes réellement vécues par nous, qu’ils s’y introduisent : jamais un événement accompagné de toutes ses particularités, et sans mélange d’éléments étrangers, jamais une scène complète d’autrefois ne reparaît aux yeux de la conscience durant le sommeil. Nous avons examiné les exemples qui prouveraient le contraire. Les uns étaient trop inexactement ou incomplètement rapportés pour qu’on pût en saisir le sens. Dans d’autres cas, on était fondé à supposer qu’entre l’événement et le rêve l’esprit avait réfléchi, et travaillé sur ses souvenirs, et, du fait qu’il les avait évoqués une ou plusieurs fois, les avait transformés en images. Or, est-ce l’image, est-ce le souvenir qui l’avait précédée, et en avait été l’occasion, qui reparaissait dans le songe ? L’un paraissait -aussi vraisemblable que l’autre. On invoquait, enfin, des souvenirs de la première enfance, oubliés pendant la veille, et qui traverseraient certains rêves mais il s’agissait de [p. 95] représentations certainement trop vagues chez l’enfant pour qu’elles aient pu donner lieu à des souvenirs véritables. Au reste, dans tous ces cas, et dans tous les rêves imaginables, comme la personnalité actuelle est présente à la conscience, il ne se peut pas que l’aspect général des événements et des personnes reproduites ne s’en trouve pas altéré.
Ici, nous rencontrions la théorie de M. Bergson, qui, nous a-t-il semblé, n’admet pas qu’il y ait une différence et une opposition si tranchée entre le souvenir et le rêve, qui, sous le nom d’images-souvenirs, désigne notre passé lui-même, conservé au fond de notre mémoire, et où l’esprit, alors qu’il n’est plus tendu vers le présent, et que l’activité de la veille se relâche, devrait tout naturellement redescendre. Ceci est une conséquence tellement nécessaire de sa conception de la mémoire, que M. Bergson, constatant qu’en fait les souvenirs-images ne reparaissent pas dans les rêves, remarque toutefois : « Quand on dort profondément, on fait des songes d’une autre nature, mais il n’en reste pas grand’chose au réveil. J’incline à croire, mais pour des raisons surtout théoriques, et par conséquent hypothétiques, que nous avons alors une vision beaucoup plus étendue et plus détaillée de notre passé (23) ». » C’est qu’en effet, d’après lui, le moi des rêves, c’est « la totalité de mon passé (24) ». Et il ne manque point, d’autre part, de passages où le même auteur, envisageant la première mémoire, celle qui enregistrerait, sous forme d’images-souvenirs, tous les événements de notre vie quotidienne, et laisserait à chaque fait, à chaque geste, sa place et sa date, la rapproche du rêve. « Pour évoquer le passé sous forme d’image, il faut pouvoir s’abstraire de l’action présente, il faut savoir attacher du prix à l’inutile, il faut vouloir rêver. En se reproduisant dans la conscience (ces images-souvenirs) ne vont-elles pas dénaturer le caractère pratique de la vie, mêlant le rêve à la réalité ? Sans doute ce sont (les images emmagasinées par la mémoire spontanée) des images de rêve (25). » Et, plus loin « Ces images passées, reproduites telles quelles, avec tous leurs détails et jusqu’à leur coloration affective, sont les images de la rêverie ou du rêve. » Plus loin, encore : « Un être humain qui rêverait son existence au lieu de la [p. 96] vivre tiendrait sans doute ainsi sous son regard, à tout moment, la multitude infinie des détails de son histoire passée (26). » Mais rien ne prouve qu’on puisse passer ainsi par transition insensible du rêve au souvenir-image. Comment le rêve, même à la limite, se confondrait-il avec de tels souvenirs, si ce qui nous frappe, quand nous y pensons, c’est qu’il a toujours les caractères d’un fait présent, nouveau, que nous voyons pour la première fois, s’il nous donne le spectacle d’une création incessamment continuée ? Quand M. Bergson rapproche les deux termes rêve et rêverie, il sait bien que le mot rêver désigne deux opérations différentes, mais il estime que le langage a raison, puisque, d’après lui, dans les deux cas, l’esprit procède de même, puisque se souvenir, c’est rêver éveillé, puisque rêver, c’est se souvenir pendant le sommeil. Pourtant, ce rapprochement, si délibéré soit-il, n’en reste pas moins une confusion. Que l’esprit s’observe lorsqu’il passe de la veille au rêve, du rêve à la pensée de la veille, et il apercevra que celle-ci se développe dans des cadres sans rapport avec ceux de la pensée nocturne, si bien qu’on ne comprend même pas comment, une fois éveillé, on peut se souvenir de ses rêves.
Nous avons montré qu’en effet, et si l’on veut parler en toute rigueur, il faut dire qu’on ne s’en souvient pas, ou plutôt qu’on ne se souvient que de ce qu’on en a pu fixer aussitôt après le réveil. L’opération de la mémoire suppose en effet une activité à la fois constructive et rationnelle de l’esprit dont celui-ci est bien incapable pendant le sommeil elle ne s’exerce que dans un milieu naturel et social ordonné, cohérent, dont nous reconnaissons à chaque instant le plan d’ensemble et les grandes directions. Tout souvenir, en effet, si personnel soit-il, même ceux des événements dont nous seuls avons été les témoins, même ceux des pensées et des sentiments inexprimés, sont en rapport avec tout un ensemble de notions que beaucoup d’autres que nous possèdent, avec des personnes, des groupes, des lieux, des dates, des mots et formes du langage, avec des raisonnements aussi et des idées, c’est-à-dire avec toute la vie matérielle et morale des sociétés dont nous faisons ou dont nous avons fait partie. Quand nous évoquons un souvenir, et quand nous le précisons en le localisant, c’est-à-dire, en somme, quand [p. 97] nous le complétons, on dit quelquefois que nous le rattachons à ceux qui l’entourent en réalité, c’est parce que d’autres souvenirs, en rapport avec celui-ci, subsistent autour de nous, dans les objets, dans les êtres au milieu desquels nous vivons, ou en nous-mêmes, en tant que représentations stables et générales de points de repère dans l’espace et le temps, de notions historiques, géographiques, biographiques, politiques, de données et de faits d’expérience courante et de façons de voir familières, que nous sommes en mesure de déterminer avec une précision croissante ce qui n’était d’abord que le schéma vide d’un événement d’autrefois. Mais, puisque le souvenir doit ainsi être reconstruit, on ne peut pas dire (sinon par métaphore) qu’à l’état de veille nous le revivons, et il n’y a pas non plus de raison d’admettre que tout ce que nous avons vécu, vu et fait, subsiste tel quel, et que notre présent traîne derrière lui tout notre passé.
Ce n’est pas dans la mémoire, c’est dans le rêve, que l’esprit perd tout contact avec la société. Si la psychologie purement individuelle cherche un domaine où la conscience se trouve réellement isolée et livrée à elle-même, c’est dans la vie nocturne, c’est là seulement qu’elle le trouvera. Mais, loin d’être alors élargie, débarrassée des limitations de la veille, et de regagner en étendue ce qu’elle perd en cohérence et en précision, la conscience paraît alors singulièrement réduite et rétrécie détachées du système des représentations sociales, les images ne sont plus que des matériaux bruts, capables d’entrer dans toute espèce de combinaisons, et entre elles il ne s’établit que des rapports fondés sur le hasard, en réalité sur le jeu désordonné des modifications corporelles. Sans doute elles se déroulent suivant un ordre chronologique mais entre la file des images successives du rêve, et la série des souvenirs, il y a autant de différence qu’entre un tas de matériaux mal dégrossis, dont les parties superposées glissent l’une sur l’autre, ou ne restent en équilibre que par accident, et les murs d’un édifice, maintenus par toute une armature, et étayés d’ailleurs ou renforcés par ceux des édifices voisins. C’est que le rêve ne repose que sur lui-même, alors que nos souvenirs s’appuient sur ceux de tous les autres, et sur les grands cadres de la mémoire de la société.
MAURICE HALBWACHS.
Notes
(1) Les fores élémentaires de la vie religieuse, p. 79.
(2) Die Traumdeutung. 1re édition, 1900, p. 13.
(3) Delboeuf, Le sommeil et les rêves, Revue philosophique, 1880, p. 640.
(4) Foucault, Le rêve, études et observations, Paris, 1906, p. 210.
(5) The american journal of psychology, vol. V, 1893, p. 323, Statistics of dreams.
(6) Freud, op. cit., p. 129.
(7) Le sommeil et les rêves, 4e édition, 1878, p. 92.
(8) Les rêves et les moyens de les diriger, Paris, 1867, p. 27.
(9) C’est à sept ans seulement, d’après Binet, qu’un enfant peut indiquer des lacunes de figure, c’est-à-dire qu’il remarque par exemple sur un dessin qu’il manque un œil, ou la bouche, ou les bras, à ce qu’il reconnaît être un homme. Voir Année psychologique, XIV, 1908. Nous avons vérifié ce test négatif pour l’âge de six ans.
(10) Miss Calkins remarque que, dans certains cas, le « sentiment de l’identité personnelle peut disparaître explicitement. On imagine qu’on est un autre, ou qu’on est le double de soi-même, et alors il y a un second moi qu’on voit ou qu’on entend (Op. cit., p. 335). Maury dit : » Je crus un jour, en songe, être devenu femme, et, qui plus est, être enceinte. » (Op. cit., p. 141, note.) Mais, alors, le souvenir est encore plus dénaturé, puisqu’on se représente les faits tels qu’un autre aurait pu les voir.
(11) Maury, Le sommeil et les rêves, p. 166.
(12) Ibid., p. 46.
(13) Op. cit., p. 331.
(14) Serguéieg S., Le sommeil et le système nerveux. Physiologie de la veille et du sommeil, Paris, 1892, 2e vol., p. 907 et suiv. On pourrait rapprocher de cet exemple le cas si curieux, décrit par M. Bergson (De la situation inconsciente dans l’état d’hypnotisme, Revue philosophique novembre 1886), d’un sujet en état d’hypnose qui, en vue d’exécuter un ordre, use d’un subterfuge, parce qu’elle sent bien qu’elle ne possède pas réellement les facultés anormales qu’on lui attribue.
(15) Kaploun, Psychologie générale tirée de l’état du rêve, 1919, p. 126. Voir aussi la critique du rêve de Maury, dans Delage (Yves), Le rêve, Nantes, 1920, p. 440 et suiv. M. Delage ne croit pas, au moins en général, à la « rapidité fulgurante » des rêves.
(16) Op. cit., p. 266.
(17) Op. cit., p. 180.
(18) M. Delacroix a très heureusement défini le mode d’organisation des images de nos songes : « une multitude désagrégée de systèmes psychiques. » La structure logique du rêve, Revue de de Métaphysique et de Morale, 1904, p. 934. [en lige sur notre site]
(19) M. Kaploun, op. cit., p. 84 et 133, dit que nous « reconnaissons » les objets et les personnes, dans le rêve comme dans la veille, c’est-à-dire que nous comprenons tout ce que nous voyons. C’est exact. Mais il n’en est pas de même des scènes du rêve dans leur ensemble chacune d’elles nous paraît au contraire, en rêve, entièrement nouvelle, actuelle.
(20) Blondel (Ch.), La Conscience morbide, 1914.
(21) D’après M. Kaploun (Psychologie générale tirée de l’étude du rêve, 1919, p, 83 § 86) « un souvenir ne revient pas d’abord détaché du passé, pour être reconnu et localisé après coup ; la reconnaissance et la localisation précèdent son image. Nous le voyons venir. » En effet pour reconnaître et localiser, il faut que l’on possède, à l’état latent, le système général de son passé. Un souvenir non reconnu n’est qu’une connaissance incomplète.
(22) Mornet, Le sentiment de la nature au XVIIIe siècle.
(23) Bergson, L’Énergie spirituelle, 7e édition, Paris, 1922, p. 115.
(24) Ibid., p. 110.
(25) Matière et Mémoire, 2e édition, Paris, 1900, p. 78 et suiv.
(26) Matière et Mémoire, 2e édition, Paris, 1900, p. 169.
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